En lisant Kim Hye-soon

 

« je trouverai les clés je sortirai d’ici »[1]

 

 

Sortir  – par la puissance des poèmes ? A quel « ici » faudrait-il donc échapper? Et pour accéder alors à quel élément libérateur ?

« A présent j’entre dans la mer à pied » : tel est le vers initial du dernier poème du présent livre.

L’espoir est-il donc d’entrer, de tout son être, dans une liberté océanique ?

Rien, en tout cas, de définitif. Car on lit bientôt dans le même poème :

« à présent il est temps que de nouveau je sorte à pied de la mer »

 

Nulle immersion  irréversible et heureuse, chez Kim Hyesoon, n’est jamais atteinte – ni même, probablement, désirée.

 

*

 

Lire Kim Hyesoon, c’est être à tout moment livré à des sensations élémentaires – de lumière ou de nuit, d’air ou d’eau (« l’eau a bouillonné toute la journée dans la bouche ») voire d’engloutissement dans la terre.

Et ces sensations, dans la mesure même où la voix qui parle se donne à elles, se libèrent. Elles se font imprévisibles, voire puissantes.

En voici qui forment des alliances paradoxales,  qui se fondent en des alliages instables mais actifs. « Prison vent doux souffle doucement », dit le titre  – granitique-aérien – d’un poème.

Et puis soudain on croit se sentir happé dans des opérations cruelles:  luttes, enchevêtrements ou répulsions, arrachements, avalements.

 

« ... si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous. » : c’est à des mots  tels que ceux d’Artaud (dans le « préambule » à ses  Œuvres complètes) qu’un lecteur français pourrait penser. Cependant, la cruauté chez Kim Hyesoon tourne volontiers à la dérision. Oui, on rit aussi en compagnie de Kim Hyesoon : comme on peut le faire parfois avec Michaux...

A lire Kim Hyesoon, on peut soudain éprouver une singulière allégresse – certes jamais dépourvue de férocité. Pour elle, la poésie est la parole même de ce qui, immédiatement, substantiellement, secoue les emprises y compris de soi sur soi ; elle est cette audace qui ne cède pas  – fût-ce à la captation par sa propre définition ou par son image.

 

*

 

L’énergie toujours renaissante et imprévisible, multiforme, soudain cruelle, et puis bientôt aérienne, de la poésie de Kim Hyesoon, la voici mise en œuvre dans une courte prose où c’est la Corée même, avec sa situation géographique historique, qui, d’une prise, se trouve saisie, pantelante : un morceau de monde est là arraché vif et exposé à tous..

 

« Depuis le lointain, on voit une planète toute bleue parce qu’elle a trop d’eau. Sur la planète, il y a cinq blocs de terre flottant à la surface de l’eau.  A l’un d’eux, une petite péninsule s’accroche, à peine.  Cette petite péninsule est divisée en deux par une ligne tracée selon la seule différence des idéologies. Tout en dirigeant la bouche d’un canon vers l’autre côté, les gens des deux côtés ont en commun leur dialecte. Sur ce territoire, pendant cinq mille ans, les hommes ont écrit des poèmes en usant de l’écriture d’un autre pays, mais les femmes ne les comprenaient pas. Ces derniers temps, les femmes écrivent non moins que les hommes des poèmes avec leur propre écriture. Enfermée dans sa petite chambre obscure, une femme murmure des choses que personne ne comprend. On dirait une aphasique qui s’exprimerait parfaitement.  Elle essaie de se séparer d’une autre femme qui parle en elle. Elle serait heureuse d’être détachée de cette femme-là. Ce serait alors une belle spatiosité. Dans ce cas, cette femme n’aurait même pas besoin de langage. Cependant, pour l’instant, elle se démène dans un puits de parole transparent qui déborde de bris de vitrines... »

 

*

 

La violence historique est évidemment présente dans la poésie de Kim Hye-soon, et spécifiquement sensible au lecteur étranger.

Elle ne se laisse pas oublier, la blessure, gelée depuis plus d’un demi-siècle, que constitue la division de la Corée. Et il faudrait revenir aux années 1950-53, celles de la guerre de Corée – un affrontement mondial se localisant furieusement sur ce pan de terre pour le ravager. Ou, en remontant plus haut encore dans le vingtième siècle, on relèverait, chez les poètes mêmes (l’extraordinaire Yi Sang, par exemple), les traces de la domination brutale et cynique exercée par le Japon...

Et ce sont encore les effets de la brutalité politique et sociale régnant dans la société sud-coréenne de la seconde moitié du vingtième siècle (soumise à la dictature militaire et à un « développement » à marche forcée) qui seront rendus sensibles au lecteur français – par les retournements sarcastiques qu’en aura opérés Kim Hye-soon.

 

*

 

« Cri, à toi mon guide dans la vie

je dois d’être encore debout

plus tu brûles plus fort je brille

quand tu brûles au plus fort un passant se retourne me regarde »

 

Brûlante, oui, l’intensité polémique de certains poèmes de Kim Hyesoon. Mais sans rien d’attendu. Nulle appartenance ou contre-appartenance qui soit chez elle acquise. Il ne lui suffit pas de briser les cadres traditionnels qui la définirait comme femme poète. Tout ce qui la classerait aujourd’hui comme telle, fût-ce en des termes apparemment nouveaux, lui deviendrait un nouvel enfermement – à détruire, et sans craindre, par endroits, l’auto-dérision.

 

« Je suis donc une poète enfermée dans le ghetto de la Poète-Femme, de la Poésie Féminine. Il vaudrait sans doute mieux que je n’en sorte pas; et pourtant j’en sors et je jacasse à tout propos. Le mieux serait sans doute que je ne souffle rien d’autre que «Femme», telle une femme dans le coma en son premier amour. Cependant, je continue à jacasser en envoyant des postillons. Aurais-je mieux fait d’être «femme»? Je me plains toujours, je clame que «je vais sortir». »

 

Sortir du « ghetto de la Poète-Femme » ? D’autres femmes poètes en Corée s’y seront employées.  Kim Hyesoon ne s’y acharne pas sans arracher la poésie à elle-même.

 

*

 

« Cette femme a un ver de terre qui lui sort de la bouche

ne la frappez pas trop fort

du fait qu’elle est battue tous les jours se déversent

de sa bouche un ou deux sacs de vers de terre

elle finit par vo-vomir jusqu’à ses viscères

et vide la voilà écrasée

quelle odeur atroce »

 

La violence multiforme exercée sur les femmes, Kim Hye-soon ne la dénie certes pas. Et elle affronte les divers cloisonnements ou écrasements qui se maintiennent ou se reconstituent durement dans la société où elle vit et écrit.

Cependant ses poèmes ne se font pas déclarativement politiques. La quasi-citation, par le titre du recueil, de l’appel final du  Manifeste du parti communiste n’est-elle pas parodique, voire grotesque ? Par ce détournement, elle crée une refusion impatiente des hiérarchies et des positions acquises, fût-celle du discours politique et de ce qu’il peut avoir de dominateur.

C’est, pour Kim-Hye-soon, au geste même de la poésie en chaque poème – ou au « je » se jetant entier dans ses propres phrases – de faire que toute chose venant à dire, jusqu’aux « ordures » ou aux « déchets »,  entre en révolte[2] et se délivre dans une effervescente égalisation.

 

«Au-dedans de la poésie, je suis multiple. « Je » comme sujet, le « je » connaissant est déconstruit. Je n’ai jamais vécu une seule fois en tant que « je » unique au-dedans de la poésie. La confusion des multiples « je » est ce qui me fait écrire de la poésie. Je suis une mère, une jeune femme non mariée, un ange, une prostituée. Je suis un enfant tout juste né, une vieille femme près de la mort. Quand je suis une mère, « je » la jeune femme non mariée est malade, et quand je suis une jeune femme, la mère est malade. Comme les enfants qui refusent l’école et s’enfuient par la grille, de multiples « je » pendillent de la jupe ouverte de la déesse bouddhiste de la compassion.  Le « tu » au-dedans de la poésie pendille aussi de la jupe. »

 

*

 

La rébellion permanente, chez Kim Hyesoon, prend l’allure, massive ou subreptice, de métamorphoses.

La puissance des métamorphoses est sans doute omniprésente dans les mythologies ou traditions poétiques. Mais dans la modernité, l’effervescence métamorphique aura dû emprunter de très singuliers chemins face aux diverses rationalisations – toujours promptes à glisser elles-mêmes au délire – de l’existence humaine et de son rapport au réel.

Dans ces régions de trouble et d’instabilité, Kim Hyesoon retrouve, qu’elle le sache ou non, maints auteurs en diverses langues. On pourrait  lui reconnaître ou lui créer toute une famille de poètes ou prosateurs choisis dans les cent dernières années – et singulièrement en Europe centrale (on en viendrait alors à supposer que les blessures historiques, que les entailles politiques – et les plaies ouvertes que peuvent devenir les frontières – infligées à la chair des corps sociaux contribuent à susciter de pareils germinations) : Kafka, Schulz ou Hrabal – et, bien sûr, Canetti[3] (qui voulait penser moins par concepts que par métamorphoses).

 

Elles sont volontiers ironiques, voire sarcastiques, les métamorphoses que déchaîne Kim Hyesoon[4]. Si les objets familiers sont soudain frappés d’étrangeté, c’est en se changeant  les uns dans les autres : « la télé est comme une baignoire ». Et la vie routinière réservée à la femme  (« Combien de tonnes de riz aurai-je lavé ? Je me lève de bonne heure, lave du riz, mets la table, lave encore du riz, nettoie la cocotte, nettoie les cuillères, nettoie les toilettes et lave encore du riz ») semble, narquoise, se faire la complice de grotesques transfigurations :

 

« transformé en cocotte, ‘un autre Titanic’

fut construit en 1911 et le lieu de lancement fut Southampton :

vitesse 22 noeuds, paquebot, charge de plus de 2000 personnes pour un seul voyage

il fut démonté l’année de mon mariage

aujourd’hui il a été transformé en  grille-pain, bouilloire, poêle chinoise et

cocotte-minute coréenne

grosse bête couverte de blessures »

 

*

 

Et puis c’est le corps féminin même qui se fait ressource d’images inépuisablement équivoques.

Tel ce poème tout d’ensanglantement qu’est Rouge femme-ciseaux :

 

« au loin sortant d’une clinique d’accouchement la femme

à ses côtés une vieille porte un nouveau-né dans ses bras

 

les deux jambes de la femme ont l’air de ciseaux

tandis qu’elle va coupant son chemin dans la neige qui crisse

 

mais comme de gros nuages noirs voici de molles lames de ciseaux ;

la nuit dernière la femme qui levait ces ciseaux

en hurlant qu’a-t-elle découpé 

de rouges lueurs crépusculaires à l’odeur de sang se déversent entre les deux jambes »

 

A l’énigme naturelle qu’est la réalité crue de l’engendrement, on voit, dans la poésie de Kim Hye-soon, s’allier la fécondité de l’imagination. La troublante merveille qui s’opère avec la sortie d’un corps hors d’un autre corps, n’est-elle pas de nature à susciter (en même temps que les plus durs contrôles familiaux ou sociaux) des images à foison[5] ?

Et c’est alors à William Blake, poète non moins intenable, qu’on pourrait associer Kim Hye-soon... « Ma mère gémit, écrit l’auteur du Mariage du Ciel et de l’Enfer, mon père pleura ; / je sautai dans ce monde dangereux,/ Désarmé, nu, pépiant à tue-tête/ Comme un démon caché dans un nuage. »[6]

 

Et puis des visions d’organes féminins soudain se libèrent ; dans d’indéfinis dehors, elles répandent la saveur et la consistance du dedans ; de leur substance concrète-fantastique, elles enveloppent « mon pays », cette Corée qui n’aura certainement pas été, pour Kim-Hyesoon, une « mère » sans reproche.

 

« mon pays est sur trois côtés bordé par la mer

comme une paroi d’utérus bordée de liquide lubrifiant »

 

*

 

Aux relations entre le « je » et les choses, Kim Hyesoon donne la réalité d’intrications incongrues, et pourtant plus que familières.

Ainsi, lors d’un voyage en train, la voyageuse fait-elle de son propre regard passage par lequel elle va glisser dans les choses vues pour s’y intriquer:

 

« je regarde les rails frémissant comme un violoncelle infiniment agrandi 

quand un train de marchandises tire sur ma corde tendue puis s’en va

 

une froide étoile emplit mon visage qui s’engourdit

tandis que je desserre une à une les vis d’une montre à chaîne en fer

innombrables sont les ombres allongées comme des corps mi-brûlés

les traverses de la voie ferrée

l’une après l’autre je les avale des yeux »

 

Ce sont encore les positions respectives des sujets et des choses ou leurs relations qui prennent de l’insistance et se font étranges substances.

On voit des événements s’arracher à leur instantanéité pour durer sous forme d’êtres au moins aussi réels que les personnes auxquelles ils sont advenus.

Qu’est-ce par exemple que (répété, avec une insistance quasi enfantine dans un poème) « ton premier » ? Tout ce qui a eu lieu une première fois pour le « tu » auquel s’adresse le poème. Tout ce qui persiste logé en ce « tu » et semble le hanter. Tout ce qui devient par là sensible, sous forme de défi ou tel un objet de désir, pour le « je » observant passionnément ce « tu » : 

 

Ce dont je suis le plus jalouse au monde est ce qui fut ton premier.

Ce dont tu es le plus jaloux au monde, je ne sais.

Ton premier s’échappe furtivement de ton visage endormi.

Ce que tu as apporté de là-bas en venant ici.

Ton premier je voudrais le couper.

 

*

 

Dans cette poésie crument réalisatrice, n’est-ce pas le temps et l’espace mêmes qui en viennent à être dits comme sensibles, consistants et palpables ? Excessivement épais, voire gélatineux ? Ils se donnent alors à sentir comme des résistances ou comme des chances d’expériences jusqu’alors inconnues.

Et il y a plus déconcertant encore.

Si, en effet, la substantialisation de l’espace et du temps dans ces poèmes devient follement sensible, c’est surtout dans les moments où, soudain, excessive, elle ne peut que céder et où il lui faut se dévorer elle-même. Alors, en tout endroit ou tout moment, des « trous » se mettent à béer[7].  Les voici, ces trous, qui, s’ouvrant partout, obligent le très long poème « Humanité bouche d’égout » à se dérouler avec une allégresse incoercible et féroce.

 

Gênants, jusqu’à l’obscénité, les trous aux « poils dressés » ou « ondoyants ». Ce sont évidemment ceux du corps. Mais pas seulement. On les voit s’échapper : ils s’autonomisent, se font actifs. Ils se font « tunnels » et « labyrinthes ». Ils vont affecter les liens  les plus vitaux entre humains. Les voici devenus innombrables « bouches d’égout » par lesquelles s’ouvrent dans l’air du temps maintes existences avides qui vont réclamer, qui crient :

 

Une maman-bouche d’égout tapote un bébé-bouche d’égout comme en hiver elle tapoterait un tuyau de poêle.

Y a-t-il donc une bouche d’égout aussi bizarre ?

Voici un trou qui dès qu’il a faim fond en larmes.

Deux narines de cheminée hurlent tch tch po po. 

Dès que pleure le bébé-bouche d’égout la maman-bouche d’égout déploie et reploie un bandonéon. O ses mouvements de mains de joueur de tango !

 

Le poème des « trous » semble ne plus pouvoir se taire ; il s’enflamme en une manière d’hymne :

« Trou, cœur de toute création.

Trou, patrie mienne, matière mienne, mon Dieu chaud. »

 

Et c’est une ravageuse ivresse qui en vient à allier le « trou » et le « je » dans une danse avide d’arrachements et tournoiements ...

 

« La danse c’est ma tristesse qu’appelle au dehors la musique de mon trou.

La danse c’est le sanglot qu’appelle au dehors la musique qui grimpe dans mon trou.

A minuit passé, je danse comme une paire de souliers roses apparus affamés dans la rue.

Ô il est vêtu du trou mon corps quoique né du trou, ô trou foisonnant sans fin !

Je dois danser le labyrinthe tout entier.

Je dois danser jusqu’à rendre ce trou sacré.

Ô trou qui danses, dressé comme un serpent à plumes.

Ô tunnel qui contient une chanson, ô tourbillon, ô long chemin.

Mon trou danse. La flamme danse. La cendre qui m’a brûlé danse.

Trou ! Disparais dans la danse !

Sans main ni pied ni tête le trou danse. Il danse comme de la fumée d’encensoir. L’égout sous les pieds s’exclame, le vent supplie. Quelle surprise ! Les feuilles  des rangées d’arbres sont ton oreille. »

 

*

 

Dans ces poèmes incroyablement « réalisés », il faut encore, ou d’abord, que l’effervescence soit celle du langage lui-même. Aux accidents et métamorphoses qui affectent corps et choses, événements ou dimensions spatio-temporelles, les phrases et les mots contribuent : ils en participent substantiellement.

Ainsi arrive-t-il que les liens syntaxiques entrent en refusion, ou que les simples distinctions entre les mots cèdent pour se faire éphémères unions, et soudures clignotantes.

Telle est l’effectuation langagière de la créativité mythogénétique en ces poèmes.

 

N’entend-on pas alors des crépitements de rire courir de vers en vers ?

 

Dieu-de-l’ombilic-de-la-pupille.  Dieu-du creux-de-l’oreille-du-bras.

Dieu-du-pépin-de-pomme-sur-les-genoux-d’une-patate-douce. Dieu-du-poussin-du –sabot-de-cochon. 

Dieu-du-frêne-du-dytique-rêveur.Dieu-de-l’ongle-talon-d’une-belle-fille.Dieu-des-mirettes-du-chat-du-fourmilion.Dieu-de-l’eau-pourrie-s’écoulant-du-chat-mort-au-trou-à-rat.

*

 

On ne quitte pas ces poèmes. Ils ne nous quittent pas. Car c’est aussi la relation au lecteur – comme, potentiellement, entre tous les êtres – qu’ils font entrer en métamorphoses.

 

« Au lecteur » : Baudelaire, dans le poème initial des  Fleurs du mal, nous a décoché une menace ironique. Et Lautréamont murmurait, à l’oreille de son très éventuel lecteur, qu’il pourrait bien se trouver contaminé par ce qu’il allait lire.

 

Quelque menace serait-elle recélée dans les poèmes de Kim Hye-soon ? 

La révolte, les métamorphoses, les proliférations ou avalements, la douleur et le rire – voilà ce qui ne cesse de bruire en brûlant dans ces vers et qui ne nous laissera plus en repos.


[1] Du poème « L’eau dans ton œil ».

 

[2] S’il est un auteur  de langue française dont Kim Hye-soon serait, par instants au moins, proche, c’est Henri Michaux. Il suffirait pour s’en convaincre de relire « Qu’il repose en révolte » (daté de 1949), dont voici le début :

 

« Dans le noir, dans le soir sera sa mémoire

dans ce qui souffre, dans ce qui suinte

dans ce qui cherche et ne trouve pas

dans le chaland de débarquement qui crève sur la grève

dans le départ sifflant de la balle traceuse

dans l’île de soufre sera sa mémoire. »

[3]  Qu’est-ce pour Canetti, que « la tâche proprement dite des poètes » ?  « Grâce à un don qui était général (écrit-il dans Le cœur secret de l’horloge) et qui est maintenant condamné à l’atrophie, et qu’il leur faudrait conserver par tous les moyens, ils devraient maintenir ouverts les accès entre les êtres. Ils devraient pouvoir devenir n’importe qui, le plus infime, le plus naïf, le plus impuissant même. Leur envie d’expérience d’autrui, depuis le dedans, ne devrait jamais être déterminée par les buts dont consiste la vie normale [...]. Par la métamorphose seulement [...], on parviendrait à sentir ce qu’un être est derrière ses mots ; on ne pourrait saisir autrement la consistance réelle de ce qu’il y a là de vivant. »

 

[4] Au lecteur lointain et pourtant proche que je me trouve être, serait-il permis de déceler (et de comparer) chez plusieurs poètes coréens  –  Yi Sang, Ki Hyong-do, Kang Jeong – et peut-être aussi chez des romanciers coréens – Yi Chong-jun, Yi In-seong – des recours décisifs aux métamorphoses ?

 

[5] « Placenta » ...  si l’autrichienne Ingeborg Bachmann fait également surgir cetet représentation ( dans Toute personne qui tombe a des ailes, Poésie-Gallimard), c’est moins pour créer une image poétique que pour déceler et exposer l’une de celles qui hantent et rendent délirante la vie sociale. :

« Dans le placenta de la terreur,

la vermine cherche une nouvelle nourriture »

 

[6] A propos de ce poème, Georges Bataille, qui l’a traduit, parle du « mouvement, qui est, dès le berceau du poète, révolte contre toute autorité. » (William Blake, traduit et présenté par Georges Bataille, Fata Morgana 2008).

[7] C’est de Hans Henny Jahnn que Kim Hyesoon pourrait être alors, à son insu, la plus proche. Chez cet immense romancier allemand (qui fut également dramaturge et facteur d’orgue), la consistance des choses ou des corps, la cohérence du temps et de l’espace sont par moments attaquées...

C’est ce qu’on ressent, dans Le Navire de bois, avec « deux amoureux » : « Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Mais chaque expérience confirmait les précédentes. Une vague de souvenir remontant de la nuit des  les envahit. L’origine de la pensée. Le processus magique émergeant de l’obscurité de l’espace. Des lois qui étaient encore floues et semblaient donc  être abrogées. Des métaux modelables comme la cire, fondus par le feu sans se solidifier. Du bois flexible comme un roseau. Des corps qui n’ont ni poids ni forme. Des pierres flottantes. Des montagnes magnétiques. Un ciel qui se voûte au-dessus de la terre. Le renversement des sens. Le grand royaume de l’aléatoire. »

Et (c’est alors surtout qu’on peut songer à Kim Hyesoon) il arrive, dans cet univers, que se révèlent des vides, des trous, des tunnels, des avalements de matière... Alors des choses, voire des personnages peuvent se trouver happés dans un vide noir : « Un tunnel bas, large d’environ deux mètres, s’ouvrait sous le lit et se fondait au loin dans l’incertain. »

 

Claude Mouchard