Puissance de la bêtise

 

 

 

Puissance historico-poétique de la bêtise

 

 

« Ô puissance de la Bêtise ! »

Flaubert, lettre à Caroline du 28 juillet 1870

 

 

"Si la bêtise ne ressemblait pas parfaitement

au progrès, au talent, à l'espérance,

ou à l'amélioration,

personne ne voudrait être stupide"

Robert Musil, Sur la bêtise

 

« Quand la vie est coincée,

on pense à grands coups de tête. »

Platonov, Le Chantier

 

 

 

1

 

 

Estragon :

Essayons de converser sans nous exalter,

 puisque nous sommes incapables de nous taire.

Vladimir 

C'est vrai, nous sommes intarissables.

Estragon :

C'est pour ne pas penser.

 (En attendant Godot )

 

Parler, parler sans fin –  pour ne pas penser ?

Ce constat d’Estragon (en réponse à une réplique de Vladimir qui ressemble à une citation d’une phrase du début de  Bouvard et Pécuchet : « leurs paroles coulaient intarissablement ») menace, certes, toute conversation, tout discours. Mais ne doit-on pas  se sentir spécialement visé quand on voudrait parler de la non-pensée, de la parole vide, de la bêtise ?

De surcroît, la lucidité, ici, ne préserverait de rien. Queneau, parlant de  Bouvard et Pécuchet, a méchamment souligné que quiconque avoue sa crainte d’être contaminé par la bêtise dont il prétend parler ne se livre à rien de plus qu’à une précaution rhétorique devenue elle-même un stéréotype.

 

*

 

Parlant sur une scène, les personnages de Beckett s’acharnent-ils, lucidement, à ne pas penser ? Bouvard et Pécuchet, eux, ne se veulent ni se savent privés de pensée. Qu’est-ce qui s’exerce sur eux ? Qu’est-ce qui, sans fin, les prive de la possibilité de penser ? 

Dès l’ouverture du roman, dans leur visibilité – celle de personnages où se joue l’être individué même – est impliqué tout ce qui va suivre. Ils s’avancent, détachés, cernés, dans l’espace-temps que déploie à mesure le roman. Ils sont exposés sans, bien sûr, le savoir.  C’est une corrosion atmosphérique que crée l’écriture. C’est comme une sensation élémentaire de cruauté[1]. Une odeur, presque, et qui, mêlée au rire et à sa méchanceté (au sens de Baudelaire : « le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme » –  De l’essence du rire) flotte dès qu’on approche de la bêtise...

De pareilles évidences ne nous saisissent-elles pas tout au long de Bouvard et Pécuchet ? L’élément romanesque même y est corrosif. Se thématisant dans le temps qu’il fait (chaleur écrasante ou orage ravageur) ou dans le ciel s’étalant énorme sur la plaine déroulée (et découpant soudain les deux bonshommes en silhouettes absurdement agitées), il est doté d’une puissance de dévoration menaçant toutes les déterminations particulières qui s’y dessinent. Et le lecteur lui-même se sent happé par ou sous cette puissance : son attention devient la proie ou plutôt l’instrument de la cruauté propre au texte.

 

*

 

Pour nous, donc, qui nous retournons vers ce roman à travers l’épaisseur historique  sanglante du vingtième siècle, la terreur associée à la bêtise, est chargée d’enjeux que Flaubert –  comme on dit plutôt ... bêtement – « ne pouvait pas prévoir ».

La non-pensée – par abolition aveugle, sans projet, quasi automatique, ou par destruction active, voire programmée – n’a-t-elle pas hanté les plus monstrueuses des mutations socio-politiques du XXème siècle ?

Déceler la bêtise dans ce qui vous écrase, ce fut, et c’est toujours, regagner furtivement, une chance de respirer. Robert Antelme sut recréer au présent, dans  L’espèce humaine, les instants, vibrants de dureté, où, détenu, il avait affronté tacitement, par la seule force de la pensée, le narcissisme imbécile et cruel des SS qui niaient les autres (« Il ne faut pas que tu sois: une machinerie énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de cons (... ). ») pour se sentir invulnérables et aveuglants.

Jouer et déjouer l’automatisme de la bêtise : telle fut une composante vitale de ce que – pour ne prendre qu’un exemple – le Polonais Tadeusz Kantor (à l’issue d’un siècle où son pays et sa langue avaient subi l’écrasement des deux totalitarismes un moment conjoints par le pacte germano-soviétique aux termes duquel ils déchirèrent la Pologne) remettait obstinément en scène dans ses spectacles. On lit dans son Théâtre de la mort  (p115) :

 

Répétition automatique,

Elimination par le bruit,

par des facteurs extérieurs automatiques,

par la bêtise,

le cliché,

la terreur... ”

 

On pourrait, entre des milliers de « témoins », penser à Julius Margolin, juif polonais qui fut, lui aussi, pris dans la tourmente hitléro-stalinienne déclenchée par le pacte de 1939. Son témoignage, d’une puissance exceptionnelle, sur sa déportation dans les camps soviétiques  – Voyage au pays des Ze-ka – rappelle et reprend ce qui fut littéralement la haine de la pensée dans le système concentrationnaire soviétique. Au bord de l’extinction physique, Margolin (tirant d’ultimes ressources de sa formation philosophique husserlienne) aura tenté de continuer à « penser » ; il parvint à griffonner sur des supports hétéroclites trois « traités » (sur le mensonge, sur la haine, sur la liberté) qui disparurent dans la boue après que le chef du camp, par l’intermédiaire d’une secrétaire secouée de rire, lui eût conseillé de les jeter « aux latrines »[2]

 

*

 

C’est, donc, sous le coup de ces expériences historiques (à vrai dire, de pareils ébranlements ne peuvent guère être ramenés, comme l’a souligné Walter Benjamin, à des « expériences », qu’elles soient individuelles ou de masse), que nous, lecteurs d’aujourd’hui, nous retournons sur le temps où écrivit Flaubert : celui où la bêtise sembla prospérer dans l’univers de la démocratie et d’une égalisation nouvelle qui fut (et demeure) irrésistiblement factuelle tout en se révélant cependant, et sous maints aspects, mensongère[3].

Ce qui, du XIXème siècle, se ravive alors à nos yeux, c’est la composante de terreur impliquée dans la novation si décisivement et définitivement ambiguë que fut la démocratisation (et dont Chateaubriand avait vu qu’elle était, sinon souhaitable, du moins historiquement irrésistible).

Est-ce la terreur révolutionnaire originaire, celle dont Quinet a fait la « théorie » (celle aussi que Büchner mit si puissamment en scène dans  La mort de Danton[4]) et qui surgira platement au chapitre IV de Bouvard et Pécuchet [5]? Une terreur qui fut un moment héroïque ou théâtrale, mais bientôt, voire  presque aussitôt, mécanique et bureaucratique.

Faut-il rappeler les analyses que fait Tocqueville de la démocratie ? C’est un despotisme doux qu’il y décèle[6] où le conformisme plat joue un rôle essentiel. Cepndant,  il est étrange qu’une partie des ressorts qu’il décrit aient pu paraître se retrouver, dans d’autres combinaisons, certes, et avec des conséquences monstrueuses, dans les totalitarismes du XXème siècle.

L’arrasement moderne, ce fut aussi le « désenchantement du monde »[7] au sens de Max Weber. Ce fut l’évanouissement croissant de toute référence collective à quelque transcendance (dans la décomposition du théologico-politique à quoi s’est arrêté en particulier Claude Lefort). Ce fut encore la réduction de tout au-delà (celui où persisteraient des morts glorieux, bienveillants ou menaçants, etc.) à de pures représentations : autant de matériaux pour  le savoir anthropologique – histoire des religions, sociologie ou psychologie, etc. –ou, concurremment et massivement, pour des reprises littéraires (par exemple dans le fantastique)[8].

 

*

 

Prosaïsation, aplatissement : n’est-ce pas ce qui se traduit dans le bavardage démocratique ? Tout le monde croit avoir accès à tout – en termes d’informations sur les événements ou de « vulgarisation » des savoirs  – alors qu’à mesure (du fait, en particulier, de la spécialisation des divers domaines de connaissance) tout se dérobe. D’où l’inflation du journalisme : la littérature entretiendra avec ce dernier d’épuisantes relations de consubstantialité et d’incompatibilité.

« Vous me parlez des turpitudes de la presse, écrit Flaubert à la princesse Mathilde le 18 février 1869, j’en suis si écoeuré que j’éprouve à l’encontre des journaux un dégoût physique radical. J’aimerais mieux ne rien lire du tout que de lire des abominables carrés de papier. Mais on fait tout ce que l’on peut pour leur donner de l’importance ! On y croit et on en a peur. Voilà le mal. Tant qu’on n’aura pas détruit le respect pour ce qui est imprimé, on n’aura rien fait ! »[9]

La version de l’égalité démocratique à laquelle oeuvrent obstinément les journaux, c’est l’égalisation dans la stupidité. « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions. » (lettre à George Sand du 4 ou 5 octobre 1871). Et Flaubert avait quasiment retrouvé les mots mêmes de Tocqueville quand il écrivait à Sand, le 8 sept 71 : « La presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. »[10]

Ezra Pound (dans son « James Joyce et Pécuchet ») considère que Joyce, dans  Ulysse, réalise mieux que Flaubert lui-même le projet de Bouvard et Pécuchet : « Bloom, commis de publicité, l’Ulysse du roman, l’homme moyen sensuel, la base, comme le sont Bouvard et Pécuchet, de la démocratie, l’homme qui croit ce qu’il lit dans les journaux, souffre d’environnement. Il s’intéresse à tout, veut expliquer tout pour impressionner tout le monde. Non seulement il est un « moyen » littéraire beaucoup plus rapide, beaucoup plus apte à ramasser ce qu’on dit et pense partout, ce que les gens quelconques disent et remâchent cent fois par semaine, mais les autres personnages sont choisis pour l’aider, pour ramasser les vanités des milieux autres que le sien. »[11]

Ces rappels sont plus que sommaires. Au fil de la lecture de Bouvard et Pécuchet, on a brusquement des sensations de grandiose dans le dérisoire : c’est que, dans les aventures des deux bonshommes, on sent glisser, muettes ou explicites, secrètes ou bruyamment manifestes, ces charges historiques multiples.

Cependant, l’obsédante prosaïsation moderne –  où c’est la banalité même qui ne cesse de surprendre, où la trivialité (celle d’Homais par exemple) va jusqu’au fantastique, où l’ordinaire se soulève en vagues soudain stupéfiantes  – ne travailla pas seulement le roman ; elle s’était imposée dans les vers (en Angleterre, la préface aux Lyrical Ballads  de Coleridge et Wordsworth fut un moment décisif) ; elle contribua, de toutes ses ambiguïtés, au glissement de plusieurs poètes dans la direction du prosaïsme en vers ou dans celle de la poésie en prose.

*

 

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,


Occupent nos esprits et travaillent nos corps,


Et nous alimentons nos aimables remords,

Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

 

Il est stupéfiant que, dès le premier vers des Fleurs du mal – et pour nommer le mal moderne, celui où « nous », lecteurs (à égalité sur ce point avec l’auteur), sommes immergés, égalisés, voire complices –  la « sottise » et l’ « erreur » précèdent le « péché ».

La bêtise apparaît au plus près de la radicalité où s’emporte la tentative poétique nouvelle de Baudelaire, et pour laquelle le banal et l’inouï ne cessent de passer l’un dans l’autre.

Fiévreusement solidaire de l’abstraction croissante –  du passage de vide qui désinsère chacun et chaque activité de sa place propre – , la poésie tend à dénuder l’exigence même de penser au foyer de toute existence individuelle. Cette exposition de la pensée semble susciter des instances menaçantes de jugement  – non pas du tout transcendantes, mais au contraire trop proches à tout moment, et comme glissant, noires et fluides, à l’envers de tout ce qu’on sent, pense et dit...

La bêtise est (tout autant que chez Flaubert) obsédante chez Baudelaire. La voici dans les vers « L’examen de minuit » (qui trouvent un double dans la prose de « A une heure du matin ») :

« La pendule, sonnant minuit, / Ironiquement nous engage / A nous rappeler quel usage/ Nous fîmes du jour qui s’enfuit// […] Nous avons blasphémé Jésus, / […]/ Contristé, servile bourreau, Le faible qu’à tort on méprise ; / Salué l’énorme Bêtise,/ La Bêtise au front de taureau ; / Baisé la stupide Matière/ Avec grande dévotion, /Et de la putréfaction/ Béni la blafarde lumière. […] »

Quel est ce « nous » ? Celui d’un individu dédoublé par sa confrontation avec lui-même (dans cette confession sans confesseur extérieur) ? Ou, avec ce « nous », est-ce le « quiconque » moderne qui viendrait s’engouffrer dans l’intimité la plus obscure ?

 

Les successifs (et inaboutis) projets de « préface » aux Fleurs du mal  reviennent, avec « passion » (en un autre endroit, Baudelaire parle de son « goût diaboliquement passionné de la bêtise »), affronter  – comme un ennemi dangereusement proche, un double, presque, de la voix poétique  –  la « sottise », la « vulgarité », la bassesse...

Le premier projet fait de la « vulgarité » régnant dans le « monde » moderne la conjonction – entre nature et histoire – d’une donnée humaine première  et du progrès qui s’emporte :

« Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. »

Les notes, elliptiques (mais qui prennent le temps d’affirmer que « le grand homme est bête»), où s’ébauche un deuxième projet font de Paris (en caricaturant les « expositions universelles ») le « centre et rayonnement de bêtise universelle »

Le troisième projet, tout en distordant le rapport à l’éventuel lecteur, incrimine (non loin de Flaubert dans sa correspondance)  la démocratie « […] moi-même, malgré les plus louables efforts, je n’ai pas su résister au désir de plaire à mes contemporains, comme l’attestent en quelques endroits, apposées comme un fard, certaines basses flatteries adressées à la démocratie […] »

Dans un quatrième projet, la bêtise est éblouissante. En formules allusives, Baudelaire semble parler d’une troisième réédition des  Fleurs du mal qu’il envisageait lorsqu’il est mort. Et toujours revient l’obsédante bêtise : «ce produit discordant de la Muse des derniers jours, encore avivé par quelques touches nouvelles, ose affronter aujourd’hui pour la troisième fois le soleil de la sottise .»

Le soleil de la sottise ! Serait-ce lui qui assèche l’espace commun dans « Le Cygne » ? La ville où faut vivre – sentir-penser-parler – est désormais, surpeuplée, « un grand désert d’hommes ».

 

*

 

La bêtise reviendra brûler, au cœur même de l’impatience, chez Lautréamont ou Rimbaud.

Dans la « Nuit de l’enfer », un « je »  – face à un « tu » ou à « Satan », ou au « Seigneur » – est  au bord de se détruire. En phrases coupées de souffles arides, ce « je » est livré à la « honte », à la « colère » ou à la « peur ». Une hyperbolique certitude de soi est criblée de doutes destructeurs.

« Tais-toi, mais tais-toi !... C'est la honte, le reproche, ici : Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. - Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles. - Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j'ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection... Orgueil. - La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif ! Ah ! l'enfance, l'herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze... le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte-Vierge !... - Horreur de ma bêtise. »

 

*

 

Rien ne serait plus étouffant qu’une anthologie historico-poétique de – ou contre – la bêtise[12]... Les quelques citations ici ramassées déjà se défigurent. Des rapprochements entre poètes  dans cette région tourneraient à une sorte de chaos d’une mauvaise fadeur. Serait-ce que la confrontation poétique avec la bêtise n’est pas de nature à être partagée ?

Extrême, l’isolement du jeune Mallarmé, alors qu’il commence à concevoir ses projets poétiques les plus radicaux, et en particulier Hérodiade, à quoi il travaillera jusqu’à la fin de sa vie.  C’est aussi une solitude paradoxale dès lors que vécue dans l’étroite intimité des liens familiaux entre nouveau-né, mère et père (comme le dira « Don du poème »), dès lors aussi que confiée par lettre à Cazalis.

C’est qu’il vit alors, comme il le confie à Cazalis, la « terreur » que suscite en lui l’idée, étrangement meurtrière, d’une œuvre radicale. Dans une lettre à Cazalis d’octobre 1864, il écrivait : « Pour moi, me voici résolument à l’œuvre. J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle. »

« Avec terreur » ! Hérodiade, qui restera, jusqu’à la mort, un projet, doit incarner l’œuvre à faire comme telle ou ce qu’elle cherche à capter : « la beauté » même. Ce que ce « Mystère » incorpore de mythe – l’anecdote biblique – n’aura été, strictement, appelé que selon le geste propre à l’œuvre... Cette dernière ne devrait se réaliser qu’en incarnant, dans des vers inouïs  et dans les « reflets réciproques » des mots, la « beauté » même où toutes choses, comme en fusion, se donneraient à un sujet (Jean) y perdant, dans un instant de pur éclat solaire, la tête.

Mais cette exaltation de l’œuvre à faire (jusqu’à délivrer, dans la figure du saint sacrifié, du fait brut d’être un individu) s’effondre soudain en un accablement qui n’est pas dû seulement à la pression de l’enseignement ou de la vie familiale. Voici que le jeune poète se sent menacé par l’annulation de toutes ses possibilités : par ce qu’il appelle alors « la bêtise ».

 A Henri Cazalis de Tournon, nov 64 (peu après la naissance de sa fille) : « Moi, je me traîne comme un vieillard et je passe des heures à observer dans les glaces l’envahissement de la bêtise qui éteint déjà mes yeux aux cils pendants et laisse tomber mes lèvres »

Et nous (lecteurs par effraction de ces lettres privées, « fantômes à la langue pendante », comme dirait Kafka)  découvrons encore un post-scriptum : « Pour le vers je suis fini, je crois : il y a de grandes lacunes dans mon cerveau qui est devenu incapable d’une pensée suivie et d’application […] »

 

*

 

La perte de toute « pensée suivie » : voilà ce à quoi l’effort poétique aurait à se confronter, ou plutôt ce qui le menacerait au plus près. Est-ce dans ces « grands lacunes » qu’en se radicalisant  –  voué à une aveuglante solitude en plein « désert d’hommes » – , il ne pourrait éviter de conduire la parole et la pensée même ?

Rejoint-elle la « bêtise », vraiment, l’impuissance poétique chez Mallarmé ?

Frôle-t-elle la stupidité,  l’exposition, qu’éprouve Artaud, de tout effort de pensée – ou de ce qui s’en formule en vers ou en prose –  à un tribunal infigurable, et lui-même dérisoire en même temps que toujours redoutable[13] ?  Un souffle de terreur balaie les paysages mentaux arides – reliefs de la pensée étrangement concrétisée et mise à nu – du Pèse-nerfs ou de L’ombilic des limbes.

 

Les tentatives les plus radicales, dans les premières décennies du XXème siècle, frôleront, dans la rage ou le rire, la décomposition de la parole, voire l’annulation de la pensée même.

Et c’est dans ces régions de surexposition qu’à nos regards rétrospectifs, des simultanéités pourraient prendre toute leur force entre des univers socio-politiques évidemment très éloignés (ou même durement séparés). De Jarry à Dada, en Suisse, à l’Oberiu (avec Daniil Harms[14]) ou au Zaoum (avec Khlebnikov) en URSS. Ou du Michaux des années trente (« Nul / et ras ... /et risible... ») au Japonais Miyazawa ou au Coréen Yi Sang... 

 

Bouvard et Pécuchet  anticipe-t-il ces remuements des années vingt ou trente du vingtième siècle ? C’est ce que Queneau aura senti et (re)mis en œuvre, spécialement dans  Les enfants du limon (où il allie, par composition, sa propre encyclopédie romanesque à l’évocation de dérives fascistes d’une partie des personnages).

Avec ce qu’il a de nudité poétique cruelle, Bouvard et Pécuchet, roman-épopée-encyclopédie (intégrant de surcroît, dans ses dialogues, l’héritage de la comédie, tout en traitant du « bas » non selon la hiérarchie sociale comme le fait Molière[15] mais  dans son expansion à la faveur de l’égalisation symbolique en démocratie) rend douteuses, en même temps que les frontières de genres ou de domaines, les contours historiques.

 

Si la dernière œuvre de Flaubert semble proche de radicalisations plus tardives, c’est qu’à travers la quête de savoir attribuée au personnage, on la sent hantée par un désir de penser qui ne saurait se réaliser argumentativement, et qui se ramène toujours à une forme d’immédiateté dangereuse, à de la rage...

 

2

 

Elle est d’abord atmosphérique, la bêtise, dans l’ensemble de cette oeuvre. Elle ne se laisse pas cantonner aux deux héros, elle circule à travers les divers personnages. Insidieusement, les choses mêmes en sont imprégnées ou, plus malignement, s’en font autant d’agents perfides.

Flaubert avait déjà dit l’omniprésence de cette menace bien avant son dernier roman.« La médiocrité s’infiltre partout, les pierres mêmes deviennent bêtes et les grandes routes son stupides » remarquait-il, le 29 janvier 1854, Flaubert dans une lettre à Louise Colet. Elle s’insinue, élémentaire, dans Madame Bovary, à la faveur d’une comparaison : « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue. » Implacablement, dès le début de Bouvard et Pécuchet,  elle rayonne dans la température de l’air ; elle est incluse dans les « à-plat » des descriptions (des surfaces colorées étalées comme au couteau), avant de surgir dans les silhouettes des personnages et dans leurs dialogues.

Le jugement  est omniprésent comme un  éther acide: on le sent se déployer dans l’ensemble du roman, mais il peut aussi se formuler localement – au détour d’un paragraphe, dans quelque propos inattribuable ou dans l’une des ces inflexions qui, furtives, participent de l’enveloppement cruel des personnages.

 

*

 

La bêtise s’est imposée centralement dans la dernière œuvre de Flaubert comme une thématisation ou une généralisation (avec queque chose d’abstrait..., qui fait aussi de ce roman sans fin un héritier du conte philosophique, du Candide de Voltaire) de maints traits plus contenus dans ses romans précédents.

En même temps, c’est aussi depuis la correspondance qu’elle afflue. La rage qui agite dans tant de ses lettres, Flaubert semblait vouloir la réserver à cette écriture adressée à des correspondants et en exempter l’écriture de l’œuvre. Ou du moins son travail proprement littéraire transformait l’exaspération furieuse de Gustave contre ses contemporains en une lente fureur d’écrire. Dans  Bouvard et Pécuchet, en revanche, sa colère débouche et trouve à se formuler  – comme il le dit dans plusieurs de ses lettres – directement dans la composition romanesque.

Voici donc que la bêtise se prend avec une sorte de simplicité à l’être individué des personnages. Elle est substantiellement associée à une certain fantasme de masse,  de fusion première, de non détachement... Ou, à l’inverse, d’individuation cruelle. (Baudelaire, Mallarmé, foules, nuit, fusion) Elle sourd avec une nécessité quasi organique d’une composante essentielle de ce que travaillent les romans modernes : la plate énigme de l’être-soi comme détaché des autres (en même temps qu’apparemment pareil à quiconque), ou celle d’intériorités en proie à elles-mêmes sans recours autre (transcendant ou collectif).[16]

 

*

 

Les personnages flaubertiens, de quoi sont-ils en quête ? Ils désirent être des personnages. Chacun rêve de devenir immédiatement l’image qu’il projette (ou qu’il trouve dans des répertoires d’images toutes faites). Et c’est là, dans le hiatus de cette projection imaginaire, que la bêtise s’insére ; c’est par là qu’elle assure sur eux son emprise.

Telle est la disposition que l’on découvre chez Frédéric à la fin du chapitre IV de la première partie de L’Education sentimentale :

« Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme [on est dans l’intériorité, entre le discours intérieur et la description de l’intériorité] où il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur » [subtil, le jeu des pronoms « il », « vous », « on » par lequel – avec de sucroît le battement entre singulier et pluriel dans « un de ces » –  la singularité subjective du personnage se trouve fondue dans du commun].

Et encore : « Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue [on trouverait des formulations comparables dans Bouvard et Pécuchet]. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète [cette identification instantanée et évidemment – pour le lecteur –  vaine à des images se retrouvera dans  Bouvard et Pécuchet] – et il se décida pour la peinture [inutile de souligner que ce « décida » est d’ordre  purement imaginaire, dans ces reflets de soi qu’un personnage flaubertien projette sans que jamais la réalisation puisse advenir], car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible. [C’est un de ces instants d’ivresse comme on en retrouvera dans  Bouvard et Pécuchet ; dans l’exaltation des indirects libres et des substantifs ou adjectifs claironnants, de faux possibles palpitent – et il y aurait à comparer l’organisation de ce piège à ce que  Kierkegaard a pu dire de la catégorie du « possible » dans son Traité du désespoir[17].]

Puis : « Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un qui ronflait dans le cabinet noir, près de la chambre. C’était l’autre [Deslauriers]. Il n’y pensait plus. [ La contiguité avec Deslauriers anticipe, pour notre regard, la dualité Bouvard et Pécuchet.] Son visage s’offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau ; – et resta une minute à se regarder. »

C’est dans ces faux possibles  – des représentations toutes constituées, des images « reçues » (« grand peintre »), que le personnage croit rejoindre d’un simple bond, sans se soucier du chemin à parcourir pour les réaliser –  que l’on décelerait une décomposition du modèle des romans de formation (avec l’épreuve, au fil de l’itinéraire du personnage, d’un réel qui résiste)  ou des romans, précisément, d’ « éducation ».

Le « se voir » – en « grand peintre » ou « grand poète » –  qui anime et égare Frédéric se retrouve chez Bouvard et Pécuchet. Ils sont eux aussi la proie de représentations reçues qui se révéleront être de faux possibles. S’ils ont quitté la ville, c’est moins pour la campagne que pour une image de la campagne (« Ils voulaient une campagne qui fût bien la campagne [...] » - chap. I). Ou plutôt pour une image (une anticipation sans médiation) d’eux-mêmes à la campagne : « Déjà, ils se voyaient en manches de chemise [...] » (chap. I).

Bouvard et Pécuchet, quelles que soient les différences, sont constitués comme Frédéric. Ce sont des personnages qui « se voient en ... ». Ils n’ont de rapport à eux-mêmes que dans des fantasmes d’existences toutes faites. Voilà bien sûr qui est renforcé par la dualité que forme les deux compères : ils se renvoient l’un à l’autre leurs reflets.

 

Il arrive aussi qu’un personnage projette des images de l’autre, de manière à ne pas le voir tel que la prose romanesque nous le montre « en réalité ». Sur la relation entre Emma et Charles, Auerbach (op. cit.) écrit : « Emma vit dans des rêves roses et à cause d’eux se détruit misérablement, en vain ; elle manque les possibiliéts de la vie qui s’offre à elle, parce qu’elle ne les voit pas. Elle ne parvient pas à faire quoi que ce soit de l’amour de son mari, amour pourtant authentique, d’ailleurs elle ne parvient à rien du tout avec lui. Losqu’elle se tourne aimablement vers lui, c’est qu’elle ne le voit pas comme il est, mais comme une image chimérique et idiote. »

 

De ce qui arrive au soi, au « se regarder » dans le roman, et de la façon la plus impitoyable dans le roman flaubertien,  faudrait-il retracer une filiation en remontant jusqu’à la critique religieuse ou  moraliste du XVIIème siècle ? C’est Pascal marquant la tendance à « n’aimer que soi et ne considérer que soi ». Ou La Rochefoucauld : « L’amour propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi. »

Nietzsche retournera, comme on sait, cette critique des moralistes. « L’égoïsme » que dénoncent ces derniers n’est, à ses yeux qu’ « apparent ». Sa critique ne porte pas contre l’attachement au « moi » en tant que tel, mais contre les fantasmes où le moi se perd en s’aliénant aux images de lui-même qu’il projette (ou à celles qu’il croit capter dans les regards, eux-mêmes plus ou moins imaginaires, des autres)[18].

 

*

 

Les soi-personnages, dans les nuées d’illusions dont ils ne peuvent que s’environner,  dans les projections où ils se cherchent, oscillent entre sentiments de toute-puissance et d’impuissance : c’est ce qu’on peut suivre tout au long de Bouvard et Pécuchet, dans le rythme même – fait d’expansions et de rechutes –  des chapitres successifs.

S’ils se dilatent ou s’affaissent de manière grotesque (voire obscène), c’est aussi que l’univers – naturel et social – où ils sont supposés avoir à exister ne leur offre, comme appui ou comme résistance, aucune véritable altérité.

Leur bêtise est « moderne », et s’emporte dans la vulgarité et jusqu’à la férocité, dès lors qu’elle paraît devoir régner là où se défont non seulement les transcendances religieuses ou politiques, mais aussi les divers sentiments d’appartenances naturelles ou sociales.

Chez Villiers de l’Isle-Adam (dans le personnage de Tribulat Bonhomet),  ou chez Bloy, l’humain est livré à lui-même, sans recours au-dehors (sans plus même sentir qu’il pourrait désirer un pareil recours). Il se fait aveuglément négateur, voire destructeur, de toute altérité surnaturelle ou naturelle.  D’où d’incoercibles expansions – menaçantes ? stupides ? –  du « soi » trop humain. Ne sera-ce pas le cas du père Ubu dans sa souveraineté absurde ?

 

Différente, à l’évidence, est l’expansion du « soi » dans  La Tentation. Elle se réalise dans une de ces œuvres hors genres – épiques, lyriques, théâtrales –  où, au XIXème siècle (et en particulier chez Ibsen ou Strindberg[19], voire chez Nietzsche), des intériorités de personnages auront été traitées comme des scènes psychiques où se jouaient – à livre ou cœur ouvert, pour des lecteurs-spectateurs –  des fantasmes. Et, dans les spatio-temporalités de ces scènes, d’éclatants délires de toute-puissance l’auront disputé à des effondrements en des fonds de limpide et noire vacance mélancolique.

 

*

A la campagne (où ils se « retirent » sous l’emprise d’une image : « ils voulaient une campagne qui fût bien la campagne »), Bouvard et Pécuchet feront l’expérience d’un univers non moins désertique que la ville moderne.

La nature, dans son foisonnement même, serait-elle vide ? On pourrait reconnaître là ce que Nietzsche appelle « la grande imbécillité cosmique »[20]. De fait, en plusieurs endroits, les deux bonshommes seront en proie à des sentiments cosmiques négatifs.  Dans le chapitre III, la vue des étoiles filantes inspirent une pensée (fausse, au demeurant) à Bouvard :

« – « Tiens ! » dit Bouvard. « Voilà des mondes qui disparaissent. » »

Et une méditation s’impose alors, démesurée, en trois ou quatre répliques :

« – « Quel est le but de tout cela ? »

– « Peut-être qu’il n’y a pas de but ? » » 

Sont-ils alors lucidement capables d’accepter une évidence du vide que l’auteur pourrait partager ?

Mais, selon la disposition qui ne peut que se reconstituer en eux, il leur faut très vite remplir ce vide. Il leur suffit de  lire, de Buffon, Les Epoque de la nature –  et les voilà (il y a quelque chose de la « chétive pécore » dans Bouvard et Pécuchet) qui enflent :

« La majesté de la création leur causa un ébahissement, infini comme elle. Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets. »

 

*

 

Flaubert (non moins que Mallarmé) semble, dans l’écriture même de ses romans, avoir pris acte de la perte de « sens » que comporte « la » science au sens moderne[21] . Faut-il l’opposer

aux tentatives par lesquelles maints auteurs (Goethe ou Novalis, Hoffmann, Balzac ou Nerval – sans parler de Blake, Wordsworth ou Keats) s’acharnèrent à recréer imaginativement, contre l’esprit scientifique moderne[22], une relation substantielle entre le réel à connaître et le sujet connaissant[23].

Dans les divisions entre les divers domaines de la culture, sciences positives elles-mêmes divisées, philosophie, littérature (également divisée), se jouent des concurrences.... Certaines œuvres romanesques ou poétiques proposent une version autre du savoir... Ce mouvement n’estpas étranger à Flaubert – dans ses lettres de jeunesse... Unir la science et la littérature ce serait aussi imaginer un savoir liant, voire effusif, entre le réle et le suhet connaissant, et entre les sujets eux-mêmes.

 

Le renoncement à toute idée ou rêverie d’une communication substantielle entre le sujet et la matérialité du réel s’allie – et il se forme là un nœud à examiner –   à la rupture avec l’écriture lyrique par « jets » (celle de la première Tentation).

Rien de simple, sans doute. Le personnage de Simon ranime un vieil espoir (La Tentation IV) : « Celui qui connaît les forces de la Nature et la substance des Esprits doit opérer des miracles. C’est le rêve de tous les sages – et le désir qui te ronge ; avoue-le ! »)

Rien, donc, qui soit acquis une fois pour toutes. Ou plutôt : ce renoncement n’est fécond, fût-ce pour réaliser l’abstraction ou l’aridité de l’élément romanesque – qu’en se renouvelant toujours.

 

On peut ici relever un cas –  minime et énorme (comme si souvent dans  Bouvard et Pécuchet où c’est le sens même de la mesure ou des proportions qui s’évanouit).

Il s’agit (au début du chapitre III, là où les deux encyclopédistes abordent la chimie) de la notion d’ « élément ». Cette question, historiquement et épistémologiquement considérable, s’engouffre et se condense soudain dans un mince espace textuel. Rien de plus, alors, qu’une remarque à la fois minuscule et hyperbolique :

« Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre comme élément n’existe pas. »

Alors que (comme l’explique Bachelard) la physique traditionnelle (celle d’Aristote), loin de rompre avec l’expérience immédiate, la confirme,  et avec la théorie des quatre éléments, lui donne une portée cosmologique, la science moderne n’a que faire des évidences de la vie ordinaire. Les éléments, au sens physico-chimique que ce mot prend au dix-neuvième siècle (en particulier dans la « classification périodique des éléments » de Mendeleev), sont insaisissables et sans portée pour l’individu dans sa vie de tous les jours.

 

La notion d’élément réapparaît dans une citation que Flaubert a tirée du « Traité des Facultés de l’âme » publié en 1852 par un certain Garnier et qu’il a  recopiée dans l’un des dossiers en vue du second volume (Ms g 226 (6) f°3) : « Les 60 éléments de la chimie moderne plaisent moins à notre esprit que les quatre éléments d’Empédocle. »

Où est, dans cette citation, telle que Flaubert l’a prélevée et mise en évidence, la bêtise ? Dans la modernité ? Ou était-elle tapie depuis toujours dans l’archaïque théorie des quatre éléments ? Elle se loge certainement dans la formule «... plaisent moins à notre esprit... » : celle-ci traduit un point de vue auto-centré, un soi collectif, épais et impérieux, et manifestement incapable d’accepter l’ascétisme de la science positive.

 

C’est dans leur réception du savoir moderne – dans toute sa neutralité,  dans son indifférence aux valeurs ou visées extra-scientifiques – que les sujets ordinaires que sont censés incarner Bouvard et Pécuchet se livrent, hors de propos, à des évaluations anthropocentriques qui vont bientôt se révéler platement narcissiques. Ainsi lit-on non loin du début du chapitre III :

« Quelle merveille [comment ne pas songer ici au mot de Sganarelle exposant sa vision du monde à son maître  dans Dom Juan III, 1 ? « Cela n'est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut? »] que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent les minéraux ! » 

Double, en fait, le sentiment d’appartenance que cette découverte peut procurer aux bonshommes. Ils se voient faits des « mêmes substances » que le reste du monde. Mais en même temps ils ont l’orgueil de participer de ce savoir nouveau, et dont on ne sait plus s’il est à leurs yeux désenchantant ou, par d’autres voies (le prestige social), réenchanté.

Cependant, ils ne s’en tiennent pas là. Leur émerveillement va se renverser en son contraire. Mais cette inversion capricieuse n’est qu’une double révélation de leur rapport absurde et faux au savoir ou à ce qu’il fait découvrir de ses objets. Les évaluations par le sujet ordinaire (ou, selon un mot qui ici devient grotesque, de l’ »individu ») sont ici des intrusions incongrues, qu’elles soient euphoriques ou dépressives: « Néanmoins, ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères. »

« Humiliation » ? L’égalisation – l’absence d’évaluation – propre à la science moderne est ici ressentie comme une blessure portée, grotesquement, à un (double) « soi ».

 

*

 

Le savoir pour Bouvard et Pécuchet est forcément déjà là : « reçu ».  Ils ne le produisent pas. Il est, à chaque fois, tout fait. Il est de l’ordre de ces images qui se diffusent au XIXème siècle (à vrai dire dès le XVIIIème siècle). La science qui peut paraître accessible dans l’espace commun (et qui serait solidaire de la modernité démocratique) se dérobe de plus en plus du fait de la spécialisation croissante : elle ne laisse à la disposition des hommes quelconques que des reflets d’elle-même, des images qui, coupées de leur production et du débat scientifique effectif, risquent toujours d’être non pas tant fausses que captatrices et égarantes.

Mais ce n’est pas seulement qu’ils rencontrent dans les livres des images du savoir.

Ce sont les choses mêmes qui semblent exiger du savoir. C’est, dirait-on, la réalité qui demande à être sue.

En bien des endroits dans  Bouvard et Pécuchet les choses semblent animées d’une secrète mauvaise volonté. Nul foyer, sans doute, d’intentions malignes. Mais des dérobements, des reptations, des convulsions qui sont le fait des éléments mêmes. Elles ont quelque chose de dangereux... comme si ce qui les rend cohérentes risquait à tout moment de faire défaut.

 

Peut-être l’ultime roman de Flaubert révèle-t-il une disposition qui se retrouverait dans d’autres œuvres romanesques – et parmi les plus ambitieuses – du XIXème siècle. La réalité captée ou produite par l’écriture narrativo-descriptive serait comme énigmatiquement déjà sue.

Dans la prosaïsation de la vie sociale moderne, dans sa généralité abstraite-réaliste – alors que vacille l’unanimité religieuse (ou que se décompose tout édifice « théologico-politique ») – s’impose le règne de l’idéologie soutenant l’ordre du monde social (et, quasiment, du monde naturel) en place (comme Marx l’a puissamment saisi). C’est désormais une sorte de savoir qui, dans la vie collective, va de soi, et qui échappe à toute prise. On dirait que c’est la réalité même qui comporte ou qui réclame d’être d’emblée sue[24].

le réel désenchanté n’apparaît pas seulement comme ce à quoi le sujet n’est pas relié... Il est fragile, cassant... Il faudrait qu’il soit lui-même doublé d’un grand savoir transparent et obsédant qui en garantirait la cohérence et la consistance.

Dans le travail des romanciers, cette réalité s’impose, contradictoirement, comme allant trop de soi et comme se dérobant, ou comme massive en même temps que secrètement fragile. Ou encore le savoir qui double la réalité et la soutient  dans la vie sociale ici serait douteux, ou rayonnerait comme un défi. A vrai dire, la consistance même de la réalité, trop et pas assez sue, devient ambiguë. D’où l’oscillation entre réalisme et fantastique. Tantôt le monde à dire s’impose comme doté de l’évidence du déjà su. Tantôt ce soutien paraît faire défaut, et la consistance même des choses se fissure : alors souffle du trouble et s’engendrent, dans le faussement évident, dans les failles  du réel, des présences inquiétantes.

 

L’auteur de Salammbô  avait affronté la difficulté démesurée d’un monde entier à reconstituer selon – et contre – du pur savoir.

Le monde tout ordinaire et, en apparence, parfaitement accessible de  Bouvard et Pécuchet serait-il, tout autrement, serait-il à sa manière soutenu par du savoir ? L’être toujours déjà su du monde s’impose, concurrentiellement,  dans la banalité et la routine et dans les savoirs nouveaux... 

Bouvard et Pécuchet ne concrétisent-ils pas à leur manière l’affrontement du romancier avec ce savoir trop présent et toujours dérobé ?

En chaque domaine de connaissance spécifique qu’ils abordent ou vers quoi ils se trouvent renvoyés (« – « C’est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie ! » » : dernière phrase du chapitre II), ils cherchent un savoir en fait global, ils désirent obtenir la concrétisation et la présence immédiate, pour eux, de ce savoir fantasmatique qui double le monde moderne.

 

Bouvard et Pécuchet cherchent un savoir qui soit, en fait le  savoir (comme ils désirent une campagne qui soit bien la campagne

*

 

Ce savoir global, réaliste-halluciné, donnant consistance à la réalité, c’est de lui que sont hantés Bouvard et Pécuchet dans leur quête toujours recommencée. C’est à lui qu’ils en appellent dans la réalisation de leur être-image.

Bien entendu, accéder à un pareil savoir ne saurait se faire progressivement –  par mises à l’épreuve, éventuellement par échecs suivis de retours sur ces échecs, ou encore (et simultanément) par confrontations entre propositions différentes : « Bouvard, comme lui, rencontraient des obstacles. ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient que résoudre devant la divergence des opinions. » Dord... p79)

Le savoir devrait se donner d’un coup, dans une recomposition globale du rapport à la réalité. Et les deux personnages en seraient eux-mêmes investis – et changés. Ces personnages voudraient se réaliser en images : images d’eux-mêmes qu’ils projettent, comme Frédéric Moreau, et qui sont en fait des images reçues. (Par exemple dans l’un des moments de jardinage : «Quelquefois Pécuchet tirait  de sa poche son manuel et il en étudait un paragraphe, débout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. » Dord p88-89)

Voilà qui est incompatible avec le moindre écart et les délais... C’est plus que de l’impatience qui s’empare de B et P. C’est le désir d’une transfiguration[25] D’où l’urgence, toujours renouvelée, de combler tout vide entre le savoir – la chose « reçue » d’un coup (ou presque), comme l’hostie ? – et la réalité de soi et du monde.

Pas de place, pas de temps, donc, pour le hiatus – pour des moments de fluidité  – où il serait loisible et requis d’exercer son jugement (ce jugement dont le défaut, dit Kant, est la bêtise même[26]...)

Les deux encyclopédistes catastrophiques ne mettent jamais à l’épreuve ce qu’ils ont cru apprendre, ou du moins ils ne le font que de manière non dialectique : des refus que la réalité semble leur opposer, ils ne tirent pas de quoi modifier leur savoir (ce qui est au cœur de la fécondité des sciences positives), ils ne subissent qu’une brutale déception : un savoir qui ne se donnerait pas d’un coup et comme une métamorphose de l’être du sujet dans le monde est pour eux dépourvu d’attrait. Leur rapport au savoir en général est du même ordre que leur rapport à la religion (s’il est vrai que dans chacun des chapitres on trouve des traits qui valent pour l’ensemble du roman).

La constitution entière des personnages est engagée là. Pour savoir juger, ou pour tirer des conséquences de ses expériences, il faut du temps, de la liberté, une disponibilité, une « ampleur » dont se privent Bouvard et Pécuchet par une impatience qui s’excite toujours dans leurs jeux de miroir. Ne sont-ils pas (par opposition aux autres personnages) des sots intelligents ? « La bêtise “ intelligente ”, écrit Musil (dans « Sur la bêtise ») a moins pour adversaire l’entendement que l’esprit – et à condition de ne pas entendre par là une simple sommes de sentiments – l’affectivité. Comme pensées et sentiments évoluent de concert, et que c’est le même homme qui s’exprime à travers eux, des notions telles qu’étroitesse, ampleur, souplesse, simplicité et fidélité peuvent s’appliquer aussi bien au penser qu’au sentir ; et même si la combinaison qui en résulte n’est pas encore parfaitement claire, elle suffit pour que l’on puisse dire que l’entendement relève aussi de l’affectivité et que nos sentiments ne sont pas sans attaches avec l’intelligence et la bêtise. »

 

Et puis Bouvard et Pécuchet ne sont pas moins incapables – ou plutôt ne sont pas désireux – d’entrer dans les contraintes propres à la participation à un domaine du savoir. Ils ne sauraient vivre cette sorte de suspens réciproque et précis que les positions des chercheurs dans une même spécialité ont à maintenir – et parfois fort difficilement, voire durement pour les subjectivités qui se trouvent alors en jeu[27].

Parfois, cependant, une communication ou une confrontation entre savants (entre « confrères ») ne s’esquisse-t-elle pas ? Au chapitre IV, Bouvard et Pécuchet découvrent un étrange « font baptismal » :

« Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description ; et ils envoyèrent le tout à Larsonneur.

Sa réponse fut immédiate.

– « Victoire, mes chers confrères ! Incontestablement, c’est une cuve druidique ! » »

Le caractère « immédiat » de la réponse pourrait sembler suspect. Mais Larsonneur introduit aussitôt, en vrai savant, des doutes, et suggère d’élargir la confrontation entre « confrères » :

« Toutefois qu’il y prissent garde ! La hache était douteuse. – Et autant pour lui que pour eux-mêmes il leur indiquait une série d’ouvrages à consulter. »

Bouvard et Pécuchet vont lire, en effet : « Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique. » Vont-ils non seulement entrer dans un nouveau secteur de la bibliothèque tel qu’il doit exister sur le sujet, mais dans la pluralité  et la confrontation âpre des confrères travaillant à un savoir en élaboration ? Nullement. Ce qui suit aussitôt, sous le signe initial de la formule « d’après cette science », c’est une présentification imaginaire – sans questions ni doutes, sans scrupules épistémiques –  de ce qu’étaient les croyances et la vie sociale des « anciens Gaulois » (où l’on retrouve soudain, en abîme, l’emportement encyclopédique : « Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d’autres enseignaient la Botanique, la Médecine, l’Histoire et la Littérature, bref « tous les arts de leur époque ». ») Ainsi le texte propose-t-il ici une version de plus de la captation par l’imaginaire.

 

Dans l’ordre de la connaissance (ou des faux-semblants qu’elle devient aussitôt), Bouvard et Pécuchet sont livrés à l’impossibilité de tout partage susceptible d’être fécond et libérateur pour la pensée. Ou plutôt, ils en vivent la parodie, soit quand ils consultent certains « savants » ou spécialistes, soit, solitaires à deux, dans leur conversation intarissable. Mais c’est encore qu’ils sont isolés dans le village, et que leur frénésie de novation est férocement cerné par la « routine ». Dans les aberrations de Bouvard et Pécuchet se trouve substantiellement impliqué, fût-ce  a contrario, le monde social auquel ils appartiennent – ou, plutôt, n’appartiennent que mal, ou par exclusion.

 

Cette non-appartenance peut, en d’autres registres, se déceler chez bien d’autres personnages de Flaubert. Il faudrait reprendre sur ce point les analyses d’Auerbach (op. cit.) : « On trouve cette stupide incompréhension de la situation véritable, telle qu’on peut l’observer chez ces deux personnes à table [il s’agit, bien entendu, d’Emma et Charles ], chez tous les personnages que Flaubert fait apparaître dans Madame Bovary  ou dans ses autres romans qui traitent de thèmes contemporains : il l’appelle la bêtise humaine. Elle consiste en ce qu’un être humain quelconque met à la place de la réalité qui est la sienne un monde factice, bâti sur des illusions, des habitudes, des pulsions et des slogans ; elle le conduit à la paresse du cœur, à la méchanceté, à l’arrogance stupide et le plus souvent à la mauvaise fortune. Mais d’abord elle le conduit à la solitude ; la solitude et la  bêtise  vont de pair. »

Impossible de ne pas sentir ici la pression monstrueuse du monde des années trente où Auerbach, en exil, écrit. Dans « le monde de la bêtise, ordinaire et stupide », « chacun est seul, personne ne peut comprendre autrui, personne ne peut l’aider à voir clair ; il n’y a pas de monde commun des humains ».

 

*

 

Le désir d’une globalité immédiate et puissante du savoir – comme une image donnée d’un coup – est bien ce qui relance toujours Bouvard et Pécuchet dans leur quête encyclopédique, pour mieux l’égarer.

Chacun des savoirs successifs tend, pour les deux bonshommes, à s’imposer comme totalité de l’emprise promise sur la réalité. Il serait même, à chaque fois, la présentation locale d’un grand savoir fantomatique qui, secrètement, donnerait à la réalité sa consistance même. Aux instants où, régulièrement, cet espoir massif se défait, tout s’effondre : les personnages, leur désir, mais aussi, peut-être, la réalité même. Celle-ci ne se retire-t-elle pas alors dans du vague fuyant ou dans du chaotique ?

 

Le parcours encyclopédique se révèle, en même temps que compulsif, irréalisable. On l’a souvent remarqué : aucune encyclopédie ne se constitue dans  Bouvard et Pécuchet. Nulle constitution progressive de relations entre les divers savoirs. Pas plus qu’ils ne tirent profit des leurs échecs, Bouvard et Pécuchet – dans leurs enthousiasmes successifs et leurs déceptions inévitables, dans leur impatience  de vieux enfants – ne se font les réceptacles d’une mémoire encyclopédique.

Cependant, ici encore, il ne s’agit pas seulement des idiosyncrasies de ces retraités. Serait-ce une impossibilité croissante, et inéluctable de l’encyclopédie en général qui aurait des effets dans le roman ? La modernité scientifique et technique, tout en se faisant omniprésente, fragmente. Irrémédiables, à l’évidence, les scissions qu’auront produites le développement des sciences et leurs spécialisations respectives  (dans les diverses directions où se créent des domaines d’objets distincts – par exemple, la chimie, elle-même divisée en minérale et organique, ou la biologie qui émerge comme science au début du XIXème siècle, ou la physiologie depuis Bichat, mais aussi, dans l’ordre des sciences humaines, l’histoire, l’histoire des religions, la sociologie, l’ethnologie, etc., autant de savoirs constituant, selon Lepenies, des doubles concurrentiels de la littérature).

Les encyclopédies modernes –  contrairement à celle de Diderot et d’Alembert (qui se donnait pour mesure les facultés d’un sujet) – ne rassemblent pas réellement des contenus, elles ne sauraient unir substantiellement les savoirs. L’unification était encore, sans doute, l’ambition des encyclopédies philosophiques spéculatives (Hegel) ou poétiques (Novalis[28], Coleridge). Mais la dimension encyclopédique, dans le Cours de philosophie positivede Comte, ne le cède-t-elle pas à une classification historique ? Ou bien, avec Cournot, l’encyclopédie se ramasserait dans l’examen épistémologique. (Et après Flaubert, avec le néopositivisme de Carnap, on trouvera sous le nom d’encyclopédie des projets d’ordre logico-formels).

Il est une voie dont Bouvard et Pécuchet est évidemment solidaire : la vulgarisation. Ce sera la composante encyclopédique du dictionnaire Larousse. Dans l’ordre pratique, ce sont les manuels Roret – auxquels ont recours Bouvard et Pécuchet. Et il faudrait évidemment reconnaître la place et le rôle des journaux.  Ils créent l’illusion, pour les lecteurs, de disposer des multiples savoirs réduits, par l’efficacité de proses complaisantes, à leurs dimensions d’hommes moyens. Voilà qui réclame une confiance qui touche à la crédulité... Faire crédit fait à ceux qui savent ? Voilà qui a évidemment des conséquences dans la vie publique...

Nul doute en tout cas que, dans les échecs des bonshommes, dans ce qui se dilate, par eux, en bêtise, ne se traduisent des apories plus générales et que nous ne saurions voir comme celles de leurs deux  cas particuliers...

Ce qui, en revanche, est propre à l’encyclopédie « en farce », tient au mode de présence, à chaque étape, des savoirs successifs. Chaque domaine, voire chacun des auteurs, des livres, voire des pages  qu’ils rencontrent, deviennent pour eux un « morceau » d’une substance incomparable : un fragment de l’intotalisable, mais qui, sur le moment, s’impose totalement.

 

 

*

 

Le romancier moderne, à l’égard des savoirs dont la présence et les effets s’exercent  dans le monde commun (ce monde dont il travaille, par possibilisation fictionnelle, les dimensions et la tenue même), est-il dans une position différente de celles de ses personnages ? La question trouverait des réponses très différentes de Balzac à Musil.

Dans la bêtise attribuée à Bouvard et à Pécuchet (à la différence, par exemple, de l’intelligence fluide dont Musil dota Ulrich dans  L’Homme sans qualités), Flaubert concentrerait-il des risques dont  il pourrait par là s’exempter ? La relation entre le romancier et ses encyclopédistes serait celle-là même que Jean Améry (en mémoire des humiliations subies dans les plus obscurs moments du XXème siècle européen) a pathétiquement dénoncée en prenant la différence de Charles Bovary.

Les lettres de Flaubert nous font connaître ses efforts dans l’ordre du savoir. « Il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore : la chimie, la médecine, l’agriculture. » écrit-il par exemple dans une  lettre d’août 1872. Flaubert doit-il et peut-il doubler d’un savoir effectif – qu’il aurait donc à acquérir peu à peu (aux prix, il est vrai, d’efforts peu imaginables) –, les savoirs-images dont ses héros veulent régulièrement se croire les détenteurs ou se faire les agents  ?

Ce serait la folie d’un romancier astreint à se faire lui-même encyclopédiste[29] . On pressent alors la menace d’une définitive aporie, qui glissera jusque dans les dernières lettres de Flaubert, dans des formulations dont l’enthousiasme nous laisse perplexe[30]...

Il est vrai que Flaubert en vient à se faire d’emblée encyclopédiste de la bêtise : il choisit plutôt de lire des écrits eux-mêmes animés d’une autorité grotesque. « Tous les jours, écrit-il le 13 juin 1879 à Mme Roger des Genettes, je passe mon après-midi à la Bibliothèque Nationale où je lis des choses stupides, rien que de l’apologétique chrétienne, maintenant, c’est tellement bête qu’il y a de quoi rendre impies les âmes les plus croyantes. »

Le « second volume » de  Bouvard et Pécuchet disposerait-il une égalisation – à réaliser sans fin – entre les positions des personnages et celle du romancier ? Copistes, les deux bonshommes, ne peuvent l’être que dans la mesure où Flaubert lui-même s’est fait tel. Mais surtout, ils savent d’emblée que ce qu’ils copient est stupide : ils traquent toutes les manifestations, dans les inflexions mêmes des phrases qu’ils lisent, du faux savoir ou de l’autorité vaniteuse.

Nous faut-il, pour ce qui s’organise dans « la copie », imaginer un triple pupitre ?

 

Il devient difficile de distinguer, à la lecture des projets et matériaux de Flaubert, entre l’auteur et ses personnages. On pressent une égalité, voire une identification, par le bas.

« Ils copièrent... tout ce qui leur tomba sous la main... longue énumération... les notes des auteurs précédemment lus, – vieux papiers achetés au poids à la manufacture de papiers voisine. »

Qui de nous, lecteurs d’aujourd’hui, ne croit trouver, dans cette horizontalité poussiéreuse, l’une des premières manifestation de ce vers quoi auront glissé tant d’écrivains (Michaux : « Nul/et ras.../et risible... ») ou d’artistes modernes (jusqu’à, par exemple, Dubuffet ou, tout autrement, le Rauschenberg de Gluts) ? Et qui ne songe alors au croquis, tracé par Walter Benjamin (Œuvres Gallimard II p179-188), de l’auteur en « trouble-fête » : « un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole. » ?

 

La question reste ouverte, chez Flaubert et au-delà de lui (et de son recours au « grotesque  triste»), du rapport des écrivains modernes – poètes aussi bien que romanciers –  au savoir, entendu à la fois comme connaissances spécifiables et plus ou moins transmissibles dans tel domaine, et comme instance obsédante et fuyante, très réelle, sans toute,  par ses effets dans le monde commun, et néanmoins fantasmatique.

L’enjeu peut même se loger au cœur de ce qui différencie les romanciers ou de ce qui les oppose sourdement. Musil écrit à Ervin Hexner, le 9 mars 41, à propos des soutiens universitaires que reçoit Broch aux Etats-Unis alors qu’il est, pour sa part, isolé : « Peut-être, de sucroît, fait-il très correctement son travail de philosophe à l’université, car il est doué et en sait plus que moi, que je ne sais quoi empêche toujours de savoir. » Est-ce ironiquement, amèrement, qu’il concède ce plus de savoir à Broch ? Dans « La nation comme idéal et comme réalité », Musil relevait qu’« une prétention sectaire à tout savoir s’est emparée de gens plutôt faits pour être de suiveurs ».

Dans certaines lettres de Kafka, mais aussi par ce qui est resté des programmes de lecture qu’il se forgeait quelques mois avant sa mort, on peut découvrir combien l’auteur du Château, avait faim de savoir ...

Et c’est Rilke (lecteur d’ouvrages scientifiques comme  Les Recherches physiologiques sur la vie et la mort de Bichat) qui déclare à Lou Andreas-Salomé son désir d’apprendre et surtout celui, énigmatique, de devenir capable d’ « être là selon un savoir ».

 

Quel est cet appel au savoir – aussitôt impossible, ou plutôt impensable – émanant du faire-œuvre immergé dans la prétendue évidence du monde contemporain ? 

Ou, dans des tentatives du vingtième siècle ( après Bouvard et Pécuchet  donc, mais, pour nous, lecteurs ou spectateurs d’aujourd’hui, non sans affinités avec cette œuvre hapax), quand aura-t-on rencontré des conjonctions ou des heurts entre le savoir (comme contenus et comme instance symbolique) et l’œuvre toujours réouverte à l’indéterminé – et puis, la pensée, écrasée, devenue quasi élémentaire, bloquée, puis re-sourdant au ras du temps, chuchotante, incessante et furtive... ?

 

 

3

 

Non sans arbitraire, je vais m’attacher enfin à deux passages de Bouvard et Pécuchet. Le premier est massif et a quelque chose d’inaugural ; le second est plutôt latéral, il est furtif dans son ironie sentimentale...

Rien là que de très connu. Et pourtant on ne peut renoncer à repasser par les mêmes phrases, attiré par une sorte d’énigme répétitive... Le banal a chaque moment est chargé d’enjeux plus ou moins implicites et saisis par les déploiements de la prose.

Ils ont quitté la ville pour la campagne. Ou plutôt pour une image de la campagne. Ou, mieux, pour une image d’eux-mêmes à la campagne p66 « Déjà, ils se voyaient en manches de chemise [...] »… (et il faudrait lire la suite à l’indirect libre : « Ils se réveilleraient au chant de l’alouette, pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes [...] » Le mouvement est comparable à celui de Frédéric … Ces soi-personnages  qui «  se voient ». Qui n’ont rapport à eux-mêmes que dans des reflets.

Je ne peux m’arrêter sur ces moments (et sur leur arrivée à la campagne ; entre désarroi dans la boue et exaltation à identifier les choses sous leurs noms) alors même qu’ils sont évidemment décisifs pour  constituer ce qui va s’accomplir dans le deuxième chapitre et dans tout le roman

Au début du deuxième chapitre, il faut constater (contrairement à certaines lectures qui brûlent des étapes significatives) qu’ils n’ont guère rapport aux livres, ou très peu ; ceux-ci sont mis de côté : « Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections ; la dernière fut destinée à la bibliothèque ; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin. »…

Le jardin ? N’est-ce pas aux choses mêmes qu’il leur faut aller ?

Or ce sont précisément les choses mêmes – la réalité telle que constituée dans ces paragraphes – qui leur tendent un piège en se pliant à leurs premières pratiques et en répondant à leurs espoirs : « Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent beaucoup. La vigne promettait. »

Dès lors, non loin des végétaux et de leur apparente docilité, les visées des deux retraités vont croître : « Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans l’agriculture ; – et l’ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l’étude ils s’en tireraient, sans aucun doute. »

Le bon sens, comme faculté du soi, de quiconque – Descartes : du jugement… De l’étude : quelque chose s’amorce, une altérité, mais l’alliance des deux semblent aller de soi dans la phrase.

Cependant, ce qui va être maintenant décisif, c’est un certain « voir » (à distinguer donc, pendant un moment du moins, du « se voir » qui se rencontrait au premier chapitre).

 

« D’abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres ; [...] ». Il « faut », donc, « voir » ce qu’ils vont (ou voudraient) faire comme chose déjà faite par « les autres ». C’est la première fois, dans ce moment inaugural, que Bouvard et Pécuchet vont rencontrer  – et c’est un vrai choc – une maîtrise de la réalité incarnée avant eux et ailleurs. Le spectacle qui s’offre alors à eux est doublement construit : par le romancier, évidemment, mais aussi par un personnage typique – stéréotypé – auquel le romancier délègue momentanément sa toute puissance : un gentleman farmer, un aristocrate anglomaniaque (du moins pour l’agriculture et l’élevage).  

Le romancier aura, en effet, soigneusement organisé l’emprise, sur les deux néophytes, d’un visible tout entier maîtrisé. Et sans doute faudrait-il suivre dans le détail les préalables nécessaires à la visite de « l’exploitation » du comte de Faverges. Il faudrait, surtout, accompagner les deux futurs agriculteurs dans le chemin qu’il parcourent à pied. On aimerait, alors, s’arrêter aux phrases descriptives par lesquelles Flaubert fait surgir brusquement à leurs yeux ce dont le fonctionnement va ensuite les fasciner dans le moindre détail sans jamais perdre son caractère globalement spectaculaire. : « L’ensemble du domaine apparut tout à coup ».

J’ai esquissé ailleurs une lecture des trois ou quatre pages où Flaubert nous montre l’exploitation de « M. le Comte ».  Les descriptions sont d’abord, sans doute, à mettre au compte de l’écriture narrativo-descriptive du romancier. En même temps, ce qui compte (pour ce pasage et pour toute la suite du roman), c’est le double regard que Bouvard et Pécuchet portent sur tout ce visible. Cependant, le lecteur découvre encore – et en même temps que les deux bonshommes –, que le réel ainsi exposé est principiellement vu depuis un autre point de vue : celui du maître des lieux et de l’exploitation, celui de qui non seulement peut expliquer le spectacle, mais en aura été le maître d’œuvre (éventuellement par régisseur interposé).

Le Comte de Faverges peut tranquillement exposer son « sytème ». Et tout obéit. Ou presque, l’exeption étant « une petite fille » aux « pieds nus » (un de ces ces enfants qui surgissent chez Flaubert, comme des corps proches mais tout autres, inintégrables.)

D’emblée, dans des corps agissant simultanément, le travail s’est présenté, aux yeux de Bouvard et Pécuchet et du lecteur, comme organisé et conforme à un point de vue qui en aura prévu le déroulement : « Des femmes portant des chapeaux de paille, des marmottes d’indienne ou des visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par terre [...] »

Serait-ce donc, insinuée dans quelques phrases, une présentation de la mécanisation moderne, de la division du travail (théorisée en particulier par Adam Smith) et de la coordination entre des opérations distinctes ? Sans doute, sur de pareils aspects de la modernité, attendrait-on davantage une rencontre avec le  monde de l’industrie moderne. (On pense au Peuple  de Michelet). Mais, outre qu’il aurait fallu une tout autre orientation narrative du roamn, qu’y aurait-il eu là de séduisant pour les deux bonshommes ? A la fin de Madame Bovary, la petite Berthe, après la mort de son père est envoyée « pour gagner sa vie, dans une filature de coton » : cette ultime remarque rend un son sinistre. Il est trop clair que le spectacle initial d’une usine n’aurait rien eu qui appelle les personnages et leur fasse amorcer un parcours.

Ici au contraire on entrevoit une alliance entre la modernité anglaise et le roman pastoral. Ce dernier – plus précisément : L’Astrée –  s’annonçait discrètement quand Bouvard et Pécuchet cherchaient le lieu où se retirer : « Qu’était-ce par exemple que le Forez, le Bugey, le Roumois ? » Mais c’est en bien d’autres endroits du roman de Flaubert que se retrouveront des échos de rêveries bucoliques.

Idylliques et mécaniques à la fois sont les fonctionnements de « la laiterie » et de « la bouverie »  dont  le régisseur du comte fait la démonstration aux deux visiteurs-spectateurs.

Cependant, dans la posture et dans le langage du comte (« – « Ici », dit le comte « je sème des turneps. Le turnep est la base de ma culture quadriennale » et il entamait la démonstration du semoir. »), il faut entrevoir l’assurance que leur confère sa relation au savoir. Depuis la première révolution verte dans l’Angleterre du XVIIIème siècle, les pratiques agricoles et pastorales se sont trouvées puissamment remaniées par les effets des connaissances nouvelles. Ces dernières se tisseront de plus en plus en des organisations complexes reliant les sciences « pures » aux  sciences « appliquées » ou à la « technologie »[31].

« Le bijou de la ferme », « la bouverie », donc : il faudrait lire en détail tout le paragraphe qui lui est consacré. Rien n’y apparaît autrement que comme la réalisation parfaite d’une organisation entièrement conforme à des prévisions instruites – et, simultanément, comme un spectacle afait pour « divertir les messieurs ».

Ce qui s’opère alors (et le texte en cet endroit joue à se constituer d’une manière aussi clairement démonstrative que le spectacle que le comte organise), c’est un captation, par l’imaginaire, des deux personnages :

« Les deux visiteurs s’en allèrent.

Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait. »

 

Ainsi s’enclenche le parcours prétendument encyclopédique des bonshommes. Ce qui les a éblouis, c’est l’image, soudain offerte, de la toute puissance sur les choses mêmes (le monde naturel, végétaux, animaux, et  les humains) du savoir avec ses prévisions, ses décisions (avec le « je » césarien – « Caesar pontem fecit » – du « je sème »...) et ses sûres applications. Le réel qui s’est déployé aux yeux des deux « visiteurs » était tout entier doublé, soutenu, d’un savoir  sans faille: telle aura été la merveille.

C’est à la place où cette image les appellent que viennent les livres. Le texte a ici l’évidence d’un tracé d’épure :

« Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait. Leur décision fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes de  La Maison Rustique, se firent expédier le  Cours de Gasparin [comme le dit Stéphanie Dord-Crouslé, Gasparin est « un économiste et agronome » qui « contribua à l’application des sciences à l’agriculture »], et s’abonnèrent à un journal d’agriculture. »

Et c’est ainsi que leur désir de « se voir en... » va, pour la première fois, chercher sa réalisation sous l’emprise d’images du savoir tout puissant.

 

*

                       

Voici un moment complexe  où, comme souvent – mais dans ce cas, d’une manière excessivement subtile – l’ironie n’enveloppe pas seulement les personnages, mais pénètre et infléchit leurs relations, ou les rapports entre les choses et eux, ou encore le lien qui les rattache à l’auteur  – ou du moins à la voix narrative perversement à l’œuvre dans le texte.

Dans le chapitre V, on est passé, de l’histoire étudiée au chapitre IV, par l’intermédiaire du roman historique (« Faisons venir quelques romans historiques ! » : tels sont les derniers mots du chapitre IV), à la littérature. 

La littérature elle-même est traitée selon la logique du « savoir »... La récitation a quelque chose de didactique. Et c’est alors que le texte cité semble pouvoir agir sur les sentiments  réciproques des personnages.

Bouvard vient de réciter du Hugo devant Madame Bordin. Ce sont quelques vers ardents d’Hernani (« Oh ! laisse moi dormir et rêver sur ton sein, / Dona Sol ! ma beauté ! mon amour ! »). Et celle-ci – naïve ou rusée ? – se fait complice de Bouvard pour faire déborder la situation théâtrale dans la réalité de relations amoureuses  où ils se trouvent pris ou, du moins, où ils pourraient s’engager.

« – « Ici, on entend les cloches, un montagnard les dérange. »

– « Heureusement ! car sans cela... ! » Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva. »

Alors commence un passage subtil, descriptif-narratif, aux couleurs de l’imparfait et de quelques passés simples.

« Il avait plu tout à l’heure – et le chemin par la hêtrée n’était pas facile. Mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.

D’abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était encore ému de sa déclamation ; – et elle éprouvait au fond de l’âme comme une surprise, un charme qui venait de la littérature. »

Les intériorités mêmes des personnages semblent, dans ces phrases, s’ouvrir – comme des fleurs peut-être, dans ce moment de fraîcheur. Elles le font hyperboliquement : jusqu’« au fond de l’âme ». C’est, en général, l’un des désirs (si l’on peut dire) du roman du dix-neuvième siècle que de donner accès au secret du « for intérieur » d’un personnage (ou, parfois, de quelques-uns) afin de le faire émaner dans l’espace-temps créé par le texte[32].

Cependant, dans le cas présent, cette ouverture pourrait bien être trompeuse. On découvrira qu’en fait Mme Bordin a en tête, ou au fond de son cœur, des projets qu’elle dissimule et qui sont d’un tout autre ordre (un achat, dans des conditions favorables, etc.).

Il est vrai, pourtant, que le lecteur n’est pas supposé, en cet endroit, deviner ce qui ne se révélera que plus loin. Aussi pourrait-il s’abandonner lui-même à ce qui semble être l’émotion de l’un et l’autre personnages.

C’est dans cette fluidité (même si le re-lecteur du roman la percevra comme douteuse) que se forment quelques phrases à portée générale, rêveuses et sentencieuses à la fois : « L’art, en de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres ; – et des mondes peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds. »

Qui parle là ? Ni Mme Bordin ni Bouvard. On pourrait croire que c’est la voix même de l’auteur qui se fait entendre (en dépit des principes bien connus de Flaubert). L’énonciateur, cependant, paraît plutôt indéfini : sans identité, il naît de l’élément même qui s’est libéré entre les personnages, ou entre eux et les choses (« le long des quenouilles »). En tout cas, il  semble participer de l’émotion de Bouvard et de Mme Bordin. Ne se laisse-t-il pas aller à une croyance généreuse en la puissance de l’art sur la médiocrité ? D’où l’aspect oratoire (avec le pluriel « des mondes »)  – amplement conciliateur et humanitaire – de la dernière phrase et de sa paradoxale clausule (où c’est tout le poids du monde qui paraît soudain s’alléger) : « – et des mondes peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds. »

Et la pure description constituant le paragraphe qui suit aussitôt semble livrer le monde environnant  moins à un regard (ou une ouïe) qu’à une pluralité élémentaire de foyers d’existence libérés de leur « lourdeur » ou de leur séquestration dans des intériorités :

« Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrés, ça et là. Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une épine en fleur étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient. »

Ce passage même, bien entendu, est une ruse. L’émotion qui pourrait gagner le lecteur ferait de lui une dupe. Tout est ici secrètement machiné comme par le diable metteur en scène de La Tentation. Ce passage démoniaque fait précisément le contraire de ce que formulait la phrase qui, trop généreuse, suggérait un salut par l’art pour « les esprits médiocres » et pour les « interprètes les plus lourds ». Il menace de faire déchoir  toutes les positions – les personnages, l’auteur, l’énonciateur flottant et le lecteur même – dans une espèce de boue. Les phrases mêmes jouiraient-elles  de nous faire tomber dans la lourdeur des personnages et de nous engluer, par nos propres émotions, dans cette médiocrité hors desquelles une issue venait (mais par une « voix qui parle se sachant mensongère », pour citer Beckett) de nous être promise ?

 

On aura respiré une terreur secrète dans ce passage, en dépit de son apparente douceur. Car tout, cruellement, s’y est fait piège.

Il ne s’agit pas seulement, encore une fois, des images où chacun se projette. C’est également aux autres existences – celles de ses interlocuteurs, voire celles des choses mêmes – que chaque personnage, comme l’a montré Auerbach, tend à substituer des images. Ou bien, dans ce passage (du fait de la naïveté vaniteuse ou de la ruse dont sont gonflés les personnages, mais aussi par l’ironie de la voix qui raconte, décrit, et joue à commenter rêveusement la situation pour un lecteur qu’elle n’est pas loin de duper), c’est « l’entre » même qui se trouve participer du faux.

 

*

 

C’est à l’ampleur propre à l’oeuvre  – pour emprunter ce mot  à la « Prose (pour des Esseintes) » de Mallarmé : « À vouloir que l'ampleur arrive...  » – qu’il faut enfin tenter d’en revenir. C’est elle en fin de compte qui, comme but et mesure de tout l’effort de Flaubert, se mesure à la bêtise dont il dote ses personnages.

La tension globale du roman se cherche, en même temps que par sa composition, dans le travail du style. Elle s’éprouve singulièrement dans maints passages descriptifs où le fond même du réel semble s’imposer à dire.

Voici par exemple un moment de grand calme au milieu du chapitre III (consacré aux sciences) : « La moisson venait de finir – et des meules au milieu des champs dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit, bleuâtre et douce. Les fermes étaient tranquilles. On n’entendait même plus les grillons. Toute la campagne dormait. » La substance même de l’œuvre en vient-elle ici à se rendre sensible pour elle-même, tout en coincidant avec la respiration cosmique qui est dite dans ce moment singulier (et on penserait à Mallarmé, encore, ou à Cézanne) ?

Cependant, tout ce qui a été décrit et qui, un instant, était supposé n’être senti que par un « on » (« on n’entendait même plus... ») se rabat autour des deux personnages, voire en eux : « Ils digéraient en humant la  brise qui rafraîchissait leurs pommettes. » L’ampleur cosmique que le lecteur pouvait goûter dans la description de « la couleur de la nuit » ou du silence universel – et où l’ampleur même, quasi abstraite, de l’œuvre trouvait une réalisation momentanée (comme par un contact nu avec l’espace-temps décrit) –  est brusquement ramenée à la torpeur digestive des bonshommes.

Le paragraphe qui suit aussitôt retrouve une disposition comparable : « Le ciel très haut, était couvert d’étoiles, les unes brillant par groupes, d’autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignées. Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés, des grands espaces vides ;  – et le firmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et des îlots. »

La description s’est consacrée à l’espace sidéral pour lui-même – « au-dessus de leurs têtes » –  et elle a semblé un instant échapper à toute assignation à un sujet humain (comme, peut-être, dans le sonnet en X de Mallarmé). Mais voici qu’aussitôt s’entendent les deux voix familières, et leur sempiternelle conversation :

« – Quelle quantité ! » s’écria Bouvard.

– « Nous ne voyons pas tout ! » reprit Pécuchet. »

Et le discours que Pécuchet débite alors pour dire ce qu’on ne voit pas, est placé sous le signe d’un savoir fraîchement acquis et se substitue, impitoyablement, à ce qui était dit dans le registre du sensible immédiat.

A vrai dire, sous l’effet de l’irruption criarde des deux voix, le lecteur pourrait bien revoir ce qui lui paraissait description pure et le sentir, après-coup, comme déjà infiltré d’une niaiserie apparentée aux ébahissements que cherche souvent à produire la vulgarisation scientifique.

Les moments qui semblaient purement descriptifs – et supposés dire ce qui échappe aux humains –  pourraient-ils se révéler, dans Bouvard et Pécuchet, contaminés par la bêtise pérorante des deux héros ?

Et s’il est vrai qu’en général, dans ces moments de vastes descriptions, l’œuvre comme telle réalise, à nu, une part de son ampleur pour vibrer d’une tension semi-abstraite, se pourrait-il que cette présence même de l’œuvre en vienne à être ici compromise par la bêtise  supposée réservée aux personnages ?

 

*

 

L’écriture de l’œuvre, chez Flaubert, se reforme toujours comme autre que celle des lettres : est-ce en renonçant à l’expression du soi-parlant et en particulier aux proliférants et vociférants énoncés d’opinion ? Réaliser une oeuvre, affirme Flaubert (dans une lettre à Louise Colet du 26 août 1853) exige de renoncer à écrire « quelque chose de  soi » – au profit de « l’ensemble » où « tout doit alors découler de la conception » et où « la moindre virgule dépend du plan général ».

 Les « soi » des personnages, on l’a vu, sont pour eux des pièges. Tous se trouvent livrés à de tyranniques images d’eux-mêmes et des autres, ou, encore, à de faux recours dans l’ordre du savoir. L’auteur s’engage, lui, dans un autre processus. Il s’agit, plus que d’un renoncement acquis une fois pour toutes, d’un passage permanent –  et sacrificiel  – du « soi » en substance d’œuvre[33].

C’est bien dans ces régions que l’auteur se trouve confronté à ses personnages – ou à lui-même en tant qu’il pourrait toujours être l’un d’eux, comme sujet pérorant selon son « quant à soi ».

C’est là, sans doute, que l’œuvre, dans sa possibilité et son ampleur mêmes, ne cesse de retrouver son meilleur ennemi : la bêtise du soi.

 

 

 

 


[1] Sur l’enveloppement des personnages de Flaubert par un jugement atmosphérique ou infus dans l’écriture même, les analyses d’Auerbach sont incomparables. Par exemple dans un passage de « A propos de l’imitation sérieuse du quotidien » , publié pour la première fois en 1937 et traduit par Robert Kahn dans Po&sie 128-129) : « Toute l’amertume de l’existence lui semblait servie sur son assiette : c’est bien ce qu’elle pense, mais si elle devait l’exprimer cela serait vague et sentimental ; pour formuler cela ainsi il lui manque la précision de l’intelligence et la froide rigueur de la lucidité sur soi-même. Bien sûr, ce n’est pas l’existence de Flaubert, mais seulement celle d’Emma qui se trouve dans ces mots. Flaubert ne fait rien d’autre que de rendre mûr pour le langage le matériau qu’elle offre, et ce dans toute sa subjectivité. Si Emma pouvait le faire elle-même, elle ne serait plus ce qu’elle est, elle se serait surpassée et donc sauvée. Mais ainsi elle ne fait pas que voir, elle est vue en train de voir, et donc, simplement par la nomination de son existence subjective, à partir de  ses propres critères, elle est jugée.

[2] La bêtise dans le contexte de la bureaucratie « socialiste » aura donné matière à des œuvres extraordinaires, mais bien vite réprimées : celles, par exemple, de Platonov, de Harms – celle encore, récemment redécouverte, de Nicolaï Erdman. Encore faut-il reconnaître là un héritage du grotesque de Gogol, dans  Le Revizor  par exemple.

Un auteur majeur pour le désir de penser et son étouffement dans la Russie post-révolutionnaire... Platonov Chantier p.37 : « Au loin brillait d’électricité le chantier nocturne d’une usine, mais Prouchevski savait qu’il n’y avait rien là-bas que des matériaux de construction, morts, et des hommes fatigués et sans pensée. »

Dans  le hameau des chochers : Filate « Il avait tant de travail qu’il n’avait jamais eu le loisir de rassembler ses esprits et d’employer ses méninges à autre chose, et ainsi peu à peu et par mégarde, il avait perdu l’habitude de penser… »

 

[3] Et l’une des évidences les plus inévitables et les plus obscures qui court à travers un certain nombre d’œuvres des XIXème et XXème siècles, c’est la continuité entre la bêtise qui semblait propre à l’univers plus ou moins démocratique et celles qui – au plus près de la terreur – se sont déployées dans les totalitarismes.

[4] L’effet de paralysie de la terreur en marche sur ceux qui, comme Danton, voudraient l’arrêter  – ou seulement la contenir – se traduit non seulement dans l’incapacité d’agir, mais dans une sidération de la pensée.

[5] Bouvard et Pécuchet tentent de lire l’Histoire de la Révolution française de « M.Thiers ». Mais c’est par une autre voie encore que la terreur leur est rendue présente :

« Des vieillards leur avaient parlé de 93 ; – et des souvenirs presque personnels animaient les plates descriptions de l’auteur. »

Voilà donc que, « presque personnels » – et, en réalité, parfaitement stéréotypés, comme des gravures dans un manuel  –  les prétendus « souvenirs » de ces vieillards » sont rapportés par le biais d’un indirect libre devenu lui-même mécanique : « La haute tribune de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil à des coups de mouton. »

Suit, par contraste, une description idyllique (« brise », « pampres, « orges mûres », « merle ») du moment paisible (« En portant des regards autour d’eux, ils savouraient cette tranquillité. »)  où Bouvard et Pécuchet croient recevoir les échos de ce passé sanglant. Mais c’est pour laisser place aussitôt à la bêtise de leurs propos : « Quel dommage que dès ce commencement, on n’ait pu s’entendre. Car si les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait mis plus de franchise, et ses adversaires moins de violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivés. » La niaiserie de la conversation ordinaire, face à l’extraordinaire de l’emportement révçolutionnaire, c’est de proposer comme issue à la terreur un prétendu consensus totalement hermétique aux affrontements qui l’avait engendrée. Le problème de la bêtise, ce serait donc ne jamais rencontrer de problème.

[6] « ... les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer, Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux et ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus d'eux s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. [...]il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? » De la Démocratie en Amérique, vol II, quatrième partie, chapitre VI .

[7] Max Weber  parle de Entzauberung der Welt  dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. C’est le déclin de la magie et des religions. Et c’est aussi, sous l’effet du moderne « polythéisme » des valeurs, la décomposition de tout ce qui pourrait se donner pour un sens global de l’expérience humaine.

De l’échec du rationalisme européen  – celui des Lumières – à proposer un « sens » global, Musil écrit : « C’est une chose qui a sans doute été là pour la dernière fois à l’époque des Lumières ; dans ce XVIIIème siècle finissant, les hommes croyaient à quelque chose en nous, qui n’avait besoin que d’être libéré pour s’élever à toute allure. Ils l’appelaient « raison » et espéraient en une « religion naturelle », une « morale naturelle », une « éducation naturelle », voire même en une « économie naturelle » ; ils ne faisaient pas grand cas de la tradition et se faisaient fort de reconstruire le monde de façon nouvelle à partir de l’esprit. La tentative, entreprise sur un soubassement de pensée beaucoup trop étroit, s’est effondrée et n’a laissé qu’un tas de débris. L’époque actuelle a trouvé l’épouvante suscitée par elle (plus exactement par une répétition entreprise au XIXème siècle à partir des sciences de la nature) dans les livres de Flaubert, de Dostoievski, voire même encore de Hamsun, qui en sont imprégéns ; le « rationalisme » était devenu vers la fin suspect et risible. » « Das hilflose Europa pder Reise vom Hundersten ins Tausendste » (1923), dans Gesammelte Werke, Band 8, p.1086, cité par Jacques Bouveresse, « Musil, Taylor et le malaise de la modernité »).

[8] La formulation la plus éclatante du rejet des « arrière-mondes » ou la dénonciation des effets des croyances à l’au-delà se lit dans « Toast funèbre ». Au milieu de ce poème – qui est un « tombeau » de Théophile Gautier (maître du fantastique et du jeu avec les spectres), Mallarmé figure une sinistre stupéfaction  – face à la mort – de la « foule hagarde » ou de quiconque est impuissant à mourir comme il le fut à vivre et reste figé entre vie et mort  face à la question radicale  d’un sphinx atmosphérique : « Vaste gouffre apporté dans l'amas de la brume /
Par l'irascible vent des mots qu'il n'a pas dits,/ 
Le Néant à cet Homme aboli de jadis: 
/« Souvenirs d'horizons, qu'est-ce, ô toi, que la Terre? »/ 
Hurle ce songe; et, voix dont la clarté s'altère, / 
L'espace a pour jouet le cri: « Je ne sais pas! »)

 

[9] Pierre-Marc De Biasi, dans Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre,  voit dans la manière de travailler de Flaubert l’attachement  à « une écriture qui reste hors du domaine public aussi longtemps que possible. »

 

[10] Ces deux citations figurent dans Le dictionnaire des idées reçues  d’Anne Herschberg-Pierrot.

 

[11] Et Pound – qui montre là son incompréhension du départ des deux personnages de Flaubert à la campagne – ajoute : « Bouvard et Pécuchet sont séparés du monde, dans une sorte d’eau dormante. Bloom, au contraire, s’agite dans un milieu beaucoup plus contagieux. »

 

[12] Il faudrait encore faire place à la bêtise de ou pour Hugo...C’est un mythe français (qui se chargea d’enjeux politiques, en particulier chez les maurassiens). Hugo lui-mêmene l’a pas ignoré. « 8 août [1872]
On me raconte le mot de Leconte de Lisle sur moi. Il paraît qu’il a dit : «Victor Hugo est bête comme l’Himalaya.» Je ne trouve pas le mot désagréable et je pardonne à Leconte de Lisle, qui me fait l’effet d’être bête tout court. Il est né à l’île Bourbon, ce qui fait qu’il ajoute Delisle à son nom, Leconte.
Et de Monsieur de Lisle il prit le nom pompeux.
Prévu par Molière. »

Mais Hugo a su affronter la bêtise dans l’histoire. C’est par exemple, dans  Les Contemplations, le poème « Bêtise de la guerre »

« Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,

Berceuse du chaos où le néant oscille,

[...] »

[13] Le besoin dévorant de penser et l’impuissance à le faire, l’exposition de la pensée comme continuité et interruptions du « je », Artaud les énonce avec une sorte de réalisme cru (mais aussi, souvent, en termes de « droit ») dans ses lettres à Rivière : « Je suis un homme qui a beaucoup souffert de l’esprit, et à ce titre j’ai le droit de parler. [...] J’ai accepté une fois pour toutes de me soumettre à mon infériorité. Et cependant je ne suis pas bête. Je sais qu’il y aurait à penser plus loin que je ne pense, et peut-être autrement. J’attends, moi, seulement que change mon cerveau, que s’en ouvrent les tiroirs supérieurs. Dans une heure et demain peut-être j’aurai changé de pensée, mais cette pensée présente existe, je ne laisserai pas se perdre ma pensée. » (Post-scriptum de la lettre à Rivière du 29 janvier 1924).

[14] Daniil Harms (Œuvres en prose et en vers p758) :

« Depuis les temps les plus reculés les hommes se demandent ce que sont l’intelligence et la stupidité. Je me rappelle, à ce propos, le cas suivant : lorsque ma tante m’offrit un bureau, je me dis : « Voilà, je vais m’asseoir à cette table et la première pensée que je composerai à cette table sera particulièrement intelligente. » Mais je ne pus composer aucune pensée intelligente. Alors je me dis : « Bien. Je n’ai pas réussi à composer une pensée particulièrement intelligente, je vais alors en composer une stupide. » Mais je ne pus non plus composer une pensée particulièrement stupide. »

 

[15] Bénichou Morales du Grand Siècle

[16] Sur ce point, il faudrait s’arrêter aux analyses de Jean-Louis Chrétien, ou à celles de Philippe Dufour

article de Philippe Dufour, « Eloge de la dépersonnalisation » Poétique 156, nov 2008

« Psychologie » de Flaubert (qui emploie ce mot : Madame Bovary sera « la somme de ma science psychologique et n’aura une valeur originale que par ce côté » (à Louise Colet 3 juillet 52)

Mais avec lui, dit Dufour, « le roman se met à figurer des états psychiques comme l’hébétude, la torpeur, l’engourdissement, l’endormissement, le vertige, l’idiotie ».

Dufour cite :« Couchée sur le dos, immobile, elle discernait vaguement les objets, bien qu’elle y appliquât son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignée qui marchait au-dessus de sa tête dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idées. »

 

[17] « Si le possible culbute la nécessité et qu'ainsi le moi s'élance et se perde dans le possible, sans attache le rappelant dans la nécessité, on a le désespoir du possible. [...] Devenir est un départ, mais devenir soi-même un mouvement sur place. (...) Le moindre possible pour se réaliser demanderait quelque temps. Mais ce temps qu'il faudrait pour la réalité s'abrège tant qu'à la fin tout s'émiette en poussière d'instants. Les possibles deviennent bien de plus en plus intenses, mais sans cesser d'en être, sans devenir du réel, où il n'y a en effet d'intensité que s'il y a passage du possible au réel. A peine l'instant révèle-t-il un possible qu'il en surgit un autre, finalement ces fantasmagories défilent si vite que tout nous semble possible, et nous touchons alors à cet instant extrême du moi, où lui-même n'est plus qu'un mirage. »Traité du désespoir, III, I.

[18] Nietzsche, Aurore , livre deuxième 105 : « L’égoïsme apparent » :

« La plupart des gens, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font malgré tout, leur vie durant, rien pour leur ego  et tout pour le fantôme d’ego  qui s’est formé d’eux dans l’esprit de leur entourage qui le leur a ensuite communiqué ; – en conséquence ils vivent tous dans un brouillard d’opinions impersonnelles ou à demi personnelles et d’appréciations de valeur arbitraires et pour ainsi dire poétiques, toujours l’un dans l’esprit de l’autre qui, à son tour, vit dans d’autres esprits : étrange monde de  fantasmes qui sait pourtant se donner une apparence si objective ! Ce brouillard d’opinions et d’habitudes s’acccroît et vit presque indépendamment des hommes qu’il recouvre ; de lui dépend la prodigieuse influence des jugements généraux sur « l’homme » […] »

[19] Cependant, ce n’est pas seulement aux œuvres théâtrales de Strindberg qu’il faudrait songer, mais aussi, et autrement, à ses proses. Au bord de la vaste mer  serait à confronter à  Bouvard et Pécuchet. Les « pensées » qui y flottent, et dont il est souvent difficile de savoir si elles sont contenues dans le personnage ou erre dans le monde ne sont pas éloignées de ce que deviendront certains emportements idéologiques, et parmi les plus redoutables (p ex 75 : la toute puissance ? … Tout est hérarchisé – hors de l’hmanité et dans l’humanité… Une hiérarchie naturelle dans l’humanité. Y a-t-il donc des hommes supérieurs faits pour commander ?)

 

[20] C’est ici que les effets de « désertification » de la science moderne ont pu confluer avec certaines reviviscences de la mythologie gnostique d’un monde déchu. Jacob Taubes se sera arrêté à ce point (par exemple dans " Le temps presse. Du culte à la culture ", Paris, 2009). La gnose est aussi l’une des composantes tout à fait explicites des  Enfants du limon de Queneau (qui suivit, au Collège de France, les cours de C.H. Puech sur la gnose).

[21] Quelques exemples de cette perte qui obsèdera tant d’auteurs  et qui deviendra une ressource littéraire paradoxale ?

 « Nous avons pris l’habitude, écrit Nietzsche, de croire à deux royaumes, le royaume des fins et de la volonté et le royaume des hasards…  [Aurore § 130] Et, ajoute-t-il, le royaume des hasards, où « tout est privé de sens », est celui de « la grande imbécillité cosmique » , celui où « nous autres nains » ne pouvons que redouter des « géants imbéciles ».

Dostoievski, dans Le Sous-sol: « Mais quel est ce mur ? Ce sont les lois naturelles évidemment, les résultats des sciences exactes, des mathématiques…Deux fois deux font quatre [cf Dom Juan]… la nature de se soucie pas de vos prétentions… Le mur est un mur. Mais que m’importe, mon Dieu, les lois de la nature et l’arithmétique, si pour une raison ou pour une autre ces lois et ce deux fois deux, quatre, ne me plaisent pas ? » Et encore « Il ne te reste plus qu’à te plonger silencieusement, mais en grinçant voluptueusement des dents, dans ton inertie, tout en songeant que tu ne peux même pas te révolter contre quoi que ce soit, car il n’y a personne, en somme, car il n’y aura jamais personne parce que ce n’est qu’une farce, qu’une tricherie, parce que c’est un galimatias, on ne sait quoi et on ne sait qui, mais que, malgré toutes ces tricheries tu souffres, et d’autant plus que tu comprends moins. »

Il est glacial, l’univers découvert par la science. Il faudrait glisser, sur plus d’un siècle, de Nerval (dans Le Christ aux oliviers :  « Froide Nécessité !... Hasard qui, t’avançant
/Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
/ Refroidis, par degrés, l’univers pâlissant.) à Thomas Bernhard qui, dans un texte de 1965 intitulé « Le froid augmente avec la clarté » (dans  Ténèbres, Maurice Nadeau, sous la direction de Claude Porcell) écrit  : « La vie n’est plus que science, science tirée des sciences. » et déclare encore : « Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde, notre monde scientifique ;  nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. La science de la nature sera pour nous une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. »

 

[22] C’est le modèle de la  science galiléenne (opposer à Kepler ?), à quoi Max Weber fait remonter le désenchantement du monde. C’est le modèle de la science newtonienne : la physique mathématique, ce rapport algorithmique à la réalité naturelle. Ce contre quoi les romantismes vont polémiquer. Blake représentant Newton  nu dans un paysage naturel muni d’un seul compas. Keats, dans Lamia, où il reprend un conte grec traité par Goethe dans « La fiancée de Corinthe »… la perte des apparences belles  par le regard glacé du philosophe.

Voir dans La tentation IV p 151  folio (note : Philostrate.)

 

[23] Goethe a conçu une « théorie des couleurs » contre les analyses de la lumière par Newton – c’est-à-dire contre l’emprise universelle de la physique mathématique. L’enjeu, pour le poète-savant, était clairement de maintenir ou de recréer une validité scientifique pour le rapport immédiat – sensitif ou sensuel – de l’homme au monde des couleurs. Dans son ouvrage 0euvres scientifiques de Goethe, analysées et appréciées par Ernest Faivre, professeur à la faculté des sciences de Lyon, Paris, Libraire de L.Hachette 1862,  Faivre s’indigne contre  l’entreprise qui fut celle de Goethe dans sa Farbenlehre :« Avec ce profond sentiment d’une science qui joint à la rigueur de l’observation la poésie et les vues d’ensemble, Goethe eût pu rendre d’incontestables services ; malheureusement il n’a pas su se maintenir dans les justes limites que lui prescrivait la raison, il a mis trop souvent l’imagination à la place de la réalité, et il a substitué des idées préconçues, des systèmes erronés à des inductions légitimes. » Et il déplore que « loin de s’oublier lui-même pour n’écouter que la vérité »,  Goethe ait « essayé plus d’une fois de faire plier les enseignements de la science » devant son désir poétique.

[24] La frontière n’est nullement infranchissable entre les sciences se voulant positives et les formations idéologiques. Ces ambiguïtés ne sont pas étrangère à  Bouvard et Pécuchet. C’est alors, par exemple, que se constituent de redoutables « savoirs » brutalement justificateurs des pratiques politiques, par exemple dans l’anthropologie physique (ainsi que le montrent certains travaux de Stephen Jay Gould) qui justifie hiérarchies et dominations. On retrouvera au milieu du XXème siècle des « expertises » comparables – par exemple avec le sinistre Georges Mauco qui promena son savoir vaniteux et servile de la IIIème République au régime de Vichy puis au temps d’après-guere (Voir Patrick Weil : « Georges Mauco, expert en immigration : ethnoracisme pratique et antisémitisme fielleux. »)

[25] Dans « La consistance des savoirs dans  Bouvard et Pécuchet » (dont je retrouve ici, selon d’autres rapports, l’interrogation), je citais déjà le passage du chapitre IX sur la déception religieuse de Bouvard :

« Comment ! la chair de Dieu se mêle à notre chair – et elle n’y cause rien ! La pensée qui gouverne les mondes n’éclaire pas notre esprit. Le suprême pouvoir nous abandonne à l’impuissance. » (Dord p326)

[26] « Le manque de jugement (écrit Kant dans la Critique de la raison pure) est proprement ce que l'on appelle stupidité, et à ce vice il n'y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée en laquelle il ne manque que le degré d'entendement convenable et de concepts qui lui sont propres, peut fort bien arriver par l'instruction jusqu'à l'érudition. Mais comme alors, le plus souvent, ce défaut accompagne aussi l'autre, il n'est pas rare de trouver des hommes très instruits qui laissent incessamment apercevoir dans l'usage qu'ils font de leur science ce vice irrémédiable. »

[27] Les « fous littéraires » de Queneau ne s’enfonceront-ils pas encore plus loin dans l’impasse où sont engagés, non seulement quand ils échouent, mais surtout quand ils croient réussir, Bouvard et Pécuchet ? Les  auteurs  lus par Purpulan et Chambernac sont monstrueusement autistes ; tonnant et fulminant, ils se déchaînent en des impérialismes oniriques, ils se fabriquent des savoirs qui leurs sont propres et excluent toute confrontation, toute pluralité, tout autre foyer de pensée...

 

[28] Il est vrai que, pour Novalis déjà, la totalisation encyclopédique est ou devrait tenter d’être la restauration, peut-être impossible, d’une unité perdue : c’est  contre la « tendance morbide de l’humanité tardive » qu’il faudrait  essayer de « refaire l’unité des divers rayons colorés de l’esprit, de restaurer à son gré l’ancien état d’indivision naturelle ou de créer entre ces facultés des liens nouveaux et divers. » (Les disciples de Saïs, trad. Bianquis)

[29] Henry Céard, auteur naturaliste (et on sait à quel point le rapport de Flaubert aux sciences est opposé à celui des naturalistes), écrit, dans un article de 1881, que le roman de Flaubert « est encyclopédique seulement par l’apparence ». Il ajoute, méchamment : « Pour proclamer utilement le néant de tout, il eut été nécessaire de tout savoir dans les profondeurs et par le menu. » Ainsi peut-il souligner des manques massifs dans le parcours de Bouvard et Pécuchet : « Eh bien mais, et les nouvelles applications, les nouvelles découvertes, les nouveaux systèmes ? Et Claude Bernard, et Herbert Spencer, et Darwin, et Huxley ? » Aux yeux du lecteur d’aujourd’hui, c’est cette remarque de Céard qui est lourdement périmée ; ce n’est pas seulement que l’actualité scientifique dont il se réclame est, trop évidemment, du passé (telle est la difficulté chaque fois que des œuvres littéraires ou philosophiques prétendent s’allier aux dernières avancées de la science) ; c’est encore que le mouvement même de sa remarque – avec le scientisme enthousiaste et unificateur qui l’anime –  est lourdement daté : prendre ensemble Spencer et Darwin, c’est confondre le travail de la science (Darwin) avec la plus  étouffante idéologie « scientifique » à la mode du temps (Spencer C’est Tchekhov dont il faudrait  approcher la relation avec Spencer, par exemple dans  Le Duel.).

 

[30] Faut-il citer ici la lettre fort célèbre – l’une des dernières – où Flaubert semble retrouver, au prix d’une extraordinaire torsion, son espoir ancien d’une union entre « l’esthétique » et la vérité scientifique, ou entre littérature et science ? «Guy m'a envoyé mon renseignement botanique ! J'avais raison ! Enfoncé, M. Baudry! Je tiens mon renseignement du professeur de botanique du Jardin des plantes. Et j'avais raison parce que l'esthétique est le Vrai, et qu'à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas. La réalité ne se plie point à l'idéal, mais le confirme. Il m'a fallu, pour Bouvard et Pécuchet, trois voyages en des régions diverses avant de trouver leur cadre, le milieu idoine à l'action. Ah! ah! je triomphe ! Ça, c'est un succès ! et qui me flatte.» (Lettre à Caroline du 2 mai 1880)

(Voir sur cette lettre célèbre :  « La « Shérarde » ou la découverte d’une exception à l’exception dans l’épisode botanique de  Bouvard et Pécuchet  de Flaubert. » de Mitumasa Wada (flaubert.univ-rouen.fr/etudes/bpbota.pdf)

 

[31] N’est-ce pas au temps de Flaubert que s’amorcent, dans l’espace commun, la perception générale de techniques transformées pas leur engrènement sur les sciences et, du même coup, une grande hésitation dans l’évaluation des conséquences de ce qu’on en viendra, plus tard (et de manière équivoque) à nommer « technoscience » ? François-David Sebbah parle, dans  Qu’est-ce que la « technoscience » ? [etc.] p39-40, d’une « bifurcation »  :« …il faut s’arrêter sur une bifurcation décisive : le caractère opératoire et productif de la technoscience va donner l’occasion de l’interpréter en deux directions opposées. Soit le paradigme qui s’impose est celui du calcul et du mécanisme,alors la technoscience va être décrite et généralement dénoncée comme perte 1/ du sens (le propre de ce qui fonctionne est de produire un résultat, pas de donner du sens), 2/ du possible et/ou de la contigence – donc d’une certaine idée de la « liberté humaine » : production de résultats, ici, équivaut à règne autonome de la technoscience (cf. la fameuse thèse de l’autonomie de la technique souvent référée à Jacqques Ellul […]). Et un tel règne implique le désenchantement, la fermeture du possible, l’aliénation de l’homme soumis à la « mégamachine » (selon l’expression  de Lewis Mumford reprise par Jacques Ellul puis par Serge Latouche aujourd’hui) qui programme et donc ne laisse être rien d’autre que lui-même, déploiement aveugle et inéluctable – implacable. Soit, pour ainsi dire « au contraire », la science se découvrant, comme technoscience, production (plutôt que représentation) se vit, ou est vécue, comme invention et innovation, passage à l’acte ou à l’existence, d’un possible plutôt que d’un autre (cf Stiegler).»

[32] Dans Conscience et roman,  Jean-Louis Chrétien, dans le chapitre « L’exposition de l’intime dans le roman moderne », (reprenant à sa manière Dorrit Cohn, La transparence intérieure), écrit : « L’expérience des livres, celle que les livres veulent nous donner […] change profondément d’objet : elle devient l’expérience de l’inexpérimentable, l’expérience, dans la fiction, de ce dont, par principe et pour des raisons essentielles, nous ne pouvons pas faire l’expérience dans la réalité, observer de l’intérieur une autre conscience que la nôtre, sans que rien nous en échappe. »

 

[33]  Ecrire : ne plus être assigné à soi ? se donner en écrivant ? circuler dans l’ampleur de l’œuvre qui se crée en même temps que dans les espaces qu’elle dit ? On pense évidemment à la lettre fameuse, et si précise, de Flaubert sur l’écriture de la « Baisade » dans  Madame Bovary : « J'ai un casque de fer sur le crâne. Depuis 2 heures de l'après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j'écris de la Bovary. Je suis à leur Baisade, en plein, au milieu. On sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j'ai passée dans l'Illusion, complètement, et depuis un bout jusqu'à l'autre. Tantôt, à six heures, au moment où j'écrivais le mot attaque de nerfs, j'étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j'ai eu peur moi-même d'en avoir une. (...) N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entre-fermer leurs paupières noyées d'amour. » Lettre à Louise Colet, 23 décembre 1853, Corr. III 405)

 

Claude Mouchard