Vittorio Sereni, Giorgio Caproni

 

 

Soudainement ravi

 

 

Mes jours s’en sont allés errant

Comme, Job dit, d’une touaille

Font les filets, quand tisserand

En son poing tient ardent paille :

Lors, s’il y a un bout qui saille,

Soudainement il est ravi. 

 

(Villon, Testament,  XXVIII)

 

Le poème se déplace, chez Sereni. Il glisse comme cette torche improvisée que quelques vers de Villon font brusquement passer pour brûler des brins qui seraient autant de jours d’une vie.

 

Sous quelle impulsion un poème de Sereni avance-t-il ?

Dans l’un des fragments traduits ci-dessus (« Si on me conduisait… »), l’initiative glisse d’un « on » à un « je ». Et dans ces quelques vers, règne soudain une sorte de joie…. Celle-ci pourtant ne se dit qu’au conditionnel ou à l’optatif, sur des modes où se mêle, « en une poussière de soleil », le passé et le présent, l’irréel et le toujours possible.

 

En quoi tel poème de Sereni avance-t-il ? Où va-t-il créer une trouée claire ou, parfois, glacée ? Dans quel « entre », dans quel élément (qu’il nous fait sentir en esquisses d’air ou de vent, de déserts ou de brumes, d’eaux et miroitements) ?

Et tel autre poème ou moment de poème, dans quelle pénombre de boue et de feuilles cherche-t-il à s’enfouir ? Où veut-il se « terrer »?

 

« Jamais aussi – se disait en se terrant

entre les rives le scribe – jamais aussi

tautologique n’a été le travail, mais jamais non plus

rebutant à ce point parmi tant de merveilles »

 

(« Un lieu de vacances », Etoile variable)

 

*

 

Chaque poème  de Sereni avance (ou dit et forme une avancée) dans ce dont il parle. 

 

Le dimanche fuyait la maison

arrachant des corolles au long du fleuve

 

Ce dans quoi il avance (en y formant son présent spécifique) le déborde de toutes parts. Il ne saurait l’envelopper. Il peut simplement l’indiquer, de côté, en gestes suspendus, en phrases coupées de souffles de joie ou de douleur… A moins qu’il ne se laisse cribler par des détails vifs, par des évidences aiguës venues de diverses régions de l’espace et du temps – pour soudain les  inclure en les cernant avec précision, dans son « dedans » qui à vrai dire reste peu délimitable .

Rien de ce à quoi un poème de Sereni a trait ne lui est à proprement parler antérieur (au sens, plus ou moins rilkéen, d’une expérience acquise et mûrie). Tout – et spécialement maints souvenirs, qu’ils soient personnels ou collectifs (avec parfois des dates historiques ou allusives) ou encore qu’ils paraissent provenir d’autres mémoires flottant dans l’espace-temps et émettant vers le poème – est suscité autour du poème par son avancée même.

 

Le poème, chez Sereni, avance-t-il dans du désertique ou dans du confus, ou  dans ce qui se révèle – à mesure qu’il le dit – profusion éparse, mi-obscure mi-éblouissante ? Toujours, en tout cas, ce dont il parle lui devient contemporain.

Sous l’effet du poème se formant, les temps multiples, en pans translucides, s’intersectent, simultanéisés qu’ils sont par son avancée. Serait-ce même, parfois, des moments issus de plusieurs vies ? On croit les sentir, mi-dits –  bouger, se déplier, froissés, éclairés ou sombres, tressautant. On ne les distingue plus d’espaces eux-mêmes divers et mouvants.

Et, encore une fois, ce ne sont pas seulement des passés (avec éventuellement des retours d’absents ou de morts) qui vibrent dans le présent, en le coupant de reflets et de bourrasques allusives. Ce pourrait être aussi – pour une poésie qui ne prétend pas viser au-delà de ce qui vient se simultanéiser là et s’offrir à demi dicible – du futur.

 

Le futur ? N’appartenons-nous pas à ce futur ? C’est  nous  aussi – nous qui, lecteurs possibles, étions dans l’horizon du poème s’écrivant –, que ce poème même happe et inclut, sans nous savoir, dans les plages de simultanéité qu’il suscite ou indique… Et quand nous le lisons effectivement, il ne cesse de nous rendre latéralement contemporains de ses mots ; il nous fait  devenir part de son « en même temps » accidenté et pourtant si sûr.

 

*

L’un des fragments ici traduits  se fait tournoiement spatio-temporel de couleurs (une « couleur virant au rouge/ Avec des indices de mauve / De marron. Et de vert bouteille même »). Et c’est pour dire un feuillage et sa « gloire ».

 

Tout ce feuillage

Bien mieux que persistant.

Dans sa gloire, il nous automne.

 

« La gloire » est le titre d’une prose de Mallarmé dans laquelle la forêt de Fontainebleau, à l’automne, est dite s’embraser de son propre éclat. Ce flamboiement a lieu avant que nul visiteur (descendu du train Paris-Fontainebleau) n’y pénètre. La gloire règne parmi les cimes en l’absence de tout regard (comme s’affirme et se perd en reflets d’eau et de carrelages,chez Bonnard, un corps féminin que personne ne verrait). Le poème, chez Mallarmé, voudrait-il capter ce qui le précéderait, ou encore ce qui – comme Hérodiade ne « fleurissant » que pour elle-même –  n’aurait nul besoin de lui ?

C’est tout près et tout autrement que la gloire d’un feuillage, chez Sereni, paraît appeler le poème à parler en elle. Et si ce poème dit son propre mouvement en un  « nous », c’est pour que ce dernier soit à mesure enveloppé dans ce dont parlent les vers et pour qu’il s’y métamorphose un instant.

 

*

 

Au-delà de ces quelques lignes qui ne font que balbutier la joie d’accueillir dans Po&sie  des vers de l’auteur des deux admirables recueils traduits en français sous les titres respectifs  Etoile variable  et   Les instruments humains), pourquoi faudrait-il commenter de poèmes aussi puissants, aussi captivants, que ceux de Sereni ? Sans doute suffirait-il de s’absorber dans une lecture silencieuse.

Mais il est vrai aussi qu’on aurait envie de leur répondre, de là où on est : on aimerait leur parler, si pauvrement que ce soit.  Car alors même qu’ils semblent aller par eux-mêmes (non, cependant, sans interroger, toujours discrètement, leur propre avancée et leur raison d’être),  ils  font d’emblée place au lecteur.

Ils parlent généreusement, ces poèmes, au fil de leur avancée.

Ils nous parlent implicitement. Ou parfois c’est expressément qu’ils s’adressent  à quelqu’un. Par exemple à un « futur passant »  – , celui auquel fait appel (un peu comme une épitaphe : « Siste, viator… ») le poème  « Banlieue 1940 » (dans Journal d’Algérie – publié dans Les instruments humains:

 

Et toi ma vie sauve-toi si tu peux

garde pour le futur passant

toi-même et ces formes sur les ponts

dans l’éclair des phares.

 

Ainsi les poèmes partagent-ils d’emblée, avec le lecteur futur anticipé,certaines de leurs « preuves ».

 « Preuves »… Le mot (où Sereni rencontre Char, qu’il a traduit) apparaît dans « Un lieu de vacances » (poème certainement central dans l’œuvre de Sereni et, de plus en plus évidemment, dans toute la poésie du milieu du vingtième siècle). Et c’est dans un endroit où le poème se met à détailler ce qu’il appelle des « pulsations » ou des « présences » –  comme autant de lueurs :

 

« L’une en effet s’allume

tard le soir

(…)

Sur le remous sur l’écoulement noir

d’autres s’allument sur la rive d’en face

– lampes ou réverbères – plus inattendues encore,

lumières humaines évoquées d’un coup – par quelles mains

sur quelles terrasses ? – Je les suppose signes convenus

je ne sais plus quand ni avec qui

pour de nouvelles présences ou des retours»

 

De petites preuves partout brûlent ;  de brèves confirmations crépitantes trouent sur ses bords l’écoulement plus ou moins obscur du poème alors qu’un moment il s’allie à un fleuve qu’il dit à demi.

Par ces preuves, pulsations ou présences-lucioles, le contour du poème se trace plus fermement ou, au contraire, clignote. Et parfois il se défait ou se confond ici et là. C’est  qu’à mesure le poème s’enfonce et se perd dans ce qu’il aura fait impérieusement venir :  du présent mi-insaisissable, du passé trop chargé, ou du futur transparent…

 

 

Ajout :

En ébauchant (pour ce même numéro de Po&sie) quelques lignes à propos de Cartes postales d’un voyage en Pologne, de Giorgio Caproni, il me revient que je n’ai pas même effleuré celui des poèmes de Sereni ici traduits qui s’ouvre à une énigmatique présence féminine : une « échappée / à l’amas infernal ».

Dans ces quelques vers, Sereni accueille (latéralement, à sa manière) une «  présence », en effet, – mais silencieusement « impérieuse » – et contre des « massacreurs ». Alors, furtivement, sur les traces de cette présence, il évoque une « multitude qui reprend forme/ de cendres… »

Ces vers sont à entendre avec d’autres poèmes de Sereni (par exemple, dans Les instruments humains, « La véritable annéez zéro ») où se glissent non seulement des morts proches, mais des foules de disparus.

« Une » à la place d’une « multitude » ? Le poème a appelé en lui une présence qui, même taciturne, vaut, l’espace d’un instant (et au premier plan),  témoignage – sur les violences de masse du vingtième siècle (à l’arrière-plan).

 


Note sur Cartes postales d’un voyage en Pologne de Giorgio Caproni

 

« Le gardien du camp vint aussitôt à notre rencontre, tandis que nous, en bons lettrés, nous cherchions à trouver les phrases les mieux adaptées (honte !) à la circonstance, plus soucieux de dire quelque chose d’original que la vérité nue et sans mots de notre état d’esprit. »

 

C’est une publication de moins de quarante pages, chez William Blake and Co. (2004), où on peut lire trois textes publiés par Caproni dans trois numéros de La Giustizia en juin et juillet 1961.

Dans leur avant-propos, les traducteurs, Philippe Lacoue-Labarthe et Federico Nicolao, s’arrêtent à cette date et au temps qui s’est écoulé – treize ans – entre la publication de ces textes et ce qu’ils racontent : une visite à Auschwitz qui avait eu lieu le 29 août 1948. Les  deux traducteurs donnent également de très nécessaires précisions sur le contexte historique, voire politique, dans lequel cette visite eu lieu.

Ces articles, gardés si longtemps à distance du public, ont une éloquence assourdie. « Allemagne, qu’est-ce donc que tu as fait ? » s’écrie Caproni à la fin du premier. Et  partout ils manifestent, avant même la visite au camp, une nerveuse sensibilité aux voix et aux cris.

Caproni intitule son troisième article : « L’ « aspect innocent » du camp d’Auschwitz ». La netteté et l’ordre dans ce qu’il voit, et jusqu’aux fleurs, tout est « autant éloigné qu’il est possible de l’imaginer des meurtres de masse dégradants auxquels était destinée l’abjecte et la plus organisée des fabriques de cadavres en série… »

Au visible, il semble donc nécessaire que s’adjoigne la parole d’un « guide ». Celui-ci acquiert d’ailleurs une présence étrangement insistante.

 « Bel homme, le gardien.

D’âge moyen, épaules carrées, catholique convaincu et tout vêtu de noir comme un chef d’orchestre (dont il avait aussi la chevelure, noire et ondulée), c’était un ancien interné qui, ayant réussi à se sauver de justesse grâce à l’arrivée des armées de libération, avait décidé de rester là, dans « son » camp, à raconter au milieu des « beaux » pavillons la vérité, et rien que la vérité… »

A la lumière des connaissances ultérieurement acquises (ce type de connaissances auxquelles un détenu, immergé dans le monde du camp, ne pouvait par lui-même avoir accès), les explications qu’il donnent aux visiteurs comportent sans doute  un certain nombre d’erreurs factuelles.

Et en même temps, les propos de ce guide paraissent extrêmement médités… alors que pourtant ils n’en sont pas moins marqués par une curieuse hâte. « Je vous en prie Messieurs, s’exclame-t-il, il faut se hâter ».

On dirait que le guide ne veut pas laisser, fût-ce là où il y a réellement à voir, les visiteurs s’abîmer dans des rêveries.

« L’esprit se perd dans le labyrinthe de ses horribles pensées, mais le guide très compassé, exactement comme dans un musée, n’autorise aucun atermoiement : « Je vous en prie Messieurs,  par ici ». 

Nou sommes dans le pavillon des cheveux. Sous une longue galerie de cristal, au centre de la salle, sont recueillis des quintaux et des quintaux de cheveux prélevés sur tous les « hôtes » du camp (…). Ils forment une masse confuse de couleurs, où prédominent le blond et l’argenté, mais encore une fois le cœur n’a pas le temps d’être saisi d’effroi (l’effroi et l’effarement viennent après coup, quand on y repense), confronté à cette nouvelle folie.

« Je vous en prie, Messieurs, il faut se hâter. Par ici. » »

C’est par maints « par ici » ou « par ici s’il vous plaît » que la voix du guide presse  à tout moment les visiteurs atterrés.

(La tension que créent ces mots, si ordinaires qu’ils soient ou justement parce qu’ils le sont, pourrait faire penser à ce qui vibre dans « A game of Chess », deuxième section de The Waste Land  de T.S.Eliot, où un « Hurry up please its time » résonne cinq fois. )

Les propos ultimes du gardien sont évoqués, dans des versions légèrement diféfrentes, par  les deux derniers articles de Caproni. Et c’est à une justice ou justesse qui s’exercerait dans l’ordre, au moins, de la parole, qu’ils invitent les visiteurs – non sans laisser chez le lecteur de Caproni, à travers les années, un malaise infini :

« « Allez raconter aux vôtres ce que vous avez vu, mais sans y ajouter un brin de passion », tel est le congé de notre guide, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire. « Les choses parlent d’elles-mêmes, dans leur évidence nue. Soyez aussi justes que je l’ai été. » »

 

 

Claude Mouchard