Christopher Okigbo

[Paru dans En attendant Nadeau]

 

 

Okigbo : « crieur public » ou « poète–tisserin » ?

 

 

Christopher Okigbo

Labyrinthes

Edition bilingue

 

Poèmes

Traduit de l’anglais (Nigéria)

et présenté par Christiane Fioupou

Introduction de Chimamanda Ngozi Adichie

traduite de laglais (Nigéria) par Mona de Pracontal

 

Gallimard, Du Monde Entier 2020

 

 

 

 

 

 

Tout à coup me faisant loquace

        comme  tisserin

Convoqué dans le hors-jeu d’un

rêve remémoré

 

Ainsi  commence le poème initial de la deuxième partie de Labyrinthes, unique recueil du poète nigérian  Christopher Okigbo (1932-1967) : ce puissant ensemble, énigmatique en même temps que lumineux, vient de paraître chez Gallimard (en édition bilingue anglais-français) dans une traduction de Christiane Fioupou.

Okigbo commence à écrire dans le Nigéria encore colonie britannique  (son indépendance ne datant que de 1960). C’est dans cet immense pays qu’en 1967 va se déclencher l’atroce guerre du Biafra – où Okigbo s’engagera et où il sera tué encore jeune, donc, et en pleine créativité.

 

*

 

Si je n’apprends pas à fermer ma bouche je finirai bientôt en enfer,

Moi, Okigbo, crieur public, en même temps que ma cloche de fer.

 

Tels sonnent, inquiétants, voire prémonitoires, les derniers vers du poème « Hourra pour le Tonnerre » (il faut admirer ce que la traductrice a réalisé pour la rime  -- « ... to hell/ my iron bell » devenant « en enfer/ ma cloche de fer »).

Oui, elle aura été très tôt interrompue, cette œuvre poétique. N’aura-t-elle pas, de surcroît, couru le risque de rester localisée par et dans les circonstances où elle avait émergé ?

C’est bien le contraire qui s’est produit dans les décennies qui ont suivi : l’œuvre d’Okigbo s’est révélée essentielle pour maints autres écrivains, du Nigéria d’abord, mais aussi d’autres pays d’Afrique. Ainsi, dans le recueil posthume du ghanéen Kofi Awoonor -- 1935-2013 -- The Promise of Hope (New and Selected Poems 1964-2013), le poème « Lament of the Silent Sisters » est-il dédié à (je traduis) : « Chris Okigbo, le célèbre poète tué dans la guerre civile  au Nigéria ».) Et voici le constat par lequel Chimamanda Ngozi Adichie (romancière et essayiste nigériane née en 1977)  conclut son introduction à  Labyrinthes: « Non seulement on apprend les poèmes d’Okigbo par cœur dans les établissements scolaires de tout le continent africain, mais les jeunes poètes d’aujourd’hui sont fortement influencés par lui. Les applaudissements continuent. »

Et c’est désormais au-delà de l’Afrique que s’étendent – et que vont s’étendre encore (grâce, par exemple, au présent volume)  -- la réception et l’influence d’Okigbo.

 

*

 

Comment donc l’œuvre d’Okigbo avait-elle pu rester si peu présente en France ? Dans son Anthologie négro-africaine (1967), Lilyan Kesteloot lui réservait deux pages. Je crois que quelques traductions parurent dans Présence africaine.  Et, en 2016, dans le numéro spécial Afriques 2 de la revue Po&sie, on pouvait lire des poèmes d’Okigbo traduits, déjà, par Christiane Fioupou (et présentés par Sofia Dati et Christiane Fioupou).

Voici donc qu’enfin cette œuvre dense et rayonnante, brève et pourtant si ample, nous est rendue intégralement accessible. Christiane Fioupou a accompli un travail de traduction d’une rigueur et d’une intelligence poétique exceptionnelles.

  Christiane Fioupou a en outre écrit, pour cette publication,  une vaste et indispensable étude (« Christopher Okigbo, poète-tisserin »)  où on trouve maints éclaircissements sur la très complexe situation historique dans laquelle écrivait  Okigbo et où il s’impliqua jusqu’à y perdre la vie.

Dans un texte daté de 1989 et recueilli dans  Education d’un enfant protégé par la Couronne (traduit de l’anglais par Pierre Girard – Actes Sud 2013), le grand nigérian Chinua Achebe (qui vécut jusqu’en 2013, et dont de nombreux livres – dont le fameux  Tout s’effondre -- ont été traduits en français), évoque un événement littéraire crucial : « 1962 est l’année qui a vu se rassembler une génération  remarquable de jeunes Africains et Africaines, auteurs en l’espace d’une décennie d’un corpus d’œuvres littéraires qui est aujourd’hui lu avec attention et fait l’objet d’une évaluation critique dans de nombreuses régions du monde. Cette année revêt une importance cruciale dans l’histoire de la littérature africaine moderne. Le rassemblement a eu lieu à l’université Makerere de Kampale, en Ouganda. [...] J’étais présent à Makerere avec ces jeunes écrivains pleins d’espoir et de confiance en eux-même, mes confrères. J’ai entendu Christopher Okigbo , qui devait mourir quatre ans plus tard en combattant pour le Biafra, proclamer de sa voix haut perchée et gravement éraillée qu’il n’écrivait ses poèmes que pour les poètes. »

(Parmi les « jeunes écrivains » présents à Makerere, il faut mentionner également un autre grand nigérian, Wole Soyinka -- prix Nobel en 1986   --, qui fera place à Okigbo dans son anthologie de 1975 : Poems of Black Africa.)

 

*

DEVANT TOI, mère Idoto

nu je me tiens ;

devant ta présence aquatique,

un prodigue

 

appuyé contre un acacia,

perdu dans ta légende. 

 

Ainsi commence le premier poème sur lequel s’ouvre le livre : Idoto est une divinité igbo dont la rivière qui traversait le village d’Okigbo portait le nom.

Mais voici que paraît plus loin une tout autre référence religieuse – évidemment chrétienne -- au début du quatrième poème :

 

CICATRICE DU crucifix

balafrant le sein

 

Okigbo fut en effet élevé dans ou entre deux traditions : catholique et igbo...

Ne doit-on pas déceler là une des origines de sa passion poétique des liaisons et tissages ? Certains critiques (anglophones) ont pu parler de ses « montages » ou de ses « collages », voire de ce qui serait jeux de « morceaux de verre brisés ».  Et Okigbo lui-même ne nous fait-il pas voir, dans le poème « Initiations », tel « angle » à la « confluence des plans » ?

 

*

 

Combien ouverte --  et libératrice de lumineux ou orageux possibles -- aura donc été la réception, par le jeune nigérian, de multiples héritages ! Depuis l’anglais, bien sûr : W.B. Yeats, Ezra Pound, T.S. Eliot (The Waste Land  ne fut-il pas lu comme le poème de la modernité occidentale en Afrique non moins qu’en Asie ?), et aussi, arrivant au jeune nigérian comme un vol abattu en pleine tempête, Hopkins et son Naufrage du Deutschland. Il faudrait mentionner aussi des auteurs italiens ou espagnols (Lorca). Et voici encore que Christiane Fioupou nous apprend qu’Okigbo « se réclamait explicitement » de Mallarmé : « c’est, dit-il, le « bosquet arrosé d’accords » de « L’après-midi d’un faune qui lui avait soufflé, dans Silences, « shallow sans banks/ Sprinkled with memories ; » « minces bancs de sable / Arrosés de souvenirs ; »). »  (Et Christiane Fioupou mentionne aussi Tagore ou Ginsberg, Homère et la Bible ou L’Epopée de Gilgamesh,  les contes igbos ou les chants de louanges yorubas.. --  et encore Joyce ou Melville !)

Et puis il ne faut pas méconnaître la présence de la peinture (Picasso : « Guernica / Cette toile de sang ») et, plus que tout, l’apport de la musique. Christiane Fioupou nous apprend qu’Okigbo était « mélomane, pianiste et clarinettiste de jazz, joueur de flûte igbo et occasionnellement de trombone... ». Et Chimamanda Ngozi Adichie rapporte qu’« interrogé sur les influences ayant contribué à l’écriture de son poème « Porte du ciel », il répondit : « Je travaillais sous le charme des compositeurs impressionnistes, Debussy, César Franck, Ravel. »

Que de défis, dès lors, pour la traductrice ! « ... comment chez Okigbo, écrit Christiane Fioupou, traduire les rythmes d’une œuvre composite qui se structure, entre autres, sur la prosodie des classiques latins que le poète se plaisait à scander, sur la langue d’origine anglo-saxonne fortement accentuée et allitérative du poète anglais Gerard Manley Hopkins – « Le rythme bondissant » [sprung rythm] dont il se réclame – ou sur les langues à tons, comme la plupart des langues du Nigeria, dont l’igbo, sa langue maternelle ? »

 

*

 

Combien aériens et vivants, les  rapports  qui, dans certains poèmes d’Okigbo, se révèlent ou se créent ! Les vers s’enlèvent à jamais en train de se faire... 

 « Loquace / comme un tisserin » dit Okigbo. On le voit en effet tisser des relations libres comme l’oiseau tisserin qui tend des fils et y suspend des choses qui vont  dès lors flotter :

 

Entre somme et réveil,

J’accroche mes coquilles d’œuf 

 

Les si vives fragmentations d’Okigbo contribuent aux élans. Contre ou avec elles, les vers s’enlèvent et flottent ; les voici qui font danser, dans leurs liens précis quoiqu’allusifs, des présences indéfiniment mouvantes, des enjeux familiers et lumineux (mais soudain chargés de mystères, voire de possibles cruautés) :

 

Et, comme dans une fièvre marine des globules d’angoisse fraîche

d’immenses œufs d’or dépourvus d’albumine

déboulent sur notre balcon... 

 

*

 

Mais comment, refermant provisoirement  le volume, ne pas emporter en soi (malgré soi ?), le poème -- tout chargé de pressentiments des atrocités qui vont se déchaîner au Biafra -- Come Thunder : « Viens, tonnerre » ? Dans l’élément même où sentir, penser, parler, agir --- voire vivre ou mourir --, seront venues s’entrepénétrer des sensations atmosphériques issues des mouvements de la nature ainsi que d’autres sourdant de menaces politiques qui, encore innommées, devaient se réaliser en des cruautés à jamais innommables :

 

Une odeur de sang flotte déjà dans la brume de l’après-midi.

La sentence de mort se tient en embuscade le long des couloirs du pouvoir ;

Et une grande chose redoutable tire déjà ferme sur les câbles de l’air libre,

Une nébuleuse immense et incommensurable, une nuit d’eaux profondes –

Un rêve de fer innommé et impubliable, un sentier de pierre.  

 

*

 

En 2014, le poète et romancier nigérian Ben Okri (né en 1959), répondant à une enquête en vue de la constitution d’un recueil intitulé « Poems that make grown men cry »  (« poèmes qui font pleurer les hommes adultes »), nomme Christopher Okigbo, et il mentionne la dernière partie du volume Labyrinths. Cette ultime section du livre d’Okigbo porte un titre qui, fulgurant en une zébrure menaçante, consonne avec celui de l’ensemble du volume d’Okigbo : « Postcript / PATH OF THUNDER » -- « Post-scriptum / SENTIER DU TONNERRE » .

« Le poète, dit Ben Okri -- parlant, donc, de Christopher Okigbo --, semble avoir franchi le bord de l’expérience ordinaire ; il semble avoir erré  jusqu’en des constellations au-dehors de ce que c’est  qu’être un humain ».

 

 

Claude Mouchard