avec Hwang Ji-U
« Avec la peau d’une autre vie »
« Quand je sens le vent, je voudrais être nu.
Que dire ? Le chatouillement métaphysique :
Il me semble que le vent m’habille avec la peau d’une autre vie.
Le vent m’enseigne que tous les corps sont
infiniment dans le réel. »
Ces vers sont de Hwang Ji U : je les ai lus, traduits par Kim Bona, dans De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre. Ils disent un présent sensible, évident, réel. Ou presque. Car ce présent n’est pas tout à fait atteint : « je voudrais », « il me semble ». Il demeure légèrement, et intimement, autre : « la peau d’une autre vie ».
Cette citation brusque, au goût de vent, je l’ai choisie d’abord – en la détournant – pour dire mon léger désarroi. Mais c’est surtout que ces vers disent ou réalisent tout de suite ce à quoi je vais m’attacher brièvement : l’évidence fuyante, toujours en métamorphose, du présent en poésie ou, du moins, dans quelques pomes coréens.
Ma perplexité vient de ce que je n’ai affaire qu’à des poèmes coréens traduits. La situation où je parle est boiteuse. Les remarques que je tente sur quelques fragments de poèmes portent sur des traductions. Mais vous lisez, vous, ces vers en coréen. Mes remarques seront-elles dès lors dans le vide ?
Contre mes propres scrupules, j’assume le rôle de lecteur hasardeux. A moi-même comme aux autres lecteurs français éventuels, je dirai : « n’ayons pas peur des traductions. » J’aimerais le dire sur le ton humoristique de Kafka défendant le théâtre en yiddish – une langue qu’il ne pratiquait pas, mais qui le fascinait – devant le public juif réticent de Prague : « n’ayez pas peur de cette langue proche et étrange » disait-il à peu près.
Pourquoi traduire, s’il ne se trouve pas de lecteurs de traductions ? Si l’on doit traduire la poésie coréenne, il faut reconnaître la place du lecteur des poèmes coréens traduits. Antoine Berman a affirmé et détaillé le rôle de ce qu’il appelait la « critique des traductions ». Il faut travailler la position du lecteur de traductions.
Ce lecteur peut être lui-même un auteur. Et il arrive que ce qu’il reçoit de certaines traductions – même au prix de malentendus – vienne se loger au plus singulier de sa création. C’est bien ce qui se produit pour des poètes coréens lecteurs de poésie occidentale : que font, dans leurs poèmes, certaines citations de traductions ? Qu’en est-il, par exemple, en coréen, dans le poème de Hwang Ji-U, des mots que Kim Bona traduit par « chatouillement métaphysique » ? Inutile de souligner que le mot «métaphysique », en français – mais c’est du grec importé en français –, évoque toute une tradition philosophique qui peut paraître typiquement occidentale. Qu’en est-il dans le poème en coréen ?
Lire la poésie coréenne traduite en français : oui, je l’ai fait, je le fais, avec passion, parfois. Il m’arrive aussi de participer à des traductions : c’est d’abord pour pouvoir lire davantage.
J’ai constaté qu’on peut lire un assez grand nombre de recueils ou de poèmes traduits dans des revues. Et je ne prétends pas avoir tout vu ou tout lu. J’ai cherché sur internet, ou bien dans les rayons de telle ou telle librairie à Paris, à genoux ou à quatre pattes au fond de la librairie L’Harmattan, rue des Ecoles. Je pourrais énumérer, come un poème de noms – de noms mal prononcés –, les poètes coréens dont j’ai pu lire des poèmes traduits en français. L’une des plus récentes publications est celle de La Nouvelle Revue Française : dans le numéro d’avril 2008, on trouve un dossier organisé par Jean-Noël Juttet et intitulé « Lettres de Corée », et on peut y lire un certain nombre de poèmes. La suite de ce dossier, dans le prochain numéro, comprendra en particulier des poèmes de Ki (ou Gi) Yung-do traduits par Ju Hyounjin, Kim Hee-kyoon et moi. Autre exemple : au mois de novembre paraîtra chez Belin un recueil de Ko Un, Dix mille vies.
Certes, les livres de poésie en général – et ceux de poésie coréenne traduite en particulier – ne sont pas parmi les meilleures ventes. Mais des livres comme Sous un poirier sauvage de Ko Un (traduit chez Circé par Han Daekyun et Gilles Cyr) ou comme Des choses qui viennent après la douleur de Lee Seong-Bok (traduit chez Belin, dans la collection de Michel Deguy, par No Mi-Sug et Alain Génetiot ) ont trouvé des lecteurs : non pas les plus nombreux, mais peut-être parmi les plus attentifs.
Bien sûr, il se trouve plus de lecteurs pour les romans, et les éditeurs qui publient des textes traduits préféreront en général les romans. Mais il y a des romans de natures fort différentes. Et chez certains, la poésie est aussi présente – ou le chant, ou la musique. Chez Yi Chongjun, par exemple, où c’est le pansori qui peut faire retour, et, obscurément, l’énigme d’un chant dangereux et dévorant passant d’une génération à l’autre. La poésie peut s’insinuer dans le roman ou dans le cinéma ; elle vit dans la musique, la peinture ou la danse…
Lisant des traductions, on n’a pas affaire, dira-t-on, aux « vrais » poèmes. Et sans doute ne faut-il pas oublier que ce sont des traductions qu’on est en train de lire. Mais on n’oubliera pas non plus que les poèmes, même en langue dite « originale », ne sont pas tout à fait les « vrais poèmes ». Les poèmes, aujourd’hui plus que jamais, gardent une part de possibilité, de non-réalisation, d’attente.
Kim Hyun, dans un remarquable essai intitulé « La transformation poétique de l’humiliation » et traduit dans le recueil de Lee Seong-Bok déjà mentionné, décèle chez ce poète un « faire-défaire » : « En assemblant consciemment ses souvenirs, le poète fabrique un poème et le défait avant de le fabriquer encore. » Et Kim Hyun pose un problème crucial : « La raison pour laquelle il démonte et remonte ses souvenirs, c’est qu’ici il « (n’a) pas de lieu fixe » jusqu’à ce que sa bien-aimée le reconnaisse [poème 1]. L’homme qui n’a pas de lieu fixe n’a pas de panneaux indicateurs lui permettant de se trouver lui-même .» « Pas de panneaux indicateurs » ? Cette phrase de Kim Hyun m’indique du moins la direction d’une question que je ne ferai qu’effleurer : celle de l’ici-maintenant, ou celle du présent en poésie.
Si le lecteur hésite à lire des poèmes, traduits ou non, c’est peut-être qu’ils ont une manière troublante de se présenter au lecteur. Les romans s’offrent plus facilement à une position de lecture acquise.
Les poèmes créent un jeu complexe entre adresse au sein du poème et destination du poème au dehors. Dans le poème même, il arrive – mais non nécessairement – que soit nommé une personne à laquelle des vers s’adressent. En revanche, tout poème se « destine » (a n « destinataire » – au sens où parle du destinataire d’une lettre), mais sans que le destinataire puisse être nommé. Mandelstam, dans son célèbre essai « L’interlocuteur », le dit : le destinataire du poème est à la fois tout proche (et Celan, reprenant Mandelstam, dira que « le poème est comme une poignée de mains ») et fuyant – non nommable, non concrétisable. De ces complexités, je crois avoir trouvé des réalisations puissantes dans des poèmes coréens modernes. C’est d’abord par là qu’ils touchent par là au lien humain même.
Dans « Lointain futur » – un poème de Kim So-weol, dans Fleurs d’azalée –, on trouve un « vous » qu’interpelle un « je ». L’étrange, c’est que les rapports auxquels on s’attendrait semblent inversés. Dans « un lointain futur », ce n’est pas le « je » qui cherche un « vous » auquel le poème pourrait se donner, c’est le « vous » qui chrchera le « je » :
Dans un lointain futur, si vous me cherchez…
A ce moment-là, je vous dirai : « Je vous ai oublié ! »
Dans ce futur, le « je » ou le poème ne chercheront pas à se confier à la mémoire d’un « vous ». Ce « vous » sera oublié, effacé, par le « je » – et par le poème[1].
Tout autrement étrange, dans sa simplicité, et presque inquiétant, est pour moi le livre de Kim Chohyé, Mère. Comme le titre l’indique déjà, tout y converge, page après page, vers la mère. L’« avant-propos de l’auteur » (à Séoul, avril 1988), qui commence par « Avec un profond sentiment d’ingratitude », se termine par « A toi ma mère, je dédie ce cinquième recueil de poèmes. » Avec obstination, les poèmes condensent au même pôle maternel la destinataire de la dédicace de l’ensemble du recueil et la présence-absence à laquelle chaque poème s’adresse. Le lecteur est-il appelé à participer de cette proximité si forte – ou pourrait-il se sentir, par elle, presque exclu ?
« Quand je sens le vent », dit Hwang Ji U… Coups de vent, chocs, interruptions, émotions inattendues : c’est souvent de cette manière que me sont venus les poèmes coréens. Surprises, brusquerie, détermination : je ne prétends pas attribuer des caractéristiques générales à l’ensemble de la poésie coréenne, et encore moins ramener celle-ci à une quelconque identité nationale. J’ai de la défiance à l’égard des identités massives, et la littérature – la poésie encore moins – ne se laisse pas ramener à l’expression de qualités d’un peuple ou d’une société (peut-être même tend-elle à faire le contraire). La littérature, disait le critique américain Kenneth Burke, c’est « ce qui empêche une société d’être trop elle-même ».
C’est par des rencontres avec des étudiants et étudiantes venus de Corée (et leur style d’obstination et, parfoi, d’impatience) à l’université Paris 8, que la poésie coréenne, sans que je l’aie prévu, s’est imposée à moi. D’où de vives interactions, en particulier avec les travaux de cs étudiants – dont la thèse de JU Hyonjiin sur Yi Sang et Michaux est un beau résultat. Ces rencontres répondaient aussi à ce que je cherche dans et par la poésie – pour lire ou écrire de la poésie : la liberté de recevoir, de sentir l’imprévisible.
Puis-je remarquer au passage – mais c’est une banalité – que certains poètes ou poèmes coréens n’ignorent pas la France ou la littérature française ?
Ainsi ce début du poème de Kim Seo-wol intitulé « Jour de pluie » et où on découvre une relation ironique à un poème français presque aussi connu qu’une chanson :
« Jour de pluie… Autrefois,
Je chantais cette chanson de Verlaine :
« Il pleure dans mon cœur… »
Mais aujourd’hui, jour de pluie,
Je me contente de dire : « Tiens, il pleut. » »
Ou bien c’est Kim Su-Yong qui, au milieu d’un grand poème de du 20.3.67 intitulé « Dans l’écho du mensonge », évoque ses « migrations […] d’une langue à l’autre ». Il mentionne alors sa lecture d’un « roman français » où il découvre un mot qu’il n’a « encore jamais prononcé » : le mot ou les mots « opinion publique ». Kim Bona, la traductrice, a manifestement rencontré là une difficulté, puisque, comme elle l’explique en note, elle a traduit différemment trois occurrences du même terme en coréen[2] . En fait, c’est d’abord Kim Su-Yong qui a eu à traduire une expression qu’il a lue dans un roman français. (S’agit bien, en français, de l’« opinion publique » ? C’est alors une réalité – une instance – de sociétés modernes avec laquelle les oeuvres littéraires entretiennent des rapports ambigus : elles en dépendent, mais elles tendent à s’en mettre à distance ; la question est devenue brûlante en France avec Flaubert ou Mallarmé.)
La poésie nous fait sentir des distances et proximités au sein d’une société comme entre les pays et les langues. Elle les recrée à sa manière. Et en même temps, chaque poème, au cœur de ces rapports, tend à former un présent singulier, un « ici-maintenant » irréductible.
Les ici-maintenant des poèmes modernes, en France aussi bien qu’en Corée (mais on pourrait le dire d’autres œuvres, plastiques ou musicales), ont souvent une immédiateté faite pour surprendre. Ils ont commencé (mais c’est une longue histoire) à se former là où les grandes narrations ou les grands discours poétiques traditionnels paraissaient devenir impossibles. De cent manièrs, ils se verticalisent. Ils coupent le flux du temps de leurs évidences déconcertantes.
Ainsi un poème de Hwang Tong-gyu, « Elégies, 5ème Chant » dans Les racines de l’amour, commence-t-il par un présent où vide et lueur s’allient[3] :
Ces jours-ci
Dans un coin de ma tête vide
Vacille une lueur étrange
Dans les présents singuliers des poèmes, il y a une force de pluralisation. Par ces présents, les poèmes – d’un poète à l’autre, mais aussi, chez un même auteur, d’un poème à l’autre – brûlent de leur différenciation. Et par là, les poèmes travaillent l’individuation vitale et invivable des sujets modernes. Voilà – dit très grossièrement – ce qui est devenu sensible, en France, dès Baudelaire, mais qui sera présent plus librement encore dans bien des œuvres du vingtième siècle – chez Michaux par exemple. Qu’en est-il – avec de tout autres ponctuations historiques – dans la poésie coréenne ?
Tous ces traits, à coup sûr, ont écarté les poèmes de leurs rôles traditionnels, de leurs positions rituelles, de leurs rapports à la hiérarchie sociale ou au pouvoir.
Pourrais-je ici, pour entrevoir (ou imaginer) la place de la poésie dans la tradition coréenne, m’appuyer sur le roman de Yi Munyol, Le poète ? Yi Munyol (dans le chapitre X) évoque « les intellectuels de Yi », et la relation entre savoir, pouvoir, richesse. Tout cela, il le rapporte à une société où « la morale et les obligations étaient à la base de tout» et où, dit-il, « les différents domaines n’étaient pas radicalement séparés ». Il faudrait s’arrêter (en suivant, par exemple, les analyses d’un philosophe politique comme Claude Lefort) à cette non-séparation, à ce qui lui a succédé dans les diverses sociétés en voie de modernisation , et à la position, dans ce devenir, de la littérature ou, plus particulièrement, de la poésie. Certes, c’est en romancier, non en historien, que Yi Munyol écrit ; mais n’interroge-t-il pas là ce dont – par quelles continuités ou ruptures , – sortira la position même d’auteur moderne dans laquelle il écrit ?
De son poète (poète historique), Yi Munyol fait, dès la première phrase du roman, un « déviant ». Est-il traditionnel, pour un poète ou un artiste (un peintre tel qu’on pourrait le voir dans tel film coréen), d’être déviant – par rapport à quoi ? à la tradition ?
Un des traits significatifs, dans des poèmes coréens récents, très divers ou divergents précisément sur ces points, c’est le rapport à tout ce qui serait en haut – dans l’ordre du pouvoir – ou loin-proche, en face, peut-être, comme pôle de foi, de confiance plus ou moins désespérée, ou comme écoute silencieuse d’une présence énigmatique.
Je n’oserais pas remonter au livre de Han Yong-Un, si singulier, Le silence de Nim. Peut-être ferais-je mieux de m’arrêter à tel douloureux poème de Ko Un où résonnent les ambiguïtés de pareils rapports [4].
J’aimerais aussi – mais au-delà de ce que je peux ici – relire le recueil de Cho Jungkwon Une tombe au sommet , traduit en français par Han Daekyun et Gilles Cyr. Le « sommet », dans ces poèmes puissants (et qui ont été lus avec passion, dans une première tentative de traduction, par le poète français Philippe Jaccottet), me paraît indissociablement naturel, dans son rayonnement glacé, et symbolique, comme lieu des morts. Mais pour le poème s’interrogeant lui-même, pour ses mots âpres, ce sommet apparaît comme sa propre source de puissance : cela même vers quoi les mouvements poétiques de Cho convergent, mais pour en être constamment repoussés – en se réalisant dans des vers qui s’élèvent difficilement ou qui retombent en formant des pentes escarpées. (Si j’avais ici une confrontation à tenter, ce serait sûrement avec ce que Wallace Stevens nommait « fiction suprême ».)
Pour chacun des poèmes que j’ai cités ou évoqués (et pour beaucoup d’autres, dont certains ont été traduits plusieurs fois), j’aurais à revenir à la constitution d’un ici-maintenant singulier, et à sa puissance d’appel pour le lecteur – ou pour « l’interlocuteur ».
C’est une tension de présent – qui ne se laisse pas ramener aux instats réels évoqués –, et c’est, surgissant en elle, une voix ; celle-ci est souvent identifiée sous les traits d’un « je » qui serait celui de l’auteur, mais pas nécessairement.
Des voix autres peuvent apparaître au foyer même du poème. Ainsi dans la série de poèmes de Lee Ka-Rim intitulés chacun (avec un nuémro) « Violette » : ce sont des voix féminines qu’on entend. Ou bien dans le poème de Ko Un (dans Sous un poirier sauvage) intitulé « Hémoptysie » : « Avant la fin du jour je chanterai / ma douleur de prostituée ».
Parfois encore, au foyer du poème, au cœur de l’ici-maintenant, vient autre chose qu’un « je ». Une montagne, un arbre…Ainsi le poème de Hwang Ji-U intitulé « l’arbre robuste », dans ses derniers vers en particulier :
« […] L’arbre a faim.
L’arbre absorbe à foison air, poussières, bruits, odeurs et terre.
Son désir brûlant le fait bleuir, et bleuir.
Le bleu de l’arbre est la couleur de l’arbre.
Soudain, l’arbre retrouve le souffle. »
Il y a des présences d’arbres chez plusieurs poètes coréens (« Un abricotier » de Song Chan-ho a été une de mes premières vives rencontres avec un poète coréen contemporain). Est-ce là un trait particulièrement coréen ? Si, pour un lecteur français (ou occidental), il y a là du différent, de « l’autre », ce n’est sûrement pas dans une relation d’exotisme, mais plutôt comme une possibilité toute proche, une chance à quoi peut-être il aurait, sans le savoir, renoncé ; et c’est ce dont le poème cité de Hwang Ji-U ou celui, simplement mentionné, de Sog Chan-ho lui redonnent la saveur si forte, autre et familière.
Ce fut un choc majeur, il y a maintenant des années, de découvrir Yi Sang, grâce à des étudiants de Paris 8 (dont, je l’ai dit, Ju Hyounjin). D’emblée, la tension de présent de ces poèmes (même à travers les tâtonnements de nos tentatives de traductions) s’imposait irréfutablement. Le « je », là, est explicite ou non . Mais dans tous les cas, m’a-t-il semblé, il est comme élidé. Il me paraît décollé par un passage de lame de rasoir – comme dans ce poème de Michaux qui dit l’arrachement de la peau d’un visage et le sang qui alors sourd.
Dans le célèbre « Poème n° 1 » de Perspective à vol de corneille[5] – celui qui commence par : « 13 enfants courent vers la route » – , le « je » est moins absent que dispersé par une peur atmosphérique; il est présent-absent dans la pluralisation des enfants qui courent : c’est un glissement sur un sol abstrait, dans un mouvement sans fin.
Ailleurs, le « je » passe dans des énoncés impersonnels, des injonctions comme celles d’un mode d’emploi. Ou bien on le retrouve dans les gestes d’une opération technique ou chirurgicale.
De tous ces poèmes, l’effet de novation reste intact. En français, malheureusement, il n’existe pas, à ma connaissance, de lectures, par un critique ou un poète, des poèmes de Yi Sang. Et pourtant…
En effleurant quelques poèmes traduits du coréen en français, je n’ai pas abordé un aspect capital – en particulier pour le lecteur étranger – : les implications historiques des poèmes.
Lisant, par exemple, Yun Tong-ju (né en 1917 et dont on apprendra la mort dans une prison japonaise, au début 1945), on a aussitôt affaire à l’histoire coréenne dans toute sa violence, avec l’oppression exercée par l’impérialisme japonais. Et c’est comme un défi secret que la poésie, défendant sa propre possibilité, lance à la brutalité colonisatrice. Ainsi à la fin du poème intitulé « Le thermomètre » (et daté du 01 07 1937) :
« […]
Ainsi me murmurai-je, doucement.
Et encore sans m’en rendre compte…
Suivant ce qui est peut-être l’heure de vérité du siècle,
Quittant l’intérieur d’une palissade où seul le ciel paraît,
Moi, je vais devoir me positionner dans l’Histoire. »
Autre moment catastrophique dans l’histoire de la Corée au vingtième siècle : la guerre à la fois civile et potentiellement mondiale qui la ravagea de 1950 à 1953 et la laissa divisée.
La guerre de Corée me paraît étrangement effacée de la mémoire mondiale. La revue Po&ie (dont je m’occupe) a publié récemment des poèmes traduits en français de Park Inhuy. L’un d’eux est accompagné d’une précision : « poème écrit en 1953 après la guerre de Corée ». Il est intitulé « la cicatrice ».
« une balle tirée par son semblable
rouillant dans la poitrine du soldat
sur la colline où tous sont morts
tombe une neige fondue
ivresse d’une liqueur forte
les toits de la ville
les fils de fer barbelés flottant au vent
une cicatrice comme ces fils
chacune de ces traces
comme d’une sentinelle la pointe du couteau
tombe la rancoeur
quand le ciel se fendra
verrons-nous se lever des étoiles gracieuses comme des fleurs ?
jusqu’à présent
la cicatrice souillée de sang
vise un ciel sombre
ouvert comme une gueule
et dans mon cœur aussi maintenant
tombe une pluie de larmes »
« Cicatrice » de quelle blessure ? Est-ce un corps humain, la terre, le ciel qui sont fendus comme d’un coup de couteau ? Le poème est lui-même une lame qui veut inciser le temps et la mémoire. Encore faut-il que nous, lecteurs, le recevions, ou qu’à travers chacun de nous, le poème continue à chercher son « interlocuteur ».
J’aurais aimé esquisser une lecture de quelques poèmes de Ki Hyung-do qui sont en cours de traduction en français. L’élément temporel que je crois y sentir est indéfinissable. C’est aux poèmes de l’autrichien Georg Trakl que j’ai parfois pensé (Trakl dont l’ultime poème « Grodek » – nom d’une bataille, d’un massacre – semble avoir inclus en lui l’air même de la guerre, de la première guerre mondiale). Dans les poèmes de Ki Hyung-do, tout instant présent paraît prêt à replonger dans un passé noir et liquide, sans orientation. Dans certains poèmes en prose , c’est le présent même qui paraît impossible, et les événements ou les présences ne sont dits que comme n’ayant jamais été présents, immergés dans un passé absolu.
Il n’y a, dans tout ce que j’ai dit ici, qu’ébauches et amorces. J’espère encore trouver la manière de poursuivre et de réaliser vraiment ces lectures.
Je terminerai « en l’air » avec quelques vers, encore, de Park Inhuy. De ce poète philosophe, j’ai lu un essai bouleversant où il parle de la découverte qu’il fit, peu après la guerre de Corée, de Paris, du Quartier Latin, de la vie des étudiants français d’alors…
N’est-ce pas encore sur le fond de toute une expérience personnelle de l’histoire que Park Inhuy peut, d’un geste, tenter de se pencher hors des langues ou, comme dit le titre d’un de ses poèmes, « entre les langues » – là où je le rejoins ?
« entre deux langues
y
a-t-il
la place pour
une vie ?
y a-t-il
montagnes et plaines
graines et vents
amour et chagrin
vie et mort
hors de la langue ?
hors
du langage
rien qu’une nuit infinie
où soufflerait – qui sait -
la liberté ? »
[1] Dans un lointain futur, si vous me cherchez…
A ce moment-là, je vous dirai : « Je vous ai oublié ! »
Si vous me réprimandez dans votre cœur…
Je vous dirai : « Après vous avoir tant chéri, je vous ai oublié ! »
Malgré tout, si vous me réprimandez encore…
Je vous dirai : « Aussi incroyable que ce soit, je vous ai oublié ! »
[2] « Kim Su-Yong, écrit Kim Bona dan sa note, utilise en Coréen le terme « politique-opinion », mot composé que nous trauisons en français par trois expressions différentes en fonction du contexte : « idées politiques », « opinion politique commune » et « opinion publique ».
« Ces jours-ci
Dans un coin de ma tête vide
Vacille une lueur étrange
Là-dedans apportées par le vent s’entassent des choses étranges
Feuilles de journal, pages de livres décousus,
Monceaux d’ordures qui brûlent. »
[4] KO UN
Dans « Chant d’automne » (Sous un poirier sauvage, p15) – poème qui commence par : « Parler – quelle tristesse », on lit, plus loin :
« j’ai mille fois dit l’existence, le vide, et ma supplication
le Bouddha, yeux entrouverts, m’a-t-il entendu ?
automne, pourquoi emmènes-tu mon âme vers cette religion
qui ne console personne ?
que veux-tu que je lui dise encore ?
j’ai mille fois parlé
les branches défeuillées, le les observe de loin
puis je ferme les yeux
le Bouddha, yeux toujours entrouverts, est-il encore là
pour m’obliger à prier ?
je fus un être de mensonge »
[5] trad. du coréen par Son Milhac et Jean-Pierre Zubiate, chez Zulma.