La mémoire de quelqu'un d'autre

Fréquenter les morts, préférer les morts aux vivants, quelle indécence ! Vieille rengaine. Je vois qu’à présent nul ne fait effort pour nous exposer les torts, les périls obscènes de l’absence, depuis qu’a sombré l’Histoire...

Giovanni Raboni

1Guillaume Perrier m’avait invité, il y a pas mal de temps, à participer à une rencontre qui avait pour objet : « La mémoire volontaire de l’écrivain ».

2J’ai gardé de vifs souvenirs de certains des propos entendus (et reçus, ainsi qu’il arrive dans les rencontres fécondes, comme autant d’instigations ou de provocations à penser davantage et, si possible, un peu mieux).

3En revanche, de ce que j’avais bien pu dire quand ce fut mon tour de parler, je n’avais quasiment aucun souvenir : voilà le constat amer que j’ai dû faire quand Guillaume Perrier m’a demandé le texte de ma « communication ». Cet oubli (accompagné d’une perte de toute trace écrite) était net, singulièrement tranchant : comme s’il avait accompli un devoir ou obéi à une décision elle-même oubliée.

4De quel « trouble de mémoire » étais-je victime ? M’étais-je livré à ce qu’il faudrait appeler – en inversant la formule de Guillaume Perrier – un… oubli volontaire ?

5J’ai dû procéder (contre mes résistances, une certaine honte) à une minime reconstitution, à une esquisse de reconstruction mémorielle – dont sont issues les quelques lignes qui suivent, furtives, excessives en même temps que trop allusives.

6Au départ, donc, le sujet proposé par Guillaume Perrier : « La mémoire volontaire de l’écrivain », et le fait que ce sujet m’avait immédiatement fait penser à Chalamov.

7Guillaume Perrier, je m’en souvenais, avait publié – sous un titre attirant et terrible, emprunté à Primo Levi : « Douces choses férocement lointaines » –, un article aigu sur « deux lectures de Proust dans les camps soviétiques ». Ces deux lectures de À la recherche du temps perdu – combien improbables ! – sont celles, respectivement, du polonais Josef Czapski et du russe Varlam Chalamov, deux grands témoins, en effet, des camps soviétiques.

8À l’évidence, l’énoncé « La mémoire volontaire de l’écrivain » s’inscrivait dans le même registre : on y entend des échos, transformés, de Czapski et de Chalamov, en même temps que de Proust.

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9Des années plus tôt, j’avais publié, dans la revue Po&sie, un texte intitulé « Mémoires autres », dont la première partie, à tout le moins, cherchait à expliciter les tensions mémorielles singulières que je sentais mises en œuvre dans les Récits de la Kolyma.

10Dans les conditions extrêmes que créent le froid sibérien et l’oppression sous laquelle survivent les détenus, la mémoire immédiate, nous fait entendre Chalamov, en vient à se déliter. « Dans le froid de la Kolyma, on ne se souvient même plus de soi », dit Chalamov.

11À vrai dire, ce qui se perd pour les zeks, c’est, non moins que la mémoire, la conscience même de soi : « Le gel, ce même gel qui transformait un crachat en glaçon au vol, arrivait jusqu’à l’âme humaine. Si les os pouvaient geler, le cerveau pouvait aussi le faire et s’engourdir, comme le pouvait également l’âme. Au front, on ne peut penser à rien. »

12Mémoire immédiate, heure après heure, ou conscience instantanée de sa propre existence sont également écrasées : du rapport à soi, il ne subsiste rien qui ne soit ramené au plus élémentaire, qui ne soit quasi annulé au ras du sol et de la neige, sous un temps morne.

13Ce n’est pas seulement l’écrasement corporel qui crée cette annulation de toutes les ressources du « soi ». C’est encore l’effacement symbolique méticuleusement organisé par l’administration pénitentiaire : de tout ce que vit le détenu, rien, selon les visées persécutrices du pouvoir, ne doit s’inscrire en nul support collectif.

14Se souvenir, un jour – bien plus tard –, écrire, dès que ce sera possible, s’acharner à laisser une inscription de ce à quoi on aura survécu, ce sera donc, après coup, résister… En tant qu’individu singulier, sans doute, mais aussi pour d’innombrables autres (au demeurant, certains des récits de Chalamov accompagnent d’autres détenus, se glissent dans ce qui leur reste d’intériorité au moment où celle-ci se décompose).

15« Sur la neige », texte initial des Récits de la Kolyma, poème en prose aussi bien que récit réaliste-allégorique, fait – par un transport métaphorique qui est aussi une manière de tardive victoire – des étendues blanches et infinies de la Sibérie (jadis instrument de la persécution) un support, voire la page même, sur quoi il faudrait parvenir enfin à créer des marques, à laisser des traces.

16Quelle autre situation donnerait une pareille portée à la « mémoire volontaire de l’écrivain » ?

17Cette dernière formule, cependant, ne suffit pas à caractériser les liens qui, pour l’auteur des Récits de la Kolyma, se nouent entre écriture et mémoire.

18Certes, Chalamov aura voulu, inflexiblement, se souvenir de cette interminable vie-survie où l’on perd toute mémoire immédiate de soi. Et il aura voulu, de ses souvenirs, faire une œuvre dont on se souviendrait à jamais.

19Cependant, lorsqu’il revient sur les moments où il écrit, voici que c’est une inattendue et massive passivité qui se révèle, et qui paraît alors nécessaire à l’écriture même.

20Écrire, à distance de l’expérience extrême qui a été vécue, ne se fait pas sans le constat, accablant ou exaltant, que rien n’a été oublié, n’a pu être oublié.

21C’est là une surprise, et un vrai paradoxe : ce dont on était incapable de se souvenir sur le moment même se sera inscrit d’autant plus irréversiblement. « […] dans le cerveau rien ne s’efface », déclare Chalamov dans l’un des textes réunis dans Tout ou rien et où il décrit ses pratiques d’écriture. (Tout ou rien a été traduit plusieurs années après les Récits.) « […] quelque part dans le cerveau, affirme-t-il encore, ces données sont conservées sur un nombre incalculable de bandes en sorte que, par un simple effort de volonté, je peux m’obliger à me rappeler ce que j’ai vu tel jour à telle heure de ces soixante années de mon existence. »

22« […] un simple effort de volonté » ? La volonté ici (ou la décision de « m’obliger ») semble donc réduite au plus simple. Elle se bornerait à un constat : celui que tout s’est inscrit « quelque part dans le cerveau ». Faudrait-il dès lors se contenter, scrupuleusement – avec une passivité volontaire –, de faire place à ce qui revient de soi-même ?

23Une pareille formulation ne rendrait pas compte des opérations dans lesquelles Chalamov, écrivant, se trouve engagé.

24Il arrive en effet à Chalamov, dans d’autres passages où il tente d’analyser ses propres actes d’écriture, d’unir plus étroitement encore décision et constat, activité et passivité. À certains moments, voici que le passé même se fait plus que présent. Il s’impose pareil à un bloc minéral, à une falaise. Or c’est précisément cette brute présence que l’acte d’écrire doit attaquer, entamer, débiter. Et Chalamov trouve alors à réemployer, en une reprise elle-même à peine métaphorique, les gestes du travail même auquel il avait été condamné dans ces mines où il aurait pu – ou dû – laisser sa vie.

25Écrire unit donc la passivité qui doit constater, en s’y exposant, la présence massive du passé, et une détermination sans faille.

26Farouche, la volonté de celui qui veut témoigner de ce passé brusquement revenu, tout en faisant (contre l’annulation programmée de toutes ses ressources subjectives) véritablement œuvre. « Je n’ai jamais rencontré, m’a dit soudain, un soir, le poète tchouvache Guennadi Aïgui (qui avait connu Chalamov à la fin de sa vie et qui me décrivait son visage comme aussi dur que de la pierre), une volonté comparable chez personne. »

27La volonté de l’écrivain Chalamov aura dû, par une répétition acharnée et libératrice, happer en elle (et refondre dans sa propre détermination) les aspects les plus mécaniques des tâches techniques en même temps que ceux du contrôle exercé par l’administration pénitentiaire.

28Lisant et relisant Chalamov, je n’ai pu que m’interroger sur la nature de l’attrait qu’exerçaient sur moi – comme, bien entendu, sur tant d’autres – de pareils récits ou essais. Étais-je captivé par les situations extrêmes qu’ils évoquent ? Avec quelle complaisance ?

29L’exposition brutale et constante à laquelle avait été condamné Chalamov contrastait, certes, avec la situation plutôt protégée où pouvaient se trouver nombre de ses lecteurs – quelqu’un comme moi par exemple. D’où un malaise, des scrupules…

30Cependant, il ne fallait pas renoncer à découvrir et d’abord à vivre, dans la relation avec le lecteur que créent les Récits de la Kolyma, une complexité immédiate, ou plutôt une dualité.

31Si, me suis-je dit au cœur de mes hésitations, l’œuvre de Chalamov atteint avec une singulière précision le lecteur quelconque (et, en général, celui qui n’a jamais eu à vivre une expérience comparable), ce ne peut être exclusivement pas ses contenus – les souvenirs-témoignages, tout précieux qu’ils soient. C’est en même temps par la structure mémorielle qu’elle implique et qui fait sentir dans la constitution des textes une oscillation entre effacement et re-surgissement également radicaux. N’est-ce pas là une disposition dont tout lecteur, si éloigné qu’il soit des situations évoquées par les Récits de la Kolyma, peut éprouver la pure immédiateté ? La narration, chez Chalamov, ou la moindre description en portent la marque : c’est, toujours à nouveau réalisée, une fraîcheur redoutable, quasi hallucinatoire.

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32M’interrogeant, lors de l’une de mes relectures, sur ma passion toujours renouvelée pour les Récits de la Kolyma, je fus conduit, inopinément, à une brève anamnèse.

33Le souvenir me revint, très âpre, non pas du tout d’une lecture, mais d’une proximité quasi sans mots : « dans la vie », simplement… Proximité de jadis, et désormais évanouie, mais dont les effets à long terme avaient dû me disposer – ou plutôt m’exposer – à ce qui serait ma lecture toujours inassouvie des Récits de la Kolyma.

34Éprouver latéralement la présence et la constitution d’une mémoire autre, est-ce là ce qui peut arriver indépendamment d’un témoignage constitué, d’une œuvre écrite ? Peut-on se trouver, dans la réalité la plus ordinaire – à travers les souvenirs échangés ou parfois en deçà d’eux, par des paroles banales, voire par les gestes silencieux de la vie –, livré à la proximité de la mémoire d’un(e) autre, et à ce qu’elle peut, dans un présent apparemment partagé, faire filtrer d’un rapport tout autre au passé ?

35Durement dénivelée, soudain, la relation à l’autre dès lors que quelque chose de son passé – quelque chose de cruel, d’indépassable – demeure sensible, irréductiblement différent, dans le moindre de ses comportements…

36La fréquentation de l’œuvre de Chalamov (quoique ou parce que chargée d’erreurs ou d’illusions miennes) se révéla donc induire en moi le retour d’une autre proximité. Je fus par instants envahi par le souvenir du voisinage avec une autre mémoire : celle d’une personne de ma famille – la sœur de ma mère, une paysanne du Quercy, dont, pendant l’occupation allemande, le fils, à l’âge de dix-neuf ans, avait été arrêté (on sait que, dans cette région, la résistance, usant en particulier des particularités des reliefs calcaires, avait été particulièrement active) et déporté à Dachau, où il avait disparu. On n’avait eu la certitude de sa mort que longtemps après la Libération : au moment où on retrouva sa mâchoire qu’un médecin allemand avait choisie pour sa collection du fait d’une denture singulière (et jugée par ce spécialiste « intéressante »), et où fut recueilli le témoignage du médecin tchèque qui avait procédé à la dissection.

37Il m’était arrivé, dix ou quinze ans plus tard, de passer, à plusieurs reprises, quelques semaines avec cette femme vivant désormais (après la mort de son mari) isolée dans son élevage de volailles sur un plateau largement déserté. Quasi constant, le travail. Non moins perpétuel son silence – que je savais-sentais hanté de bien plus qu’une absence.

38Rares, avec elle, les conversations où parfois, cependant, du passé faisait irruption, entaillant le présent : ainsi lorsqu’elle me montra, dans le village voisin, le mur devant laquelle toute la famille (elle, son mari, ses fils)avait été, au moment de l’arrestation, alignée par les Allemands et s’attendait à être collectivement abattue.

39La sensation qui, dans cette distante proximité, s’imposait à moi, je ne me la formulais pas. À travers les rares souvenirs brièvement dits, une organisation mémorielle tout autre vibrait au plus près, quasi abstraite, chocs d’arêtes cristallines – dans quelle nuit ?

40Bien plus tard, donc, j’ai cru découvrir que ma lecture des récits de Chalamov et ma sensibilité à la complexité mémorielle en eux mise en œuvre impliquaient une autre mémoire – ou ce qu’avait été, dans le passé, ma relation à une autre mémoire : celle de cette femme silencieuse. Cette dernière n’aurait jamais songé (pas plus que moi-même à l’époque) que ce qui avait brisé sa vie pût donner matière à la moindre trace notée. De cette catastrophe, les seuls restes écrits qu’il m’avait été donné de découvrir un jour se réduisaient aux petits mots minuscules que le fils arrêté, provisoirement emprisonné à Toulouse, glissait à destination de sa mère dans les ourlets des vêtements qu’il lui donnait à laver.

41L’impulsion fut alors d’écrire – moins explicitement, certes, que dans les présentes lignes – en faisant voisiner, voire se heurter ou sonner l’une par l’autre, deux mémoires dont les constitutions étaient tout autres que la mienne. C’est ce qui se fit, plus qu’en des interrogations explicites, par construction. Par des heurts résonnant dans une translucidité nocturne. En des immédiatetés impliquées plus que formulées.

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42C’est avec le sentiment de blesser, si longtemps après coup, une réserve obstinément gardée que j’ai écrit les lignes qui précèdent : de pareilles explicitations auraient été, à cette femme taciturne, peu supportables.

43Est-ce sous l’effet du retour du passé que je viens d’évoquer en même temps que sous le coup des inquiétudes mémorielles réveillées par la lecture de Chalamov, que j’en vins – il y a quelque sept ans, en 2007 – à décider de me rendre disponible pour la relation (menacée) de quelqu’un d’autre (qui m’a demandé de substituer à son nom celui d’« Ousmane », un ami assassiné au Darfour) avec sa propre mémoire ?

44Un an plus tôt, au bord de la Loire, dans les broussailles de jardins ouvriers abandonnés, nous – trois Orléanais « chez eux » – avions rencontré un groupe d’immigrés clandestins qui, depuis quelques semaines, tentaient de survivre là. À la suite d’épisodes divers (mais combien caractéristiques de notre présent commun, où l’ordinaire de la vie douce se double de bassesses politiques et d’accablants consentements collectifs), l’un d’entre eux vint habiter dans la maison familiale où, en 2014, je fixe ces lignes et où il vit toujours.

45Pourquoi, à propos de la relation qui s’est créée entre lui et nous (ma famille) et qui s’est transformée au cours du temps, parler de mémoire et, plus précisément, de « mémoire volontaire » ?

46Cet homme, d’une trentaine d’années, avait fui les violences du Darfour où il vivait dans un village avec son grand-père, sa mère et ses sœurs. Il avait vécu et travaillé en Libye : juste le temps de gagner de quoi payer son passage clandestin, dans les soutes d’un « grand bateau », jusqu’en France.

47Un évanouissement mémoriel : voilà ce qu’à mes yeux ou mes oreilles, sa présence – sa manière d’être parmi nous – rendait sensible. Entre sa famille et lui, depuis plus de trois ans, aucun contact : elle avait disparu pour lui, il avait disparu pour elle. Mais c’était aussi là où il se trouvait désormais, en France, en province, chez nous, que, croyais-je sentir, rien ne s’inscrivait de ce qui lui arrivait. Tout instant n’était-il pas, pour lui, autour de lui, comme lapé dans le vide ?

48Ma décision – qui, dès lors que je la lui soumis et qu’il y acquiesça, devint notre décision – fut de retrouver ou de créer (dans une langue à laquelle il accédait peu à peu) une reconstitution – non systématique, livrée au gré des instants, au hasard des conversations, mais tout de même entêtée – de certains de ses souvenirs anciens ou récents et, quelque peu, de sa mémoire même (faudrait-il dire : de son droit à une mémoire ?).

49La mémoire à reconstituer (ou, simplement à constituer) par nos entretiens, qui prirent une certaine régularité, était, évidemment, celle de son passé plus ou moins éloigné. Mais il devint de plus en plus sensible que l’enjeu était non moins la mémoire du présent.

50À son présent comme à son passé – tels du moins qu’il pouvait peu à peu les dire avec une précision croissante, et tels aussi que j’apprenais à les recevoir et parfois à lui en redire quelque chose –, il fallait, et il faut aujourd’hui encore (alors même qu’il a pu retrouver sa famille), donner ce en quoi s’inscrire, ce dans quoi marquer : par nos présences, et dans des lieux qui lui sont devenus familiers, la substance d’une attention se changeant continument en une mémoire (non plus, alors, seulement sienne, mais se réalisant, immédiatement, discrètement, entre nous) où ce qui lui est arrivé et lui arrive aura pu créer, et crée encore, des traces.

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51À ce « moment Ousmane », il me faut ajouter un supplément.

52L’attention mémorisante qu’à son expérience passée ou en cours pouvaient apporter nos présences (et le partage de la vie ordinaire et des soucis, voire celui des lieux de vie lui devenant familiers) me parurent bientôt ne pas suffire : je décidai d’en faire de surcroît une « mémoire volontaire » – par l’écriture.

53Cette décision ne fut pas appliquée sans hésitation ni scrupule.

54Tracer des phrases pendant qu’il parlait avec beaucoup d’hésitations et de malentendus – et dans une écriture qui lui était encore plus étrangère que la langue dans laquelle nous communiquions (à quoi il fallait ajouter des dessins rapidement esquissés, des gestes, etc.) – ralentissait, voire gelait l’échange.

55Je pris donc une autre décision : celle de ne noter qu’une fois la conversation finie.

56J’en vins même à ne plus écrire que le lendemain – mais dès le réveil.

57Ce décalage avait, et garde aujourd’hui, une triple vertu.

58Durant la conversation même, à certains moments au moins, mon attention doit être assez intense – comme fiévreuse – pour devenir, à mesure ou pour les heures qui suivront, la mémoire de ce qui aura été dit (voire du ton, du débit, des inflexions, des regards et des gestes).

59Le lendemain, les propos entendus se réimposeront avec une singulière puissance, émergeant alors de leur immersion dans le sommeil et les rêves.

60Et puis, dans la vivacité de l’aube, ce qui vient se former-formuler, c’est, non moins que les propos d’Ousmane, l’attention même (avec sa propre complexité) que j’aurai tenté, sur-le-champ, la veille, de leur prêter.

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61Voici donc, entre tant d’autres, quelques fragments (quelques-uns de ceux qui ont été publiés dans la revue Po&sie) des notes de cet « Avec Ousmane »…

62« Allez » : il fait un geste du tranchant de la main dans l’air blanc.

63Régulièrement, depuis des mois, nous parlons – dans la cuisine, en général. Lui ai-je fait croire que, sur les trois ou quatre récentes années de dénuement qu’il a vécues, nous pourrions, dès lors qu’il vit chez nous et que nous prenons le temps qu’il faut, rabattre jour après jour, des paroles, comme un pli apaisant de couverture ?

64« Allez vas-y. » De sa voix, terreuse-amère, et du bras (silhouette sombre à contre-jour), il mime qui vous libère ou vous chasse. Dans une rue, naguère, en Libye. Ou, après une nuit de garde à vue, dans une rue de Paris ou d’Orléans. Ou à la porte d’un centre de rétention, au bord d’une route dans la forêt d’Orléans, à des kilomètres de tout. (« Comment je fais ? » a-t-il dit au gendarme… « Pas mon problème… Allez vas-y. »)

65« Allez va… » Il expulse dans l’air des phrases qui, depuis des mois, sont restées incluses en lui comme des dards.

66Mais soudain c’est lui-même qui, debout devant la porte vitrée lumineuse, face à moi, s’adresse à lui-même ces mots : « Allez vas-y. »

67« Allez… » Il n’a nulle part où aller, sinon cette famille « de blancs » (comme il m’a dit), cette maison où il habite depuis bientôt un an, cette cuisine…

68Lui avons-nous donné de faux espoirs ? Papiers, travail : son ou notre impuissance – administrativement entretenue – a trop de chances d’être définitive.

69« Ici, dit-il en se rasseyant lourdement, c’est pas la vie » – ou (je transcris) « pas ma la-vie ».

70« Claude, dit-il en regardant le carrelage gris, je vais partir. » Vers où ? Pour risquer de disparaître dans une prison à Khartoum ? Ou, s’il en sort au bout de plusieurs mois, afin de tenter de retrouver sa mère, ses sœurs disparues… ou ne serait-ce que l’endroit dévasté de son village, ou les débris de sa maison ?

71« Ici, martèle-t-il – et je n’aurai rien à lui répondre –, c’est pas-ma-lavie. »

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73Paroles d’Ousmane – ou O. –, exilé du Darfour…

74Pourquoi avoir commencé par celles-ci – parmi tant d’autres que, de sa bouche, j’aurai entendues depuis près d’un an, et que je continue (au moment où j’achève ces lignes) d’entendre ?

75Il les avait dites voilà des semaines… Mais elles étaient jusqu’alors restées en l’air – imminentes. Ce n’est que tout récemment – 20 mai 2008 – que je me suis résolu à les écrire – ou à les laisser, par mes mains, s’abattre, noires.

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77Noter ce que dit O., depuis bientôt un an qu’il habite ici et qu’il vient régulièrement parler – dans la cuisine, en fin d’après-midi –, j’ai scrupule à le faire pendant qu’il parle. Il hésite, il se heurte moins à des manques de vocabulaire ou aux défaillances de sa syntaxe qu’à sa rugueuse prononciation. Et puis soudain, ses phrases se bousculent, et voici que, sur la table encombrée (journaux, légumes, miettes), je ne trouve pas de papier ; j’attrape un bout de journal, ou une enveloppe déchirée, un crayon qui traîne – pour ne griffonner que mal, de côté, à la dérobée, gêné.

78Et puis je répugne à l’interrompre. Ne faudrait-il pas, pourtant, reprononcer ses mots, ou lui retourner, recomposées, ses phrases ?

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80O. s’interrompt souvent lui-même, visage tourné vers le sol.

81S’il relève soudain les yeux, je suis gêné d’être surpris à le regarder trop attentivement. Et que penserait-il s’il avait accès à des phrases qui, comme celles-ci, le décrivent ?

82Il gratte de l’index le cadre en bois – grossier vernis qui pèle, fibres de pin – de la table (le plateau est de métal émaillé : mode d’il y a bien trente ans).

83Bruits, alors, arrivant à travers les vitres – variant selon l’heure du jour ou la saison.

84Vent, clochette au coin du toit bas de la cuisine… Ou, par la porte entr’ouverte sur le jardin, cris d’aiguilles de mésanges… Ou…

Claude Mouchard