Désir de traduire
Désir de traduire ?
notes disjointes
Je me frotte les yeux... Oui, c’est vrai, j’ai traduit (mais presque toujours en collaboration, à deux le plus souvent) nombre de poèmes.
D’où la question à laquelle il me faudrait maintenant, si tard, répondre: comment est-ce arrivé ?
Donc, je n’en crois pas mes yeux, ou ma mémoire. Voilà qu’une ribambelle de noms arrive en dansant ; ce sont ceux des poètes à la traduction desquels (depuis l’allemand, l’anglais, le coréen, le japonais) je me serai trouvé, au fil des années, contribuer : Rilke, Stevens, Walser, Canetti, Eich... Mais encore : Nelly Sachs, Edwin Muir, Elizabeth Bishop, Louise Glück, Mark Strand, etc. Ou bien : Yi Sang, Song Chan-ho, Ki Hyung-do, Kim Hyee-soon, Yoshimasu Gôzô, Eshiro Mitsuru, Takarabe Toriko, Tôge Sankichi. Et demain encore, s’il se peut, d’autres poètes japonais, d’autres poètes coréens...
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Je ne me souviens pas d’avoir jamais décidé de traduire. Et, au fond, je me considère pas comme un traducteur... De ce dernier, je n’ai jamais, pu ou désiré adopter la position stable, identifiable, voire négociable.
Est-ce parce que j’ai toujours travaillé, je le répète, à deux pou parfois davantage (je participe depuis peu à un atelier de traduction à quatre ou cinq : du poète japonais, Hagiwara Sakutaro) ?
Aux nom des auteurs traduits, il faudrait donc ajouter les noms des co-traducteurs (allemands, anglais ou américains, japonais, coréens, chinois) : ce sont eux, souvent, qui eurent l’initiative... Autant de liens qui se constituèrent sous le signe de deux langues, deux littératures, ou à l’épreuve des distances mêmes peu à peu franchies.
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Rien, ou presque, ne m’est jamais venu à traduire que par coups de vent, et selon des provenances inattendues. Rien – poèmes à traduire, poètes à rencontrer – n’est arrivé ici qu’à traverse, en rupture de tout programme de travail ou de vie.
L’espace « entre » langues, entre littératures (et entre sociétés, entre traditions, etc.) c’est également celui, confus, du monde. Il ne cesse pas d’être sensible, au moins implicitement, et d’exercer ses effets quand on traduit à deux (ou plus). Il communique directement avec l’espace-temps mondial des déplacements de toute nature (ou avec celui des exils et des migrations plus ou moins forcées).
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Pourrait-on caractériser (et mieux réaliser) le style spécifique de conversation-confrontation qui s’instaure quand on traduit à deux (parfois à longue distance et à travers le décalage horaire, entre nuit et jour : Skype, élément bleuâtre, etc.) ?
Deux locuteurs, deux langues (et parfois une tierce langue) – et un poème qui va se dédoubler...
Bien entendu, l’un au moins des interlocuteurs – le locuteur de la langue de départ ? – doit avoir accès à la langue de l’autre. C’est, en général, la langue d’arrivée qui servira de langue d’interlocution, pour les discussions et explicitations.
Cependant des événements peuvent survenir à débattre dans la langue de départ – par exemple dans le cas, que j’ai connu plusieurs fois, où l’un des deux interlocuteurs, étant l’auteur du texte à traduire, désire soudain, sous l’effet de la situation traductive, agir sur son texte même, le déplacer secrètement, le modifier plus ou moins sérieusement.
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Le locuteur de la langue de départ ne sent-il pas sa langue perdre pour lui son « naturel » ? Sous les questions et doutes de l’autre traducteur, il découvre cette langue sous un jour nouveau, inquiétant peut-être ... comme des reliefs ou configurations perdant, sous une lumière rasante, leur allure familière. Tous les aspects (lisibles ou audibles, syntaxiques, lexicaux, etc.) lui deviennent quelque peu étranges. Hostiles ? Le voilà à tâtonner dans ce qu’il croyait maîtriser le mieux.
Symétriquement, le locuteur natal de la langue d’arrivée ne va-t-il pas tituber dans sa propre langue, parfois avec l’inquiétude de découvrir qu’elle ne lui est pas disponible autant qu’il l’avait cru jusqu’alors ?
Renversant le doute en audace, il aura pu m’arriver de désirer dénaturaliser (sinon dénaturer) la langue d’accueil, le français où j’avais à recevoir le poème étranger. (Si j’emploie ici ce mot de « dénaturaliser », ce n’est pas sans rage contre l’usage qui a pu en être fait par des hommes politiques actuellement au pouvoir dans plusieurs pays européens, en France en particulier, et excitant, avec un mélange de cynisme et d’imbécillité, la xénophobie.)
Parfois, donc, sous l’effet des traits apparemment propres à la langue de départ, le désir a pu naître en moi d’agir sur la langue d’arrivée.
Chateaubriand, dans ses Remarques sur sa traduction de Milton, reconnaît, ou plutôt proclame, qu’il s’est donné le droit de bousculer le français sous l’effet de l’anglais : il aura changé le genre de certains substantifs, ou le régime syntaxique de certains verbes (les faisant, par exemple, transitifs contre l’usage français).
Il n’est pas besoin d’avoir l’autorité de Chateaubriand pour désirer, en écoutant-interrogeant le poème et (fût-ce à travers la médiation de l’autre traducteur) la langue de départ, créer des libertés nouvelles dans la langue d’arrivée. (Et des questions de cet ordre ont pu se poser encore avec la traduction de l’Enéide par Klossowski.)
A une syntaxe et à un ordre des mots « normaux » en japonais ou au coréen, faut-il automatiquement répondre par du non moins normal en français ? Dans la traduction d’une longue phrase se dévidant au fil de plusieurs vers (c’est le cas, parfois, chez Tôge Sankichi), faut-il que la prévalence accordée à l’ordre syntaxique le plus fréquent oblige à bouleverser l’ordre des déterminations successives, celui des images ou des formules qui, dans le poème de départ, surgissent selon une successivité aussi puissante que celle que l’on entend dans la musique quand celle-ci, semblant renoncer à revenir sur elle-même, avance inflexiblement, irréversiblement ?
Il n’est pas sûr que la traduction d’un poème ait absolument à se faire oublier comme telle. Il est heureux, parfois, qu’elle porte la marque d’une traversée entre langues et de la provenance autre du poème.
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Peut-être ces expériences d’étrangeté, ou d’extranéation, sont-elles une composante de ce qu’on désire quand on se lance dans la traduction de poèmes. N’est-ce pas ce qu’auront cherché des poètes s’auto-traduisant ou écrivant un quasi-même texte (mais avec de subtiles divergences) en deux langues ? Ungaretti, ou Beckett. Quant à Tsvetaeva, entre russe, français, allemand, il lui arrive de déclarer qu’il lui était « égal en quelle langue ne pas être comprise, et de qui »...
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Hors langage : au-delà même des errances dans quelque no man’s land entre deux langues, c’est tel parfois, en traduisant des poèmes, qu’on finit par se sentir.
Toute parole humaine, alors, y compris dans « sa propre » langue est entendue du dehors en même que de tout près. Angoisse ? Ou souvenir du bonheur d’un enfant qui, s’endormant, entend parler sans être astreint à comprendre ?
Entendre, d’une langue ou du langage, ce qui est en-deça du comprendre (non sans pourtant y contribuer) ? Peut-être est-ce alors une oreille nouvelle (ou très ancienne) qu’il faudrait se faire (ou se refaire) pour les composantes – ou les puissances, en poésie – onomatopoéiques, si sensibles, par exemple, en coréen, mais évidemment partout présentes.
Le regard du sourd, premier spectacle de Bob Wilson à avoir été donné en France (en 1971), faisait par moments entendre (sur une très large scène où les « acteurs » étaient moins face à face que juxtaposés) des voix qui, murmurant comme dans un soir d’été sans fin, ne paraissaient pas chercher à « communiquer » : il leur suffisait de s’élever et de retomber, chacune à sa place, comme autant de sources doucement lumineuses.
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Le désir de traduire ne cesse jamais d’être celui de franchir ou, à tout le moins, d’éprouver (au risque – Icare ! – de s’y noyer) des distances complexes, agitées, voire, à certains égards, dangereuses.
Effractions ? « Transgressions » de certains interdits explicites ou non ?
L’activité de traduire, dans son apparente bonne volonté, n’est pas forcément bien accueillie, et a pu être ressentie comme dangereuse.
Tel a pu être le cas pour des textes sacrés dans une tradition donnée. Est-il besoin de rappeler que la traduction de la Bible, et la manière de la traduire (les registres langagiers où faire descendre la parole de Dieu), ont été des enjeux redoutables, depuis les Septante jusqu’à la Vulgate ou à la traduction de Luther ?
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Traduire, c’est encore rencontrer – et affronter – le désir, dans le parler humain, de ne pas se faire comprendre. Voilà un désir avec lequel la poésie, à l’évidence, entretient un rapport intime mais sans doute contradictoire. Mais des philosophes mêmes ont pu en être animés. Sans même interroger l’art d’écrire (c’est-à-dire l’art de ne se faire comprendre que de certains lecteurs choisis) dont parle Leo Strauss, il peut suffire ici de citer Nietzsche : «On ne tient pas seulement être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement, à ne pas l’être » lit-on dans Le Gai savoir (Livre cinquième, 381).
Dans une perspective beaucoup plus générale, l’égyptologue et anthropologue Ian Assmann, interrogeant les forces de différenciation entre les sociétés humaines (jusqu’à ce qu’il appelle la « pseudo-spéciation » – ou l’impulsion de créer entre les collectivités humains des barrière aussi peu franchissables que celles qui séparent les espèces), croit pouvoir relever les efforts pour créer des scissions linguisitiques. Mais n’est-ce pas ce qu’on retrouve dans les créations et pratiques d’argots (Villon) ou dans les parlers propres que se créent des générations (et d’abord, bien sûr, les jeunes) ?
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Avec « Ousmane » (ce n’est pas son nom, mais il m’a demandé de ne jamais écrire son « vrai » nom), qui, il y a plusieurs années, a fui le Darfour, laissant derrière lui sa mère, son grand-père, ses sœurs et son village (qui fut probablement détruit quelque temps après son départ pour la Libye puis, clandestinement, pour la France), j’ai – chez moi, où il habite – parlé des heures durant.
Quand il est arrivé dans cette maison, dans cette famille, il y a quatre ans, il ne savait du français que s’il en avait happé au vol dans les rues d’Orléans ou sur les îles de la Loire où il s’était retrouvé à vivre démuni de tout, des mois durant...
A l’arabe, quant à moi, je n’avais et n’ai toujours aucun accès.
Comment en sommes-nous venus à une certaine activité de « traduction » (avec l’aide du peu d’anglais qu’il avait appris « chez lui », en écoutant la radio, à la maison, ou, la nuit, dehors, ou, longuement, à la faveur de certaines périodes de transhumance...) pour tenter, obstinément, très lentement, de nous comprendre, face à face, par-dessus la table de la cuisine ?
Je ne sais pas en quels termes décrire cette activité. Elle se poursuit en se modifiant considérablement, à mesure que changent les compétences linguistiques d’Ousmane. Je ne vois pas comment elle s’achèverait.
Un jour, il y a longtemps déjà, nous en sommes venus à parler (mais ce mot même prend ici un sens particulier) de conversations qu’enfant, il entendait se tenir entre sa mère et son grand-père (celui qu’il avait d’abord appelé sa « grand-mère », puisqu’il s’agissait du père de sa mère... et ce n’est qu’au bout de quelque temps que nous pûmes éclaircir ce point). Il écoutait, avec curiosité... Mais sa mère et son grand-père usaient d’une langue africaine, de sorte que lui, qui ne parlait que l’arabe, ne comprenait pas... Ce que du moins il comprenait alors, m’expliquait-il dans la cuisine, c’est que ces deux adultes, proches et aimés, parlaient de manière à ne pas être compris – de lui.
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Peut-on désirer, avec quelque perversité peut-être, ne pas comprendre un texte qu’on traduit ?
Le contresens ou le malentendu ont parfois la même valeur révélatrice qu’un lapsus. Davantage, ils peuvent libérer une créativité inespérée.
Il m’est déjà arrivé de relever – pédantesquement, peut-être – l’erreur de Baudelaire traduisant le vers 644 de livre XII du Paradis perdu. Ce pentamètre, il le rencontre en traduisant De Quincey.
En un endroit des Confessions, De Quincey parle (comme le fait aussi Coleridge) des souffrances du sommeil ou de celles de l’insomnie. Se sent-il chassé du sommeil comme Adam et Eve le furent du Paradis terrestre ? Il a alors recours à un « vers effrayant » de la fin du poème de Milton :
« Mon sommeil est tumultueux, et, pareil aux Portes du Paradis quand nos premiers parents se retournèrent pour les contempler, il est toujours , comme le dit le vers effrayant de Milton : « Encombré de faces menaçantes et de bras flamboyants. » »
Telle est, du moins, la traduction de Baudelaire.
Milton a écrit : « [...] the gate/ With dreadful faces throng’d, and fiery arms ».
Chateaubriand traduit : « la porte était obstruée de figures redoutables et d’armes ardentes ».
Parmi les quelques traductions, du XVIIIème siècle au XXème siècle, que j’ai pu consulter, celle de Baudelaire est la seule à rendre « arms » par « bras ».
A tous les autres, il a paru évident que « arms » devrait être traduit par « armes ».
Les traducteurs de Milton savaient à quel point son anglais (dans le vocabulaire en même temps que dans la syntaxe et dans les rythmes) était sous-tendu de latin. Plus précisément, lisant cette fin de l’épopée chrétienne, on peut entendre le latin de Virgile et les premiers mots de l’épopée romaine : « arma virumque cano ».
Baudelaire a-t-il voulu trop bien faire en montrant sa connaissance de l’emploi courant de « arm » ? A-t-il cédé à l’intention, scolaire, de ne pas se laisser abuser par un « faux ami » ?
Peut-être s’est-il plutôt laissé tenter par le démon du contresens (« le serpent, prince des contresens », dit Char)...
« Encombré de faces menaçantes et de bras flamboyants » ? Ce vers, Baudelaire le crée autant qu’il le traduit. Et s’il commet une faute de traduction, son erreur est féconde. Sous l’effet de ces « bras » sans corps ou de ces corps démembrés qu’il fait surgir superbement, c’est à Rodin que l’on pense – à ces fragments dont parla Rilke ou, peut-être, à sa Porte de l’enfer.
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Traduire, écrire : ces deux termes, dans quelle mesure se recouvrent-ils ?
Il arrive à Baudelaire (mais aussi à Nerval ou à Proust) de caractériser la création comme une traduction. Baudelaire ne vise pas la difficulté, pour l’artiste, de « faire passer », comme en un second temps, et de rendre commun, public, partageable, ce qu’il a atteint. C’est pour lui-même, dans et par l’œuvre en train de se faire, que le poète ou le peintre doit « traduire » ce qui risque, bientôt, de lui échapper.
Delacroix traducteur ? « Si une exécution très nette est nécessaire, écrit Baudelaire dans le Salon de 1859) c’est pour que le langage du rêve soit très nettement traduit ; qu’elle soit très rapide, c’est pour que rien ne se perde de l’impression extraordinaire qui accompagnait la conception... »
Grâce à la virtuosité technique et la vitesse, une immédiate activité traductive est donc efficacement à l’œuvre dans la peinture de Delacroix...
Et qu’y aura-t-il eu à traduire ?... « la conception » (un mot que Flaubert emploie dans ses lettres), une « impression extraordinaire », ou « le langage du rêve ».
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Traduire, écrire : quelle part, dans chaque cas, de décision claire ? ou quel désir imprévu, voire opaque ?
Ecrire... Comment dirait-on sous quelle pression ou « impression extraordinaire » on écrit un poème ? C’est le poème lui-même qui, en se réalisant, la dit, cette pression – ou, peut-être, la « traduit ».
Plus rien d’une transcendance au sens antique ou repris de l’antique (depuis Homère, Virgile, ou, par exemple, Milton). Une pression, soit, mais où s’unissent de l’indéterminable et du très précis. Où se confondent pour se redéchirer du massivement obscur et l’aigu d’un trait qui, trop vite, éblouit, aveugle... (Je pense singulièrement, écrivant ces mots hésitants, aux poèmes de De Signoribus, récemment traduits de l’italien par Martin Rueff ou par Thierry Gillyboeuf.)
Une pression : est-elle autre, dans la grande prosaïsation moderne de la poésie, que celle du réel même, mais lourd ou brûlant brusquement d’une urgence que le poème reçoit à vif ?
Rien qui, soudain, ne se condense en une sorte de demande, celle d’une quasi présence... Il va falloir répondre..., murmurer ou tracer des ébauches de mots ou phrases, réaliser leurs audaces et leurs suspens, des traces et des souffles...
Traduire ? La tâche est tout autre, à première vue. On répond à une commande formulable, fût-ce celle qu’on s’est faite à soi-même. Promesse, pari, engagement parfois hâtif et difficile à tenir...
Surtout, on est d’abord face à un texte qui existe et qui résiste, qui doit résister. Toujurs déjà là, il est exactement ce qu’il est, trop soudain, et presque cruellement : il est en passe de devenir la loi de l’activité de traduire : il faut écrire maintenant un texte nouveau et pourtant gouverné ...
Mais voici que tout change soudain. L’altérité du poème existant dans l’autre langue, voici qu’elle se ravale en l’énigme que le poème s’écrivant fut pour lui-même ... Car, même si on n’identifie pas, comme aura paru le faire, un instant, Baudelaire, création et traduction, il reste que tout poème, peut-être, est en proie à une altérité interne. S’il se réalise en faisant consonner toutes ses composantes (plus peut-être que ne peut ou ne veut le faire toute autre production langagière), c’est, néanmoins, pour approcher de ce qui va irrésistiblement réécarter ses traits apparemment convergents, ce qui va le suspendre chacun à sa place, quasi nécessaires et pourtant, soudain contingents,ou, à tout le moins possibles.
Valéry a dit, à peu près, qu’en traduisant, on avait affaire au poème possible. Tout poème reste, avec la fraîcheur d’une plasticité fixée mais non abolie, indéfiniment possible. Et c’est ce que la traduction d’un poème cherche à ne pas méconnaître, rigoureusement et librement.