Camp de Montreuil-Bellay

 

 

 

Vestiges d’un camp ?

Montreuil-Bellay

 

 

 

Montreuil-Bellay[1], 15 août 2007, 17 heures environ, ciel venteux humide, ardoisé : nous cherchons, en voiture, l’emplacement et les vestiges d’un camp. Nous savons qu’à proximité de ce bourg, le régime de Pétain a interné des Tziganes.

Avant de trouver, il nous aura fallu traverser trois fois Montreuil-Bellay, demander à plusieurs personnes plutôt âgées, et errer sur de petites routes ou vagues chemins de terre.

 

Nous tombons, à un ou deux kilomètres de Montreuil-Bellay, sur une vaste porcherie à ciel ouvert. C’est un champ, clôturé et divisé par des barbelés, où vont  et viennent d’énormes bêtes qu’il nous fallu un certain temps pour identifier comme des  porcs – corps enflés, embarrassés de leur propre poids, oreilles sur des yeux à peine discernables. Des abris sont disposés régulièrement, dont un certain nombre au moins paraissent faits de hauts de caravanes sciés et posés dans la boue. Les porcs les moins gros sont roses ; d’autres sont velus et tachés de noir, et certains de ces derniers sont de monstrueux verrats aux testicules saillants ; l’un d’eux poursuit par instants ce qui doit être une truie – un être rosâtre qui fuit lourdement en piaillant.

 

Un autre champ semble, vu de loin, parsemé d’objets blancs. En approchant, nous faisons s’envoler, d’un essor mou et réticent, des mouettes. Oiseaux aquatiques sans eau, elles sont, à l’évidence, attirées dans ce labour par une odeur d’engrais au poisson  qui nous écoeure. Mais ce que, de loin, nous n’avions pas vu – ils sont d’un gris peu distinct de la couleur du sol –, ce sont des hérons, sept ou huit dans un seul champ. Ils s’arrachent – eux aussi de mauvais gré – au sol, et vont se réabattre un peu plus loin ; et leurs vols, magnifiques quand ils se déploient au-dessus d’un étang ou d’un fleuve, ou lorsqu’ils se posent au bord des îles de la Loire par exemple, sont ici disgracieux et sinistres.

 

Sur un terrain voisin, de grands hangars fermés, dont les toits de tôle sont redoublés tout au long, à leur faîte, par un décrochement dont les pans verticaux vitrés laissent voir des rampes de néon allumées, blanches… Qu’est-ce qui est gardé, entretenu, ou élevé ici ? Rien ne le révèle à l’extérieur ; et pas trace de présence humaine, en cette fin d’après-midi  –  un 15 août.

 

Un autre terrain encore est clôturé de grillages eux-mêmes doublés de haies d’arbustes laids, vagues ifs poussiéreux ou piracanthas, typiques de toute végétation administrativement prévue. Au-dedans, des bâtiments inaccessibles. Eau ? Electricité ? Pas de pancarte. Personne.

 

Ce n’est qu’in extremis que nous trouvons ce que nous cherchions : rien d’autre que le terrain le plus évident – et le moins visible parce que le plus désert. Il s’étend au bord de la nationale très fréquentée sur laquelle nous sommes passés plusieurs fois, dans les deux sens. (Et les routes et chemins boueux sur lesquels nous avons erré une heure durant se révèlent alors à nous ou bien parallèles ou bien perpendiculaires à cette route.)

Il n’y avait rien à trouver, ou presque. Une friche, entourée de fils de fer plus ous moins affaissés et qui, par endroits, sont des barbelés.

On aperçoit dans les broussailles quelques bribes d’installations incompréhensibles, par exemple ce qui semble être, bouche noire, une entrée de cave. 

Quelques marches en béton s’élèvent vers rien. Je n’ai pas fait suffisamment attention pour me souvenir de leur nombre exact.

Un peu loin un panneau publicitaire est planté, tourné vers la nationale, où les voitures filent.

Ce qu’on voit le plus difficilement, c’est une stèle noire, avec une inscription qu’on ne peut déchiffrer qu’au prix de s’aventurer dans les ronces sales en bordure de la nationale.

 

*

 

En décembre 41, le camp comptait 451 internés (219 nomades et 210 forains, 3 prostituées et 19 internés administratifs).

Les forains, dont certains on envoyés des lettres de protestation à l’administration préfectorale, furent souvent libérés, du moins dans les premiers temps de l’existence du camp. On peut – selon Denis Peschanski[2] –  estimer à 792 le nombre des libérations entre l’arrivée des premiers internés, en décembre 1941, et septembre 1943. Mais, à partir de septembre 1943 jusqu’à la fin mars 1944, et probablement jusqu’à la Libération, plus personne ne sera libéré. C’est sans doute là une des conséquences lourdes d’un changement dramatique dans l’administration du camp : les premiers directeur et sous-directeur du camp ont été arrêtés et déportés par les Allemands à l’automne 1943. 

 

*

 

Dans le camp de Montreuil-Bellay, furent internés, outre les « nomades » et un certain nombre de forains, des clochards « ramassés en Loire-Inférieure », comme l’écrit Peschanski.

L’historien cite les propos d’« un Tzigane, Jean-Louis Bauer (Poulouche), interné à Montreuil-Bellay alors qu’il avait une dizaine d’années». Pour Poulouche, les clochards ne purent s’adapter au mode de vie qu’on leur imposait: « Nous – remarque celui qui était alors un enfant – on s’en est mieux sorti que les clochards parce que nous étions plus malins qu’eux. On leur donnait des bouts de mégots que nous pouvions récupérer, et nous échangions contre de la nourriture. » »

 

*

 

La mortalité fut élevée dans ce camp. « Entre novembre 1941 et janvier 1945, dates qui bornent l’existence du camp de nomades – écrit Pechanski – on compte une centaine de décès, dont les deux-tiers touchent des clochards. Parmi la trentaine de nomades touchés, la mortalité infantile (moins de 1 an) compte pour le tiers. »

 

*

 

« Nous avons eu à faire face à des rébellions » reconnaît un ancien garde civil de Montreuil-Bellay interrogé par Jacques Sigot. Et l’ex-garde ajoute : « Si des hommes se groupaient et montaient contre la surveillance, ils n’en sont jamais arrivés aux mains. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu nous submerger tant nous étions peu nombreux, et se libérer. Mais ils se sont toujours limités aux menaces. »

Si les évasions furent peu nombreuses, c’est sans doute qu’il était difficile à des familles de s’enfuir. Mais c’est aussi, comme le note Peschanski, que la population des environs, méfiante lorsqu’il y eut des libérations, pouvait, en cas d’évasion, exercer une dangereuse vigilance.

 

*

 

On trouve, dans le livre de Peschanski, six photos du camp de Montreuil-Bellay. Elles ont été prises à des dates différentes.

Les trois premières, de 1944, sont prises de l’extérieur (sur les deux premières, on discerne, au premier plan, des barbelés). On y voit, groupés, faisant face à l’objectif, des détenus.

Sur la première de ces photos, on voit deux bâtiments en dur, et l’un d’eux comporte un accès fait de six marches. Sur la deuxième, le bâtiment que l’on voit est, à l’évidence, en planches, et sur pilotis.

La quatrième photo montre des ruines d’un bâtiment en dur ; ces ruines mêmes ont aujourd’hui disparu.

La cinquième photo, nécessairement plus tardive, montre quelques moutons tournés vers des marches en béton  isolées au milieu d’un champ. Je compte huit marches.

La dernière photo est une vue aérienne, qui pourrait aussi bien être d’aujourd’hui, du « site du camp de Montreuil-Bellay ».

 

*

 

Dans ce camp, plus de 2000 personnes ont été internées. Leur présence, pour qui regarde le terrain informe d’aujourd’hui, est peu imaginable.

Sur – depuis – les photos, quelques-unes «nous » regardent encore, à travers les barbelés. Mal nourries, mal vêtues, mal soignées, privées de liberté, qu’ont-elles vu, des jours durant ? Non pas, évidemment, ce que nous avons vu en errant autour du camp – mais du moins, de cette terre et de ce ciel, l’abstraction.

 

*

Jacques Sigot rapporte un propos d’une certaine « Sœur Marie Joseph ». Cette soeur devait faire partie du personnel du camp, mais elle use d’un « nous » étrangement humain dans un pareil contexte. Sœur Marie Joseph adopte un instant le « nous » de ceux que l’on voit sur les photos. Le nous de ceux qui, quand nous regardons ces photos, nous font face :

 « Je dois dire ici que nous n’avions eu à peu près aucun contact avec les Montreuillais. Nous ne les voyions que le dimanche quand ils venaient en promenade sur la route qui longeait l’enceinte des barbelés. Quand les internés voyaient les jeunes « bras dessus, bras dessous », ils disaient pour se moquer : « Ils se promènent comme des paysans ». Les Montreuillais éprouvaient du mépris pour ces gens-là, d’autant plus qu’ils étaient enfermés. »


[1] « Située à l’extrême sud-est  du département du Maine-et-Loire, la commune de Montreuil-Bellay couvre une superficie de 5000 hectares et compte 4461 habitants. Son altitude est de 54 mètres au point le plus haut de son territoire. Station touristique réputée. » (Site intternet officiel de la ville de Montreuil-Bellay.)

[2] Ces données se trouvent dans l’ouvrage de Denis Peschanski (avec la collaboration de Marie-Cg. Hubert et E. Philippori),  Les Tziganes en France, 1943-1946 (CNRS éditions, 1994), qui cite lui-même les recherches de Jacques Sigot (Ces barbelés oubliés par l’histoire, Un camp pour les Tsiganes… et les autres – Montreuil-Bellay, 1940-1945, éd. Wallada, 1983). Voir aussi Denis Peschanski,  La France des camps,  l’internement 1938-1946, Gallimard, 2002.

Claude Mouchard