Takarabe Toriko

Claude Mouchard

 

Poésie, liens, réel

           chez Takarabe Toriko

 

En poésie on n’est jamais dispensé de rien.

 Vladimir Holan

 

Il y a un souffle que tu émets depuis un creux de terre humide.

 

Ce « souffle » qui émanerait d’un « creux de terre », je l’ai rencontré dans « Homme du néant II », prose de moins de deux pages : un poème de Takarabe Toriko, poète japonaise. Et c’est l’un de ces traits, aussitôt trop proche quoique mal identifiable, par lequels un texte peut se mettre à hanter la mémoire. .

En participant à la traduction de quelques-uns des poèmes[i] de Takarabe Toriko – « Homme du néant I », « Homme du  néant II », « Fuite » –, en tâtonnant entre plusieurs ébauches de traduction de ses poèmes, j’étais loin de songer au « témoignage ». Pourquoi la lecture de ces quelques poèmes a-t-elle rejoint et dérangé une réflexion sur la poésie et le témoignage qui jusqu’alors prenait d’autres objets ? En quoi pourrait porter sur ces poèmes une interrogation sur la poésie et les liens où sentir, parler, penser, sur la continuité et les ruptures de l’histoire éprouvées par la poésie, sur les trous du temps, sur la poésie et le réel ?

 

Il y a donc eu ce « souffle » obscur, émis par un « toi » – et dit dans un poème où la voix, intermittente, s’étouffe.  Mais d’autres traits des poèmes de Takarabe renvoyaient plus évidemment à l’histoire. Par exemple, dans le même poème (en prose) :

 

...non, tu étais un homme mauvais, toi toujours au voisinage de la mort tu reprenais ton souffle avec vigilance, sans jamais penser où trouver le repos, satisfait de serrer sur ta poitrine un fusil mitrailleur...

 

Du mal participe au souffle obscur venu du passé. Et s’y associent des précisions – le « fusil mitrailleur » – qui, flottantes, énigmatiques, nous renvoient en tout cas à l’histoire, à la  guerre. Que peut recevoir et faire de ces apports donnés-dérobés dans le poème un lecteur d’aujourd’hui, et, par exemple, un lecteur français ?

 

*

 

Takarabe Toriko est née en 1933, en Chine, en Mandchourie – dans ce qui était alors appelé le « Mandchoukouo », l’Etat « fantoche » (comme on dit) fondé par le Japon. C’est en 1946 qu’elle rentrera au Japon. Entre ces deux dates, que d’événements majeurs ! En particulier : la guerre entre Japon et Chine, le conflit du Japon avec l’URSS, et, après les bombes atomiques et la défaite face à l’URSS, la capitulation japonaise.

 

De ces convulsions historiques, les auteurs et les lecteurs japonais – ou chinois, ou coréens – ont une connaissance que ne partagent qu’une minorité de lecteurs dans les pays occidentaux. On peut néanmoins, pour évoquer lapidairement les violences commises en Chine par les troupes japonaises, citer quelques vers d’un poète anglais, W.H.Auden. Après un voyage en Chine avec Christopher Isherwood [ii], Auden écrivit un ensemble de sonnets extrêmement denses sous le titre « In Time of War ». Je cite la fin du sonnet XII [iii] : un seul vers (le dernier, mais qui, rimant avec le vers précédent, associe à « now » l’allemand « Dachau ») suffit à dire la simultanéité de la violence extrême – du « mal » (« evil ») – en Europe et en Asie :

 

 ...nous avons pu voir des milliers de visages

Qu’un mensonge enivrait,

 

Et les cartes peuvent vraiment indiquer des endroits

Où la vie est aujourd’hui mauvaise.

Nankin. Dachau. »

 

« Nankin » : ce nom évoque ici les exactions commmises par les armées japonaises en Chine [iv]. Or il apparaît également, et avec la même valeur,  en tête d’un petit groupe de vers dans « Homme du néant I » –  poème que son titre associe à « Homme du néant II », mais  qui est très différemment composé (plusieurs fragments, avec, pour certains, leur titres propres). Dans tout le poème morcelé et flottant qu’est cet « Homme du néant I », une menace se meut. Elle est par instants tout intime – entre un père et une fillette – et soudain (avec le même contexte que les vers d’Auden) historique : « Nankin ».  

 

*

 

 C’est donc par « un souffle que tu émets depuis un creux de terre humide » que commence « Homme du néant II ». Et le même poème continue :

 

Ce souffle qui sort doucement les eucalyptus en balançant leurs feuilles l’annoncent. A qui ? A qui je ne sais, ce n’est pas à moi, il ne s’agit pas de moiCar c’est moi qui par ma volonté t’ai donné souffle. 

 

Sur ce « toi » et ce « moi », et sur leur rapport, on s’interroge aussitôt.

Dans le « moi », est-ce l’élan même du poème qui se présente ? Le « toi », dont le souffle semble sortir de terre, est-il mort ? Et si le « moi », ou sa « volonté » lui « donne souffle », n’est-ce pas grâce à un privilège que ce poème partagerait avec bien d’autres poèmes (occidentaux aussi bien) :  celui d’évoquer, l’espace de quelques vers ou phrases, certains morts proches ou mémorables[v]?

En tout cas, le « toi »  – mort et avant sa mort  – doit être de longtemps antérieur au « moi » et au poème. Où et quand a-t-il vécu ? Où, quand est-il mort ? Qu’est supposé en savoir le « moi » ? Qu’est-ce qui, de sa vie et de sa mort, est impliqué par le poème?

 

... je pense à l’endroit de ta fin derrière les falaises ...

 

C’est doublement menaçantes que les circonstances de jadis – des violences de masse – émergent dans le poème. Qu’elles furent jadis, biographiquement, dangereuses, c’est ce qu’on va apercevoir dans « Fuite ». Mais «Homme du néant I » et « Homme du néant II » nous font sentir un autre danger qui n’a pas disparu avec le passé : il continue de « souffler » et il menace les poèmes eux-mêmes, ou le « moi » comme manifestation, dans le poème, de la voix poétique.  

Ainsi  n’est-ce pas, dans « Homme du néant II », en se conformant à un rituel religieux transféré à la poésie que le « moi » (ou, par lui, le poème) donne souffle à un mort.  A ce dernier, nul hommage apaisant n’est rendu. Il est immédiatement sensible que le « moi » affronte, en ce « toi » obscur, ce qui menace sa voix même, son propre souffle, et la possibilité même du poème.

 

*

 

Hors tradition, le mouvement par lequel les poèmes de Takarabe se retournent vers le passé (ou le font venir). « Homme du néant II », pour recevoir le souffle d’un « toi » mort,  n’offre qu’un geste déritualisé. Ou plutôt, inévitablement déritualisant.

Les poèmes de Takarabe (ceux, en tout cas, traduits dans Po&sie) sont, à l’évidence, largement disjoints des héritages formels japonais. Ils participent, mais à leur manière (et en fonction d’une histoire individuelle ou familiale mêlée à l’histoire collective), de la longue déritualisation – dans leurs formes et dans les cadres où elles s’offrent aux collectivités – des poésies modernes.

Chaque poème, dans ces conditions, est donc seul pour former sa relation au passé – au passé poétique, ou aux passés factuels divers (biographique, historique), aux liens de jadis. L’initiative poétique semble se reconstituer à chaque poème ; elle s’arrache elle-même, sans rien qui la soutienne.

Or, chez Takarabe, le passé historico-biographique sur lequel les poèmes se retournent recèle un danger : là où se nouent des liens évidents et opaques. Et c’est en ces derniers, c’est dans leurs ambiguïtés inquiétantes que, par chacun des poèmes, la poésie cherche sa voix, et parfois la  perd.

 

Ainsi « Homme du néant I » ne suscite-t-il pas le « souffle » du « toi » par un pouvoir qui lui serait traditionnellement reconnu (et d’ailleurs – entre religion, ou magie, et poésie – plus ou moins joué). Le souffle fait retour comme une hantise sous l’effet de laquelle le poème sent qu’il touche à un jadis où il risque de perdre son droit à exister, ou  le simple désir de se former. 

 

*

 

Lisant Takarabe, c’est par les poèmes eux-mêmes que nous nous trouvons retournés vers un passé où furent brutalement en contact le plus intime et le massivement historique. Mais aussitôt nous avons envie d’en savoir davantage, nous rassemblons nos bribes de connaissances. Comment ne désirerions-nous pas alors doubler les poèmes par d’autres moyens ?  

La connaissance de l’histoire asiatique des années trente et quarante du vingtième siècle n’est sûrement pas la même pour tous les lecteurs –  selon qu’ils sont japonais ou occidentaux, selon aussi qu’ils appartiennent à la génération de Takarabe ou à celles qui ont suivi.

Pour l’intrication précise de sa vie (ou de celles de ses proches) avec les événements historiques, la mémoire de l’auteur semble privilégiée, voire exclusive. Nous avons d’ailleurs recouru, Ono Masatsugu et moi, à des entretiens donnés par l’auteur ou à des questions que lui avons posées directement (téléphone, fax, etc.).

Faut-il donc insérer ici quelques-unes des données recueillies ?

 

Juste après la naissance de Toriko, sa famille (issue de la province japonaise) va s’installer en Mandchourie.

Le père est alors officier de l’armée nationale de Mandchourie (c’estàdire du Mandchoukouo).

En 1944, ses parents divorcent. La mère quitte la famille, puis revient.

1945 : c’est  la défaite du Japon.

Le 9 août 1945, les troupes soviétiques entrent en Mandchourie. Les Japonais s’enfuient.

Le 12, selon Takarabe Toriko, la fuite commence – en train. Le 17, on descend du train. Les Japonais sont désarmés. Mi-septembre, c’est l’internement dans la ville de Changchun.

 

Dans la ville de Changchun, l’ancien bâtiment des Chemins de fer de Mandchourie (construit pour héberger les employés) a été transformé en camp pour les Japonais. Pour éviter les viols par les soldats soviétiques et la vente par les Chinois, le père de Toriko lui rase la tête, et désormais elle passera pour un garçon jusqu’à son retour au Japon.

Sa soeur  et son père vont mourir rapidement (fin 45 pour la première, début 46 pour le second). Le père est «enterré dans la terre gelée ».

On entend dire enfin qu’on va pouvoir rentrer au Japon. Toriko et sa mère déterrent le père pour l’incinérer et en emporter les cendres. Elles auront cherché sans succès le cadavre de la soeur.

Septembre 46 : ce qui reste de la famille – mère, frère, et elle-même –  rentre au Japon.

 

*

 

Ce parcours – trop long, trop court, mal mesuré, à compléter, et sûrement à reformuler – laisse-t-il des doutes, un malaise ? Il a été, pour une large part, composé de renseignements fournis par l’auteur elle-même. Mais quel usage faisons-nous de ces données pour lire les poèmes ? Ou, avec Ono Masatsugu, pour les traduire ?

Passant par le savoir historique général ou des données biographiques particulières, courons-nous le risque de commencer à lire (et à traduire) les poèmes de Takarabe comme à revers, à partir de leur extérieur?

 

Notre expérience, en lisant ou traduisant, a plutôt été de sentir de mieux en mieux ce qui n’apparaissait que dans et par le poème. Au demeurant,  là même où Takarabe, par exemple dans un essai intitulé Ciel d’automne, cherche à donner des renseignements historico-biographiques, elle n’échappe pas aux énigmes; ses propos sont vite en proie aux ellipses, et le langage qu’elle tient alors glisse irrésistiblement vers l’écriture poétique :

 

Quand j’avais douze ans, les réfugiés japonais furent forcés de se déplacer. Ce dont je me souviens est très fragmentaire. Dans la rue qui menait à la gare, les Chinois nous lançaient des pierres et des crachats. (...) Nous avons été embarqués dans un wagon de marchandises. Normalement, jusqu’à la ville de Changjun le voyage dure six heures, mais cette fois le train roula durant quatre jours, donnant à des dizaines de soldats soviétiques l’occasion de se divertir par des viols et des pillages.

 

Les souvenirs « fragmentaires» (selon le mot de Takarabe) de ces jours de peur cèdent bientôt la place à un souvenir unique. Factuel encore ? C’est, en effet, toujours le train... Mais en celui-ci, voici que tout le passé se condense. Un seul wagon paraît contenir tout le passé terrifiant, qui rayonne alors de sa propre inaccessibilité :

 

Je ne me rappelle pas le contenu des événements. Au milieu d’une grande plaine sous un ciel limpide infini il y avait un wagon de marchandises noir. D’un point du ciel je regarde ce wagon. Quel beau temps ! Un nuage pareil à un mince fil de soie flotte. Un saule jaunâtre se dresse. Le contenu des événements est tout entier dans ce wagon, il ne disparaît jamais, cette pensée me rassure. Autrement dit, je ne veux pas me rappeler, il y avait là des « événements horribles, impossibles » pour moi. 

 

L’écriture poétique (telle qu’ici, par exemple, elle a pu se réimposer en dépit de l’intention de l’auteur) ne donne pas accès  à des faits (au sens de l’historien), mais au «de fait ». Du « wagon » qui apparaît dans les phrases émane l’évidence  de ce «de  fait » pur. Ainsi la poésie reçoit-elle – en-deça ou à côté de tout savoir se constituant – les effets, à travers la distance, d’un passé inaccessible mais déterminant.

Dans les poèmes, par les détails ou par l’obscurité (par ce qui est trop particulier, trop dense ou trop elliptique pour l’écriture de l’histoire), afflue quelque chose du réel comme tel. Toujours, et autrement que ce qui s’offre à la connaissance historienne (mais contribuant tacitement à en nourrir le désir), le réel de jadis insiste, brut, autre. Irrefermable, il continue – à travers, par exemple, le mort d’ « Homme du néant II » – de souffler.

 

N’en va-t-il pas ainsi du réel de tout passé pour qui l’a vécu ? Probablement. Mais ce qui est arrivé dans les années trente-quarante du vingtième siècle au Japon ou en Manchourie (et dans quoi la vie de Takarabe s’est trouvée prise) s’impose et se dérobe d’une manière singulière, dangereuse.

Des événements de masse du milieu du vingtième siècle – ceux organisés par les pouvoirs nazi et soviétique – comportaient, outre la destruction d’innombrables vies, l’effacement de leurs traces et de leur intrication avec d’autres vies. Serait-ce vers des anéantissements de cet ordre que les poèmes de Takarabe Toriko ont à se retourner ? 

Avec les violences qui se retrouvent au fond des écrits traduits de Takarabe s’impose un autre danger... Mais ce dernier ne peut être approché qu’en se laissant guider par les poèmes eux-mêmes, c’est-à-dire en remontant, par eux, dans ses  effets intimes sur la parole poétique.

Par le « souffle » venu d’un « creux de terre humide » afflue dans le poème une odeur de réel – celle des faits survenus jadis, celle des violences de masse ou de la mort des proches... Mais il faut tenter de discerner, mêlée à ces retours opiniâtres du passé, une menace plus spécifique encore.

En s’ouvrant à ce que le réel de jadis recèle, et au souffle qui semble en provenir, la voix poétique risque, chez Takarabe, de découvrir qu’elle est en proie à une radicale distorsion. 

 

*

 

C’est à partir de son propre présent que chacun des trois poèmes – « Homme du néant I », « Homme du néant II » et « Fuite » – se retourne vers le passé. Toujours se reforme une tension de présent interne au poème : c’est la condition de son rapport au plus lointain.

Comment mieux prêter attention au contact qui se crée, dans l’élément du poème, entre le présent qui se déploie et la présence inaccessible du passé ? La clarté excessive qui règne dans « Homme du néant I » ou dans « Fuite », ou l’opacité propre à « Homme du néant II » sont-elles celles des présents de jadis ( alors qu’ils s’imposent à distance, sous forme de clarté d’un printemps glacial, de vapeur submergeante d’un bain, ou d’obscurité terreuse) ou celles du présent qui naît avec le poème et entre en tension ? Rien, là, qui ne tremble, nécessairement double, interrogativement équivoque...

Mais c’est trop vite dit. Il faudrait ralentir davantage son attention de lecteur. Entre réel de jadis et présent du poème, s’il se crée un contact,  ce n’est pas sans qu’à chaque fois, toute une complexité se simplifie. Entre passé et présent, il y aura eu des afflux, des suspens, des retournements. Ce sont eux qui font, sans le fixer dans une position unique, le rapport du poème à l’advenu. 

En lisant et relisant ces poèmes, pourrions-nous déplier un peu ces mouvements – agités et souvent douloureux – qui se  sont inclus dans les vers ou les phrases de Takarabe, et dans leurs espacements ?

 

*

 

Quand suis-je allée à la source thermale de Yûgaku-jô, j’ai oublié

 

  « Homme du néant I », avec ce vers, commence sur le ton d’une conversation. Le constat de l’oubli se situe probablement bien après ce qui a eu lieu à Yûkagu-jô : dans un présent apparenté, sinon identique, à celui de l’auteur parlant à quelqu’un  (de la même manière que Takarabe Toriko nous adressa, par téléphone ou fax, certaines précisions)?

A vrai dire, le poème comporte une autre tension de présent que celle de la conversation. Un présent spécifique du poème se forme et s’affirme. Il a été amorcé par le « je », mais il est d’autant plus autonome, sans doute, que le passé factuel est, pour une part au moins, « oublié ». Le voici, ce présent, vibrant dans la tension interne du poème –  d’un vers à l’autre, entre un groupe de vers et un autre, dans ce qui les sépare et les joint. Et par là, une puissance d’appel se manifeste. C’est ainsi que le présent du poème se retourne sur des présents jadis advenus.

 

Un autre poème, « Fuite », commence de manière comparable :

 

D’où vers où la fuite

de quoi vers quoi ? je ne me rappelle plus

 

Dans ce début aussi s’amorce, avec l’interrogation  ou, encore une fois, avec le « je » et l’oubli, un présent spécifique qui va rester sensible et actif dans tout le poème et qui, en lui, appelle, à travers la  distance, le passé.

 

A l’aveu d’oubli succèdent aussitôt, dans l’un et l’autre poème, des souvenirs détachés, des évidences ponctuelles précises qui ont quelque chose d’excessif.

Ainsi, dans « Homme du néant I » :

 

 J’étais dans les bras de mon père nu

 

Ou bien, dans « Fuite » :

 

  à la taille de mon grand frère

 comme       geôlier de bagne         des clés misérables

  pendaient cliquetant

 

 Arrachées et dispersées dans l’élément clair  ou étouffant du poème, les traces des présents de jadis ? Elles sont appelées par la tension de présent du poème, elles sont prises dans sa réalisation. Ecartées les unes des autres et flottantes, elles sont, sans doute, recomposées selon des liaisons et des distances qui, même si elles restent imprévues et inachevables, sont désormais propres au poème.

Cependant, en se constituant de ces relations internes, le poème appelle, depuis le réel de jadis, du fond du « de fait » advenu, et pour l’essayer dans sa tension interne, un peu de la constitution des présents de jadis. C’est, là, certes, ce qui, atmosphérique, global, trop clair ou opaque, se laisse mal capter par la mémoire ordinaire. Il y faut la force propre du poème – et par là, il touche au témoignage.

 

*

 

Vaut-il mieux dire que les présents de jadis (à travers la distance, et avec elle, en l’engouffrant dans les vers) reviennent dans le poème  de deux manières ?

Au premier plan, des détails arrivent comme arrachés du passé. Est-ce d’eux que le lecteur reçoit l’évidence de présents passés, une soudaine saveur de réel jadis advenu ? Voici par exemple dans « Fuite » :

 

... des rails entrant dans le port... 

 

ou

 

... un restaurant chinois maison rouge... 

 

Précis, ces détails ? Ils sont accidentels. D’autres, tout aussi mordants, auraient pu s’imposer. Et surtout, ils peuvent avoir été déformés ou reformés, quelle que soit leur vivacité. Faudrait-il, à la manière d’un historien, les vérifier, les recouper ? Ils semblent faits pour échapper à de telles procédures. Et pourtant, l’évidence d’un réel jadis advenu ne cède pas. C’est peut-être qu’elle n’est pas donnée par les seuls détails.

 

Ces traits plus ou moins de hasard, le poème ne les reçoit pas comme s’ils lui étaient directement décochés du passé et venaient se ficher vibrants dans son présent. Ce qu’il reçoit, c’est plutôt la manière dont ils furent reçus. De là, sans doute, naît la sensation du réel jadis advenu et inchangeable.

Si d’ailleurs, chez Takarabe, le présent du poème   accueille ou appelle – à travers le présent du « je » et ses souvenirs précis en même temps que lacunaires  –  des présents passés, c’est comme les événements-limites qu’ils furent pour qui s’y trouva pris. C’est surtout pour y retrouver la réceptivité de jadis telle qu’elle fut cruellement exposée, voire au bord de se décomposer...

Autrement dit : les détails ne reviennent pas au poème sans ramener avec eux, impliquée par eux (et fugace, infixable), la sensibilité nue d’autrefois – celle, en l’occurrence, d’une enfant brusquement dépourvue de protections. Dans son présent, dans la tension qui se crée en lui, atmosphériquement, le poème reçoit un peu de cette réceptivité autrefois à vif.

 

*

 

Il faut déplier encore ce qui se réalise furtivement (en se ravalant aussitôt) dans des poèmes comme « Homme du néant I », « Homme du néant II », ou « Fuite ».

Traits de détail ou réceptivité nue de jadis, le poème ne se contente pas d’accueillir ce qui lui provient du passé. Ce qu’il reçoit, voici que d’un même geste, il le suspend, l’interrompt, le verticalise dans l’instantanéité de son présent (et c’est l’une des valeurs de la translucidité qui, tension de vapeur ou transparence vitreuse, tremble dans des poèmes comme « Homme du néant I » ou « Fuite »).

Davantage encore : le poème retourne ce qui,  détails ou réceptivité, lui arrive du passé dans le sens même, inversé, de sa provenance. Et c’est alors une vibration spécifique, violente, aérienne. Telle se confirme la puissance interrogative propre du poème (voire sa rébellion, comme celle du « je » des Chimères qui « retourne les dards du dieu vainqueur ») ?

Le poème renvoie, pour un instant, tout passé définitivement acquis. Il retourne en lui-même le « de fait » du passé, ou son être advenu. 

 

Dans « Fuite », ce qui revient des mouvements et sensations du passé autrefois vécus – panique, cris, courses précipitées, arrachements, immobilisations brusques – se confond, brièvement, avec les gestes propres au poème.

 

grand frère               il faut abandonner le silex             quoi l’éternité !

crié-je               d’où

                          vers où la fuite

de quoi vers quoi ?                  grand frère comme un papillon épinglé

immobile                les ailes osseuses se sont mises à geler

dans mon enfance                 comme remède contre la grippe j’ai pris

de la poudre de papillon gelé            était-ce les ailes futures de grand frère

 

Ce n’est pas seulement « grand frère » qui est écartelé dans le vide et transpercé d’une lumière cruelle. Tout le jadis advenu (tout ce qui, dans cette « fuite », resta sans doute excessif pour la mémoire de Takarabe) explose dans la transparence verticalisée du poème, et s’étoile dans sa tension active. Et, par une rapide gestualité interrogative (qui se dissout à mesure), cet advenu se révulse dans la manière dont il advint.

 

Je  piétine encore un instant, je reprends les mêmes furtives évidences...

Ce que « Fuite » accueille et arrête dans son présent – dans ses étalements ou étoilements instantanés –, ce sont  des traits événementiels. Mais c’est non moins la réceptivité enfantine qui y fut exposée. Cette dernière, implicitement, atmosphériquement, il nous la fait ressentir : c’est celle, donnée sans contours, d’une fillette qui s’accroche, dans le cataclysme, à des détails. En même temps, il retourne cette réceptivité, par ses gestes de poème. Il la réexpose à sa manière (avec son flair et son tact, en créant de la délicatesse dans la violence).

Le fait d’avoir été cette enfant exposée est reçu dans toute la tension du poème. Mais aussitôt, cette exposition –  la réceptivité trop immédiate de jadis à ce qui arrivait – est retournée. C’est elle surtout qui, dans et par l’effectuation poétique, remonte vers ce qui jadis dût (ou aurait dû) la recevoir et la soutenir dans la vie : proximités familiales à quoi se substitua un enveloppement anonyme tout de brutalité.

Bien sûr, une pareille remontée, comme un vol qui se rabattrait et s’élargirait dans la transparence ou l’opacité, s’affronte aussitôt à de l’inaccessible. Elle pourrait, question trop ouverte, se propager et se perdre dans des liens et rapports qui filent hors de portée... Aussi, dans la verticalité simultanéisante du poème, ne se réalise-t-elle qu’en opérant son propre suspens. Et le poème, par cette impulsion interrogative qu’il arrête et verticalise, forme une ponctuation puissante dans des continuités humaines indéfinies.

 

*

 

Est-il temps, enfin, de préciser la position des poèmes de Takarabe par rapport à la poésie de témoignage ?   

La poésie qui a trait à des situations historiques extrêmes capte à distance du « de fait » – celui d’avoir été enveloppé dans des destructions organisées. Et parfois, la constitution suspendue et interrogative d’un poème répond aux constitutions de présents qui furent en proie à de l’extrême violence.

Ce peut être, bien entendu, le mouvement d’un poème sans visée de témoignage (sans rapport à des événements de masse) que de réouvrir, à travers l’écart temporel même, la complexité interne de présents advenus. Le poème n’a -t-il le pouvoir de recevoir quelque chose des rapports qui, en ces présents évanouis, furent impliqués ? Il arrive  – malgré la distance ou grâce à elle – que quelques vers ou phrases révèlent certains entr’enveloppements vitaux du sentir, du penser, et du dire ou se dire, ou  qu’ils dénudent les continuités qui viennent se nouer ou se froisser, s’effectuer ou se trouer dans un quelconque présent humain.

Mais un poème de témoignage au sens du vingtième siècle (ceux d’Akhmatova, par exemple, de Chalamov, de Borowski ou de Delbo) se trouve, à chaque fois, confronté à la brutale simplification des présents plus ou moins passés (ou quelquefois quasi contemporains) qu’il évoque. Et en eux, il décèle, d’un geste, d’un souffle, comment, aux instances qui soutiennent ou enveloppent en général (plus ou moins mal) tout présent humain, se substituent un pouvoir organisant la haine ou l’abandon, et une administration féroce et acharnée capable de produire continument l’exposition de ses victimes.

Evidemment, un tel poème de témoignage trouve son rôle là même où il risque de perdre le pouvoir ou le désir de dire. [vi]

 

Les poèmes de Takarabe Toriko ne sont pas exactement pris dans de telles dispositions. Les données historico-biographiques (du temps du Mandchoukouo) qui s’y trouvent impliquées ont d’autres conséquences. Il faut en revenir un instant à ces données telles que le lecteur de « Fuite » ou de Homme du néant I » et de « Homme du néant II » y a un accès singulier par le retournement interrogatif de ces poèmes, ou telles qu’il les trouve dans le savoir plus ou moins commun. Et surtout, il faut maintenant sentir comment, au renversement qui s’est produit dans l’histoire asiatique des années trente-quarante du vingtième siècle et donc à deux moments historico-biographiques différents, les poèmes de Takarabe – « Fuite » d’un côté, « Homme du néant I » et « Homme du néant II » de l’autre – répondent en une hésitation qui ne pourra cesser.

 

*

 

« Fuite » a trait à l’effondrement du Japon à la fin de la deuxième guerre mondiale. La « fuite » est celle des Japonais lors de l’avancée des troupes soviétiques. Et c’est alors le chaos dû à la décomposition de la domination japonaise telle, en particulier, qu’elle régnait en Mandchourie. Guerre, défaite, conflagration d’événements énormes qu’il n’y a pas à rappeler davantage ici. En tout cas, ce qu’il y a d’explosé et de durement étoilé dans « Fuite » répond, pour une part, à la réceptivité d’enfants englobés dans des bouleversements où toute cohérence se perdait.

En revanche, « Homme du néant I » et « Homme du néant II » nous tournent vers d’autres moments historiques – appartenant à la même suite d’événements, mais antérieurs.  Il s’agit  du temps de l’occupation japonaise en Mandchourie, de la guerre contre la Chine. Et c’est avec ce passé-là, sans doute, que la poésie de Takarabe est nouée par les relations les plus difficiles.

 

A lire « Homme du néant I » et « Homme du néant II », des données clairement historiques se détachent. Ainsi, je l’ai déjà remarqué, le nom  de «Nankin » fait-il le titre de l’un des fragments qui composent « Homme du néant I » et dont les deux premiers vers sont énigmatiques :

 

 Nankin

il ne faut pas venir ici

des branches d’érables se tendaient depuis les deux côtés d’une rue dans

 la ville

 

« Il ne faut pas venir ici » :  quel est ce présent, et pourquoi cette interdiction ? Cette dernière fut-elle entendue jadis par l’enfant Toriko au coeur des événements ? Ou bien s’applique-t-elle au poème lui-même et à son retournement vers le passé ?

Le détail qui suit aussitôt ressemble, par le seul geste des arbres, à un avertissement. 

Et le reste du fragment, réouvrant le présent du passé, révèle davantage : un « de fait » insurmontable...

 

il y a la réalité du froid du printemps

peur et crime de mon père pendent lourdement

 

Voici que ce dont le poème ou, jadis, l’enfant devraient ne pas s’approcher est nommé, abruptement. Mais que veut dire « peur et crime de mon père » ?

Impossible, encore une fois, de ne pas recourir à des données qui, parallèlement aux poèmes, nous sont venues de Takarabe Toriko elle-même. Le père, avons-nous appris (Ono Matsatsugu et moi) aurait participé à des expéditions contre les Chinois, et à des massacres comme ceux de Nankin. Et (c’est là le type de précisions qui échappent au savoir historique), avant l’entrée de Toriko à l’école primaire, le père  – comme l’a, semble-t-il, entendu la fillette – aurait déclaré qu’il allait « arrêter de tuer des gens » dès lors que l’enfant était en âge de comprendre ce qu’il faisait. 

 

En formulant l’interdiction « il ne faut pas venir ici », le présent du poème (dont l’avancée paraît alors hésiter) fait place au présent de jadis. Et les vers accueillent la réceptivité qui fut ou dut être celle de l’enfant lorsque – du côté de ce qui devait la soutenir, la protéger, la porter dans la vie – elle s’est trouvée (fût-ce à travers une interdiction de voir) exposée à ce qui, dans le poème, se dit crument : « peur et crime de mon père pendent lourdement ». La menace, ici, est d’une autre nature que les dangers auxquels « Fuite » a trait.

On approche enfin – du côté de ce père dont il est si pesant et si nécessaire de se souvenir –, de cette distorsion (venue des présents de jadis) que l’on sent d’emblée dans certains passages de Takarabe, et sous l’effet de laquelle la voix poétique même pourrait s’étrangler, ou renoncer à elle-même.

 

*

 

quand suis-je allé à la source thermale de Yûgaku-jô, j’ai oublié

j’étais dans les bras de mon père nu

tout cela fait peur

près de la fenêtre un arbre à gomme      des nettoyeurs de

crasse tout nus

 

Banale, la « peur » de l’enfant dans le bain, au contact du corps nu du père ? S’il y a une menace (ou une sensation d’excès) dans cete proximité, n’est-elle pas de celles qui peuvent s’être rencontrées dans d’importe quelle enfance ? 

Dans la suite de ce même fragment  (intitulé « source thermale ») du poème « Homme du néant I », l’eau du bain devient elle-même menace. Est-ce pour les sensations de l’enfant d’alors ? Pour l’interrogation rétrospective (et nourrie d’une méditation historico-biographique) du poème ?  L’eau du bain pourrait n’être autre que celle « de la fin » – celle du lavage des cadavres :

 

le corps réel où s’enroule de la vapeur dans le contre-jour fait peur

ce corps réel sur des planches enveloppé d’arômes revêt un monpuku

ce corps en fer          le sexe aussi s’est caché

 

mais            était-ce l’eau thermale

était-ce l’eau de la fin

je ne sais laquelle

 

La menace paternelle glisse aussi dans la formule : « ce corps en fer ». Et elle insiste encore (dans l’espace du même poème « Homme du néant I ») par le retour du père d’un fragment   (« source thermale ») à un autre (« Nankin »).

 

Si la présence du père est dite, dans ces poèmes de Takarabe, en lumières et opacités, par proximités excessives et par éclipses, c’est sans doute que, de tout père (antérieur dans le temps, corporellement surplombant et fascinant), peut émaner une menace mêlée à  la protection même qui est attendue de lui... Mais « Homme du néant I » met surtout le lecteur face à  autre chose, qui a immédiatement une ampleur historique :  la « peur » et le « crime de mon père ».

 

Pourquoi des poèmes pour remonter vers les crimes de guerre qu’ont pu commettre des proches ? Aurait-il mieux valu obéir à une interdiction ancienne (mais réactivée  dans le temps de l’écriture), et ne pas « venir ici » ?  Ou s’en tenir au savoir historique commun ?

A l’ « ici », même lointain, la poésie touche seule. Certes, elle ne « viendra» pas « ici », elle ne rejoindra pas des présents passés. Elle se retourne vers eux sans annuler la distance. Mais, si irrévocables que soient ces instants de jadis, il arrive qu’elle les réouvre.

 

« Homme du néant I » nous fait sentir davantage que l’écart avec les présents de jadis. La distance entre le présent du poème et l’ « ici » de jadis conflue avec une autre distance qui s’imposa d’emblée dans le présent de jadis. Car la réalité même de ce jadis  – que le poème évoque au présent : « il y a la réalité du froid du printemps » – fut d’emblée insoutenable, ou comme interdite. Elle n’était autre que la violence extrême, celle des exactions japonaises contre les Chinois, à laquelle le père de Takarabe participa. Ainsi les vers de Takarabe Toriko se mesurent-ils (dans tous leurs traits, dans leur organisation même) avec ce que ce put être pour une enfant que d’approcher et d’être tenue à distance d’ un « ici » deviné et répulsif. Là, en effet, pouvait se révéler, chez son père – chez l’adulte (« ce corps réel », « ce corps en fer », comme dit « Homme du néant I ») supposé la soutenir dans son accès  à l’existence – , quelque chose (lit-on dans « Homme du néant II ») de « mauvais ».

 

*

 

Il est vrai que (à la différence de « Homme du néant I »), c’est de « grand-père » que parle « Homme du néant II ». Et, parallèlement, encore, au poème, des propos de Takarabe font comprendre qu’il s’agirait moins d’un grand-père biologique que d’un supérieur militaire du père. Un homme auquel le père se serait senti lié comme à un père ? 

 

 ...non, tu étais un homme mauvais, toi toujours au voisinage de la mort tu reprenais ton souffle avec vigilance, sans jamais penser où trouver le repos, satisfait de serrer sur ta poitrine un fusil mitrailleur. 

 

Des liens militaires seraient-ils devenus comparables à des liens familiaux ?  Ils pourraient même – en des ambiguïtés dont la prose fluctuante d’ « Homme du néant II » reprend sans doute des effets – s’y être substitués ou s’être confondus avec eux.  Par là, d’ailleurs, affleure dans le poème la tournure alors prise par les liens où vivaient non seulement l’enfant Toriko (ainsi que son frère ou sa soeur), mais, quoique autrement, le père également.

 Dans les évidences et les éclipses d’ «Homme du néant II », « père » ou « grand-père » en plusieurs sens – familial, hiérarchique – se superposent. Pourquoi revient-il au poème de révéler comment ces figures, au fond du temps passé, se brouillèrent, ou, soudain, se renforcèrent dangereusement ?  C’est que le pouvoir même de sentir, de parler,  de penser, de former des phrases ou des vers s’est trouvé, pour Takarabe Toriko, noué à ces rapports (caractéristiques qu’ils étaient de la militarisation de la société japonaise à l’époque), et que ces derniers ne peuvent qu’être réouverts dans sa poésie, dans le présent des poèmes.

 

« Père » ?  « Grand-père » ? Est-ce pour le lecteur occidental que l’usage des ces termes peut paraître surprenant ? Il est sûr, pour tout lecteur ou toute lecture, qu’évolue dans ces poèmes de Takarabe Toriko une présence masculine obscure   – une insistance continue à travers de multiples figures possibles (telles que ne se distinguent que pour se refondre les silhouettes féminines chez Nerval).

Dans l’espace-temps du poème – et pour le « je » désormais « femme » qui y émerge – cette présence se révèle infléchir indéfiniment (et corporellement) toute manière possible d’être, précisément, un « je ». Comment sur le fond obscur de ce jadis, être « chair et sang et sensation », être dans le réel, ou simplement (comme Katherine Mansfield en clamait le désir à l’approche de la mort) être réelle ?

 

De même que l’amant dit souvent pourquoi es-tu comme ça, lorsque quelque part un autre moi se réveille, je m’aperçois que dans mes bras qui sont de minces bras de femme l’exaltation débordante est sans aucun doute désir de tuer. Grand-père – oui, ce vide est ce qui doit être légitimement grand-père, en tant que celui qui a transmis chair et sang et sensation, je ne peux l’essuyer de moi. 

 

*

 

Père, grand-père : cette présence, au moins double, ne se réduit pas à une ombre soufflant depuis le fond du passé. Et elle ne menace pas seulement d’imprégner, au présent, la « chair », le « sang » et les « sensations » de celle qui parle. De l’auteur des poèmes, elle peut encore obscurcir l’avenir.

Un poème – en général, certes, mais particulièrement chez Takarabe – , lorsqu’il appelle en lui des bribes d’instants advenus (fût-ce dans une quasi simultanéité), fait venir et fond dans son élément interne la réceptivité pour qui advinrent ces instants. Mais c’est alors aussi que le poème retrouve au fond du passé les soutiens grâce auxquels seuls cette réceptivité put émerger, attendue  et enveloppée qu’elle fut par des paroles, des désirs, des sensibilités déjà là. En ces appuis, vitaux pour toute existence, le plus substantiel se double du plus insaisissable, et le visible et l’invisible s’unissent. « Avec chaque bouchée, écrit Kafka[vii], (tout homme) reçoit une bouchée invisible, avec chaque vêtement visible, un vêtement invisible... »

Ce « déjà là » vital, chaque poème le suspend selon son propre présent. Et surtout, il le fait basculer – au prix de quelle métamorphose ? – du passé dans l’avenir. Ce qui enveloppait les présents ancien, le poème le transforme en une composante de l’attention (virtuelle) à laquelle il se destine, et qu’il appelle à être. Cette attention, précisément,  n’existe pas encore. Elle est virtuelle et aléatoire.  Mais c’est justement pourquoi il faut qu’elle soit, par le poème (dans sa transparence et son opacité), anticipée. Sous cette forme (et comme infuse dans l’espacement visible-audible du poème), elle  devient une composante de ce en quoi les mots et leurs silences ont à s’écrire, ont à marquer et compter.

 

Que peut faire du « déjà-là » de jadis celle qui retrouve dans le passé, outre sa propre exposition (à certains moments), la participation (en d’autres moments) à des crimes collectifs du « père » ou du « grand-père » – c’est-à-dire de celui ou ceux qui avaient dû l’accueillir dans la vie, ou dont elle pouvait croire sentir qu’ils l’y soutenaient ?

Qu’est-ce alors, pour celle qui forme des poèmes, que retrouver, en cherchant l’attention future à laquelle les destiner, un passé sombre et dangereux ?  Quel risque – par l’opération même du poème, ou sous l’effet de ses appels au passé et de sa visée d’un avenir – de se sentir interdire la parole et  couper le souffle ?[viii]

 

 


[i] Avec Ono Masatsugu, pour le numéro 100 de la revue Po&sie (Belin) consacré à la poésie japonaise contemporaine.

[ii] Journal de guerre et de Chine, Anatolia 2003.

[iii] Dans W.H.Auden, Poésies choisies (Gallimard 1976), traduit par Jean Lambert à partir d’une autre version de l’ensemble intitulée « Sonnets de Chine »

[iv] Sur lesquelles a été publié, par exemple, The Rape of Nanking : The Forgotten Holocaust of World War II,  de Iris Chang et William C.Kirby, Penguin USA 1998) – ouvrage qui, au Japon (et au-delà des négationnistes japonais) –, a donné matière à controverse.

[v] A la question de l’évocation des morts en poésie deux poèmes de Mallarmé au moins s’affrontent : Toast funèbre et le sonnet dédié à Maspero.

[vi] Faut-il s’arrêter un peu plus encore à quelques brèves remarques générales sur les écrits de témoignage ?

Les poèmes ou les proses qui témoignent ont en général trait à des situations de masse où celui ou celle qui parle courut le risque de disparaître. C’est le cas d’innombrables textes suscités par la première guerre mondiale.

Plus spécifiques sont les écrits qui, au temps des totalitarismes, ont eu affaire  à des persécutions d’état. Ceux-là tentent de garder trace de présents soumis à de brutales emprises, à des pouvoirs qui visaient non seulement à rendre impossible tout souvenir ultérieur de ce qui arrivait, mais aussi à décomposer dans toutes leurs dimensions ces présents eux-mêmes.

A lire de tels écrits, on sent que, dans ces états d’extrême dépendance à l’égard de volontés perverses et organisées, les liens les plus archaïques se trouvent à la fois ranimés, mis à vif, et décomposés. C’est le cas pour les plus jeunes des victimes  – comme on l’entrevoit dans Etre sans destin  de Kertesz,  ou chez Klima – mais aussi pour l’enfant en chacun. A l’attention, même minimale, dont un petit dépend intégralement (comme le rappelle Winnicott), se trouvait substituée une haine minutieuse et instrumentée. Il ne fut jamais aussi patent que dans les camps qu’on ne peut se faire vivre soi-même. Avec la nourriture se retrouve toujours, comme le dit Antelme, ce qu’on ne peut inventer soi-même pour en vivre. Et n’est-ce pas la formulation d’une dépendance pervertie par la haine qu’on peut entendre dans les premiers mots de Todesfuge de Celan – qui n’est pas, au sens premier, un poème de témoignage –, dans l’initial « lait noir de l’aube », ou dans « nous buvons, nous buvons » ?

C’est au plus près de la décomposition de toute dépendance élémentaire que les victimes des persécutions d’état se retournent sur les liens avec les plus proches et sur ce qui en advient alors. Les pouvoirs totalitaires s’en sont pris systématiquement à ces liens. Ce fut particulièrement vrai en Union Soviétique (grâce, en particulier à la durée dont disposa le pouvoir stalinien) : on le voit, par exemple, dans certaines proses de Chalamov ou, tout autrement, chez Mandelstam, ou dans le Requiem d’Akhmatova.

Parfois  chez Kertesz en particulier – les liens avec les proches, avec les générations antérieures (parents, grands-parents) –  font l’objet d’interrogations historiques douloureuses : quelque chose dans ces générations mêmes aurait-il contribué à rendre possible ce qui est arrivé ?

Il faut encore – juxtaposant aux situations précédentes ce qui en fait comporte un retournement – mentionner la question des témoignages non plus de victimes, mais de bourreaux, ou de leurs aides.

Rares, à vrai dire, sont les témoignages de cet ordre. Fictifs sont les propos attribués par Jacques Presser, dans La Nuit des Girondins (Maurice Nadeau 1990), à un Juif devenu collaborateur des nazis dans le camp de Westerbork.

Les victimes sont-elles les seules à témoigner, ou à élaborer des écrits comportant une part de témoignage ?

On a pu faire le double constat que, pour les violences de masse du vingtième siècle – ou du moins certaines d’entre elle –, les témoignages de victimes ont été  très nombreux, variés et complexes, prenant parfois forme d’oeuvres parmi les plus importantes, mais que les bourreaux ou les organisateurs ont été muets  – ou bien qu’ils sont restés solidaires de leurs passés, et de la manière souvent la plus fruste et grossièrement dénégatrice.

En revanche,  il est arrivé que des descendants d’agents de la terreur parlent ou écrivent en tant que tels. Se révèlent d’ailleurs là des régions de pensée, de parole ou d’écriture pleines d’équivoques. C’est ce à quoi on a quelque accès avec le livre de Norbert et Stephan Lebert (un père et un fils)  Car tu portes mon nom – Enfants de dirigeants nazis, ils témoignent, Plon 2002.

[vii] 4ème cahier in-octavo dans le volume Préparatifs de noces à la campagne.

[viii] On peut signaler que Takarabe Toriko a noué des liens avec des poètes chinois et qu’elle les traduit en japonais. Tout « choix traductif » (comme dit Berman) mobilise des enjeux historiques, voire politiques. Pour Takarabe, traduire des poètes chinois, n’est-ce pas une manière de confronter au passé  non seulement sa propre possibilité d’écrire, mais des liens entre poètes ?

Il faudrait encore ajouter qu’un poème de Takarabe – « Labyrinthe du hameau aux peupliers blancs » – fait apparaître un village et un poète chinois et qu’il évoque, du point de vue chinois, les violences commises par les armées japonaises. Village et poète, a précisé Takarabe (dans un échange avec Ono Masatsugu), sont imaginés, mais sur le fond de relations avec des poètes chinois réels.

Claude Mouchard