Avec KIM

(Avec Kim)  

 

 

 

Et si ce n’est maintenant quand ?

 

« faire quelque chose dont ni moi, ni un autre

ne peut jamais être sûr »

De Kooning

 

« chez toi »… attaque-t-il         Kim        timbre aigu      il  est épuisé gorge sèche        en colère ?

 

c’est la fin d’une semaine (début des années 80 ?) où il a travaillé toutes les nuits comme aide-soignant dans une archaïque petite clinique de banlieue d’Orléans

 

un emploi qu’on lui a trouvé dès lors qu’il a pu prouver

(quelles démarches ? j’ai oublié) qu’il

terminait des études de dentiste lorsque les Khmers rouges

sont entrés à Phnom Penh

 

il a dû rentrer à vélo dans l’aube par une longue enfilade de rues (je les connais je peux imaginer leurs volets fermés sous un ciel mauve de Loire)

 

de lui –  des traces ou effets de sa présence « à la maison » – qu’est-ce qui peut bien venir, tant d’années après,  à dire enfin ?

 

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du doute élémentaire senti alors corrosif entre lui et moi, ou « nous » :

 à dire enfin ici ?

doute à retrouver, devenu dicible enfin aujourd’hui, si tard,

grâce aux effets  – puissants, jamais formulés –

dans l’élément interne de la maison

d’autres présences,

antérieures ou ultérieures, de « réfugiés »

 

 « réfugiés » ? le mot pèse spécifiquement

 dans chaque cas…

Ibrahim l’Ivoirien, Pedram l’Iranien, Laura l’Angolaise, et …

aujourd’hui, angoisse et chance,

« Ousmane » (ce nom cache le sien) venu, via Libye et Méditerranée, du Darfour

 

doute-force des fluctuations (ambiguïtés dangereuses ou absurdes) advenant dans

l’élément de lente réceptivité condensée peu à peu, au fil des années, dans cette maison,

 

dans l’air-temps interne épaissi brunâtre blanc à quoi nous (famille…, âges, sexes ) aurons bu et où nous aurons restitué quoi du soi-croyance à soi, du « se tenir » libre là par moments de se délier diluer

 

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aride              la voix de Kim              arrêtée à cet instant comme au bord de l’élément de la maison, dans/hors « l’entre nous »

 

 

il vient d’arriver au fond de la pièce que le matin d’octobre jauni à travers les arbres éclaire faiblement

 

j’ai dû me redresser  (à me sentir, vu par lui, silhouette à contre jour)

je fixe –  à travers les très vieilles petites vitres  artisanales parcourues de plis

le sol gelé couvert de feuilles de cerisier crispées roussies où rissolent en nappes des moineaux, des merles à becs obliques

 

reconstituer, ici, des détails, leurs minimes puissances ?

une sorte de prudence… quand on cherche ce qui a pu compter… dire à tout hasard

 

s’évertuer par ce réseau de petits traits  jeté en arrière de re-capter de  l’entre

 

envelopper de l’élément tel qu’il fut éteint pour lui ou…

du respirable devenu impossible  (du en quoi vivre sentir penser parler se restituer ?)

où ? dans le passé antérieur de Kim ? chez nous ?

 

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« chez toi  on               respecte pas             on respecte pas les vieux »…

 

à cet instant, pour l’écouter, difficilement, je noie mon attention dans l’épaisseur un peu verdie de la vitre

 

l’une forme à hauteur de mes yeux un nœud translucide

autour d’un grain noir jadis par elle en fusion inclus

et j’aurai accroché là au fil des années tant de doutes

 

 

il a passé la nuit à s’occuper de vieillards dérivant au fil du temps en lits à bastingages (grincements parfois de barres de métal)

 

air ammoniaqué  les haleines y chevrotent vers qui approche 

j’ai connu tout cela me suis-je dit en l’écoutant

n’avais-je pas moi-même à vingt ans traîné des jours durant

à Broussais dans une salle de vieux de mourants

constante, la lumière électrique où des mains tendineuses se dressent tremblant de honte à la faveur d’éclairs de conscience

quand on soulève les draps leur ôte leurs linges ou était-ce déjà alors du papier celui qu’en lambeaux on froisse jette  aussitôt

périnées souillés à nu peau flottant sur les membres comme changée en quoi de cuit

 

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« chez toi » ?

 

n’ai-je pas eu alors l’impulsion (regard cherchant à s’inclure dans le froid de la vitre) de lui rétorquer, grotesquement :

 

« et… chez toi ? » ?

 

fut-ce alors une torsion, pour une seconde, de tout élément (où vivre-parler) entre nous ?

 

même s’il n’a pas réellement entendus de ma bouche ces mots-là,

il put en deviner l’impulsion, et (par sensations gestuelles, par flair des pré-paroles dans la gorge de l’autre) se sentir – par moi, chez moi – repoussé… quoi ?

rabattu dans ce monde décomposé (j’entends soudain la voix du peintre Nat dans le film de Rithy Panh S 21… le survivant maniant les photos des disparus, verres brisés, etc.) d’où il s’était si dangereusement extrait…

 

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mais                « chez toi » : n’était-ce pas lui, Kim, qui par ces mots avait voulu

me rabattre (et tout le « chez » de la maison, tout l’entre vital) dans le monde environnant, la société, la généralité nationale, que sais-je ?

 

il est vrai que sa présence « chez nous », avait, pour lui-même sans doute,

une saveur de quasi arbitraire, un goût de décision

 

nous avions donné notre adresse en réponse à un appel paru dans Libération

 – après des articles, succédant à du silence ou à d’imbéciles discours français,

ou des images : boatpeople hissés ruisselants sous un projecteur, etc.

 

Kim était arrivé ici depuis un centre d’hébergement provisoire (près de Toulouse),

 

il s’était d’abord retrouvé, nous raconterait-il plus tard dans la cuisine,

 

 il avait fui le Cambodge à pied par la forêt

il avait dû chaque nuit, disait-il,

 se hisser de peur des tigres dans des arbres

mais il n’avait pu éviter d’être deux fois arrêté par des Khmers rouges

et ce n’avait été que par étourderie que ces gamins tueurs

à l’instant où il allait être abattu (une balle ? un coup sur la nuque ?)

l’avaient inopinément oublié

 

dans un camp en Thaïlande où des missionnaires américains,

le persuadant qu’il n’avait dû sa survie qu’à un miracle,

le convertirent non sans lui avoir fait écrire un « témoignage »

(au sens qu’ils donnaient à ce mot) qu’ils le poussèrent

à signer d’un nom nouveau : « Jérémie »

 trois pages qu’il avait rédigées en français dont en arrivant ici il avait

trois ou quatre exemplaires photocopiés

 (j’en ai un, pâli jauni, à portée de la main en fixant ces lignes à l’ordinateur :

écriture de sa main, appliquée, oblique…

phrases pauvres formelles rituelles)

 

s’était-il cru dès lors désiré en vie par un regard divin ?

c’est ce qu’il n’évoquait qu’avec un léger

ricanement il savait

 qu’ici, « chez nous », il n’y avait guère de place pour sa croyance

d’être baigné d’un regard

 

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Ici dans l’air interne de la maison

 

ne buvait-il pas amèrement y re-sentant à tout instant sa dépendance

un goût de               décision…

 

ou, en fait, celui de

plusieurs décisions …de dates différentes mais continuant à exercer leurs effets, à filtrer (comme des rayonnements dans de l’entre liquide) les unes à travers les autres

dans l’élément que faisait revenir sa vie

 

contre la volonté obtuse-délirante qui infléchissait là-bas la respiration  à la moindre minute  ou pour tout mètre parcouru

il y eut l’instant de la décision silencieuse, qui dut être celle de Kim, dans l’extrême faiblesse, de s’enfuir,

puis la vie sous l’organisation de camps en Thaïlande,

et encore les autorisations à obtenir de divers gouvernements … la France (« chez »… en quel sens ?)

 

et enfin, là où nous parlions, la décision nôtre de le recevoir – non pas lui en particulier, bien sûr, mais quelqu’un dans sa situation, quelqu’un « comme lui »

 

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Amené par un homme âgé – cordial, voix trop forte –

membre d’une association catholique (quelqu’un

qui avait dû jadis travailler dans l’administration coloniale)

 

il se tenait au milieu de notre pièce centrale à grand carrelage rouge détérioré.

 

immergé soudain dans cet espace-temps de la maison,

dépendant atmosphériquement de notre

fade rosâtre bonne volonté…

 

.

il boîtait, et lourdement

– maigre bien entendu, nuque jaune-mauve à deux cordes

me rappelant quoi que je connaissais depuis le fond de l’enfance :

oisillon, me suis-je rappelé, minusculement étalé

 nu déjà pourrissant sur le trottoir

 

des jours, des semaines durant nous le vîmes

ouvrir le frigo chercher du beurre des œufs

qu’il faisait frire avec des sardines ;

il rougissait violemment à mesure qu’il mangeait

(puis, peu à peu il grossit, se calma)

 

il n’avait plus de famille au Cambodge

à la différence d’un autre « réfugié » qu’un peu plus tard

nous connûmes de près (avec qui j’eus d’autres conversations,

et qui lui rassembla une femme des cousins enfants)

il n’eut personne à faire venir à retrouver ici

 

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« chez toi », « chez moi »… : nous les employâmes d’autres fois, et plus légèrement, ces mots entre nous, 

en refluant ensemble l’un par l’autre dans nos passés (… tout au fond, 1944 pour moi à Orléans, destructions massives)

et puis n’y avait-il pas là, avec nous, entre nous, les enfants ?

oui il dut nous arriver complices dans une généralité immédiate (vert clair) d’en rire

chez-toi-chez-moi comptine aigrelette à goût de gelée de groseille perlant comme d’un sang d’égratignure

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il parla           il parla oui… mais           en mots-brindilles chuchotis qui peut-être lui parurent ineffectifs ici sans conséquences

et il est vrai que, de certaines  notes prise à l’écouter, je n’ai rien fait

qu’une fois déjà j’avais retrouvées il y a des années

 dans un cahier à couverture verte et blanche

 déjà archaïque du début des années 80 que j’avais alors  reprises recopiées

 ou simplement déplacées

– bouts de papiers dans un cahier un peu plus récent

 … épaisseur du temps alors croissante…

nourrie de goûts de respirations de sucs de corps et végétaux

 avant de les oublier de nouveau

bribes « brutes » 

du moins : de ce que j’ai cru entendre

de ce qu’il a dit ou cru  dire

 

paroles flottant en surface ou repoussées dans de la mousse brune comme sur un bord obscur où … rien…

marcher en sortant de Pnomh Penh en fuyant               chaussures en pneus découpés

l’œdème  la faim interdiction de s’asseoir                 impossibilité de se révolter

il disait cela dans la pièce à côté de la cuisine rameaux violets dehors

 évoquant les tentatives pour prendre un minimum de soin de soi

cataplasmes d’herbes à se fabriquer

en rampant sur la terre humide dans la nuit

qu’a-t-il dit sur le temps          l’assurance qu’avaient

 les dirigeants de posséder

la durée

 

lui est-il arrivé de mêler là  (débris de sensations mi-pensées)

 son travail d’aide-soignant à Orléans ?

il  a parlé l’autre soir d’un « petit épicier » mort la nuit précédente

 

notes sur la  survie là-bas, prises par moi au vol, trop négligemment

chantier          malades au chantier forcés de travailler

ulcères frissons diarrhée

couper les herbes dans l’eau à 1 m50 de profondeur

on n’arrive pas le soir jambes gonflées à revenir jusqu’à …

on s’endort à demi dans l’eau sous son panier

 sa voix même alors comment l’aurais-je notée               elle a laissé une trace pourtant             

 

d’une barque on pousse les malades dans l’eau

on faisait pas attention à eux                pas intéressant

 

pas parler pas parler disait-il               même, surtout entre proches

la nuit couchés brisés sur le plancher de l’étage

dans les pilotis écoutaient

des enfants cruels reptiliens

 

a-t-il voulu pour mon écoute reconstituer des comportements récurrents

ou des plages de logiques génocidaires 

au travail le chef de groupe disait tout d’un coup de venir pour aller travailler ailleurs

 en fait pour assassinats en cachette ou

en même temps ou au contraire pour [faire] des exemples

ou 

un coup de manche de pioche parfois trop hésitant

(une adolescente faisant ses preuves)

 

cette note  enfin de ce qui fut comme chantonné

 

 les nouveaux / pensaient toujours à ça / ça viendra ça viendra/ l’assassin 

 

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non             ici            pour ces choses-là              pour cela dont si peu de traces « témoignent »

 

il fut              dans le timbre même de sa voix          sensible qu’il

ne trouvait pas

je n’avais pas su ou simplement pas désiré y contribuer

de quoi se (re)constituer  une réceptivité d’après-coup

 

pour se retourner sur ce qu’il avait subi

ou redouté

 

  flaque noire verte huileuse

(celle entrevue dans S 21 de Rithy Panh)

au bord de laquelle être

– dans une vision élémentale d’eau putride –

une nuit abattu

d’un coup sur la nuque

 

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dans l’élément dense ambigu de la vie ordinaire d’ici

 

quoiqu’il y fût reçu             soutenu-dépendant

  

se peut-il qu’il n’ait pas eu accès à…

qu’il n’ait pas trouvé « chez nous » ce…

 

« en quoi » rentrer réellement le soir ou le matin

(après ses nuits chez les vieux les mourants )

 

ne lui fut-il jamais vraiment permis de          s’y quasi           

restituer

 

fut-il toujours impuissant à se sentir              dans

l’élément interne commun de « chez nous »

devenir un peu de ce qui

le nourrissait de ce qui le métamorphoserait doucement ?

 

 

inchangeable, le « chez »

à demi imaginaire ?

 

hallucinatoire soupe limbique

relâchement de l’être soi                rebroussement

ombilical de l’individuation…

 

quoi d’obscène … pudeurs … distances… abouchements des sensations

au sang brun du commun

chambres lits cuisine  sd bains WC bruits odeurs  traces

battement de vagues des jours-nuits

 

ce à quoi il ne pouvait ou ne voulut prendre part

mais où mes phrases  aujourd’hui du moins si tard voudraient

s’aboucher boire

 

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«… chez toi »                Kim écrasait-il               d’un geste de sa voix

 le dedans (où il vécut des mois durant) de la maison

 notre inévitable acharnement quotidien,

toujours douteux, lent-éphémère,

à condenser de la substance

d’entre

 

dans un « chez » plus vaste : national, linguistique, etc….  voire en l’assimilant à quelque continuation en nous de ce qu’il pensait avoir jadis rendu possible la colonisation   ?

 

et  disait-il donc aussi

en nous faisant sentir que,

de ce qu’il voyait dans ces journées en banlieue d’Orléans,

il ne pouvait rien faire en rentrant

« à la maison »

qu’il n’avait pu recevoir

chez nous dans le temps d’ici de quoi recevoir

enfin            et pouvoir donner

les interminables jours d’écrasement

« là-bas », « chez lui »

 

– ce pour quoi alors il n’avait plus eu de réelle réceptivité

terrorisé affamé et, par excès d’exposition permanente,

quasi absent

dans le froid de Kolyma,

dit Chalamov (à cette phrase-énigme combien de fois

ne  serai-je pas revenu)

« on ne se souvient même plus de soi »

 


 

 

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et pourtant ce n’est pas ce ne fut sans doute pas tout

 

il faudrait admettre aujourd’hui et effectuer l’hypothèse fuyante

ou l’espoir         que

par ses réticences surtout               par ses exhalaisons de dégoût

par sa proximité interne/externe

 Kim nous donna intimement (fût-ce en nous blessant)

pour aujourd’hui pour le présent qu’il ne partage plus avec « nous »

un étirement latéral de « notre » élément interne… dont la fluidité entretenue fut dès lors insensiblement étalée exposée (à quelle fraîcheur ?) en de multiples taches de combustion

 

il faudrait juste faire que l’élément vert vital de l’entre ( des foyers, en les uns et les autres, du sentir-penser-parler) à la saveur épuisante dont mes phrases cherchent en général à se faire, librement, respiratoirement, consubstantielles… 

en vienne donc, cette fois, ici (mais non…), furieux et  d’une seule vague,

dans son ambiguïté inévitable (et surtout, sous l’effet de l’obstination de Kim, selon son étirement latéral irréductible) par ces phrases-ci,

à un point d’effectuation si indubitable

– et aujourd’hui, des années après le départ de Kim,

recevant de lui une contribution à la sensation actuelle si puissante de l’étirement

latéral du plus proche l’intime

 

que, avec son pouvoir d’immersion, dans son état de pur dedans, il se trouve néanoins porté jusqu’à

un bord de pure fraîcheur,

un hors sans retour sous

tel un froid sec buvant de l’humidité

qui, un soir de février où nous parlions, Kim et moi,

se rétractait sous nos yeux

de seconde en seconde

sur le carrelage rouge 

que je venais de laver 

une lapante évaporation

 

 

Claude Mouchard