La tension Ki

 

 

 

 

La tension Ki

 

 

l’oreille de la lune suspendue dans le ciel

écoute calmement à la porte du monde

 

(« Sombre fenêtre de cet hiver »)

 

 

la bougie à mon chevet n’est plus là au réveil

seule la bouteille vide en habit blanc et dur

me regarde d’un air absent 

 

(« Octobre »)

 

 

 

Vois-tu une nuée d’oiseaux qui fond dans le brouillard en prenant la couleur de l’eau ? 

 

C’est nous... 

 

(Neige dans la ville - Gravure d’hiver 2)

 

Ce poème (dont je ne reprends ici que les derniers mots) est l’un des rares de Ki Hyung-do où soient donnés à entendre des « rires ». Il y brille – blanc-bleuté ou argenté, cristallin – un exceptionnel instant de joie. 

 

La tonalité des poèmes de KI est généralement sombre. C’est d’abord par la force de son désaccordement que cette poésie s’attache ou s’attaque au monde. Si elle répond à la réalité de la Corée son temps – et à ce qui fut, dans les année 60 à 80, l’existence d’enfant ou du jeune homme de Ki (dont la vie fut si brève) –, c’est souvent en nous y révélant de l’amertume, voire de la violence.

 

*

 

Impossible de s’attarder ici sur ce qu’on a pu appeler « l’ère Park Chung Hee ». A partir de 1961, le président Park (comme l’écrivent, par exemple, les auteurs de  Korea Old and New, A History[1])  établit – dans le contexte de la guerre froide, et de relations étroites avec les Etats-Unis face à la Corée du Nord – une « démocratie dans le style coréen », c’est-à dire, en fait, un système durement autoritaire.

Le développement économique rapide de la Corée du Sud – avec le soutien des Etats-Unis – ne se fit pas sans une grande brutalité, en laissant de côté certaines parties de la population et en réprimant toute tentative de protestation (en mai 1975,  une mesure spéciale fit de toute critique envers le président un acte criminel).

Deux opposants, persécutés par Park Chung Hee, furent particulièrement célèbres :  Kim Dae Jung (qui devait devenir président) et le poète Kim Chi Ha.

Park Chung-Hee fut assassiné en 1979. C’est le général Chun Doo-hwan qui lui succèda. En mai 1980, un soulèvement dans la ville de Kwangju (la ville natale de Kim Dae Jung) fut réprimé dans le sang. L’opposition des étudiants – mais aussi celle d’un partie des paysans et celle de mouvements religieux – se radicalisa dans les années 80...

On peut retenir, de cette époque, la popularité du poème narratif et satirique de Kim Chi Ha « Les Cinq Bandits » (qui adoptait la forme traditionnelle du pansori) : « Si on écrit de la poésie, écrivait Kim Chi-Ha,  il faut être audacieux, pas tarabiscoté. Ecrire tout droit./ Mon pinceau a un esprit indompté, une pointe coriace, / et pour ce crime j’ai été jeté en prison, fouetté... »[2]

 

*

 

La dureté de la vie et des relations sociales se fait sentir un peu partout dans les poèmes de Ki. Dès qu’est évoquée son enfance, c’est la misère soudain qui est dite amèrement. Ainsi au début de « Famille en danger » :

 

Dans le printemps tardif de cette année-là, mon père perdant vigueur comme si des comprimés étaient versés d’un flacon s’évanouit. Tout l’été, il ne mangea que de la bouillie. Cette année, je peux faire un peu moins de kimchi d’hiver dit la mère, coiffée d’une serviette sous la lumière de la lampe à pétrole.

 

Et soudain, dans « Village des mines fermées », c’est un « nous » qui « se lève »:

 

Le sifflet du temps tel du granit nous pressait et l’aube puisait à la pelle des vagues solitaires dans un fourgon. Après avoir déposé la flamme au plus profond de la terre, nous

nous sommes levés. De la sciure humide comme de la nourriture crue nous regardait. 

 

Aussi arrive-t-il que de la révolte gronde, mais plutôt furtivement, et sans que jamais la poésie de Ki devienne proprement militante.

 

*

 

Une opacité sombre ou pâle : c’est ce qui s’impose le plus souvent au lecteur de Ki. Ou c’est une voix sourde que l’on croit entendre

Certes, des descriptions s’esquissent, acérées (comme des « gravures » – et Ki donne le titre « Gravure d’hiver » à certains de ses poèmes) : « les cheminées noires des usine visent toutes le ciel / de leurs canons de fusil mouillés ». Mais rien ne se dessine – paysages, rues, chambres – que pour être absorbé à mesure dans un espace-temps épais, ou dans la tension que crée, irrésistiblement, le poème.

 

pourquoi est-ce que je n’arrête pas de tousser aujourd’hui ?

j’ai l’impression d’avoir le corps plein de glace

la chambre est trop sombre

ce calendrier sur lequel il a neigé à verse un mois durant dans la forêt

a été si patient

il a souvent oublié la cloison juste derrière lui

 

 (Sapin de Noël – Gravure d’hiver 3)

 

 

Ou bien c’est d’une nuit dangereuse que paraît se constituer l’élément du poème. Une marée sans nom alors envahit les vers. Elle semble moins être le fait de moments identifiables qu’elle ne monte d’en-dessous, comme un « passé absolu » : alors le temps perd son orientation, le présent est envahi d’une mémoire qui n’est plus celle de personne, et la distinction vie-mort elle-même se fait douteuse. Ce sont des moments  où on pourrait penser (même si le critique Kim Hua mentionne, pour sa part, Gottfried Benn) à l’étrangeté crépusculaire des poèmes de Georg Trakl.

 

*

 

Des présences, dans ces vers ou ces courtes proses, frôlent l’attention du lecteur ; des silhouettes qui (Jochiwon) parfois parlent, des individus surgissent inattendus, à la fois ordinaires et surprenants. Et un « je » peut se dire – ou, simplement, se révéler en quelques gestes... Mais toute individualité semble continument menacée – ou désireuse ? – de se restituer à de « l’entre » rendu sensible comme le fond d’un tableau ou comme la toile d’un écran ....

 

Coincé entre les toits bas, le ciel est suspendu comme une planche dure.  

De son ampleur sans mesure, le vent emballe aisément les murs salis.

Le grésil rebondit en poussant des cris.

Sur l’écran noir et blanc, plein de griffures,

un homme marche lentement.

 

(Nuit blanche)

 

Des événements ? Si un certain nombre de ceux qui se dessinent paraissent avoir – même s’ils ne sont jamais nommés  (ou datés) comme tels – une dimension historique et collective, d’autres sont purement énigmatiques et suscitent par là une inquiétude inattribuable. Les faits sont impliqués par ce qui est dit plutôt que mis au premier plan ; ils sont à imaginer par – ou entre –  les gestes, les postures, les échanges de regards, les co-présences d’individus ...

 

Soudain je le regarde, à l’instant il détourne péniblement

son regard vers le bas de la glycine

touchant sans cesse sa canne de la main,

la bouche béante

comme s’il allait dire quelque chose,

comme si par cela seul qui lui reste au corps

il était gêné

 

(Le vieil homme)

 

ou:

 

des feuilles noires passèrent en roulant de biais

mains et pieds se déplacèrent promptement

la braise d’une cigarette étincela, un passant qui entrait dans une

ruelle

poussa un cri aigu

 

« Dire du mal » 

 

Des faits divers peuvent être très allusivement évoqués: crime, suicide (« Un jour, ici, il y eut une prise d’otage./ Le criminel a mis une cassette de la chanson « Holiday », et, en la chantant à tue-tête,/ il s’est,  d’un long morceau de verre, tranché la gorge. » – « Il tombe une pluie fine »). Ailleurs, ce sera une disparition, ou un viol... L’important est que les événements ne sont dits qu’en impliquant, par sensations globales, les dimensions les plus immédiates de l’existence commune. De la violence partout erre, ou des désirs infixables, du trouble, des colères dont les objets ne sont pas spécifiés...

 

La vie de la collectivité, si banale ou pauvre qu’elle soit, se révèle toujours, chez Ki, inquiétante : on ne sait ce qui tient ensemble les diverses vies qui apparaissent furtivement dans les vers ou phrases de Ki Hyung-do. Tout se fait à la fois oppressant et sur le point de se détruire – et le poème ne touche à ce « dans » quoi les existences ont lieu ou à ce qui vibre entre elles qu’au risque de se décomposer lui-même...

 

*

 

Les liens familiaux, chez Ki, se révèlent tout particulièrement ambigus, et les plus vitales proximités de l’enfance – celles de la mère, du père, de la sœur – peuvent se faire menaçantes.

 

A chaque solstice d’hiver, la nuit, dans mon enfance, quand le vent palpait le calfeutrage, ma mère épluchait pour moi, avec un couteau mal aiguisé, une rave toute bleue en prenant ma tête sur ses genoux. Maman, j’ai peur de ces sanglots, et même de toi. Ecoute, ce sont des bruits qui résonnent en toi. Quand tu seras grand, il te faudra pleurer bien plus fort our te souvenir de cet hiver. […]

 

Le critique Kim Hyon (qui connut Ki Hyungdo) commente ce passage (dans son étude sur  Ki Hyungdo intitulée « Expérience d’une chambre éternellement fermée »[3]) : « Ce qui lui fait vraiment peur, écrit le critique, ce n’est pas le vent, c’est le père, c’est la mère. La mère le sait bien. Aussi lui dit-elle que ce dont il a peur, c’est le sanglot qui retentit en lui. Je sais. Quand tu seras plus âgé, tu pleureras encore plus fort. Sa mère avait raison. Il compose ses poèmes avec ses cris, et il les fait écouter à tout le monde.»

 

Est-elle écrasante ou au contraire douloureusement faible, la présence du père telle que la disent plusieurs poèmes ? Sa figure apparaît, inattendue, dans des visions orageuses  – pour être emportée dans un flot :

 

sous la pluie de mousson, le visage de mon père coule

son visage se colle un instant à la vitre et ouvre la bouche

j’ai vécu en vain, ce que j’ai vécu est vain

mon père s’efface vite, son corps se change en pluie qui court

 

                (Le désert sous l’eau)

 

Avec la fluidification du père, serait-ce toute stabilité qui pourrait se trouver emportée ?

 

mon père pose une question à la pluie où sont passées toutes mes fermes décisions ?

vitre noire qui brille, éclatante lumière blanche d’une chemise

il hurle comme un fou

 

                (Le désert sous l’eau)

 

*

 

De la métamorphose – cela même dont Canetti fait une manière irréductible de sentir et de penser  – est à l’œuvre dans plusieurs poèmes de Ki. 

Parfois, il suffit que, dans l’éclair d’un instant, la plus ordinaire des choses vues paraisse se transformer. Par exemple :

 

... j’ai vu de l’ombre peu foncée exactement collée à toute chose ayant une forme... (« Bruit 1 »)

 

Ou :

 

 Il voit Kim chercher quelque chose sous l’escalier poignet suspendu au bout de la lueur d’un briquet

 

(Lune en papier)

 

Mais, en d’autres endroits,  les métamorphoses peuvent être plus franches.

Dans « Jochiwon », n’est-ce pas, dans le contexte le plus banal, un homme très ordinaire qui soudain s’envole ? 

 

Sous le panneau lumineux affichant « Jochiwon », l’homme passe.

A ce moment-là, je vois un grand oiseau noir. Sans doute

l’homme vole-t-il lentement au-dessus de la terre. Il est minuit.

La neige tombe.

 

Dans le poème « Le vieux livre », c’est bien un livre qui parle. Quel « je » s’est donc éveillé dans ses pages, et chuchote dans les caractères mêmes ?

Ou bien, dans un autre poème  le « je » est en passe de devenir l’instrument de musique qu’il possède et qui, déjà, semblait jouer sans son intervention :

 

Voilà, j’ai un vieil instrument de musique. Voilà. J’entre parfois dans un espoir vide et sombre. Quand j’entends cette étrange interprétation, c’est parfois à mon corps entier qu’il arrive d’être légèrement pincé.

 

(Papier bleu couvert de poussière)

 

*

 

Un peu partout, dans « Une feuille noire dans la bouche », des traits habituellement répartis entre humains et choses vivantes ou inertes s’entr’échangent :

 

sur le sol, des branches pourries aux yeux entrouverts étaient étendues à plat ventre dans la glace 

 

( Neige nocturne )

 

Des glissements transformant – de l’homme à la montagne (si omniprésente, et jusque dans les villes, en Corée), par exemple – sont suggérés :

 

... l’homme ô l’homme se fait couleur de montagnes en automne.

Ah ah, il se fait couleur de montagnes en automne, jaune.

 

(Maladie)

 

Ou bien c’est la parole qui semble émaner et se transmettre des choses vers l’homme :

 

apprenant la langue d’un vieux nuage qui changeait de place 

 

(Culte de plantation des arbres)

 

Ou encore on voit le corps même du « je » se mêler au paysage, et se joindre inextricablement aux végétaux, à la terre ou la neige :

 

Dans la ville, comme en guerre, la neige tombe. Les gens se groupent ici et là sous les réverbères et époussètent la neige. Où puis-je aller pour épousseter mon âge ? Du beau souvenir du printemps passé, le champ de fleurs est-il toujours plein de fleurs de radis qui flottent ? Dans ce champ partout désert, courant tout le long d’une corde de paille, sais-je si les pétales pourris pleurent en se rassemblant? 

 

(Neige dans la ville – Gravure d’hiver 2)

 

*

 

Les déplacements ou échanges métamorphiques, les reptations entre les êtres sont toujours solidaires, chez Ki Hyungdo, de modifications affectant l’élément même où toute singularité se trouve dessinée.

Cette activité élémentaire ne va pas sans communiquer obscurément avec ce qui arrive au père –  avec les excès ou les affaiblissements de sa présence, et, par moments, avec la liquéfaction qu’on a entrevue, celle qui livre le visage paternel à un déluge de reflets.

L’ « entre » ou le « dans », dans Une feuille noire dans la bouche, n’est pas moins susceptible d’accidents et de métamorphoses que les choses ou les individus qui y appparaissent. (Par là, c’est peut-être à Michaux, voire au Rilke des Cahiers de Malte Laurids Brigge, que Ki Hyungdo, quelles que soient par ailleurs les extrêmes différences, pourrait être apparenté – affrontant, sans le savoir, à tâtons, des défis comparables.)

 

*

 

Traduire Ki Hyung-do, c’est vérifier peu à peu que, dans chaque poème, se reconstitue   – dans l’effort de trans-position – la tension par laquelle rien ne surgit sans vibrer selon tout le reste du texte.

Traduire Ki à deux, c’est s’évertuer à faire participer quelque peu l’entre-deux des langues ou des sphères socio-historiques et des traditions à la (re)création de la tension interne du poème en traduction.

En même temps, les lecteurs-traducteurs retrouvent toujours ce qui, du fait de la mort précoce de Ki Hyung-do, resta pour lui en suspens et qui, pour nous aujourd’hui, n’en est pas moins indubitable : il existe entre les poèmes de Ki, une tension qui répond à celle qui se forme en chaque unité poétique. S’il y a de la création et de la métamorphose incessante d’ « élément » chez Ki, c’est au prix de la tension qui se réalise à la fois dans et entre les  poèmes.

 

Lire ou traduire Ki Hyung-do, c’est sentir chaque poème entamer l’ « entre » même qui se fait sentir d’un poème à l’autre. Mais cet « entre » capte spontanément l’air ou l’espace-temps de la vie de tous – celle-ci étant, de manière instable et conflictuelle, incluse dans un pays, une société, une langue, une « nation ».

Etre sensible à la poésie de Ki Hyung-do, c’est vivre, à chaque lecture, la force singulière qu’elle a de prendre la parole et d’entamer l’entre – entre poèmes, entre sujets parlant dans une même société, mais aussi, à l’aveugle, entre les sociétés et entre les temps.

 

« La parole, écrit Claude Lefort (dans Ecrire à l’épreuve du politique), requiert toujours une interruption  des rapports réglés entre les hommes, un droit qui excède toute définition, une sorte de violence. N’est-ce pas ce que fait entendre la formule : la liberté,  on la prend ? »

Il y a une liberté propre à la poésie dans la prise de parole réitérée qu’ose, avec sa simplicité énigmatique, chaque poème de Ki Hyungdo.

 

 


[1] Carter J.Eckert, Ki-baik Lee, Young Ick Lew, Michael Robinson, Edward W. Wagner – Ilchokak, Publishers, for Korea Institute, Harvard University, 1990.

[2] De Kim Chi ha, on peut lire en français  Eclosion (traduction du coréen par Choi Kwon Hang et Charles Juliet, lavis de Bang Hai Ja  Voix d’encre, 2006) et par exemple : « Avec la tristesse/ et la faim l’hiver s’avance/ et bientôt cette année finira //  Je jette six fois trois pèces de monnaie/ pour demander au I-King/ ombre  lumière et lumière / Lumière et ombre apparaissent tour à tour »...

[3] Traduit dans Po&sie n° 88 par Han hin-Hee

Claude Mouchard