Lire en traduction ?

 

Lire en traduction ?

 

 

Ma frontière touche encore aux confins d’un autre mot et d’un autre pays,

ma frontière touche, fût-ce si peu, toujours plus aux autres confins.

 

Ingeborg Bachmann

« La Bohême est au bord de la mer »

trad. Françoise Rétif (Europe, Ingeborg Bachmann, août-septembre 2003)

 

« Quel bonheur de connaître Tolstoi en traduction ! » Telle est l’exclamation joyeuse, au cours d’un entretien qu’on peut lire sur internet, de Stuart Hall, auteur anglophone d’origine jamaïcaine, très connu dans les « études postcoloniales », et qui se présente lui-même comme un « métis » ou un « mélange », un « hybride » qui a « des origines africaine, écossaise, indienne et juive portugaises ».

« La traduction, dit Hall (je le cite plus longuement), est tournée vers le futur. Elle signifie : « Je ne peux pas lire le russe, mais plutôt que d’être ignorant de ce qui s’écrit en russe, je vais lire Tolstoï traduit en anglais. » Est-ce que je connais vraiment l’ancien Tolstoï ? « Oui, je le connais en traduction. » Et quel bonheur de le connaître en traduction ! Je ne le quitterai pour rien au monde ! » Et Hall ajoute : « Il faut donc nous habituer, non pas à la pureté traditionnelle de formes culturelles, mais à leur hybridation ».

 

*

 

Lire en traduction : telle est en effet, pour la majorité des lecteurs dans le monde – et par exemple pour moi– , l’unique voie pour accéder à Tolstoï. Et il en va ainsi pour la plus grande partie des auteurs devenus des « classiques » mondiaux.

Mais il arrive aussi, aujourd’hui plus que jamais, que la lecture en traduction soit la chance de recevoir l’impact de textes inattendus, non situés d’emblée, non évalués au fil du temps par des générations, et qui cependant auront trouvé des traducteurs obstinés, des éditeurs… Et, soudain, voici que s’ouvrent, pour des lecteurs déconcertés, séduits, ébranlés, de nouvelles pistes parmi les livres, et à travers le réel.

 

Souvent les traducteurs, en particulier pour la poésie, sont également (par leurs introductions, leurs annotations, etc.) des guides ou des compagnons de lecture. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de tenter d’être un de ces traducteurs (ou co-traducteurs – par exemple, récemment, pour les Poèmes de la bombe atomique de Tôge Sankichi) qui « accompagne ». Mais, bien plus souvent, j’aurai été le récepteur des travaux de traducteurs qui m’auront fait découvrir des œuvres venues de loin mais soudain, pour le lecteur de quasi hasard, si proches.

Ce serait une joie de détailler des exemples de rencontres imprévues…

Guennadi Aïgui, poète tchouvache publiant ses poèmes en russe (et lui-même, de façon inattendue, traducteur de poésie française en tchouvache) : si je l’ai lu, commenté, puis rencontré (précieuses conversations qui me rapprochèrent d’un autre auteur capital lu également en traduction : Chalamov), ce fut grâce aux traductions et travaux de Léon Robel.

Ou bien, beaucoup plus récemment (et pour l’instant sans autre conséquence que ma lecture solitaire, poético-politique) : Avoth Yeshurun, dans La Faille syro-africaine, Poèmes et proses – textes traduits de l’hébreu, édités et préfacés par Bee Formentelli (Actes Sud 2006).

 Ou bien comment, le plus tôt possible, devenir capable d’écrire ma lecture – celle, donc, de quiconque prête attention (mais au prix de nombreuses lectures annexes) à ce qui lui vient par quasi hasard – des textes d’Antjie Krog ?

J’ai, pour ma part, découvert cette auteure en deux moments peu éloignés : d’abord lorsque la revue Po&sie a reçu et publié certains de ses poèmes, et puis lorsque, lisant Le journal d’une année noire de J.M. Coetzee  (publié au Seuil en octobre 2008 avec la mention – qui demanderait elle-même interprétation – « roman traduit de l’anglais (Australie) par Catherine Lauga du Plessis), je suis tombé sur un court chapitre intitulé « Sur Antjie Krog » qui commence par ces mots : « A la radio hier, des poèmes d’Antjie Krog dans la traduction anglaise de l’auteure » et où, contre toute attente, on lit : « Le phénomène Antjie Krog me paraît tout à fait russe . En Afrique du Sud, comme en Russie, la vie peut être le comble du malheur, mais comme les braves d’esprit savent trouver l’élan de réagir ! »

C’est de la sorte que, de fil en aiguille, j’en suis venu à lire La douleur des mots – « traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory » –, le grand témoignage poético-politique d’Antjie Krog sur la Commission Vérité et Réconciliation (dont, à partir de 1996, elle suivit les travaux pour la radio nationale d’Afrique du Sud). Et c’est encore « de fil en aiguille » que je découvre aujourd’hui les traductions qu’Antjie Krog a faites de poésie /Xam.

Comment tirer des conséquences de ces multiples découvertes liées les unes aux autres ? Comment, dans un mouvement poético-politique, en réaliser les effets dans des rapports auxquels ces textes n’étaient pas d’abord destinés ?

 

A travers les langues, et, donc, grâce aux traductions, de pareilles découvertes – pour lesquelles il faut se laisser, passionnément, interrompre dans ses propres continuités – répondent à de nouvelles différenciations dans l’espace du monde, à des bouleversements des rapports entre local et global, à des changements de consistance dans les unités historiques jointes-disjointes en particulier par les langues.

On sait trop que, dans le « monde fini » dont Valéry, il y a déjà un siècle, annonçait la nouvelle ère, la rapidité des communications et interactions, si elle offre maintes possibilités inédites, peut être aussi la cause – par les répercussions lointaines et quasi immédiates de toute action locale – de nouvelles impuissances.

Mais il arrive aussi que des textes contribuent à ne pas nous laisser oublier que le monde d’aujurd’hui est aussi, pour des masses d’humains, celui de sociétés déchirées où tout devient impossible, celui des interdictions ou du non-droit, celui des camps de rétention, des frontières impossibles à franchir, des  barbelés, des déserts traversés à pied, des noyades dans la Méditerranée. Quand les corps mêmes ne peuvent passer, des écrits traversent  les espaces et les langues et tentent de nous interdire d’ignorer excessivement ces réalités.

 

*

 

Me suis-je, à l’instant, exprimé comme s’il y avait à « justifier » les traductions, ou la lecture en traduction ?  Contre quelles réticences en moi ou autour de moi (qui suit un qui ?

Certes la joie brusque de recevoir (grâce aux traductions et à ce qui peut les accompagner) des textes inespérés  n’exclut pas la prudence. Et sans doute faudrait-il réesquisser aujourd’hui un ethos  du lecteur de traductions. Ce dernier, dès lors qu’il fait écho à ce qu’il a lu, a ses responsabilités propres : effectuer sa lecture dans un texte critique ou par d’autres voies (dans des poèmes ou dans un roman, comme fait Coetzee pour Antjie Krog – qu’il est vai, il ne lit pas en traduction, même s’il joue de certaines proximités et distances au sein même de l’anglais et sa prétendue uniformisation), peut contribuer à induire d’autres traductions, à amorcer de nouvelles tentatives de franchissements.

 

A l’échelle des siècles, sur la « longue durée », le geste de donner largement à lire en traduction fut multiplement décisif. Il faudrait du savoir en matière d’histoire religieuse, politique, juridique, philosophique en même temps que littéraire pour rappeler comment – entre héritage grec et Rome, entre Rome et états européens – ce geste (participant de ce qu’on appela translatio imperii et translatio studiorum) fut décisif dans l’histoire occidentale. Et l’Asie, entre Chine, Corée, Japon, à tout le moins, ne connut-elle pas des processus à certains égards comparables et non moins complexes ?

Certes les textes religieux qui furent traduits n’arrivaient pas du dehors, imprévus, en bourrasques latérales, comme ceux que j’ai évoqués il y a un instant. L’enjeu était de rendre disponibles – pour la lecture en traduction, mais aussi pour d’autres pratiques, de transposition, de transformations – des textes centraux auxquels l’accès avait été jusqu’alors réservé.

 

Traduire, divulguer, susciter des réponses nouvelles :  Luther entendait donner à lire la Bible à tous ; il voulait, traduisant, la livrer au langage ordinaire, à la vie quotidienne de quiconque, aux rencontres dans la rue, où, comme il le remarque, l’homme ordinaire ne dit pas à sa voisine « Je vous salue Marie ». D’où, sans doute, une tension entre la source supposée, en tant que divine, tout autre, et cette présence nouvelle de la parole de Dieu parmi les humains.

C’est ce sens de la perpétuelle rénovation religieuse dans le temps humain qui fera dire à Milton : « pour prier, Dieu pleut chaque jour en nos cœurs des formules nouvelles. » Et sans doute la littérature en Occident a-t-elle puisé là – dans ce que Michel Deguy appellerait une « profanation » – l’une de ses énergies. Le Paradis perdu, « épopée chrétienne », est une réécriture imaginative de la parole de Dieu.  Une traduction ? Chateaubriand, qui traduisit (« à la vitre », dit-il) l’œuvre de Milton avalisait un usage élargi du terme de traduction en parlant de Virgile comme du « traducteur » d’Homère. Et sans doute justifiait-il alors sa propre pratique dans Les Martyrs. Les romantismes européens ou américain ne se différencièrent-ils pas, en partie, par l’héritage qu’ils recueillirent des manières de traduire et de « divulguer » (mot que Mallarmé emploiera pour la découverte de Wagner) la Bible ?

 

*

 

Donner à lire en traduction : pourquoi, cependant, ce geste se fait-il soudain problématique ?

Je ne parlerai pas (il faudrait décrire des comportements parfois comiques) des réticences de certains traducteurs d’oeuvres littéraires exigeantes à offrir ou à aider à lire le fruit de leurs travaux. C’est parfois une sorte de  double bind  qu’ils semblent nouer avec l’hypothétique lecteur : reprocheraient-ils à ce dernier de n’être pas à la hauteur de tous leurs efforts ? Je ne mentionnerai pas telle préface que j’ai lue avec stupéfaction et où, montrant les dents, le traducteur avertit les étourdis lecteurs français que, de tout manière, ils ne comprendront rien à ce à quoi lui seul a eu et aura accès…

 

Plus sérieusement troublants seraient les refus, à l’égard de la traduction, de certains auteurs actuels, dans des situations lourdes de valeurs politiques en même temps que linguistiques et littéraires.

Cependant, dans les deux exemples qui me viennent à l’esprit, il s’agit moins de donner à lire en traduction que de rechercher, éventuellement par une auto-traduction, une communauté linguistique qu’on avait oubliée. En même temps, ces auteurs se retirent, dans un contexte « postcolonial »,  d’un partage linguistique qui, soudain, leur paraît avoir constitué une trahison.

 

« L’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o […], relève Pascale Casanova dans La république mondiale des lettres, p374 ), a abandonné l’usage littéraire de l’anglais au profit de sa langue maternelle, le gikuyu ». Et Ngugi éclaire lui-même sa décision : « Si un écrivain veut parler aux paysans et aux ouvriers, alors il devrait écrire dans les langues qu’ils parlent […] En faisant ce choix, les écrivains de Kenya devraient se rappeler que le lutte des langues nationales du Kenya contre la domination des langues étrangères fait partie de la lutte plus générale de la culture nationale du Kenya contre la domination impérialiste. »

« Salman Rushdie (écrit Pascale Casanova citant, de cet auteur, Patries imaginaires, « La littérature du Commonwealth n’existe pas ») présentait Ngugi, en 1983, lors d’un colloque suédois autour de la question d’une « Littérature du Commonwealth », comme un « écrivain ouvertement politique », un « marxiste engagé ». Il ajoutait, pour compléter le portrait d’un artiste radical : Ngugi « exprima son rejet de la langue anglaise en lisant son œuvre en swahili, avec une version en suédois lues par son traducteur, ce qui nous laissa complètement abasourdis. » »

C’est aussi, paradoxalement, un choix littéraire moderne que fait Ngugi : écrire en swahili permet, affirme-t-il,  d’écrire enfin sans modèle. Ainsi ne se livre-t-il pas seulement à une re-destination de son œuvre. Visant un nouveau public – plus authentique à ses yeux –, il espère libérer en lui-même de nouvelles ressources littéraires, et se trouver mieux à même de répondre aux exigences du présent collectif.

 

Du français (et non pas de l’anglais), Abdellâtif Laabi (s’exprimant dans La Quinzaine littéraire  du 16-31 mars 1985 et cité par Pascale Casanova dans son chapitre intitulé « La tragédie des « hommes traduits »)  ne cherche pas à s’écarter. C’est bien la langue où il a créé et, apparemment, continue de le faire. Mais il veut, en se traduisant lui-même en arabe, ouvrir à ses poèmes une autre voie, une destination supplémentaire.

« En traduisant moi-même en arabe mes œuvres, déclare le poète marocain, ou en les faisant traduire, je me suis fixé comme tâche de les rendre au public auxquelles elles étaient d’abord destinées et à l’aire culturelle qui est leur véritable génitrice [..] je me sens mieux maintenant. La diffusion de mes écrits au Maroc et dans le reste du monde arabe m’a fait pleinement réintégrer ma « légitimité » en tant qu’écrivain arabe […]  je suis intégré dans la problématique littéraire arabe dans la mesure où mes œuvres sont jugées, critiquées ou appréciées en tant que textes arabes, indépendamment de leur version originale. »

 « Réintégrer… » : La destination produite par l’auto-traduction en arabe serait-elle, au fond, première ? Il aura fallu du temps à Laabi pour retrouver cette première disposition : celle d’un « écrivain arabe ». Laissée irréalisée, n’aurait-elle pas brûlé virtuelle, en arrière-plan, comme un reproche inapaisable ?

Lisant Laabi en français, nous n’oublierons plus que la version « originale », en français, de ses poèmes, se trouve désormais doublée d’une version arabe : celle-ci, désormais, quoiqu’après-coup, le dispute en « légitimité », voire en priorité, à la version française.

Ou, plus simplement, en lisant Laabi en France, nous n’oublierons pas ses rugueuses réticences ou ses nouvelles exigences envers notre réception… Elles font partie du geste complexe de la destination – ou (pour détourner un titre de Mallarmé, encore) du « don du poème » – telle qu’elle se cherche ou se réoriente au sein d’appartenances conflictuelles, détruites et refaites, ou à travers des hérissements soudain déchirants… C’est la constitution même du monde d’aujourd’hui qui, aride, s’impose là.

 

*

 

Traduire, c’est prendre en charge, outre le texte, sa destination ; ou plutôt c’est réaliser un supplément ou un changement de destination de l’oeuvre. Lire en traduction, c’est recevoir ce qui, écrit dans d’autres rapports, sur le fond d’autres traditions ou héritages, ne nous était pas d’abord destiné.  Ou plutôt nous recevons alors ce qui, pour nous être donné, est « re-destiné » par le traducteur. Et des enjeux multiples – des conflits de légitimité, parfois –  se glissent là.

 

Le lecteur de traductions aurait-il à exercer un double discernement critique – à l’égard du texte même et à l’égard de la traduction ? Bien entendu, au « texte même », le lecteur ordinaire n’a, en général, pas accès ; aussi, du rapport traductif, n’a-t-il que le résultat. Il faut donc admettre que le lecteur de traductions dépend, plus ou moins clairement, de rapports latéraux, et en particulier avec ceux qui ont accès à la fois au texte de départ et au texte de la traduction, ou au rapport traductif même. On lit toujours (et spécialement des traductions) dans un réseau de rapports, et non dans un solitaire face à face (même si le rêve cristallin en revient toujours, par exemple dans tel poème nocturne de Wallace Stevens) avec le texte à lire.

Impossible d’interroger ici la position du critique de traductions telle qu’Antoine Berman l’a ébauchée dans son John Donne. Je l’ai fait ailleurs, trop succintement[1].

En un endroit, Berman semble écarter la possibilité – ou la légitimité – de tout commentaire d’un texte lu en traduction. Rééditerait-il là un diktat académique ? Il est trop évident que Tolstoï (pour retrouver l’exemple choisi par Stuart Hall) ou Dostoievski, et, bien entendu, tant d’autres auront été et sont toujours commentés partout en traduction. Sans doute le commentateur de traductions dépend-il alors, excessivement, du traducteur. D’où l’intérêt des traductions multiples d’un même texte (et éventuellement – selon une pratique qui fut quelquefois celle de Nerval – par le même traducteur).   D’où aussi le rôle, pour le lecteur, de l’accompagnement d’une traduction par un essai, par des notes, etc.[2] Ces « suppléments » ne laissent pas oublier qu’on a affaire à une traduction et rendent le lecteur plus mobile à l’égard de ce qu’il découvre. Voilà cependant ce que certains traducteurs (ou lecteurs de traductions) rejettent, et spécialement quand il s’agit de poèmes – qui ne supporteraient pas d’être ainsi appesantis. On peut cependant remarquer que certains poètes (Andrea Zanzotto, Geoffrey Hill) n’hésitent pas à annoter certains de leurs propres poèmes, comme s’ils jouaient à frôler la situation traductive…

 

C’est parfois dans l’urgence, et non sans risques, qu’un auteur s’attache à lire et à commenter un ouvrage en traduction. Ainsi Claude Lefort quand parut la traduction de l’Archipel du Goulag : «… ce livre, écrit-il, – un livre tel que celui-là, du moins –, nous sommes un petit nombre qui l’attendions depuis longtemps… » Ainsi commence son grand essai sur Soljénitsyne :  Un homme en trop, réflexions sur « L’Archipel du Goulag ».  Ce commentaire, à sa date, constituait  en même temps une intervention sur la scène publique française.

Traduire et accueillir, par des lectures et des commentaires, les textes de Soljénitsyne ?  ou, souvent tout autrement, ceux de Chalamov ? Non moins que pour leur publication, il y eut, dans chacune de ces opérations, une charge politique. Traduire, dans ce cas, s’inscrivait dans toute une chaîne : écrire, bien sûr, conserver l’écrit (en le dérobant à la police), le faire publier, le faire sortir d’URSS, le livrer au public mondial et à d’innombrables lectures – en traduction.

 

N’est-il pas arrivé, au vingtième siècle, que, écrasés, voire quasiment réduits au silence, dans des situations d’oppression extrême, des écrivains aient retrouvé la force d’écrire grâce à la perspective d’être traduits (et publiés) au-dehors ? Encore leur fallait-il espérer qu’il se trouverait, au loin, des lecteurs pour ces traductions…

 

*

 

J’ai lu en traduction, depuis des années, nombre de textes que j’appelle des «œuvres-témoignages ». Il était, et il reste, important de ne pas me faire le spécialiste de pareils écrits. Bien souvent, l’expérience de lecture fut celle de la surprise. A vrai dire, tout texte de témoignage sur l’extrême garde, par sa nature même, la puissance d’une irruption au sein de rapports plus ordinaires. Etre pris au dépourvu, c’est ce qu’en lisant de semblables écrits, il m’aura fallu accepter – et, si possible, en écrivant, effectuer. Il y a, en écrivant ma réception de Chalamov par exemple, à ne jamais annuler le choc premier produit par ses récits ou ses poèmes.

Ainsi, encore, est-ce inopinément que le romancier japonais Ono Masatsugu et moi, travaillant  ensemble (sans du tout songer au témoignage) sur des poèmes de Takarabe Toriko (poète japonaise née en 1933, dans la Manchourie occupée par le Japon), en vînmes à entrevoir – glissant à travers les textes que nous traduisions, ou dans un arrière-plan perceptible par allusions – l’évocation, soudain terrifiante, de moments monstrueux des actions japonaises en Chine et en particulier des massacres de Nankin, auxquelles son père semble avoir été mêlé.

L’intrusion de l’inattendu, dans ma réception d’œuvres-témoignages, fut très souvent associée à la lecture en traduction – ou parfois à des effort de traduction en collaboration (comme, encore une fois, avec Ono Masatsugu) –, pour pouvoir continuer à lire ce dont n’avait d’abord été perceptible, en un éclair, qu’une brève révélation.

 

J’aurais aimé parler plus précisément de ma lecture du poète coréen, Hwang Ji-U, traduit (remarquablement – à en juger par le résultat en français  –) et « accompagné » par Kim Bona aux édition William Blake. Ce poète, je devais le rencontrer, plusieurs jours durant, au cours du mois de juillet, en Corée.

Comme celles de bien d’autres écrivains coréens, son œuvre porte profondément les traces des violences extrêmes – longue et brutale occupation japonaise, guerre de Corée, régime totaliaire en Corée du Nord, dictature brutale  en Corée du Sud – dont le sol coréen a été le théâtre des décennies durant. Hwang Ji-U, né en 1952, a été emprisonné en 1973 pour avoir participé à l’organisation d’une manifestation pour la démocratie. Certains de ses poèmes disent non seulement la prison, mais les sévices subis.

 

Hwang Ji-U témoigne sur la prison, sur la torture qu’il y a subie. Le poème « Pour les jours sans réponses 3 » ne raconte pas exactement un interrogatoire ; il fait revenir, dans ses vers  allusifs et à demi sarcastiques, le présent – faut-il dire la saveur ? – de la violence subie : « A ce moment, là » dit le poème (ou la traduction) …

 

A ce moment, là, je riais.

Nom, âge, profession : j’ai répondu.

V’lan ! un coup de poing.

Sous les pétales tombants des chrysanthèmes

 Ce moment, là, je riais.

D’un verre, l’eau gicla sur un portrait solennel.

Tel un chien enragé 

Qui rogne son ombre dans une poubelle,

Ainsi, en moi, l’ai-je senti.

Sur l’eau révélatrice, quelques pétales de fleurs

Flottaient comme des langues.

 

Les pétales qui, entrevus une première fois, se retrouvent soudain flottant dans de l’eau versée, marquent latéralement l’effet du coup ; ce n’est pas le corps du brutalisé qui est dit, mais ce qu’en un éclair, après le coup, il a vu. Telle et la force discrète, ironique, du poème. Reste, au passage, l’inoubliable formulation de la rage et de l’humiliation qu’il faut taire : « Tel un chien enragé/ Qui rogne son ombre dans une poubelle ».

Et on pourrait retrouver là Jean Améry, Par delà le crime et le châtiment : « On a le droit de me donner un coup de poing dans la figure, se dit la victime dans une coite perplexité, et c’est avec une certitude tout aussi coite qu’elle se dit aussi : On va donc faire de moi tout ce que l’on voudra. A l’extérieur, personne n’en aura rien, et personne n’interviendra en ma faveur. Quiconque voudrait accourir à mon secours, une épouse, une mère, un frère ou un ami, n’arrivera jaùais jusqu’ici. »

Ce sont des instants du même ordre que fait revenir un autre poème de Hwang Ji-U : « Un long couloir dans la serrure ». Poème admirable. S’il témoigne, c’est avec toutes le ressources d’un poème. Il crée des alliages verbaux entre choses (instruments de la détention) et corps humain, et les sensations du prisonnier affluent pour le lecteur ; la force du poème est de donner un devenir (dans une attention neuve) au présent d’un homme livré à l’impuissance :

 

[…] Bruit de pas. Du long couloir dans la serrure

Un homme vient

L’homme et effroyable.

 

Par le nez de la serrure, l’eau assombrie de la montagne

Coule et entre. Dans mes méninges flotte ma lointaine

Enfance ; l’araignée d’eau,

Les plantes marines, le bruissement de l’eau

Qui tourbillonne une ou deux fois à mes oreilles,

« Avoue ! »

 

Par l’œsophage de la serrure, ardemment

Le téléphone sonne encore.

Dans la gorge, d’un seul trait

J’avale un couteau glacial.

Le couteau enfoncé,

Répondre à la question.

« Nous ne sommes plus des hommes »

 

Par le trou de la serrure, souffle le vent sonore.

Les feuilles de l’orme s’agitent

Quelqu’un le prend à la gorge et le secoue

Branche par branche,

Les papiers à deux faces flottent

Le dernier saisit l’empreinte

De mon doigt.

Je voudrais dormir.

« Ah, ce corps, pourquoi existe-t-il ? »

[…] »

 

Les métaphores prennent ici une effectivité terrible. Ce sont plutôt des métamorphoses. Le corps du prisonnier, par ses orifices (qui l’exposent à la violence), s’unit à la porte et – en en se fondant au bois ou au métal – à la serrure : gorge et lame, oesophage et trou-couloir de la serrure. 

Ce poème, loin de tout discours sur l’histoire ou de l’idéologie, happe des instants plus ou moins lointains, et, en les faisant revenir dans son propre ici-maintenant d’oeuvre, il rend sensible le présent d’un prisonnier sans possibilités, et (sous l’œil de la serrure) sans retrait… Les poèmes de prisonnier de Hwang Ji-U recèlent cependant une résistance : celle d’un face à face opposant le prisonnier à ses oppresseurs ? celle des vers eux-mêmes réaffirmant leur possibilité ?

 

 

Impossible, ici, de continuer davantage dans ces directions.[3]

Non sans brusquerie, et en marge des remarques précédentes, je vais me contenter de mentionner trois lectures de témoignages ainsi que, pour finir, une écoute-écriture  en cours.

 

*

 

[…] Viens vers moi, toi, libre citoyen du monde  […]

 

Ces mots sont la traduction de ceux que Zalman Gradowski traça en yiddish sur un de ces manuscrits qu’on a appelés « les rouleaux d’Auschwitz ».

Gradowski  faisait partie, à Birkenau, du Sonderkommando  qui était chargé (comme l’écrit le traducteur Maurice Pfeffer dans Des voix sous la cendre) « d’aider les SS à faire entrer les gens dans les locaux de déshabillage et de gazage »  et qui « devait emporter les affaires abandonnées, retirer les cadavres, les brûler, transporter les cendres, pour les enfouir ou les disperser, etc. »

Les rouleaux furent « retrouvés après la guerre dans des récipients enfouis sur les terrains des crématoires ». Ils sont, écrit encore Maurice Pfeffer, « d’autant plus  précieux que ce sont des témoignages rédigés au moment des faits… »

« Viens vers moi… » : Gradowski réitère son appel. Par ces mots, qui ont toutes les chances de n’être jamais lus, espère-t-il, in extremis, convoquer l’humanité entière, et l’amener dans l’ici et maintenant de la destruction en masse qui va, lui qui parle, l’engloutir ?

C’est en yiddish qu’il écrit. Des Babels de boue et de sang, tels furent aussi les camps (où ne pas comprendre la langue des « maîtres » constituait un surcroît d’exposition). User, en ce lieu et dans ces instants, du yiddish, n’était-ce pas  affirmer la langue maternelle comme telle ?

En même temps, dès lors qu’il s’adresse à l’attention de tout « citoyen du monde », il hallucine une intelligibilité radicale et mondiale des mots qu’il trace sur un papier pourtant promis à la terre. Et lisant cet appel, qui nous est destiné – à nous comme à quiconque[4], pour toujours – nous sentons vibrer, dans cette demande d’une écoute sans bornes, le rêve d’une traductibilité fulgurante.

 

*

 

 

J’irai à Nuremberg !

 

C’est Avrom Sutzkever qui s’exprime – un combattant du ghetto de Vilnius, où il écrivit, en yiddish) des poèmes qui restent (pour le lecteur français grâce aux traductions de Rachel Ertel[5]) comme autant de trajectoires en feu.

Ayant pu s’échapper, il avait fini par se retrouver à Moscou. Et c’est là qu’il se préparait, en février 1945, à partir pour Nuremberg, où il devait témoigner.

Ce qu’il voulait, ce n’était pas seulement dire ce qu’il avait vécu et vu ; c’était aussi faire entendre le yiddish.

 

Je veux parler dans la langue du peuple que les accusés ont tenté d’exterminer. Que soit entendue notre mameloshn. Qu’elle retentisse et qu’Alfred Rosenberg s’effondre. Que ma langue triomphe à Nuremberg comme un symbole de pérennité ! 

 

On ne le laissa pas user du yiddish. Il dut se soumettre, et il parla en russe.

Avant de parler (comme on peut le voir dans l’enregistrement filmé de ce moment), Sutzkever, sous les yeux de tous, garda un moment le silence. N’était-ce pas de cette langue – celle que les nazis avaient voulu exterminer en même temps que les Juifs – qu’il marquait non pas l’absence (ç’aurait été reconnaître la victoire des bourreaux), mais une présence virtuelle, qui ne cesserait (en particulier dans les poèmes qu’il allait continuer d’écrire en yiddish des années durant) d’en appeler à une écoute universelle ?

 

*

 

Et toi, comment vis-tu ? Trouve-t-elle un écho, ta voix, dans cette époque ?

 

Dans ce vers d’un poème de 1938 –  « Première Eglogue » – de Miklos Radnoti (poète juif hongrois né en 1909),  « ta voix » est celle du poète supposé en dialogue  (souvenir des Bucoliques de Virgile et des chants amoebées des pâtres) avec un berger.

Et le poète répond :

 

Quand le canon gronde ? Que les villages sont déserts et que les ruines fument ?

Mais j’écris. Et je vois au milieu de ce monde en délire […] »

 

Villages ravagés, populations menacées ou menaçantes… Toute possibilité d’une voix poétique est désormais précaire. Cependant, il y  a encore dans cette « Eglogue », l’ampleur de la diversité des héritages classiques, celle des traductions et reprises, avec des intersections légères, tremblantes, de langues apparaissant en des citations – latin de Virgile, français de Ronsard – ou dans des transpositions ? C’est une réceptivité au dedans du poème…

Un « écho », une écoute, grâce, peut-être, à d’éventuelles traductions, du côté de la France (qu’il connaissait) : est-ce là ce que pouvait encore espérer Radnoti pour échapper aux ruines et au délire qui l’environnaient ?

 

« Trouve-t-elle un écho ta voix ? » Cette question de 1938 ne se posait plus guère quand Radnoti écrivit ses derniers poèmes, en 1944, au cours d’une « marche forcée ».

Un « écho », comment aurait-il pu l’espérer ? Ses derniers vers, il les griffonna dans un carnet qui fut retrouvé dans sa poche lors de l’exhumation de son cadavre.

Ce dernier poème, je l’ai découvert il y a bien des années dans la traduction de Jean-Luc Moreau. Ce traducteur, dans une autre édition, a corrigé sa  première version sur un point : le temps du premier verbe (et par là c’est une relation temporelle du poème ou du « je » à l’événement qui se trouve un peu modifiée). J’ai lu encore ces vers dans deux traductions en anglais. J’ai  déjà parlé de ce poème à une ou deux reprises, mais, au-delà de commentaires momentanés, il demeure, il insiste : et c’est, à travers les traductions, un « écho » que Radnoti n’avait sans doute plus la force d’espérer, mais auquel on ne saurai mettre fin.

 

Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute,

son corps, roide, s’est retourné.

La nuque, à bout portant… Et toi comme les autres,

pensais-je, il te suffit d’attendre sans bouger.

La mort, de notre attente, est la rose vermeille.

Der springt noch auf, aboyait-on là-haut.

De la boue et du sang séchaient sur mon oreille.

Szentkiralyszabadja

31 octobre 1944

 

 

 

Ce poème lui-même fait « écho ». Il dit l’exécution, à côté de lui, contre lui, de l’ami. Miklos Lorsi est un musicien. Et des SS lui arrachent le violon qu’il avait encore (de même que Radnoti n’a pas renoncé à écrire), puis l’abattent, de deux balles successives. « Echo ? « Comme une corde qui saute » : le vers dit et devient la vie qui, « comme une corde », se rompt brutalement. A l’ami musicien, Radnoti donne ces vers, une œuvre brève mais composée (Moreau a d’ailleurs tenté des rimes…) . C’est un « tombeau » furtif, rendant au disparu cette musique dont la barbarie le prive.

Bien sûr, il faudrait entendre le vers en hongrois (dans la langue de Bartok – l’auteur de la sonate pour violon seul –, de Ligeti ou de Kurtag) ! Il y a cette autre existence du poème dans « sa » langue, hors de portée, de fait pour moi, dans le temps et les ressources de ma vie finie. Cependant, tout poème, dans sa langue même, ne saurait que tendre vers une réalisation de tous ses traits – jusqu’au point où ceux-ci n’auront convergé que pour susciter ce qui rythmiquement les réécarte, les remet en suspens, les ramène à l’état de possibles…

Rien, certes, de l’ampleur interne de la « Première Eglogue ». Nulle mobilité d’allusions ou citations qui proviendraient de loin en flottant dans l’espace et le temps.

Pourtant, le poème comporte une citation. Mais celle-ci vient de tout près, et dans l’instant même. Elle s’encastre  comme un projectile dans le poème devenu un tympan nu. C’est, désignant Lorsi qui a reçu une première balle, un aboiement en allemand : « Der springt noch auf ».

 

Ces vers ont été cités dans d’autres textes – deux, au moins.

La plus récente citation est de Saul Friedländer, dans son livre récent « Les Années d’extermination ». A la différence d’autres historiens, Friedländer fait place aux témoignages. Et il n’accueille pas seulement, comme d’autres, les récits : il reçoit dans sa prose d’historien ce poème.

Une citation, plus ancienne, de ce même poème apparaît dans le Kaddish  pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertesz. La prose de Kertesz, dans ce livre court, est tissée de maintes citations le plus souvent non identifiées. Le nom de Radnoti n’apparaît pas dans le texte. Et du poème, qu’est-ce qui vient se loger dans ou entre les phrases de Kertesz ? La seule phrase en allemand, celle qui, dans le poème était déjà une citation.  On dirait pourtant qu’avec la phrase ignoble, c’est aussi son impact que Kaddish reçoit ou subit. La prose elle-même (non sans qu’y soit alors évoqué Le survivant de Varsovie, œuvre de Schönberg, dont le nom est tu) semble en cet endroit se trouer ; elle pourrait tout entière se dissoudre, là où elle ne dit plus qu’une nuée noire et opaque…

Qui sommes-nous ou, surtout, que devenons-nous, lecteurs en traduction de Kertesz (qui est lui-même un traducteur de l’allemand en hongrois), pour recevoir sa propre réception, dans Kaddish, du poème de Radnoti  — ou plutôt celle de la phrase en allemand qui s’est incrustée dans les vers hongrois  et qu’il répète dans sa prose ?

 

*

 

Lire en traduction ? J’en suis venu, irrésistiblement, à parler de lectures de témoignages.

C’est là, en effet, que la lecture de traductions s’impose avec le plus de nécessité ou d’urgence. Traduire, en pareil cas, se sera inscrit dans une série de gestes risqués : écrire, préserver l’écrit, le transmettre, lui faire traverser des obstacles de diverses natures, les barbelés, les  frontières, le faire publier à l’étranger : en traduction. Et s’il n’y a alors personne pour recevoir ?

Parfois, il semble que ce soit l’excessif afflux de témoignages – à travers un mélange de facilités techniques et d’obstacles géographiques, politiques ou linguistiques –qui menace la possibilité de leur réception.

Qui commence à écouter ou lire les témoignages en masse risque de ne pouvoir recevoir que trop.

D’où, parfois, la formation d’une instance réceptive dilatée, débordée – telle que celle que je crois découvrir dans les poèmes insomniaques (et comme irradiés de flashes télé) de l’italien De Signoribus[6].

 

Mais  je m’en tiendrai, pour finir, à une écoute – qui comporte une dimension traductive fragile.

Cette écoute, ou écoute-écriture, fait suite à la rencontre inopinée non d’un livre, mais, simplement, d’un être humain. J’ai commencé, ailleurs, à écrire, et à publier, sur  cette situation.

« Ousmane » (il m’a demandé de substituer à son nom celui d’un ami qui a été assassiné), arrivé du Darfour jusqu’à Orléans après un itinéraire chaotique, nous (« nous » familial…) l’avons rencontré sur les bords de la Loire, où, depuis un an, il vivait dans les conditions les plus précaires. Voici aujourd’hui plus de deux ans qu’il habite « chez nous ». 

Et depuis des mois, nous nous entretenons, jour après jour, tantôt à l’improviste (au hasard de la journée), tantôt par décision. Nous parlons face à face, de part et d’autre de la table de la cuisine.

Comment parler ? A son arrivée en France, il ne parlait que l’arabe. Nos premiers échanges n’eurent lieu que par l’intermédiaire d’un étudiant soudanais parlant français. J’ai vite découvert, à travers la timidité d’Ousmane (sa crainte de voir se renouveler les humiliations qu’il avait subies  de la part des instances admnistratives qui lui  avaient refusé le statut de réfugié, ou, lors de diverses arrestations et de brèves détentions, de la part de policiers [7]) qu’il n’était pas sans accès au français : des mois durant, il avait écouté, sur les îles de la Loire, souvent dans la nuit, les jeunes qui venaient y bavarder  des heures durant et qui parfois, autour d’un feu, l’invitaient à partager quelque nourriture.

Parler, ce fut esquisser maintes phrases dans l’espace entre nous. Des tracés virtuels tremblaient dans l’air, repris par l’un, par l’autre.  Ils continuent de le faire, mais de plus en plus rapidement et richement.

Qui, là, traduit ? Qui écoute en traduction ? Chacun essaie, écoute, réessaie, recompose, etc.

Ces efforts, obstinés en même temps que libres, ont été (et sont toujours) soutenus par un projet que j’ai proposé à « Ousmane » et qu’il accepté. De nos conversations, je garde et construis des traces écrites, dont je lui fais  régulièrement état. Et cette sorte d’œuvre commune en cours soutient nos propos, leur donne de la consistance.

Hésitations, erreurs soudain évidentes et donnant à rire, faux-sens longtemps inaperçus et réitérés jour après jour : tout cela fait partie de l’entreprise, et nous essaierons d’en conserver quelque chose.

Faut-il même reconnaître et intégrer des instants de créativité linguistique, parfois douloureuse ?

 

Je ne peux éviter de citer, pour finir, un fragment que j’ai écrit après un moment particulièrement amer de nos conversations et où j’avais enregistré le surgissement d’un petit bloc sombre de syllabes : « pas-ma-la-vie ».

Dans cette fusion ou confusion verbale, qu’ai-je cru entendre aussitôt ?  Un fataliste « c’est la vie ». Un révolté « c’est pas une vie ». Un désespéré « c’est pas ma vie » (pas celle que je voulais).

Et lui, de son côté, s’était-il donc répété solitairement, depuis des jours, en « français », cette formule qui avait dû battre en lui, et  que soudain il venait livrer à l’« entre » nous… ?

 

« allez » : il fait un geste du tranchant de la main dans l’air blanc.

Régulièrement, depuis des mois, nous parlons – dans la cuisine, en général. Lui ai-je fait croire que, sur les trois ou quatre récentes années de dénuement qu’il a vécues, nous pourrions, dès lors qu’il vit chez nous et que nous prenons le temps qu’il faut, rabattre jour après jour, des paroles, comme un pli apaisant de couverture ?

« Allez vas-y. » De sa voix, terreuse-amère, et du bras (silhouette sombre à contre-jour), il mime qui vous libère ou vous chasse. Dans une rue, naguère, en Libye. Ou, après une nuit de garde à vue, dans une rue de Paris ou d’Orléans. Ou à la porte d’un centre de rétention, au bord d’une route dans la forêt d’Orléans, à des kilomètres de tout  (« Comment je fais ? » a-t-il dit au gendarme… « Pas mon problème… Allez vas-y. »)

« Allez va… » Il expulse dans l’air des phrases qui, depuis des mois, sont restées incluses en lui comme des dards.

 

Mais soudain c’est lui-même qui, debout devant la porte vitrée lumineuse, face à moi, s’adresse à lui-même ces mots : « Allez vas-y. »

« Allez… » Il n’a nulle part où aller, sinon cette famille « de blancs » (comme il m’a dit), cette maison où il habite depuis bientôt un an, cette cuisine…

Lui avons-nous donné de faux espoirs ? Papiers, travail : son ou notre impuissance – administrativement entretenue – a trop de chances d’être définitive.

« Ici, dit-il en se rasseyant lourdement, c’est pas la vie » – ou (je transcris) « pas ma la-vie ».

« Claude, dit-il en regardant le carrelage gris, je vais partir. » Vers où ? Pour risquer de disparaître dans une prison à Khartoum ? Ou, s’il en sort au bout de plusieurs mois, afin de tenter de retrouver sa mère, ses sœurs disparues…  ou ne serait-ce que l’endroit dévasté de son village, ou les débris de sa maison ?

 

« Ici, martèle-t-il – et je n’aurai à cet instant rien à lui répondre –, c’est pas-ma-la-vie. »    

 

 

 

 

 


[1] L’un des points à discuter serait le recours de Berman à la notion de « projet traductif ». Ce n’est pas du dehors, ou selon une conception  a priori, qu’il faudrait juger une traduction, mais en décelant le « projet », en général implicite, du traducteur,  et en évaluant sa réalisation. Par là, le critique de traductions éviterait toute confrontation myope, trait par trait, d’une traduction avec le texte de départ : c’est la globalité de la traduction qu’il faudrait ne jamais perdre de vue.

Berman me semble retrouver là une des difficultés centrales des conceptions critiques d’auteurs comme Flaubert (dans sa correspondance) ou Mallarmé (par exemple dans « Au silence et à l’incuriosité », texte qu’en 1872 il consacre aux poèmes de Léon Dierx). Ainsi Flaubert, dans une lettre à George Sand du 2 février 1869, s’indigne : « Où connaissez-vous un critique qui s’inquiète de l’oeuvre en soi, d’une façon intense ? » Il faudrait, pense-t-il, analyser « la poétique insciente d’où elle résulte », « sa composition, son style », « le point de vue de l’auteur ». Mais Flaubert reconnaît bientôt que, lecteur, il ne peut lui-même se tenir aux exigences qu’il énonce.

 

[2] Nabokov, pour sa traduction d’Eugène Onéguine : « Je veux des traductions avec de copieuses notes en bas de page, des notes qui comme des gratte-ciel atteignent le haut de telle ou telle page de manière à ne laisser apparaître que le miroitement d’un seul vers entre commentaire et éternité. » Mais ne faut-il pas se rappeler en même temps que son roman Feu pâle constitue une parodie étincelante de l’annotation, par un commentateur, d’un poème ?

[3] J’aurais voulu pouvoir m’interroger avec précision sur les propos d’un psychiatre, Omar Guerrero, spécialisé dans l’écoute des personnes qui ont subi des tortures, qui hésitent à s’exprimer sur ce sujet,et qui, de surcroît, doivent s’exprimer dans une langue étrangère. « Pourquoi traduire relève-t-il de la poésie ? », écrit, de manière à première vue surprenante, Omar Guerrero (dans Mémoires, Revue trimestrielle d’information de l’Association Primo Levi).

Il s’agit de situations où il faut l’intermédiaire d’un traducteur pour écouter un patient, ou un témoin – ou un témoin qui ( du fait de violences subies)  est aussi un patient.

Des propos de Guerrero, je retiens seulement un endroit où il s’interroge sur les effets de à l’interposition, dans la situation d’écoute, d’un interprète.

Il signale des risques, mais qui peuvent n’être pas simplement (pour peu qu’on leur prête  vraiment attention au moment où on croit devoir les franchir) des inconvénients : « Le travail des interprètes se tisse […], comme celui des écrivains, d’une trouvaille à l’autre, laissant dans chacune les traces de leur inconscient ». Ce qui  peut paraître un obstacle a aussi quelque chose d’une chance : n’est-on pas incité, en pareille situation, à prêter plus d’attention à la réalisation langagière singulière des propos du patient ou du témoin, à ce qui, dans une communication allant davantage d’elle-même, serait plus facilement négligé ?

Comment, dans l’écoute en traduction des paroles d’un patient-témoin, tenir compte de ce qu’elles ne sont pas réductibles à un contenu détachable de leur réalisation en des traits langagiers  non substituables ? Voilà qui, pour ma propre lecture des remarques d’Omar Guerrero, rapprocherait l’écoute avec traduction des paroles d’un témoin, d’un côté, et de l’autre, la lecture ou la traduction de poèmes.

Ce que veut faire entendre un « patient », nous dit encore Omar Guerrero, ne se laisse pas ramener à un sens centralement explicitable. « Ses explications tissent un réseau de signifiants, d’homophonies, de renvois, de souvenirs qui nous sont adressés – ce qui les oriente d’une certaine façon – et qui nous permettent de souligner, de mettre en relief une signature du sujet. Si ces explications doivent effectuer un autre transport, dans une autre langue, nous mesurons la perte de tous ces éléments et l’apparition d’autres, issus de la première relation patient-interprète. » Ces remarques, je peux les recevoir selon ma propre expérience de traduction de poésie, et en particulier en repensant aux pratiques où j’ai travaillé, pour une langue que je ne parlais pas (le japonais), avec un autre traducteur (lui, bilingue) et, éventuellement, avec le poète. 

Dans une autre remarque, Guerrero me semble indiquer davantage, pour le rôle propre à qui reçoit le témoignage.  Il peut s’agir, en effet, d’inciter celui qui témoigne à reformuler ce qu’il a pu tenter de dire.

« Quand un patient nous dit qu’il est « stressé » ou « angoissé », nous l’invitons à  nous en dire un peu plus pour savoir ce qu’il est, lui, dans ce fourre-tout des mots. »

Quelque chose d’apparenté  à la poésie me semble impliqué dans cette écoute active.

« En dire un peu plus »… faire autre chose des mots qu’un « fourre-tout » : c’est aussi l’un des efforts de la poésie, de sa précision singulière. Ecrire, alors, c’est faire apparaître dans ls phrases qu’on forme des singularités, là où le gros « pâté » (comme on disait quand on écrivait à la plume et à l’encre) du stéréotype vient s’étaler. C’est parfois dire plus en disant moins : en se déprenant de formules qui se présentent toutes faites et arrivent trop facilement, trop reconnaissables, faussement partageables, là où il aurait fallu du très précis, du singulier, et de l’intérieureent espacé et rythmé.

La précision, par laquelle on sort du fourre-tout,  se joue dans une effectuation langagière qui ne se laisse pas réduire à un contenu – celui qu’on croit d’abord devoir faire passer dans la traduction entre langues.

Sortir du « fourre-tout » en revenant en-deça de ses premières formulations ? Chercher, à l’invitation de qui écoute (et en se défaisant des images de l’attente qu’on lui prêtait d’abord), de nouvelles formulations de ce qu’on sent avoir « à dire » ? C’est une forme de traduction intra-linguistique, ou à la fois intra et inter-subjective : le « patient », à la demande de qui l’écoute, peut reformuler ses paroles pour lui-même en même temps que pour l’autre, il cherche à les reformer un peu autres que ce qu’elles étaient d’abord, plus neuves et plus siennes : qu’elles soient, fût-ce fugitivement, cette « signature du sujet » dans le langage dont parle Omar Guerrero.

 

[4] J’ai eu la stupéfaction d’apprendre, lors d’une conférence donnée en France, il y a quelques années, par le directeur du musée d’Auschwitz, que les plus nombreux parmi les visiteurs étaient des Coréens. Venaient-ils, viendraient-ils encore chercher là une sorte de soutien – de partage terrible – pour affronter leur propre passé  de victimes de ravages multiples (ceux, en particulier, dans les années 1950-53, de la guerre de Corée) ?

[5] « Poésie yiddish de l’anéantissement », poèmes traduits par Rachel Ertel – dans Po&sie  n°70.

[6] Ronde des Convers, trad. Martin Rueff, Verdier, 1997.

[7] Me revient un passage inoubliable où Koestler (dans La lie de la terre, Bouquins, p.1008-9) parle (en «témoin », en exilé menacé) d’un certain Poddach, vieux Juif tchèque : Poddach (qui peu auparavant  était « marchand de sous-vêtements pour dames à Brno, en Bohême) », celui-là après l’entrée de Hitler à Prague, se retrouve dans un commissariat parisien, où Koestler, lui-même étranger indésirable, le rencontre le 2 octobre 1939. Poddach se tient la bouche : « … le vieux Poddach ne voulait pas être consolé. Il avait été giflé par un jeune agent au commissariat de Belleville le matin même, après son arrestation, parce que sachant à peine le français, il n’avait pas compris ce que l’agent lui disait. »

 

Claude Mouchard