Ôoka Shohei
Vivant ou mort ?
« Une sombre curiosité »
Je pensais être attaché à la vie pour vivre,
mais en réalité j’y aspirais peut-être
parce que j’étais déjà mort.
Ôoka Shôhei, Les Feux
Du bist gestorben und weisst es nicht
Heine, « Altes Lied », Romanzero
« Il me faut simplement comprendre en écrivant. Sinon, il est probable que mon expérience de guerre va continuer à me hanter comme un cauchemar et que ma vie présente ne sera guère que somnambulisme. » C’est au rythme du roulement d’un train de nuit que, peu après la fin de la deuxième guerre mondiale, Ôoka Shôhei[1] s’interroge sur la nécessité et la possibilité d’écrire ce qu’il a vécu – ou plutôt : ce à quoi il a survécu – en 1944-1945, en tant que soldat japonais jeté dans la guerre des Philippines[2], puis comme prisonnier de guerre (POW) des Américains dans l’île de de Leyte.
Et Ôoka poursuit : « Pour rendre pleinement compte de ce passé qui est maintenant partie intégrante de ce que je suis à présent, j’aurai à prendre en compte les causes qui l’ont produit, y compris celles qui excèdent la sphère de ma propre responsabilité personnelle. Pourquoi un homme sans talent comme moi doit-il faire une chose pareille ? N’y a-t-il personne d’autre ? »
Eprouve-t-il là le sentiment d’être élu – fût-ce en tant que n’importe qui (n’importe quel soldat survivant) – pour une œuvre à venir, et dont il lui faudrait devenir capable ? Ces instants d’exaltation nocturne succèdent à une conversation avec des amis, dont le critique Kobayashi Hideo. Ils pourraient faire écho à une scène célèbre : Dostoievski (plusieurs fois mentionné dans Journal d’un prisonnier de guerre) raconta comment, écrivain débutant, il se vit, avec ivresse, reconnu par plusieurs critiques, dont le célèbre Belinski.
« Dans le train de nuit bondé, poursuit Ôoka, au milieu de gens qui dormaient debout, je fus pris d’un accès de pleurs sentimentaux. Je trouvai un soulagement à verser des larmes. »
Mais aussitôt la différence avec toutes les situations littéraires antérieures bée à nos yeux. Car Ôoka ne découvre pas quelque sujet magnifique à traiter. Le défi est, pour lui, de se retourner vers un passé collectif tout récent et insoutenable : un passé affreusement sanglant et, pour la pensée, décomposant.
Aux événements qu’il a traversés en 1944-1945, Ôoka ne cessera, sa vie durant, de revenir, par diverses voies – et non sans se trouver, en écrivant, au bord de l’impuissance à les dire. C’est bien ce qu’on entend dans un poème de 1958[3] – un « requiem » où il parle à ses compagnons disparus :
Je fais tout ce que je peux,
Mais, malheureusement, je suis impuissant,
Aussi impuissant que nous l’étions
Il y a treize ans à San José.
En 1944, à l’âge de 35 ans (marié et père de famille), Ôoka avait été appelé sous les drapeaux avant de se retrouver, après un entraînement de trois mois, envoyé dans les Philippines. Il va être chargé des communications pour la Compagnie Nishiya (une unité d’infanterie), dont la plupart des soldats sont, comme lui, d’âge moyen et sans expérience militaire. La compagnie Nishiya est envoyée dans l’île de Mindoro pour occuper San José et quelques autres positions sur la côte.
Les premières semaines se déroulent sans événements majeurs, en dehors d’accrochages avec la guérilla philippine et des premières attaques de la malaria. Mais en décembre 1944, les Américains débarquent. Les Japonais ne peuvent que se replier à l’intérieur, dans les montagnes, et vont se trouver coupés de tout soutien ou approvisionnement.
Durant les quarante jours qui suivent, les soldats bivouaquent dans la montagne ; ils sont sévèrement atteints par la malaria, et nombreux sont les morts. Ôoka est en proie à une très forte fièvre. Cependant, quand l’attaque américaine se déclenche le 24 janvier, il parviendra à se lever et à marcher. Après avoir échappé au premier bombardement, il se retrouve séparé de ses camarades.
« Jusqu’à la capture » – premier des douze récits qui (avec un chapitre surnuméraire : « Le sort de la compagnie Nishiya ») composent Journal d’un prisonnier de guerre – revient sur ces moments de plus en plus chaotiques. Le texte s’arrête en particulier (ou plutôt il piétine, insistant, perplexe) sur un instant crucial : Ôoka, lui-même mourant, s’abstient de tuer un soldat américain (« un jeune soldat, d’une vingtaine d’années, de grande taille ; la tête enfoncée dans son casque, il avait les joues rouges ») qui ne le voit pas et qu’il aurait pu facilement abattre. Bientôt, gisant quasi inconscient, il est découvert par deux Américains, et fait prisonnier. Après avoir été soigné dans un hôpital militaire, Ôoka passera le reste de la guerre dans le camp de l’île de Leyte.
David C. Stahl dresse le bilan suivant : « Seuls 60, environ, des 350 soldats japonais défendant l’île de Mindoro survécurent ; des 180 hommes de la Compagnie Nishiya, tous moururent au front, sauf 20 hommes. Ôoka traversa cette expérience traumatique du front sans résister aux forces qui annihilèrent ses frères d’armes – il n’attaqua, ne blessa, ni ne tua un seul soldat ennemi. »
Dans toute l’œuvre ultérieure d’Ôoka, Stahl retrouve des effets de sa position de survivant : « Il survécut, mais comme un homme lourdement accablé – accablé par une immersion physique et psychique prolongée dans la mort, par ce qu’il fit ou ne put faire pour préserver sa propre vie, par les actes brutaux d’égoïsme de survie auxquels il assista, par la massive et apparemment absurde perte de ses camarades, et par la honte indélébile d’avoir été pris vivant, accablé plus que tout, peut-être, par la survie même. »
De retour au Japon, Ôoka va s’adonner sans relâche à l’écriture. Toute son œuvre sera, plus ou moins directement, liée à ces mois de guerre et de captivité [4].
S’était-il préparé à écrire durant les événements mêmes ? Les notes que, soldat, il avait pu prendre, il les avait détruites à Mindoro. Ce qu’il écrivit au temps de sa captivité ne visait – si l’on en croit le Journal – que son propre divertissement ou celui de ses codétenus. S’il travailla, dès ce temps-là, à devenir cet écrivain puissant que nombre d’auteurs japonais (dont Ôe Kenzaburô) ont admiré, c’est par l’exercice de l’attention.
A l’égard des faits et gestes des soldats – puis des prisonniers – japonais, mais aussi envers le personnel américain du camp, Ôoka a entretenu, jour après jour, et jusqu’à la limite de ses forces, ce qu’il a appelé une « sombre curiosité ». Voilà du moins ce qu’implique Journal d’un prisonnier de guerre, qui n’est pas véritablement un journal, mais une reconstitution de la vie au jour le jour. Pas une phrase de ce livre incomparable, tout d’émotion et de sobriété, n’aurait été possible si Ôoka n’avait été un soldat, puis un prisonnier, intimement en alerte, corrosivement curieux des autres comme de lui-même, tenace – jusqu’au bord de la mort ou au sein de l’accablante torpeur des prisonniers.
Raconter ce qu’il avait vu et vécu à la manière d’un « correspondant de guerre » : voilà ce que Kobayashi Hideo avait d’emblée suggéré à Ôoka. Mais celui-ci (comme il le rapporte) ne reçut la demande que pour la reformuler autrement : «Les événements du champ de bataille sont limités à un endroit et à un instant. Je ne suis pas sûr qu’il vaille la peine d’écrire sur eux. Mais je pourrais écrire sur ma vie de prisonnier de guerre. Je pourrais écrire trois cents pages pour dire combien les hommes peuvent devenir décadents. »[5] Et c’est bien ce qu’il a réalisé avec Journal d’un prisonnier de guerre.
Ce Journal – et d’abord son premier récit, « Jusqu’à la capture » – est, comme l’écrit David C. Stahl[6], l’œuvre « inaugurale » d’Ôoka. Cependant, dès le temps de la rédaction de « Jusqu’à la capture », il s’est simultanément engagé dans une autre voie : celle du roman, avec Les Feux. « Ôoka, remarque Stahl, a commencé a écrire la section de Les Feux intitulée « Journal d’un fou » en mai 1946, aussitôt après avoir fini le brouillon initial de « Jusqu’à la capture ». Du fait de la censure d’occupation américaine, la publication de l’œuvre en feuilleton dans Tembô ne fut pas achevée avant la fin 1951. Et quand le roman parut enfin en livre l’année suivante, il avait été substantiellement révisé et réécrit. Ôoka produisit la plus grande partie de ses propres souvenirs de guerre (et de prisonnier de guerre) durant la période de cinq ans où il écrivit et retravailla son roman. » Et Stahl insiste encore sur « les nombreux parallèles significatifs entre les traitements autobiographiques et fictionnels auxquels Ôoka soumit son expérience de la guerre. »
Même si « Jusqu’à la capture » et « Le sort de la compagnie Nishiya » reviennent sur le temps de la guerre et de l’effondrement dans l’île de Mindoro, la plus grande partie du Journal est consacré à la vie des prisonniers japonais. En revanche, le roman Les Feux, sauf les derniers chapitres, a trait à la vie, à la survie ou à la mort des combattants japonais en déroute dans l’île de Leyte.
Les deux ouvrages, en gros, correspondent donc, respectivement, aux deux périodes de l’expérience d’Ôoka.
Dans un premier temps, Ôoka avait connu la vie de soldats japonais d’abord relativement au calme sur l’île de Mindoro (et non, comme dans Les Feux, sur l’île de Leyte), puis en déroute, et se perdant bientôt, dispersés, sans secours, malades et affamés, livrés enfin, par le désir fou de survivre, et d’abord par la faim et la soif, à l’horreur d’actes désespérés.
Vient ensuite, pour les survivants, dont Ôoka, le temps de la captivité – dans des camps qui, bien entendu, n’ont rien à voir avec ceux de l’Allemagne nazie, ni avec ceux de l’Union soviétique et où le traitement des prisonniers n’a rien de commun avec ce que les Japonais purent de leur côté infliger aux prisonniers qu’ils avaient eux-mêmes capturés.
Mais pourquoi un récit-journal pour la seconde période – celle de la détention – et un roman (avec, par la fiction, des déplacements décisifs par rapport à l’expérience réellement vécue par Ôoka) pour la première – celle des combats ou de la déroute ?
Pour témoigner de sa double expérience, historiquement sans précédent, Ooka n’était pas sans héritage littéraire. Journal d’un prisonnier de guerre se distingue par là d’innombrables témoignages ou journaux[7] qui furent suscités, au Japon, par la guerre des Philippines ou par d’autres catastrophes majeures – et d’abord, bien sûr, par Hiroshima et Nagasaki .
Dans les années trente, Ôoka avait découvert les littératures occidentales en compagnie de plusieurs amis. L’un d’eux, Nakahara Chûya – jeune poète mort en 1937, et dont il cite un poème célèbre dans « Les saisons » (septième récit du Journal) – traduisait alors des poètes français, Rimbaud, Verlaine, Laforgue, etc. Si Ôoka (qui a étudié le français à l’université de Kyoto) cite en maints endroits des poètes, dont Rimbaud, c’est d’emblée – et pour toute sa vie – à un romancier français qu’il s’était attaché : Stendhal.
« Un lecteur avide de Stendhal »: ainsi Ôoka se caractérise-t-il lui-même dans le Journal (où il mentionne, d’ailleurs d’autres auteurs français). Après la guerre, Ôoka traduisit De l’amour et La chartreuse de Parme. Avec ces deux œuvres, les romans d’Ôoka – et en particulier La dame de Musashino (publié en 1950) – entretiendront des relations réellement constitutives. Mais en lisant Journal d’un prisonnier de guerre ou Les Feux, c’est à Fabrice pris dans la bataille de Waterloo qu’on peut penser : « Pour un soldat, écrit Nishikawa Nagao[8], la bataille se compose d’images fragmentaires qui se déroulent à chaque instant devant lui ; pour lui, la guerre est la somme totale de la peur, de la crainte, de la colère, du soulagement, etc., à chaque instant qu’il vit, et il n’y a pas de batailles telles que celles peintes dans les tableaux. Voilà la guerre pour Stendhal et pour Ôoka Shôhei. »
L’écriture romanesque dans Les Feux peut parfois faire songer à Camus (à L’étranger, par exemple, pour l’instant du meurtre, par le protagoniste, d’une Philippine) ou au Poe des Aventures d’Arthur Gordon Pym (comme Ôoka lui-même le suggérera). Les « influences » – obliques et inventives, libérant une écriture volontiers ironique – sont multiples. Mais le choix même du roman, ici, n’est-il pas à caractériser dans les termes dont usa Thibaudet dans son livre sur Stendhal (qu’Ôoka traduisit) : « une autobiographie du possible » ?
Dans un texte de 1953 [9] , « Mes intentions dans Les Feux », Ôoka écrit : « J’ai conçu Les Feux comme un supplément à « Jusqu’à la capture ». L’amnésie dont souffre le protagoniste du roman, par exemple, est une amplification de la perte de mémoire dont je me suis senti atteint durant ma rencontre avec le soldat américain. » Et Ôoka déclare encore: « Dans « Jusqu’à la capture », je me suis efforcé de comprendre mon expérience du combat de manière rationnelle… Mais il y avait des aspects dont je ne pouvais rendre entièrement compte de cette manière. En bref, en usant de l’approche logique que j’ai utilisée dans « Jusqu’à la capture », je ne pouvais transmettre adéquatement la confusion mentale et émotionnelle dont j’ai fait l’expérience comme soldat en déroute. J’ai rendu le protagoniste fou pour exprimer cette confusion… C’était une manière de présenter la confusion directement, selon l’expérience exacte que j’en ai eue. »
Stahl cite également une note, plus précoce, du 27 juin 1946 : « Mon esprit est plein de pensées et de sentiments que je veux confesser. C’est pourquoi j’ai commencé à écrire « Journal d’un fou ». » (« Journal d’un fou » est le titre de l’antépénultième chapitre de Les Feux, mais ce titre – qui peut faire songer à la fois à Gogol et à « Vie d’un idiot », dernier écrit, avant son suicide, d’Akutagawa – convient aux trois derniers chapitres du livre).
Cependant les formulations d’Ôoka sur son roman Les Feux risquent d’égarer. Ôoka, à la différence de Tamura, son personnage, et même s’il a connu les moments les plus cruels et s’il s’est trouvé à plusieurs reprises à la lisière de la mort, n’a jamais commis d’actes qui auraient fait de lui un criminel de guerre ou qui, insupportables à sa mémoire, l’auraient contraint à la folie.
Le seul moment où Ôoka Shohei aura été tout près de tuer est celui où, vigilant au bord de l’évanouissement, il décide de ne pas tirer : tel est l’instant qu’il détaille, passionnément et ironiquement, dans « Jusqu’à la capture ».
Ce n’est pas sans transformer ses propres « pensées » ou ses « sentiments » qu’Ôoka les « confesse » dans Les Feux. La « confusion mentale et émotionnelle » dont il a fait l’ « expérience », il lui faut, en écrivant ce roman, la pousser à bout, selon une logique implacable – jusqu’à la folie. Le roman – là où il attribue à ses personnages des actes extrêmes – constitue une expérimentation sur des dérives qui, pour le soldat Ôoka, avaient été très proches, certes, mais tout autres. Dans le soldat Tamura, on peut bien voir, comme Maya Morioka Todeschini [10], « une sorte d’alter ego d’Ôoka ». Mais c’est d’une altérité radicale dans la proximité même que ce roman impose l’épreuve. Grâce à l’accès immédiat à l’intériorité d’un autre, que seul le roman permet – à la différence du témoignage proprement dit ou de la démarche de l’historien – , Ôoka peut s’ouvrir les sensations et les pensées d’un homme en détresse qui glisse vers le meurtre, le cannibalisme et la désagrégation mentale.
Le journal-récit qu’est Journal d’un prisonnier de guerre est peut-être plus extraordinaire encore que le roman Les Feux. Le point de vue, dans ce texte autobiographique, est constamment et intimement celui de l’auteur. Alors que Tamura, personnage de roman, est livré, avec une croissante violence, à des éclipses de conscience et à des ruptures dans ses propres pensées, Ôoka, dans son Journal, s’astreint, avec une obstination scrupuleuse, à rester en continuité et en confrontation avec lui-même. Les pensées qui (du moins telles qu’il les fait revenir en écrivant) furent les siennes lors des événements racontés, l’étonnent parfois ; elles en suscitent d’autres dans le temps de l’écriture. D’où la richesse unique du Journal, sa féconde complexité, comparable à celle des plus grandes autobiographies du passé, alors même qu’il s’agit d’un « témoignage » sur l’une des situations inouïes du vingtième siècle.
Dans la situation d’abandon et de misère physiologique que nous fait apercevoir « Jusqu’à la capture », Ôoka s’est efforcé de ne pas renoncer à « penser ». Comme à mi-voix, une parenthèse, dans ce premier récit du Journal, le dit « (Ainsi, depuis que j’étais tout seul, je pensais constamment à haute voix. Peut-être était-ce pour m’assurer que je pensais.) »
Le désir, chez un individu menacé, de ne pas cesser de penser se retrouve dans maints autres textes du vingtième siècle – témoignages, poèmes, romans – qui ont trait à des situations extrêmes. Il anime les récits du Journal qui nous ouvrent le camp américain et le monde ralenti des prisonniers japonais. L’interrogation sur ses propres pensées se double, de surcroît, d’une curiosité, parfois écoeurée sur les pensées des autres détenus, si semblables et tellement inaccessibles – ou inadmissibles.
Un enfer, la situation des soldats perdus telle qu’elle est évoquée dans «Jusqu’à la capture » comme dans Feux ? C’est un enfer produit, trop prévisiblement, par la faim et la maladie, mais aussi par les comportements, brutaux ou même fous, des soldats japonais envers les Philippins ou les uns à l’égard des autres.
Plus inattendu est cet autre enfer, tout de moiteur et d’ennui, que risque de devenir le camp de prisonniers. Et c’est l’une des énigmes humaines, passionnante dans sa pauvreté, du Journal. Les soldats capturés s’attendaient, sous l’emprise de la propagande du pouvoir japonais, à être immédiatement exécutés ou, à tout le moins, soumis à des brutalités. Mais ici, on ne meurt pas sous les coups, on n’agonise pas de dénutrition, on n’est même pas franchement, pour le personnel américain, un objet de mépris. Ôoka est surpris, et parfois bouleversé, de recevoir des soins attentifs et, une fois guéri, d’être traité avec humanité. Les prisonniers sont, pour la plupart, guéris, ils sont bien nourris (Ôoka dit sans indulgence leurs corps épaissis), ils ont tout loisir (comme le montre le onzième récit, « Soirées récréatives ») de s’adonner à des divertissements ou de s’abandonner à des désirs divers ou, par exemple, à des pratiques homosexuelles plus ou moins avouées… Et c’est dans cet univers, précisément, qu’Ôoka nous fait sentir quelque chose de spectral. Un enfer de la tiédeur ? Un monde des morts de plus en plus dérisoire ?
Plus troublant encore : Ôoka, pour parler de l’un et l’autre enfers, use parfois des mêmes termes. Est-il possible, est-il supportable, d’user des mêmes catégories pour caractériser la dérive dans la violence radicale – jusqu’au cannibalisme – et la vie protégée et médiocre des prisonniers ?
Le Journal ne laisse pas oublier qu’en amont de la vie au camp, il y a eu, pour chaque prisonnier, des souffrances insupportables et, éventuellement, les actes les plus violents. Chacun de ces hommes revenus, dans le camp, à une manière de vie ordinaire, qu’avait-il fait ou qu’avait-il été au moment du plus grand danger ? Le regard d’Ôoka sur ses codétenus est habité par cette interrogation. En plusieurs endroits du Journal, le cannibalisme est évoqué, en brutes allusions, par quelques prisonniers. Et des traits de comportement de certains – par exemple le rituel d’excuses à la nourriture auquel se livre l’un d’eux et qu’Ôoka rapporte dans son Journal – deviendront, dans Les Feux, ceux de Tamura , dès lors qu’il aura goûté de la chair humaine.
Il paraît donc certain que plusieurs des compagnons de captivité de l’auteur du Journal se sont laissés emporter à des extrémités dont Ôoka, non sans répulsion, pourrait vouloir déchiffrer, dans leurs propos ou leurs comportements de prisonniers, les traces. Or, souvent, c’est l’« ordinaire » en eux qui frappe l’observateur. « J’ai senti, écrit Ôoka dans une note de 1953, qu’en venir au cannibalisme était une forme extrême de l’égoïsme du soldat en déroute». Et c’est son personnage, Tamura lui-même (alors qu’il va devenir, plus ou moins volontairement, anthropophage), qu’Ôoka fait parler : « Au moment où l’homme a le pressentiment de l’imminence du danger, son instinct de conservation le rend encore plus égoïste qu’il n’est. »
« …j’appartenais à la petite bourgeoisie » reconnaît Tamura dans Les Feux. Et, dans le Journal, Ôoka épingle férocement le caractère « petit bourgeois » de nombre des prisonniers – et de lui-même.
La morale guerrière que l’armée a voulu inculquer aux soldats japonais exigeait le sacrifice pour la collectivité, ou plutôt pour la patrie et pour l’empereur. Et en cas de défaite, le soldat, plutôt que d’être fait prisonnier, ne devait-il pas se suicider ? La question est posée, dans le camp, lorsque des soldats capturés à des dates et dans des conditions différentes se retrouvent mêlés et s’entr’examinent.
En fait, le temps de la guerre se révèle celui des pires et des plus dangereuses petitesses. C’est ce qui se manifeste avec les soldats réservistes rappelés – des hommes qui ont déjà leurs vies, leurs familles, qui sont en proie à leurs attachements et soucis prosaïques. « La plupart d’entre eux, lit-on vers le début de Les Feux, étaient des réservistes arrivés là en même temps que moi. Au cours des longues heures d’ennui sur le bateau, nous nous étions lamentés sur notre condition d’esclaves, mais au bout de trois mois de garnison avec les anciens, les petits détails de la vie quotidienne nous avaient ramenés à notre égoïsme naturel. »
Comme le montre « Le dix août », la nouvelle des bombardements de Hiroshima et Nagasaki, ou celle de la défaite reconnue, suscitent chez les prisonniers un grand trouble, ou, pour certains, des manifestations théâtrales. Mais bientôt, tous retomberont dans leur « égoïsme », et dans l’apathie : «Une heure et demie après la capitulation du Japon, l’état de ces anciens soldats de l’armée impériale se résumait en un mot : l’indifférence[11]. »
Faut-il rapporter le désir enragé de survivre, tel qu’Ôoka croit l’avoir décelé chez les soldats au temps de la déroute, à ce qu’est à ses yeux l’égoïsme « petit-bourgeois » ("shôshiminteki egoizumu") en général – égoïsme qu’il retrouve aussi bien dans la vie protégée du camp ?
Cet égoïsme connaîtrait donc, à travers les métamorphoses suscitées par les circonstances, des variations extrêmes. Ce serait une de ses caractéristiques de parvenir toujours – du temps de la violence à celui de la survie protégée – à se recréer.
N’est-il pas surprenant, au passage, de voir l’auteur du Journal rejoindre la multiforme et parfois contradictoire (Nabokov remarque que, pour Marx, Flaubert ne pouvait être qu’un bourgeois, et réciproquement) dénonciation du « petit-bourgeois » telle qu’elle s’éleva, dans l’ Europe du dix-neuvième siècle et au-delà, à partir des bords politiques les plus opposés et telle qu’elle fut également le fait (c’est par un « Et maintenant, crève, petit-bourgeois ! » que Paul Klee cria son enthousiasme à l’audition de Pierrot lunaire) des écrivains ou des artistes en général ? (Il est vrai que l’on découvre, dans La Dame de Musashino, un personnage qui rappelle à l’évidence l’égoïsme borné de Monsieur de Rênal.)
Faudrait-il reconnaître chez Ôoka, doublant ce regard critique sur l’égoïsme, une apologie de l’abnégation du soldat, voire du sacrifice consenti ? A la fin du Journal (dans « Le sort de la compagnie Nishiya »), la mort du simple soldat Kobayashi, infirmier, est succintement évoquée: une mort humble et courageuse, sans auto-apitoiement, désintéressée. N’est-il pas, cependant, absurde et révoltant d’entendre (ou de croire entendre, par les phrases douloureuses mais retenues d’Ôoka) ce jeune agonisant souhaiter longue vie à l’Empereur ? Et Ôoka peut-il voir là autre chose qu’une de ces croyances collectives qui, à ses yeux, se réduisent à de purs fantasmes ou à de basses duperies ? « Les capitalistes japonais, remarque-t-il, avec l’accord d’une armée japonaise aventureuse, avaient cherché dans l’agression une solution à la crise de leurs entreprises, d’où il résultait que j’étais arrivé aux Philippines avec un fusil modèle 38 et une grenade » : c’est encore à une forme d’égoïsme, économique cette fois, qu’Ôoka ramène les motifs de la guerre du côté japonais.
Si Ôoka parle avec admiration et tendresse du relativement jeune (27 ans) commandant de la « compagnie Nishiya » – le « premier lieutenant Nishiya Masao » –, c’est parce qu’il décèle chez lui une horreur lucide devant le sort fait aux soldats. Il suffit à Ôoka de voir cet homme regarder les autres pour nous faire sentir en lui un être exceptionnel : « Le commandant de compagnie visitait chaque matin le baraquement de chacune des sections. En observant les malades qui remplissaient la chambrée, il restait sans voix, pétrifié, près de la porte. » Ôoka, à l’égard cet officier, manifeste une affection aussi tacite et douloureuse que le personnage qu’il nous fait entrevoir : « Promu en tant qu’ancien élève d’une école militaire, c'était un jeune lieutenant de 27 ans, mais si sombre et taciturne qu’il semblait avoir passé la trentaine. » C’est un individu manifestement hanté, voire imprégné, d’un passé tout récent mais atroce. « Qu’avait-il fait, qu’avait-il vu à Nomonhan ? Il n'en parla pas une seule fois, mais son regard, sa figure l'exprimaient bien. C'était pour moi comme si son corps exhalait l'odeur de cadavre de ses compagnons morts. »
Ôoka se montre particulièrement sensible au sort de jeunes soldats que n’auraient pas encore contaminé les soucis sans générosité de l’adulte, du père de famille (ce « criminel des temps modernes », comme dira Hannah Arendt).
Dans son poème de déploration de 1958, il évoque un jeune mort :
Hé, petit Arai.
Tu es mort avant l’arrivée des Américains.
N’avons-nous pas creusé ta tombe ?
N’avons-nous pas mis une précieuse cigarette
Entre les doigts de tes pâles mains ramenées sur ta poitrine,
Et descendu ton corps dans la fosse creusée pour toi de nos propre mains ?
Présentez armes ! Déposez la terre !
Quand la poussière s’est répandue sur ton visage,
Tu as semblé battre des paupières.
Seul ton nez restait visible.
Le commandant Nishiya a donné l’ordre d’arrêter,
Il est descendu lui-même dans la fosse,
Il a couvert ton visage d’un mouchoir.
Puis de nouveau : déposez la terre !
La fosse s’est peu à peu remplie.
Nous l’avons tassée pour empêcher les gens du pays de la creuser –
Nous n’avons pas osé marquer la place de la tombe.
Du jugement est sensible en maints endroits du Journal. Rien, certes, de ce jugement de Dieu, que semble parfois invoquer Tamura dans Les Feux. Et l’évaluation des comportements des prisonniers est moins le fait de l’auteur (ou, d’abord, du détenu Ôoka) que celui d’un simple élément en quoi tous les individus sont baignés et dont les récits révèlent la tension diffuse. Le « je » acteur-narrateur est, plutôt que le foyer des évaluations, le témoin ou la concrétisation d’un jugement atmosphérique. Celui-ci semble sourdre de l’espace même, clos, réaliste-allégorique, du camp…
Dans le monde de ces lourds survivants que sont les prisonniers, chaque être ou chaque geste aurait-il donc se juger lui-même, non pas en courant de son propre gré, comme chez Dante, à un châtiment exactement fait pour lui, mais en s’exposant irrésistiblement au jeu des regards – ou plutôt en se trouvant comme dénudé par la lumière, ou par l’air corrosif du temps ?
Il arrive, au demeurant, qu’Ôoka cherche à se saisir lui-même tel qu’il fut pris dans les regards mutuels et dans le jeu des entre-jugements. Dans « Ceux que je ne peux oublier », un texte de 1953 (à un moment où, pour l’essentiel, il en a fini avec ses récits de guerre et d’emprisonnement), il écrit : « Quelle a été mon attitude pendant la guerre ? Sous l’effet de mon besoin personnel de me confesser, j’ai écrit des centaines de pages sur mon expérience du champ de bataille. Reparcourant aujourd’hui ce que j’ai écrit, je suis dégoûté par les longs passages où je m’emploie à me justifier moi-même. Mais comment apparaissais-je à un œil plus objectif tandis que j’étais au front ? …J’aimerais, ne serait-ce qu’une fois, demander à l’un de mes camarades, comment ils me voyaient à l’époque. »
Ce n’est sûrement pas au nom d’un retour à une authentique appartenance ou d’une idéologie unificatrice que s’exerce la critique de l’égoïsme petit-bourgeois. Ôoka ne paraît jamais s’en remettre à quelque instance supérieure. A quoi tient-il ? Rien, certes, qui puisse s’afficher. Mourir pour la patrie et pour l’empereur : le sacrifice[12], tant prôné par l’armée japonaise, est, dans les écrits d’Ôoka, le fait de certains soldats que l’on aperçoit un instant. Mais Ôoka lui-même, spécialement dans son Journal d’un prisonnier de guerre, tout de sobriété, ne claironne rien de tel.
La question n’est pas de savoir pour quoi mourir, mais de redécouvrir toujours pour quoi vivre. A moins que la question du « pour » quoi ne se dissolve au fil des textes d’Ôoka. « Sans doute l’homme vit-il parce qu’il n’a pas de raison de mourir » : cette phrase, attribuée à Tamura dans Les Feux, pourrait être directement émise par l’auteur du Journal[13]. L’affirmation est ici minimale, et ressemble d’ailleurs à celles qu’on entendrait de la part de nombre de témoins-survivants de la plupart des catastrophes humaines du vingtième siècle. Pourrait-elle paraître proche de l’ « égoïsme » ordinaire ? Pourtant, s’il y a là adhésion, sans proclamation, à la vie qui continue, ce n’est sûrement pas pour maintenir la durée d’un individu contre celle des autres.
De cette continuité sans visée qu’est la vie, le besoin quasi compulsif de penser serait-il une forme de réalisation ou d’exposition ? Penser au camp, même ou surtout gratuitement, ou ruminer ses propres sensations ou émotions : voilà ce que le Journal retrouve constamment chez le prisonnier que fut Ôoka.
Penser sans but, sans objet – penser pour penser… Ôoka, dans Les travaux (huitième récit), semble retrouver des préoccupations obsessionnelles du prisonnier concernant les dispositions spatiales du camp, les directions où s’orienter, les mesures des constructions : en maints endroits (et jusque dans les plans qu’on trouvera dans le présent volume), Ôoka contraint son lecteur à le suivre dans d’excessives précisions.
Le camp a la simplicité énigmatique d’un monde construit de toute pièce. Ôoka est d’ailleurs fasciné par l’efficacité américaine (même si elle use des forces et du savoir-faire des Japonais). Les choses construites éveillent, chez l’auteur du Journal, une curiosité quasi enfantine. Faisant revenir à sa mémoire (en écrivant) les diverses parties du camp, il faut qu’il reconstitue mentalement tout ce bâti, massif mais certainement éphémère – au milieu de la nature exubérante.
La contemplation de ce qui n’est pas fait de main d’homme – paysages, ciels – ponctue, avec un autre type de précision, Le Journal. S’imposant, souvent, à la faveur de moments cruciaux pour l’existence du soldat ou du prisonnier, elle soutient la simple continuation de la pensée et de la vie. A la fin de « Avant la capture », c’est au moment où, ramassé par des Américains et transporté par des Philippins, Ôoka se sent glisser passivement de l’état du mourant à la situation du prisonnier, qu’il voit la beauté du monde : « Comme ces Philippins portaient le brancard sur leurs épaules et que je reposais la figure tournée vers le haut, je ne voyais que le ciel éblouissant et la cime des arbres qui bordaient le chemin. Tout en regardant cette verdure magnifique qui refluait vers l’arrière au fil de notre progression, j’eus pour la première fois le loisir de sentir que « j’étais sauvé », que ma vie avait été soudainement prolongée jusqu’à une date indéterminée. Dans le même temps, la vie que j’avais vécue jusque-là dans la perspective permanente de la mort me revint à l’esprit comme une chose incroyable. »
En un autre endroit (dans le douzième récit : « Le retour au pays »), si la nature devient sensible, c’est à l’ex-prisonnier qui, au moment de repartir en bateau au Japon, laisse flotter ses pensées et, pour ce nouveau changement d’état, trouve appui dans ce qu’il voit : « Nous étions proches de la côte et des montagnes. Sur les hauteurs, les traits blancs des cascades se détachaient finement sur une verdure luxuriante. Quand je pensais à ces verts tendres des Philippines que j’allais quitter, j’éprouvais un sentiment particulier de nostalgie. »
C’est, à vrai dire, un peu partout, dans Journal d’un prisonnier de guerre, que sont dites des sensations rapides, ou que des « images » se décollent du vu et en font durer quelque chose au-delà de l’instant. Toutes enfièvrent légèrement la vie de la pensée – la vie de ce qui n’a pas plus de but que la vie même.
Dans une note autobiographique d’Ôoka postérieure au Journal, une sensation, parmi les plus ordinaires, fait revenir le souvenir du temps de la guerre aux Philippines :
« Tout était calme. Le soleil d’hiver pénétrait les pins et illuminait l’herbe sèche et le sous-bois. Je jetai la scie que je tenais et me couchai sur le dos.
La forêt dans laquelle je m’étais trouvé aux Philippines était calme, elle aussi, et j’y étais seul maintenant. Alors, pourtant, j’étais malade et j’attendais la mort au milieu d’une verdure luxuriante. »
Et les phrases qui suivent aussitôt dans cette note disent non seulement la continuité du « soi », mais aussi la reconstitution des liens qui lui ont permis de vivre et, dès lors, la continuation de la vie chez d’autres, chez une enfant :
« Aujourd’hui je suis dans une forêt fanée, une forêt d’hiver. Et je suis en vie. Quoique toujours seul, j’entends vivre le reste des jours qui me sont donnés. Des sons lointains qui viennent du côté de ma femme et de ma fille m’arrivent à travers l’air sec. Elles semblent se déplacer avec précaution. J’entends ma fille dire : « Maman, cherchons plus près de la mare ». Elle doit avoir peur du silence. Les mots apaisants de ma femme arrivent à mes oreilles comme un murmure. Je suis en vie. »
« Je suis en vie » ? Dans un texte tardif (1969), « Retour à l’île de Mindoro », on découvre des phrases rétrospectives pleines d’angoisse : « J’ai écrit sur les façons dont un homme est affecté quand l’existence perd tout sens. J’ai rendu compte de ce qui, comme les expériences des pilotes kamikazes, ne peut normalement être dit. »
« Sit mihi fas audita loqui » (« qu’il me soit permis de dire ce que j’ai entendu ») dit Virgile au moment de suivre, en vers, Enée descendant aux Enfers… Mais l’enfer, ou le double enfer qu’a connu Ôoka n’a rien à voir avec le monde des morts de l’Enéide ni avec les révélations mystérieusement rayonnantes que le héros peut en recevoir. L’enfer tout humain et répugnant de la guerre des Philippines, ne peut-il donc être que « nefas » d’en « rendre compte » ? Ôoka a-t-il en cet instant – ou depuis toujours – le sentiment d’avoir transgressé un interdit ? S’il y a châtiment, il ne vient d’aucune puissance divine. Il n’est exercé que par la banalité des choses du monde réduites à n’ être que ce qu’elles sont et à s’imposer dans un blafard non-temps : excessivement réelles et sans présence pour le survivant qui perd alors tout goût de dire, envahissantes en même que désertées par la vie.
« Ma punition est de vivre constamment avec la mort. Je vis perpétuellement dans un état où l’existence est susceptible à tout instant, de perdre sens. Dans de pareils moments, un monde étrangement désolé envahit progressivement et remplace les objets de tous les jours sous mes yeux. »
Une des grandes œuvres du vingtième siècle aura été tout entière travaillée, voire suscitée, par la violence d’une guerre devenue quasi-absolue. Elle se sera confrontée au risque de destruction de tous les liens – ceux, d’abord, entre « compagnons d’armes » – ou à la décomposition de toute continuité humaine. Le geste même de faire-œuvre, tel que l’a osé Ôoka, a-t-il pu contribuer à la reconstitution de la possibilité de rapports qui ne soient pas soumis à cet « égoïsme » qu’on avait vu évoluer, dans les années quarante, de la banalité des désirs du petit-bourgeois à l’atrocité de la guerre ?
Canetti, dans le chapitre de Masse et puissance[14] qu’il consacre au « survivant » s’arrête un instant à la « croyance en l’immortalité littéraire » : « les temps modernes n’en connaissent pas de plus nette, de plus solitaire, de moins arrogante. » La survie littéraire est à ses yeux la moins offensante, la plus éloignée de la brutalité.
« Tuer pour survivre, écrit Canetti, ne peut avoir aucun sens dans cette disposition d’esprit, car ce n’est pas maintenant que l’on veut survivre. On n’entrera en lice que dans cent ans, quand on ne sera plus en vie et ne pourra donc plus tuer. C’est alors l’œuvre qui se mesurera à l’œuvre, et il sera trop tard pour rien changer. »
Ôoka aurait-il reconnu son propre désir dans ce sens donné à l’œuvre ? Stendhal l’a accompagné du début de sa carrière jusqu’à son dernier article, celui qu’il écrivait au moment où il est mort.
C’est dans l’amitié avec Stendhal que Canetti clôt son chapitre sur le survivant : « …qui ouvre Stendhal, c’est lui-même qu’il retrouve avec tout ce qui l’entourait, et il le trouve ici-même dans cette vie. » Et voici que, curieusement, l’auteur – si avide de liens littéraires – de Masse et puissance use de termes qui semblent faits pour tenter d’apaiser, à l’endroit de la survie, une angoisse aussi tenaillante que celle d’Ôoka : « C’est ainsi que les morts s’offrent en nourriture très noble aux vivants. »
[1] Les noms de personnes sont partout donnés en respectant l’ordre japonais : le nom de famille précède le prénom.
[2] Une chronologie succinte de cette guerre est donnée en fin de volume.
[3] Cité par David C. Stahl, The Burdens of Survivals, Ôoka Shôhei’s Writings on the Pacific War, University of Hawai’i Press, 2003
[4] « Ôoka Shôhei (1909-1988) est peut-être l’écrivain dont le nom est le plus ineffaçablement associé à la période 1941-1945 » écrit Donal Keene Dawn To The West , Japanese Literature of the Modern Era Columbia University Press, 1998
[5] cité par Stahl, p19
[6] op. cit.
[7] Dans le roman Pluie noire, Ibuse Masuji fait place à des journaux réels-fictifs de survivants qui n’avaient par eux-mêmes aucune visée littéraire.
[8] Le roman japonais depuis 1945, PUF Ecriture 1988
[9] Cité par Stahl, op.cit.
[10] Dans sa postface de la traduction en français de Les Feux, Autrement 1995.
[11] L’irruption incoercible, après la capitulation, de l’ « égoïsme », c’est qu’observe John W. Dower (Embracing Defeat, Japan in the Wake of World War II, W.W. Norton & Company, 1999) chez de jeunes soldats jusqu’alors soumis à une obéissance sacrificielle : « Même les survivants des escadrons-suicide, qui avaient été préparés à décoller pour leurs sublimes missions sans retour, se lançaient dans une course folle aux marchandises […]. Les loyaux soldats et marins de l’Empereur semblaient s’être en une nuit mués en symboles du pire égoïsme. »
[12] Emiko Ohnuri-Tierney, dans Kamikaze, Cherry Blossoms and Nationalisms, The Militarization of Aesthetics in Japanese History (The University of Chicago Press and London, 2002), décrit les ressorts « esthétiques » du militarisme japonais. (Bien des jeunes, souligne-t-elle, furent captés par une propagande usant d’ auteurs qu’ils aimaient : Rousseau, Beethoven, Goethe, Thomas Mann, etc.) Ne faut-il pas percevoir, dans la sobriété d’Ôoka, un rejet de tout esthétisme sacrificiel ?
[13] Une confrontation serait possible avec le « testament de Naoji » dans Soleil couchant (1947 – trad. en français pas Hélène de Sarbois et G. Renondeau, Gallimard, 1961) de Dazai Ozamu (1909-1948) : « Pourquoi continuerais-je à vivre ? Je n’en vois pas du tout la raison. Seuls ceux qui ont envie de se maintenir en vie peuvent le faire. »
[14] Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard 1966