Césaire !

« Et elle est debout la négraille »

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Qui m’appelle ? j’écoute je n’écoute pas.

Il y a dans ma tête une rivière de boue d’ablettes de choses troubles et vertes,

d’oiseaux morts, de ventre jaunes,

des miaulements entre-croisés giclés très près du bâillon

2Cette voix est celle d’Aimé Césaire. Elle doute, cette voix. Elle ne sait si elle entend un appel. Elle parle sans savoir à qui ou quoi elle répond. Et elle doit chercher à se faire écouter sans prévoir de qui.

3Cette voix est en fait, dans Et les chiens se taisaient (Les Armes miraculeuses, 1946), celle d’un personnage : le « rebelle »

4*

5Le « rebelle » ? Une voix comme celle-là, il faut en tout cas l’entendre parler contre.

6Contre ce qu’Henri Michaux, dans un poème publié d’abord en mai 42 (et repris en tête de Epreuves, exorcismes, 1940-1944), appelle, avec dégoût et pour la repousser, « grande voix », et en quoi il sent la pression molle et brutale à la fois du pouvoir de ce temps-là et de l’opinion affaissée :

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« Immense voix / qui boit / qui boit / […]/ Tu n’auras pas ma voix, grande voix, / Tu n’auras pas ma voix, grande voix // Tu t’en passeras grande voix / Toi aussi tu passeras / tu passeras, grande voix. »

8*

9La voix « contre » de Césaire, on peut être heureux de l’avoir récemment, en cette fin 2005, entendue de nouveau – pour un refus, net, sobre, de recevoir aux Antilles un ministre-candidat s’employant délibérément à abaisser la parole publique.

10La voix de Césaire, dans ce clair communiqué, ne s’opposait-elle pas aussi à la voix d’agglutination grisâtre qui gagne aujourd’hui notre monde, à cette voix « réaliste » – plus que jamais idéologiquement fabriquée – qui dirait ce que « tout le monde » pense, et à laquelle nombre de médias et de plus en plus d’intellectuels nous cornent qu’il faut consentir ?

11*

12La voix de Césaire aura été celle de tout un itinéraire poético-politique – affirmations et refus ou doutes, ténacité et ruptures – dont on pourrait apprendre beaucoup si on savait aujourd’hui en remonter le cours.

13Ainsi faudrait-il relire – et réinterroger, et rediscuter, à l’exemple même de Césaire qui ne cessa de retravailler ses propres pensées – le Discours sur le colonialisme (1950).

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« Il faudrait d’abord, écrit par exemple Césaire, étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral. »

15Une remarque comme celle-là vise-t-elle un passé révolu ? On constate aujourd’hui que c’est un passé mal résolu, et qui continue d’émettre.

16*

17Cahier d’un retour au pays natal (première parution : 1939) se hâte, amplement, lentement, vers un « partir ». Mais ce « partir » est un « revenir » : celui qui, de France, ramènera le poète vers son difficile, contradictoire et douloureux « pays natal ».

18On lit d’abord dans ce Cahier des évocations, rageuses mais nostalgiques, de la misère du monde d’enfance de Césaire. « Au bout du petit matin », c’est

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cette ville plate – étalée, trébuchée de son bon sens

20ou c’est le

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morne au sabot inquiet

22et c’est surtout une maison :

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maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence des six frères et sœurs

24ou, de plus près encore :

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la case gerçant d’ampoules, comme un pêcher tourmenté de la cloque, et le toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d’abord, puis comme un tison que l’on plonge dans l’eau avec la fumée des brindilles qui s’envole…

26*

27« Au bout du petit matin » que dit Cahier d’un retour au pays natal, il y a donc, inoubliablement scandé, ce « partir »-revenir. Ce départ est un redépart. Celui qui rentre au pays ramène avec lui de l’universel :

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Partir.

Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif

un homme-cafre

un homme-hindou-de-Calcutta

un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

L’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne

un homme-juif

un homme-pogrom

un chiot

un mendigot

29*

30Inévitablement, dans ce « retour », le poème de Césaire repasse par les traces, à travers l’océan, de la traite :

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le négrier craque de toute part… Son ventre se convulse et résonne… L’affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l’étrange nourrisson des mers !

32Césaire parle alors de

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la négraille aux senteurs d’oignon frit

34Mais ce passé de la traite, voici qu’un instant il le transforme, en faisant, dans ses vers – dans ses seuls vers – se redresser cette « négraille » écrasée de malheur. Est-ce pour restituer, imaginairement, leur liberté aux captifs de jadis ? C’est au moins autant pour rendre la liberté effectivement sensible et désirable au moment même où il parle et, bien sûr, dans les instants où nous lisons ses mots :

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Et elle est debout la négraille

la négraille assise

inattendument debout

debout dans la cale

debout dans les cabines

debout sur le pont

debout dans le vent

debout sous le soleil

debout dans le sang

debout

et

libre

Claude Mouchard