Ritsos témoin
« Il subsistait de ce qu’il donnait »[1]
Ritsos témoin
une ombre bleue au-dessus des rochers
et encore, jusqu’à la tendresse en nous, la trace
d’une palme de mouette
– une petite croix sur le sable de notre esprit…
Lettre du 11-3-50 à Kaitoula
Témoigner, au sens que cet acte a pris au vingtième siècle – dans des situations historiques apparentées par la seule brutalité – , dire les violences massives où celui ou celle qui parle aurait pu ou plutôt aurait dû (selon les visées d’un pouvoir persécuteur) être englouti ou, à tout le moins, se trouver définitivement condamné au silence, à l’effacement sans traces – , est-ce là ce que firent les poèmes écrits par Ritsos dans les camps sucessifs où il fut interné ?
« … je suis resté longtemps sans papier, sans crayon, sans musique/ sans jamais savoir où se levait le soleil /sentant comme étrangère la main de l’air sur ma main/ sentant comme étrangère la bouche de la cruche sur ma bouche/ sans raser ma barbe, sans écrire de vers » écrit-il dans sa vaste « Lettre à Joliot-Curie ».
« Sans écrire de vers » ? Ritsos, au temps de ses diverses détentions, en écrivit pourtant, dans les conditions les plus hostiles. Le recueil Temps pierreux, Makronissiotiques porte, après le dernier vers du dernier poème, la date suivante : « Makronissos, août-septembre 1949 ».
Il ne suffisait pas, dans « l’horreur de Makronissos » (comme dit Ritsos lui-même), de trouver un crayon et du papier. Il fallait encore dissimuler, à chaque fois, la chose une fois écrite. « Ces poèmes sont restés enterrés sur place dans des bouteilles scellées », écrit Ritsos dans l’avertissement dont il les fit précéder, en 1975, lors de leur publication en Grèce[2]. Et il précise qu’ils furent « déterrés en juillet 1950 ». (On pense, si différentes que soient les situations, aux témoignages enfouis dans le sol d’Auschwitz, ou aux « archives » du ghetto de Varsovie. On peut songer encore aux poèmes que composait durant la nuit Anna Akhmatova à Leningrad, en 1940, avant de les confier à la seule mémoire de Lydia Tchoukovskaïa et de brûler le papier où les vers avaient été fugacement tracés[3].)
Enterrant son écrit (tracé à la dérobée, sous l’oppression, en plein écrasement), qu’espère le témoin – alors même que, peut-être, il ne survivra pas et que ses « bouteilles à la terre » ne seront, peut-être, jamais exhumées ? Sur qui ou quoi, « contre tout espoir », compte-t-il ?
Il arrive que les poèmes-témoignages incorporent en eux – entre leurs vers, ou sous leur divers traits, à la manière d’un support halluciné, une substance (dont ils peuvent, par hasard ou par banalité, emprunter l’image à ce qui se trouve là : terre ou pierre, neige, nuit, eau, air, un élément aux « nombreuses versions et nuances, du noir jusqu’à l’invisible blanc »[4], mais en laquelle, surtout, ils sont brusquement sûrs de pouvoir marquer à mesure) – une attention quasi déjà là, certes irréelle, voire aussitôt ressentie comme impossible, et que pourtant ils réalisent.
*
Témoigner en poèmes ? C’est, dans bien des cas, parler de – et pour – nombre d’autres connus ou ignorés. C’est donner voix – comme dans les vers qui suivent (extraits de « Temps », dans Temps pierreux) – à un « nous » terrible : un « nous » totalement dominé, humilié, piétiné.
Dans notre dos, le feu du couchant.
Appel du soir. 7 heures.
Le couchant sur le visage du sous-brigadier,
le couchant sur la tête rasée des déportés
et plus bas, la mer.
4ème Bataillon de Makronissos,
12 « cages »,
10 000 déportés.
Coucher du soleil.
Chacun de nous porte sur les épaules
la fatigue de 12 heures de pierres,
la soif de 12 heures de soleil,
la douleur d’autant d’années,
la sentence d’une vie entière
et même ce petit baluchon
aux pelotes colorées par le crépuscule.
Crépuscules, nuits où semblent se dissoudre les détenus… Combien dévorant peut être le noir (« le fond, en bas, noir de calme »[5]) chez Ritsos ! Non loin d’une obscurité qui semble par moments sans dehors – sans alternative –, on pourrait entendre, soudain, le hululant-aboyant Nuits de Xenakis : une « Musique pour 12 voix mixtes » datée de 1967-68[6].
Cependant, le poème-témoignage, chez Ritsos – par exemple « Pourtant » dans Temps pierreux encore – sait aussi bien s’attacher à deux ou trois individus vus quand et où personne n’a plus (en dehors des gardiens) d’yeux pour eux.
[…] à l’heure où tombe le soir parfois,
quand la petite Ourse suspend sa petite lanterne à l’ouverture de la tente
et creuse de ses ongles une légère ornière dans la terre sèche,
Pétros, Vassilis ou le père-Antonis
cherchant un gobelet ou une cuillère au fond du baluchon,
laissent traîner leurs mains – ils s’oublient
et autour d’eux l’air se courbe et se fige comme l’huile dans une jarre
et le silence se fait comme la meule quand l’eau ne coule plus.
Oubliés de tous, oublieux d’eux-mêmes, ces détenus épuisés et sans plus d’espoir ? Le poème s’insinue là où, pour ces abandonnés, auront fait défaut les attentions des proches, voire les plus élémentaires soutiens d’un humain à l’autre ou ne serait-ce que le souci de soi; avec une sobre tendresse, les vers disent et forment, autour des gestes tâtonnants d’hommes à bout, les simples courbures de « l’air » qui s’immobilise ; ils nous font entendre les inflexions de ce qui fut, là-bas, jadis, « le silence ».
*
On sait, ou on peut conjecturer, que, depuis des siècles, ou plutôt depuis des millénaires, des masses d’humains ont été, par décisions de maints pouvoirs, anéanties. Mais, jusqu’aux temps les plus récents, de pareils événements furent quasiment sans traces, ou du moins eurent lieu de telle manière qu’aucune victime ne put faire entendre sa voix…
Il s’est trouvé, au vingtième siècle – par les effets de la démocratisation, qu’en Europe d’abord, un certain nombre de ceux qui furent engloutis ou qui furent au bord de l’être, ont pu parler, ou plutôt écrire. Ainsi naquirent des journaux personnels, ou des lettres que les combattants de la première guerre mondiale envoyaient à leurs proches. Et un certain nombre de ces traces devinrent – grâce au développement de la presse – publiques ou, éventuellement, se firent œuvres d’une nature nouvelle.
Des lettres: plusieurs des poèmes écrits par des détenus de Makronissos adoptent ce tour. « Je vais bien, Petite Mère… mon soleil…/ Je me hâte d’apaiser tes craintes. Je vais bien. » Ainsi écrit, entre autres, le poète Menelaos Loudemis ; il est vrai que bientôt le poème lui-même révèle qu’il ne peut espérer être une vraie lettre, un message qui arriverait à destination : « Aujourd’hui, j’ai atteint le millier de lettres. Mais je sais…/ Que tu ne reçois plus de messages depuis longtemps. »
Dans « Temps » (déjà cité) de Ritsos, c’est au milieu du poème qu’on voit les vers emprunter le mouvement d’une lettre à la mère : « Ah, mère, quels jours difficiles passons-nous ».
Tout autre, évidemment, la « Lettre à Joliot-Curie » que Ritsos écrit sur l’île d’Aï-Stratis où, de Makronissos, il avait été transféré – « afin de ménager l’opinion publique » (comme le souligne Pascal Neveu) – et d’où il sera libéré en 1952. Cette lettre-poème est explicitement écrite au nom des masses de ceux qui ne peuvent se faire entendre : « Joliot, nombreux sont ceux qui déposeraient leur signature au bas de ma lettre/ mais ils ne savent pas écrire ». Et c’est une lettre qui se veut constitutivement « ouverte » – à tous les vents de l’espace poético-politique mondial.
Joliot-Curie, en 1949, avait témoigné, du côté des dénégateurs des camps soviétiques, contre Kravchenko (l’auteur de J’ai choisi la liberté) lors du procès que celui-ci avait intenté aux Lettres françaises, hebdomadaire qui, sous la plume d’un prétendu « Sim Thomas » (une pure fabrication due à l’un des membres de l’équipe), l’avait grossièrement diffamé. On ne peut oublier aujourd’hui combien l’espace mondial de ce temps – celui de la guerre froide (et bientôt – 1950-53 – de la guerre de Corée), celui des « bords » entre lesquels on était sommé de choisir à tout moment – était en proie à de brutales manipulations (de la part, en tout cynisme, de Staline, mais de la part aussi des Etats-Unis ou de l’Angleterre soutenant les dictatures anti-communistes), et volontiers au nom de « la paix ».
Comment Ritsos dut-il et put-il se situer politiquement et poétiquement en ce temps-là et dans les décennies qui suivirent ? C’est ce qu’il serait passionnant de suivre de près…
En tout cas, les célébrations idéologiquement calculées semblent n’avoir eu que peu d’emprise sur le poète-temoin; elles ne le privèrent pas du sens ironique de l’obscurité, elles ne le firent pas renoncer à la fraîcheur de l’anonymat. Sans doute est-ce la gloire du poète mondialement connu qu’évoque d’abord le poème « L’élément personnel » (dans Le mur dans le miroir et autres poèmes [7]): « A peine se fut-il couché qu’ils l’enlevèrent de son pauvre lit, / l’habillèrent d’un costume splendide – épaulettes, galons dorés ; / une couronne dans ses cheveux – olivier ? lierre ? ou laurier ? – il ne savait […] » Mais, dans le même poème, un retournement doucement sarcastique ne tarde pas : « Et lui suspendu dans les airs, / hors de lui-même, presque avec aisance, il prenait appui sur les planches, / mais seulement du bout des orteils de son pied droit – parce qu’à ce pied, / dans leur précipitation, ils lui avaient laissé l’une de ses chaussettes trouée/ qui bâillait de satisfaction. Et cela lui permettait de penser encore,/ cela lui permettait d’être lui aussi un inconnu dans le monde. »
*
Sa notoriété mondiale n’épargna pas à Ritsos, sous la dictature des colonels (à partir d’avril 1967), d’être de nouveau interné. Il connut de nouveaux camps, dans les îles de Yaros, Léros, Samos… Sont datés de ce temps-là, et des ces îles-là, tous les poèmes qui composent le recueil traduit par Pascal Neveu (avec une préface de Bernard Noël) sous le titre Pierres Répétitions Grilles [8] : leur force est, page après page, date après date, à couper le souffle.
Dater un poème, ou une série de poèmes, Ritsos n’est pas le seul, bien entendu, à l’avoir fait. Une position historico-poétique se manifeste évidemment à chaque fois dans un tel geste… Le recueil entier des Contemplations est bâti par Hugo (autobiographiquement et historiquement) selon les dates affectées aux successifs poèmes. En un mouvement sans doute plus proche de Ritsos, il est arrivé à Mandelstam de faire d’une date le titre même d’un poème : « 1er janvier 1924 »[9]. Et Celan a désiré sentir et penser la venue (la provenance, l’angle d’impact) de chaque poème selon sa date…
Pour Ritsos témoin, il était n’était pas moins nécessaire d’inscrire les mentions de lieux. Les dates sont à chaque fois nouvelles (selon, évidemment, le fil du temps). Les noms des lieux, dans Pierres Répétitions Grilles, sont, eux, répétitifs. Mornes, ils martèlent l’enfermement, l’impuissance ; ils râclent dans le gris, ils piétinent dans le noir… Et ils rappellent toujours le « temps pierreux » – le temps localisé de force – que Ritsos avait vécu à Makronissos[10].
Au ras de la pierre des îles (« Rien que des pierres, beaucoup de pierres,/ et pourtant, Joliot, sur ces pierres/ nous écoutions, les poèmes de Temps pierreux ou de Pierres répétitions grilles font vibrer, sans devoir nécessairement les dire, les rapports – entrevisibilité perpétuelle des détenus, regards des gardiens – qui inscrivent la domination politique dans l’espace. On pourrait les rapprocher de la prose d’Antelme dans L’espèce humaine, si précise dans son analyse sensible de la spatialité des camps.
*
Des scènes de terreur rayonnent, glaciales, dans certains poèmes de Grilles. Par exemple dans « Malgré tout » (« Samos, 29.01.69) :
Entassés dans la pièce du haut. Minuit passé. Personne
ne parlait ni ne pleurait. L’énorme gardien tenait la lampe.
Les autres poussaient de leur arme. Ils devaient sauter
de ce balcon à celui d’en face. La distance n’était pas longue.
Un pur cauchemar – réel ?
En bas,
on distinguait à peine la rue pavée, profonde comme un puits,
faiblement éclairée par les ampoules vertes de la cave à charbon
et la vitrine de la boucherie. Un par un, ils sautaient. Le bruit de chute
résonnait lourd en bas. Puis les gardiens retirèrent leurs chaussures,
leurs chaussettes, et posèrent deux larges planches pour passer
sur le balcon d’en face en tenant la lampe.
Le poème va s’achever sur une dernière « chose vue ». Elle est pleine de sens (opposant, implicitement, à la misère corporelle des détenus, évoquée ailleurs dans le recueil, la propreté et la prospérité corporelles des gardiens). Pourtant, dilaté, cet ultime détail luit comme en rêve :
Leurs pieds
étaient grands, beaux, éclairés, propres ; leurs ongles brillaient.
*
Des scènes vues un instant plus tôt, des souvenirs revenus brusquement de loin, des rêves nés de nuits affreuses ? Ce que donnent à voir ou imaginer les poèmes de Ritsos est d’une évidence à chaque fois complexe, et pour jamais mouvante.
« Perquisition » (« Samos, 05.02.69) rappelle, probablement, une irruption policière dans un logement – au temps de la vie… libre : «Après vous, messieurs, – dit-il. Pas d’inconvénient. Fouillez partout ;/ je n’ai rien à cacher. […] ».
Mais c’est autrement, dans « Reconstitution du sommeil » (Samos, 05.02.69), et tout onirique, que se découvre d’abord le visible :
La nuit, de gros morceaux de crépi tombaient du plafond sur le lit.
Il ne restait pas de place pour s’allonger. Le miroir était cassé lui aussi.
La statue de plâtre du couloir était couverte de suie. On ne pouvait
ni lui faire l’amour, ni même la toucher, – des traces noires
restaient sur les cuisses, les genoux, les lèvres, les paumes.
Sur un tel fond, les détails « plats » que dit le reste du poème s’arrachent ; ils ne cesseront plus de dévorer, insatiables, notre attention :
Des mois maintenant
qu’ils avaient coupé l’eau, le téléphone, l’électricité. Sur la table de marbre,
dans la cuisine, près des mégots, pourrissaient deux énormes laitues.
Cependant, la puissance de rêve propre à ces poèmes s’impose d’abord par leur diction. On croit entendre (et c’est alors à Vladimir Holan que Ritsos serait apparenté) la parole d’un dormeur se réveillant et faisant irruption parmi quelques autres – parmi nous, peut-être, lecteurs d’aujourd’hui, dans le tissage volubile de nos vies – en train de converser : voici que le poème profère brusquement (interrompant les propos des prétendus éveillés) des phrases sûres comme nulles autres, mais intenables (en particulier pour tout commentaire), et de nature à nous laisser, lecteurs, béants sur le vide.
*
Tout, dans les poèmes de Pierres Répétitions Grilles, n’est pas lié – ne se laisse pas arrimer (ne serait-ce pas une défaite ?) – à la situation du détenu. La poésie résiste, en secret, par sa seule existence, avec la liberté (souffles, vides, énigmes) des rapports internes qu’elle crée. C’est sûrement pourquoi Ritsos (comme le rappelle Pascal Neveu) s’acharna à en maintenir la possibilité et la présence non seulement pour lui-même mais aussi pour d’autres prisonniers.
Et puis ce sont, dans certains des poèmes datés des camps (spécialement dans ceux de Répétitions), les rayonnements familiers et énigmatiques du passé grec – celui d’une tout autre Grèce. Mythes ou récits de jadis, noms magnifiques, statues.
Le « nous » pourrait-il être alors celui, retrouvé ou réinventé pour un instant, de la communauté antique ? Il n’y aurait là, sans doute qu’illusion et Ritsos n’y glisse pas. «[…] quand les lampes furent allumées, lit-on dans un poème daté de Léros, 31.03.68, nous sommes rentrés pour recourir encore à la mythologie, cherchant/ quelque plus profonde corrélation, quelque lointaine et générale allégorie/ qui adoucirait l’étroitesse du vide personnel. Sans rien trouver. /Pauvres nous sont aussi apparus Perséphone et les grains de grenade/ devant la nuit qui tombait lourdement et l’absence absolue. »
Dans le poème « Héraclès et nous », après l’évocation du grandiose (« Grand et fameux, dit-on, enfant d’un dieu, et tant de maîtres avec ça : – / le vieux Linos, fils d’Apollon, qui lui apprit à lire et à écrire ; Eurytos, / l’art de l’arc ; Eumolpos, fils de Philammon,/ le chant et la lyre […] »), le « nous » (annoncé dans le titre) s’impose à distance des mythes et privé des ressources du passé :
[…] Nos seuls
diplômes : trois mots : Makronissos, Yaros et Léros. Et si, maladroits
vous paraissent nos vers, un jour, souvenez-vous seulement comment ils furent écrits,
sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur nos flancs.
*
Les présents monstrueux que dit (fût-ce, syntaxiquement, au passé) le témoin Ritsos ne se laissent former en poèmes que soutenus d’emblée (et contre l’intention, propre au pouvoir, d’anéantissement sans traces) par le geste qui les destine, qui les donne à de l’attention… Attention publique, mondiale, alertée, pour Ritsos, par certains des poètes ou artistes les plus célèbres du siècle ? Sans doute. Mais l’écoute que cherchent les poèmes puissants et subtils de Ritsos, ou plutôt qu’ils anticipent dans leur constitution même, est – par rapport à toute réception concrétisée – toujours plus proche (déjà là, comme un silencieux support élastique où s’imprimerait chacun des traits discrets des vers) ou plus loin (jamais réalisée, promise à être indéfiniment ravalée, à travers tout futur, en un suspens indéfini).
Et puis l’attention qui brûle au sein des poèmes-témoignages de Ritsos est aussi – communiquant avec celle qu’appellent les poèmes – faite des regards réciproques des détenus : on y sent de la fraternité, sans doute, mais aussi des dangers ou, soudain, une glaçante sidération.
Comment se faire aujourd’hui lecteur du poème-témoignage « Vers quoi ? » (dans Pierres) ? On y découvre, entre un « il » et un « nous », dans une infrangible dureté, un rapport devenu – à vous tirer les larmes – absolument impossible ?
Avec le temps, il avait commencé à parler avec amertume ; (étrange ; lui
si dévoué, loyal, discipliné pour dire mieux), évidemment pas
de personnes ni d’événements – plutôt en général etvaguement, ou avec gêne,
peut-être même avec peur.
« Ne pas comprendre, mais voir parler », disait Celan. C’est ce que semble suggérer la suite de ce même poème :
Ses mains,
une torsion, comme les racines d’un arbre en terre étrangère,
en une terre profonde, et comme nôtre.
Personne
ne le croit plus ; ne le regarde plus dans les yeux – qu’il dise ce qu’il veut
Et l’énigme du non-rapport se fait – en images absolues – totale :
Non que nous ayons eu peur de cet apeuré – pas du tout. Une vitre
plus haut, du cinquième étage, jetait sur lui une douce lueur,
lui éclairait le visage come s’il portait un masque de verre.
Et nous
alors nous portions les mains au visage comme pour nous cacher
ou comme pour soutenir un mur qui penche. Entre nos doigts
tombaient des morceaux de plâtre, des pierres, de la poussière, des pièces cuivrées ;
nous nous baissions, et les ramassions ; – sans nous agenouiller devant lui.
La dureté, enfin, devient celle même, insurmontable, de l’air ou de l’eau :
Et dans le miroir, en face, quelque chose de blanc, d’infiniment blanc –
un vieux peigne en os dans un verre d’eau,
et la lumière sereine de l’eau dans le verre, dans le miroir, dans l’air.
Yaros, 24.05.68
*
Non que nous ayons eu peur de cet apeuré – pas du tout…
Je – lecteur d’aujourd’hui, 2009 – ne peux m’empêcher de réinscrire ces mots, avec une stupéfaction sans cause. De quelle histoire singulière – au coeur de la grande histoire que nous connaissons – parlent-ils ? Je ne sais. Le poème-témoignage, chez Ritsos, est consubstantiel des événements historico-politiques massifs de son temps. Il ne l’est pas moins (en nommant parfois un ou quelques prisonniers, ou bien en le ou les singularisant d’un trait) de telle situation individuelle vécue ou frôlée. Mais surtout, entre le « nous » (qu’il dit et fait parler dans ses vers) et, par exemple, cet « apeuré », ou entre le « nous » des détenus de jadis et « nous » lecteurs, il réalise, simplement, de l’ « entre ». Un entre tout en tempêtes transparentes. De l’entre sans fin.
[1] « Celui insatiable », PRG p204
[2] Cité par Pascal Neveu dans sa « Note du traducteur » en tête de Temps pierreux, Makronissiotiques, Ypsilon Editeur, 2008.
[3] « … elle couvrait le papier de son écriture rapide et me le tendait. Je lisais les vers et, lorsque je les avais retenus, je les lui rendais. « L’automne est bien précoce cette année », disait tout haut Anna Andreevna, puis, grattant une allumette, elle brûlait le papier au-dessus du cendrier. » (Lydia Tchoukovskaïa, Entretiens avec Anna Akhmatova, trad. Lucile Nivat, Albin Michel 1980).
[4] « Le « ou » disjonctif (Pierres répétitions grilles), Samos, 18.06.69.
[5] « L’équilibriste » (Pierres répétitions grilles), Samos, 19.05.69
[6] Nuits porte la dédicace suivante : « Pour vous, obscurs détenus politiques, Narcisso Julian (Espagne) depuis 1946, Costa Philinis (Grèce) depuis 1947, Eli Erythriadou (Grèce) depuis 1950, Joachim Amaro (Portugal) depuis 1952, et pour vous, milliers d’oubliés, dont les noms même sont perdus ».
[7] Traduit du grec et présenté par Dominique Grandmont, Poésie/ Gallimard
[8] Ypsilon éditeur, 2009.
[9] « Qui a posé ses lèvres sur le front las des siècles/ Peut, tendre fils, se souvenir/ Comment au-dehors, dans la congère de seigle, / Le temps s’allongeait pour dormir. » Ainsi s’élance le grand poème de Mandelstam (Le Deuxième Livre 1916-1925, traduit du russe et présenté par Henri Abril, Circé 2002).
[10] D’autres poètes de Makronissos se contraignirent à dire ce lieu et ce temps de pierre. « C’était une loque pierreuse/ une île-loque » murmurait Charilaos Michiotis, dans un poème intitulé « Makronissos ».