Walser lecteur

 

« En pensant à... »

 

Walser lecteur 

 

 « J’ai commencé à apprendre à penser lorsque

j’ai compris avec autant de vivacité que possible

combien j’avais simplement oublié de savoir

que j’en étais au fond capable »

Robert Walser, Un « journal » 

 

« et je ne m’étonne donc pas le moins du monde

que mon étude ait la fragilité d’une buée »

Robert Walser, Watteau 

 

 

 

 

« En pensant à Cézanne » : telle est la traduction par Jean-Claude Schneider (dans Sur quelques-uns et sur lui-même[i]) du titre  – « Cézannegedanken »  – d’une courte prose publiée par Walser en  mars 1929.

Nombreuses sont les proses (ou même les vers) de Walser dont les titres comportent un nom d’écrivain ou d’artiste. Tantôt, ces titres sont faits du seul nom : « Jean-Paul ». Parfois, le nom est affecté d’un chiffre : « Brentano I », « Brentano II », « Brentano III ». Il arrive aussi que la formule qui fait titre soit un peu plus longue. Cette formule peut d’ailleurs être banale et vague: « Quelques mots sur Goethe ». Mais dans d’autres cas, c’est sa précision qui intrigue : « La fuite de Büchner », « Un tout petit peu  à la Watteau », « Kleist à Thoune », « En pensant à Cézanne ».

 

« On en vient à penser à toutes sortes de choses en présence de ce tableau » : c’est par ces mots que commence « A propos de l’Arlésienne de Van Gogh » (publié en 1912)[ii]. Ils font de la pensée une activité apparemment vague, mais qu’aurait pourtant suscitée, jusque dans son indétermination, un tableau réellement présent.

Serait-ce singulièrement l’Arlésienne qui inciterait à laisser aller ses pensées ? Ailleurs, non plus dans une courte prose, mais dans un passage du roman Le Brigand[iii],  le souvenir de dessins de Beardsley revient au personnage, au « il ». A vrai dire, les dessins ne sont mentionnés que comme un « quelque chose »  à quoi penser un instant parmi tant d’autres objets possibles : « Marcher à travers la foule déjà suffisait à le rendre heureux, à trouver cela formidablement drôle. A part cela il semblait ne penser à rien, sinon de temps à autre et très vite à des dessins de Beardsley, ou à n’importe quoi d’autre du vaste royaume de l’art et de la culture. Il pensait toujours à quelque chose. » 

A la manière dont Walser (ou, parfois, l’un de ses personnages) « pense » à des écrivains ou des peintres, on aurait soi-même envie de s’attarder et, s’il se peut, de « penser »...  Espérerait-on apprendre de Walser lui-même, de Walser lisant, la meilleure façon de le lire ?

 

Walser lecteur, Walser lisant : ces mots font hésiter. Sans doute lire est-il, chez nombre d’écrivains, chose déconcertante – parfois excessive (Kafka déclare qu’il voudrait lire L’Education sentimentale en public et à haute voix, au point que les murs en retentiraient !) ou soudain faible, fuyante, oublieuse[iv].  Mais pour Walser, la relation à des écrivains (ou des artistes) n’est pas pure lecture ou contemplation de leurs oeuvres. Quel genre d’effectivité particulièrement sensible prend-elle dans les proses  de Walser? On devine qu’en chacune de ces proses toute une complexité se simplifie atmosphériquement.

Les courts textes que Walser consacre, si l’on peut dire, à d’autres auteurs ne sont pas d’une écriture différente du reste de ses proses. Ils ne se placent pas sur un autre plan (second, critique), et leur rôle n’est pas de compléter (sous forme de pensée réflexive) l’oeuvre de Walser. Ils sont tout aussi narratifs ou descriptifs que les autres écrits de l’auteur de L’Institut Benjamenta. Ils se développent dans le même registre que le reste de l’oeuvre de Walser.

Et pourtant, au sein de cette homogénéité, n’ont-ils pas des traits spéciaux ? Par leurs liens avec d’autres auteurs, ne jouent-ils pas un rôle particulier parmi les autres textes de Walser et, latéralement, pour eux ?  

 

*

 

A quoi Walser pense-t-il quand il met ses proses mouvantes sous la mention de grands noms ou d’oeuvres célèbres ? Ne paraissent-elles pas, alors, d’autant plus distraites ou désinvoltes, inconscientes ?

Penser, chez Walser, c’est disposer de la liberté de ses pensées. C’est pouvoir toujours dériver selon leurs hasards. Les récits, dans maintes proses de Walser, de  « promenades » du « je » ou d’autres personnages sont aussi, faites des pensées qui viennent, s’en vont. 

L’écriture de Walser est faite pour que les pensées y jouent librement, soulevant et transissant tout le raconté ou le décrit. On les voit même s’affranchir par instants des limites de toute intériorité et nager dans un espace qui n’est ni dedans ni dehors.

« Lui, qui marchait maintenant, lit-on dans un « Nocturne »  publié en 1915 [v], trouva le monde et la nuit divinement beaux, il ne pouvait penser à rien puisque toutes les pensées s’étaient détachées de lui et se promenaient en liberté. Des pensées venaient à lui, il voulait les toucher, mais il n’y avait là guère à toucher.  Cela se défaisait et fondait avant qu’il l’eût happé et pensé. L’obscurité était la grande, sublime et belle pensée... »  

« Lui », « il » : le personnage de ce « Nocturne » n’est pas autrement identifié. Il  semble n’être né qu’avec les premières phrases de cette prose – dans et pour elle, grâce à l’emportement qui la soulève : « Cela le pressait et l’attirait, le séduisait et le poussait. Une atmosphère d’indécision régnait dans la chambre, mais il pensait qu’au-dehors, avec l’air, il aurait affaire aussi à de l’indécis. »

 

Tout ce qui assujettirait les pensées et leur imprévisibilité (qui n’est parfois, il est vrai, qu’une façon inattendue de s’insinuer dans les pensées ou les formules les plus banales mais qui alors sont comme clairées du dedans) risquerait d’arrêter l’écriture, d’annuler la possibilité d’écrire... Mais comment, encore une fois, cette disponibilité (où toutes les déterminations des textes doivent pouvoir, comme dit Peter Utz[vi], « danser ») s’accommode-t-elle de la mention d’écrivains comme Kleist, Goethe, Jean-Paul ? Quel peut être l’effet, pour cette prose, de la présence à la fois lointaine et immédiate d’oeuvres puissantes, de leur antériorité ou de leur altérité (voire de leur autorité) ? 

*

 

Souvent, c’est à l’auteur lui-même (écrivain, peintre, musicien) que Walser semble désirer se rapporter. Glisserait-il à la biographie ?  Ce pourrait être une façon de rendre l’autre plus familier.

« J’ai lu à l’occasion une biographie qui ne m’a guère proposé de repères» écrit-il dans « Watteau »[vii]. Et il poursuit (parlant du peintre dont il fait son personnage) : « Tandis que je tente de faire son portrait, il me donne l’impression d’être un désir, une aspiration, et je ne m’étonne donc pas le moins du monde que mon étude ait la fragilité d’une buée. »

L’orientation biographique, ici au moins, à peine esquissée, s’est perdue. Le Watteau réel, celui qui a laissé des tableaux, semble s’être dérobé à toute tentative de portrait par Walser. Et pourtant, quelque chose de lui subsiste : un « désir », dit Walser, ou une « aspiration ». Mais  pourquoi la prose de Walser devrait-elle alors se faire simple « buée » ? C’est précisément dans la mesure où elle reste flottante,  ou comme résorbable dans le vide, qu’elle peut s’allier brièvement à cette « aspiration », à ce « désir ».

 

Des données biographiques factuelles nourrissent évidemment certains passages de Walser sur Kleist ou Büchner. Mais elles peuvent aussi bien céder, ou se mêler à de l’invérifiable. « Qui pourrait, écrit Walser à la fin de « Brentano »[viii] , à propos d’un poète, raconter une histoire vraie, et qui oserait attribuer à un poète comme Brentano des agissements vrais ? Moi, par exemple, qui suis également poète, je souhaite n’avoir pour oraison funèbre que des paroles mensongères. Pourvu que ce soit de jolis mensonges. »

Aux exigences ordinaires de la biographie (comme genre historique), Walser ne s’astreint jamais. Ainsi, dans « Kleist à Thoune »[ix] (publié en 1907)  s’autorise-t-il d’emblée ce qu’un biographe historien s’interdirait : il pénètre dans l’intériorité supposée de celui dont il parle, il se donne librement accès aux pensées, aux émotions ou aux « désirs » et « aspirations » de Kleist. Il ne le fait pas moins avec Büchner, dans « La fuite de Büchner » (1912)[x] : « Tumulte et passion traversaient, comme un large fleuve royal, son âme... »

Ne risque-t-il pas alors de faire apparaître ce « Kleist » ou ce « Büchner » comme des personnages siens et tout fictifs, voire comme des marionnettes?

 

Walser a un prédécesseur : Büchner lui-même, le prosateur de Lenz. Dans cet écrit inachevé, l’auteur de La mort de Danton, quels qu’aient pu être ses soucis scientifiques de précision et de documentation, s’autorise à entrer dans son personnage. Librement, violemment même, Büchner écrit comme de l’intérieur le délire qui fut, en effet, celui du Lenz historique : « Il avançait  avec indifférence , la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt descendait. Il n’éprouvait pas de fatigue, simplement, parfois, il trouvait pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête. »[xi] . Ou, plus loin : « ...il se sentait la force de brandir vers les cieux un énorme poing serré et d’en arracher Dieu, de le traîner au milieu des nuages... »

« La fuite de Büchner » retrouve à l’évidence des inflexions du Lenz de Büchner. Par exemple quand Walser écrit : « Büchner dans sa joie farouche et douce de fugitif aurait voulu se jeter à genoux sur la terre et prier Dieu, mais il écarta cette pensée et, aussi vite qu’il pouvait courir, il courait droit devant lui... »

C’est sur les traces de Büchner que Walser se défait de l’objectivité historique pour se donner et nous donner à sentir le surgissement des impulsions et des gestes de son personnage. Sans doute risque-t-il par là de paraître se retirer dans le pur imaginaire : son Büchner ne serait-il formé que par sa fantaisie ? Mais ce risque, il le partage avec Büchner lui-même. Et il reçoit, pour une part, l’allure de sa propre écriture de celle de Lenz. En ce sens au moins, la « Fuite de Büchner » comporte une attache effective à l’auteur réel des oeuvres – Lenz, La mort de Danton, etc. – que chacun peut lire.

 

Walser préfère-t-il, dans d’autres cas, s’en tenir aux oeuvres?

« A propos de l’Arlésienne  de Van Gogh »[xii] (traduit par Jean-Claude Schneider dans Sur quelques-uns et sur  lui-même) paraît en 1912.  Et dans  «Le tableau de Van Gogh », publié en 1918 (et traduit dans le même recueil), Walser revient à ce tableau. Durable, donc, son attachement à cette oeuvre célèbre ?  On découvre plutôt, dans les remarques insouciantes de Walser, des fluctuations de l’humeur. Ainsi dans la seconde prose le voit-on reconnaître un mouvement d’impatience: « J’avoue volontiers avoir d’abord eu l’intention de ne pas m’attarder plus longuement devant cette toile... ».

Tel parle le désir de garder la liberté de ses pensées. Cependant un mouvement contraire lui vient  aussitôt: « ...mais un étrange je-ne-sais-quoi m’avait retenu par le bras ». Comment l’attention à l’oeuvre se réimpose-t-elle ?  C’est moins par remords, sans doute, que parce que les capricieuses pensées croient un instant avoir trouvé ce à quoi se fixer : ce serait (pour reprendre les mots de Walser dans « Watteau ») « un désir » décelable dans l’oeuvre de l’autre, « une aspiration ».

L’une et l’autre prose s’arrêtent, il est vrai, à la peinture même, à sa facture ou à sa matière –  le « trait de pinceau » et  la « touche » (en 1912) ou (en 1918) « la couleur et les coups de pinceau », « une magnifique coulée de rouge. » Rien là, pourtant qui retienne longtemps les pensées de reprendre leur cours. Et voici que, de nouveau, elles se mettent à flotter en-deça ou au-delà du tableau. C’est qu’elles dérivent déjà vers le modèle, vers le peintre, ou vers leur relation (« elle a dû, sur-le-champ, lui plaire au-delà de toute limite, et c’est alors qu’il l’a peinte »),  à moins qu’elles ne fassent s’exprimer le spectateur (« on aimerait caresser les joues maigres de cette ...martyre »). Il est clair  qu’elles évoluent – « elle a dû lui plaire... », « on aimerait... » –  dans la sphère des émotions et des désirs attribuables aux uns et aux autres.

 

Mêlant à une apparente distraction un certain degré de précision, les proses de Walser ne rompent évidemment pas tout rapport avec les vies des écrivains ou ce qu’on peut en savoir. Mais ces existences, dans leur effectivité, font comme un arrière-plan inacessible. Définitivement à distance, dans le passé, ce réel : il laisse d’autant plus libre cours à l’imagination dans le présent du texte.

C’est non moins évidemment aux oeuvres mêmes que les proses de Walser se lient. Voici par exemple qu’un roman célèbre surgit, l’espace d’une phrase, avec le même naturel qu’un personnage. « Le contenu de L’Idiot de Dostoïevski me court après » : ainsi s’ouvre, follement, la courte prose « L’Idiot de Dostoïevski »[xiii]. Là,  le « contenu » du roman de Dostoïevski ou ses personnages se présentent et jouent sur le même plan que le « je » de l’auteur ou que sa prose.

En réponse à des existences réelles (qui ont eu lieu, loin dans le passé) et à des oeuvres qui continuent d’exister à leur manière (réelles mais toujours en attente), Walser fait surgir ses écrivains-personnages. Ils avancent en un présent spécifique. Ils paraissent n’être anticipés par rien alors qu’ils s’élancent ou flânent – corps qui se forment, pensées sans contours, gestes instantanés, oeuvres  présentées comme possibles –  dans l’espace-temps que leur ouvre le texte.

 

*

 

Büchner – le « Büchner » qui apparaît dans la « La Fuite de Büchner » –, voici qu’il « fourre dans la poche de son interminable manteau d’étudiant hardiment taillé le manuscrit de La mort de Danton dont le bout qui dépasse jette dans l’obscurité un éclat blanchâtre. »  Est-ce qu’on glisse aussitôt à la pure fantaisie  – et en même temps, comme il arrive avec la fantaisie, au stéréotype, au chromo ? Il fait sourire, Walser, lorsqu’au fil de son écriture (et comme au vu du lecteur), il dote son personnage de détails incongrus et convenus à la fois...

Troublante, néanmoins, cette invention quelque peu impudente. Elle fait sentir un vide sur le fond duquel elle s’enlève. On sent, comme un air froid sous ou autour de ce qui est décrit, une absence – celle du réel biographico-historique jadis advenu. Et c’est de ce vide, sans doute, que les détails sont mordus ou (comme le «manteau d’étudiant » attribué à Büchner) « taillés ». Ils ont besoin de flotter sur cette absence  pour participer du présent de la prose...

Et « le manuscrit de La mort de Danton » ? N’est-ce pas avec une naïveté ambiguë (rusée, jouant avec son propre effet) qu’il est mentionné là ? C’est en tout cas plus qu’un détail. Il fait saillie dans la description proposée du personnage de « Büchner ». Walser l’isole par un  « un éclat blanchâtre ».  Ici encore, un sourire peut nous venir... C’est un désir naïf qui peut un instant se croire comblé : celui de toucher la chose même, d’être en présence de l’oeuvre, là, comme un fait – l’oeuvre alors moins lisible, il est vrai, que visible.

 

Ses effets, « La Fuite de Büchner » les exerce au présent. Le passé grammatical des verbes n’empêche pas la prose d’avoir, ici, une valeur de présent. Ce passé n’est-il pas un compromis, ou une transaction, entre le passé réel évanoui et l’avancée propre au texte ?  Ces verbes au passé disent l’imprévisible, le bondissant, le palpitant – ou, parfois, la chute et l’inertie. Sur fond de passé historico-biographique évanoui, ils font du passé un présent propre au texte, pour former de phrase en phrase, trait après trait, un « Büchner » qui n’existe nulle part ailleurs.

Ce « Büchner » naissant dans le présent du texte n’abolit pas le Büchner historique et sa distance au fond du passé. Le premier reçoit (via le savoir plus ou moins commun sur l’auteur de La mort de Danton) un certain nombre de traits du second. Mais « Büchner » ne se superpose certainement pas au Büchner qui fut.

La tentation, il est vrai, semble affleurer  chez Walser de faire de son « Büchner » une reconstitution. Le personnage de « La fuite de Büchner » pourrait-il incarner dans le texte le Büchner connu de tous – avec son existence historique mais aussi, refluant sur celle-ci et la baignant de son halo, sa gloire ultérieure ?

«Dans la mystérieuse nuit du tant, secoué par la peur à l’horrible idée d’être arrêté par les hommes de main de la police, Georg Büchner, l’astre resplendissant des feux de la jeunesse au firmament de la poésie allemande, prit la fuite... ». De pareilles phrases évoquent ces mises en scène historiques où un public est censé se délecter à reconnaître, en chair, os ou carton, les grands hommes, ceux, surtout, de la prétendue tradition à laquelle on lui martèle qu’il appartient. Walser n’a pas ignoré ce genre de mascarades – nous l’entreverrons lorsqu’il se tourne vers Kleist. 

Qu’est-ce qui, pourtant, éloigne très vite ses phrases  de la reconstitution historique ? La désinvolture initiale de « la mystérieuse nuit », de la fausse précision d’une formule comme la « nuit du tant » ? Un tour théâtralement parodique ? Plus sûrement : l’élan qui emporte les phrases ; la traversée des figurations, qui croient un instant pouvoir se proposer, d’un Büchner visible se substituant au Büchner absent ; le soulèvement du texte qui se meut – entraînant avec lui la « fuite » même de « Büchner » –  sur le fond fluent d’une fraîcheur très noire.[xiv]

En même temps, on l’a déjà entrevu, la prose de Walser fait place à l’oeuvre de Büchner. Sans doute La mort de Danton –  faudrait-il écrire « La mort de Danton » ? – sous forme de manuscrit, apparaît-elle comme un attribut parmi d’autres (le manteau, par exemple) de « Büchner ». Mais elle entretient aussi avec l’oeuvre née dans le passé une relation irréductible. L’éclat dont Walser dote « La Mort de Danton » accueille et fait passer dans le présent de la prose un peu de la manière d’être propre à l’oeuvre dès sa formation dans le passé et quelque chose, aussi, de sa permanence ultérieure.

C’est que les oeuvres de Büchner, à la différence de son existence, ne sont pas seulement dans le passé. Elles durent, et elles sont – en ce sens  – contemporaines des écrits de Walser.  Ceux-ci ont affaire à l’attente qui émane d’elles, à leur appel en direction d’attentions successives et indéfiniment possibles. Si, dans les instants qu’elle invente et bouscule à la fois sur le fond du passé disparu, la prose de Walser dote « le manuscrit  de La mort de Danton »  d’un «éclat blanchâtre » c’est aussi comme un déplacement, humoristique et fraternel, de l’exposition à un avenir indéfini qui constitue des oeuvres comme Lenz ou La mort de Danton.

 

*

 

« Kleist à Thoune » est une prose d’une dizaine de pages réellement imprévisible, pour ne pas dire miraculeuse. Dans le présent qui s’y invente phrase après phrase,  Kleist peut-il être autre chose que « Kleist », soit un personnage au même titre que, par exemple, Simon Tanner ? Il semble néanmoins que ce texte, dans sa légèreté même, n’aurait pas lieu sans une relation avec le Kleist qui fut. Mais en quel sens ?

 

Dès les premiers mots de « Kleist à Thoune », « Kleist » surgit brusquement : «Kleist a pris pension dans une maison de campagne ... ». Sa trajectoire va traverser tout le texte. Fragile, certes, sera le mouvement, et menacé  le trajet  : « On le couvre d’éloges, bien entendu, mais on trouve néanmoins son personnage un peu inquiétant. » A ce « Kleist », on le voit, est donné un présent, qui se déplace sans cesse. A suivre ce présent mouvant, le lecteur retrouve les noms de certaines des oeuvres de Kleist qu’il connaît : « Il travaille à  La cruche cassée.» Il est caractéristique du présent créé par la prose de Walser que l’oeuvre de Kleist y soit dite à l’état de possible. La cruche cassée pourrait même, alors, ne pas avoir lieu, car la phrase qui suit aussitôt dit une interruption du désir d’écrire : « Mais pour quoi faire tout cela ? »

 

Walser dès la deuxième phrase de « Kleist à Thoune », n’avait pas dissimulé la distance entre le présent que crée sa prose et l’existence historique de Kleist. Et il souligne la part de son imagination : « Dans quelles circonstances exactement, aujourd’hui, plus de cent ans après, comment le savoir, mais je me l’imagine ayant franchi un tout petit pont, long de dix mètres... »

Ainsi Walser expose-t-il son propre geste d’écriture. Sur le fond d’un réel passé et pour une part inaccessible, sa prose avec des détails naissant au rythme de l’avancée  de « Kleist » suscite ce présent que nous avons déjà rencontré. C’est un présent qui peut, par exemple, se donner pour celui de « Kleist » en train d’écrire : « Il écrit, naturellement. De temps à autre, il prend la diligence pour se rendre à Berne chez des littérateurs amis, et il leur lit là-bas ce qu’il a pu écrire entre-temps. »

Imaginaire, ce présent ? Sans aucun doute. Et merveilleusement libre. La prose de Walser déclare clairement l’initiative qu’elle se donne : « Disons par exemple le matin vers dix heures. Il est si seul. Il souhaite une voix, quelle voix ? Une main, bon, et alors ? Un corps, mais pour quoi faire ? Perdu là-bas sous des nappes de brumes, le lac s’étale dans le cadre magique, hors nature, des montagne qui le bordent. Si aveuglant  tout cela, si inquiétant. » 

Voici en effet que Kleist devient un « Kleist » dans le présent propre des phrases de Walser. Ces dernières, à leur rythme, lui donnent une existence toute déroulée, sûre par instants, hésitante souvent, sans autre appui que sa propre lancée. « Il sent trop finement les choses, il est trop présent à tous ses moments d’indécision, de prudence, de méfiance, pour être malheureux. Il voudrait crier, pleurer. Bon Dieu, qu’est-ce que j’ai ? Et il dévale la colline, qui s’ssombrit. »

 

*

 

Presque insolente, l’audace de la prose de Walser. En « Kleist », elle s’essaie elle-même à tout instant. En formant ce personnage, c’est elle tout entière qui s’élance sans le soutien d’un savoir ou sans être guidées  par des idées préalables ou surplombantes .

Et cependant, ce qui s’amorce ou se réamorce dans ces phrases, c’est tout autre chose qu’une écriture facilement fantasmatique (et qui, d’ailleurs, exclurait le lecteur). Ce qu’elles impliquent, ces phrases, par leur élan même, c’est un élément  – et là est le plus délicat à caractériser – où  elles se cherchent, hésitent, se reprennent, vont plus loin, ont à se tracer. Elles trouvent leur mesure dans cette altérité immédiate, interne-externe, et qui se fait sensible dans leurs espacements, entre leurs retombées et leurs reprises.  

Cet élément est par instants thématisé, dans les descriptions des espaces où le personnage s’avance. Le voici présent – présenté – dans un « là-bas » ; il flotte dans des « nappes de brumes », il s’étale avec  la surface claire du « lac ». Dans d’autres écrits de Walser, ce pourrait être l’air ou, tendre et crissante, la neige. Devenant brièvement descriptible, il peut soutenir le mouvement du personnage, le faciliter, ou le freiner : « Là, il monte dans une barque et plonge les rames dans l’eau matinale du lac, qui s’ouvre devant lui. Le baiser du soleil est toujours le même et n’en finit pas. Pas la moindre brise. » (Mais parfois aussi, en un clin d’oeil, les espaces décrits se prennent en image inerte, cartonneuse, et le danger serait qu’alors rien n’y passe  – ou ne s’y passe – plus : « Les montagnes paraissent l’oeuvre d’un bon décorateur de théâtre, ou bien on dirait que tout le paysage est un album »)

En même temps, il reste toujours largement implicite, cet élément en quoi les phrases créent l’avancée de « Kleist ». C’est lui qui est induit par la distance entre « Kleist » et Kleist. Sous les phrases de Walser, il ouvre une distance habitée. Car on le sent : l’imprévisibilité, si pure, de « Kleist à Thoune » s’enlève aussi sur le fond d’une présence évanouie : celle du passé de la vie de Kleist. Un certain nombre de données biographiques de l’auteur de La cruche cassée  passent, évidemment, dans la prose de Walser. Mais, prises dans le présent qui s’invente, ces données, comme des détails cernés de vide, n’en font que mieux sentir, en une vibration élémentaire, la disparition d’un passé dont au moins le fait brut qu’il a eu lieu subsiste.

Parmi les données qui passent de Kleist à « Kleist », apparaissent, bien sûr, ses oeuvres, ou certaines d’entre elles. Dans le présent constant de la prose de Walser, elles sont mentionnées elles-mêmes au présent, in statu nascendi,  possibles, menacées. « Des semaines passent. Kleist a détruit un travail, deux, trois travaux. Il veut la suprême maîtrise, soit, soit. Quoi donc ? Tu hésites ? A la corbeille ! Du nouveau, plus sauvage, plus beau. Il commence La bataille de Sempach... »  Telles qu’elle sont mentionnées dans « Kleist à Thoune », La cruche cassée  ou La bataille de Sempach  impliquent un lien et une distance avec les oeuvres de Kleist. Celles-ci ne sont pas seulement au fond du passé, avec l’existence de Kleist. Elles ont leur permanence propre, elles existent au temps où s’écrit « Kleist à Thoune ». A la différence de l’état de possibles où « Kleist à Thoune » les présente, elles sont des réalités acquises – qu’elles soient achevées ou inachevées. Mais d’elles, en tant qu’oeuvres, émane de l’attente. Aussi la prose de Walser ne s’enlève-t-elle pas seulement sur le fond du passé auquel les oeuvres de Kleist ont pour une part appartenu. Elle se déroule, cette prose, sous l’effet de l’altérité des oeuvres de Kleist – latéralement réelles et rayonnant d’une sorte d’appel. Elle trouve, dans la présence à distance des oeuvres de Kleist et dans l’attente qui continue d’en provenir, une composante de l’élément (énigmatique par cette simplicité où se fond toute une complexité) dans lequel, phrase à phrase, avancer.

 

L’éloignement du passé où vécut Kleist, sensible dans le vide qu’il laisse,  et la contemporanéité de ses oeuvres en leur suspens indéfini – voilà qui est contribue, implicitement, à la libre allure et au présent toujours nouveau de la prose de Walser. Là gît la possibilité de bondissements que rien ne laisse prévoir. Là est appelé le merveilleux basculement en avant du « Kleist », dit au présent, de Walser. 

 

*

 

Kleist, son nom et son oeuvre devenus célèbres, le savoir sur lui, etc., tout cela existe pour d’autres, et Walser, bien entendu, ne l’ignore pas. D’où une des spécificité des proses qu’il consacre à des auteurs célèbres. A la manière dont les écrivains ou les  peintres (ou leurs oeuvres) existaient, en même temps que pour lui, pour le public (et, en particulier, les lecteurs de ses feuilletons), il arrive qu’il se heurte.

A l’époque où Walser faisait paraître ses proses en feuilleton (et par exemple « Kleist à Thoune », en juin 1907, dans « Die Schaubühne », où il publiait alors presque tous les mois), Kleist était l’objet d’un culte nationaliste : une reconnaissance plus idéologique, donc, que littéraire. C’est ce que montre Peter Utz  dans un chapitre de son Robert Walser : danser dans les marges. Et Utz analyse comment Walser se défait des représentations et images emphatiques que l’on donnait de l’auteur du Prince de Hombourg.  

 

Le dernier paragraphe de « Kleist à Thoune » élide le suicide de Kleist. Soudain, en quelques phrases qui se déplacent vite, la trajectoire de « Kleist » cesse de se tracer dans l’air, le vide ou le temps. Elle a laissé place, sans qu’on y prenne garde, à un déroulement qui va désormais se passer de « Kleist » : « il faudra bien la laisser rouler toute seule, la diligence... »

« Kleist » tel qu’il était dit – au présent dans le texte – s’est effacé, et pour tout le reste de cette prose. Ne subsiste alors, que la commémoration officielle de Kleist : « ...et, pour finir tout à fait, qu’il soit permis d’ajouter que sur la façade de la maison que Kleist a habitée, est scellée une plaque de marbre indiquant qui a vécu et écrit là. »

Certes, dans cette fin du texte,  Walser sait encore laisser glisser et jouer ses phrases. Ainsi évoque–t–il les lecteurs trop prévisibles de « la plaque de marbre » – des « touristes », « les enfants de Thoune »  –, ou d’autres plus surpenants ou carrément incongrus – un « juif »  ou un « chrétien », un « Turc », et même une « hirondelle ». Mais les flottements, désormais, sont plutôt ceux de la vacance d’une prose qui hésite à s’achever et qui s’attarde à Thoune dans le temps, prosaïque et vacant, où ce texte est écrit : « Je connais un peu la région parce que j’y ai été employé dans une brasserie de la Aktienbier. »

« Kleist » s’est donc absenté. Et il l’a fait en même temps que sont apparus la plaque et le temps de la mémoire ritualisée.... (Ainsi Verlaine, dans le « Tombeau » que Mallarmé lui consacre, n’apparaît que pour fuir l’hommage qu’on lui rend. « Verlaine ? »  demande Mallarmé. Et le vers répond : «Il est caché parmi l’herbe, Verlaine».)

 

*

 

Une « plaque de marbre », les commémorations : ce n’est pas tout ce qu’il faut fuir. Se défaire des emprises et des pouvoirs, Walser  s’y emploie à tout moment : en écrivant, et pour pouvoir continuer. 

Ses romans, L’Institut Benjamenta, par exemple, font apparaître des instances surplombantes. On y rencontre des « supérieurs » (le « Monsieur Tobler » de L’Homme à tout faire), des personnages plus ou moins menaçants. Au fil des récits, ces derniers en viendront à être descellés de leur position dominatrice – pour se retrouver captés dans ce qui est au-dessous, voire pour se laisser captiver par leurs inférieurs.

Un jeu analogue est constamment mené dans le détail des phrases et contribue à leur allure. Pour que le mouvement d’écrire se soutienne dans sa liberté, il faut que tout ce qui décollerait au-dessus des phrases soit résorbé. Tout jugement s’exerçant sur l’avancée du texte qui se forme est suspendu. Toute instance jugeante devrait se dissoudre[xv]. Autant de luttes elliptiques qui ont dû avoir lieu dans le temps même d’écrire (avec, propres à Walser, le refus de se corriger ou l’écriture « à la pointe du crayon ») : si elles laissent leur marque, c’est dans la seule liberté de l’écriture.

C’est même contre tout idée globale du texte que l’imprévisibilité des phrases ose se réaliser. Walser – de plus en plus, sans doute (et particulièrement dans l’extraordinaire Brigand) – fait en sorte que le lecteur renonce à déceler une  ou des idées au-dessus des accidents du texte.

 

Bien sûr, ces jeux ne sont jamais achevés. La prose de Walser « danse » avec ce qui la menace, et elle trouve là, continument, de nouvelles impulsions. Mais, lorsqu’elle se rapporte à des écrivains ou des oeuvres, elle   rencontre, avec leur existence pour les autres, d’innombrables jugements ou formes de reconnaissance. Et ce sont autant de captations et d’emprises dont il lui faut à se défaire et dont la décomposition peut rester allusivement sensible dans le vide où les phrases ont à se risquer, à glisser.

Même si c’est aux écrivains ou artistes les plus célèbres que Walser  s’attache, il retraverse les admirations acquises. Il rebrousse en elles, et ramène le lecteur dans un présent où la reconnaissance hésite, et où les oeuvres ne s’exposent qu’en toute indétermination. Du tableau L’Arlésienne (dans « Sur le tableau de Van Gogh »), Walser écrit : « ...pour l’ensemble, la beauté est plus intérieure qu’extérieure. » Et il généralise : « N’y a-t-il pas aussi certains livres qui ne trouvent pas facilement d’écho parce qu’ils sont fragiles, je veux dire : parce qu’il est difficile de mesurer leur valeur. Les beautés quelquefois peuvent n’être pas évidentes. »[xvi]

 

*

 

A quoi pense Walser lorsqu’il décide de parler de Kleist ou Büchner ? La question que je posais était hésitante. Elle ne l’est maintenant que davantage. Ou peut-être s’est-elle légèrement métamorphosée. Sans doute, maintenant, me demanderais-je plutôt, avec un surcroît d’hésitation : à quoi Walser cherche-t-il à donner quelque chose?

Quand Walser décrit ses personnages (en les formant à mesure), quand il dit leurs élans et trace leurs mouvements, on dirait souvent – et c’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit d’écrivains devenant ses personnages – qu’il leur donne, en effet, quelque chose : leur corps, leurs traits, leurs gestes, quelque chose de plus encore. Dire « Kleist » ou « Büchner », c’est, pour Walser, leur offrir des déterminations rapides et fluides alors qu’ils se forment, comme personnages de la prose, sur le fond du passé évanoui  des écrivains réels ou sous l’effet de leurs oeuvres latéralement persistantes. Et ce don que fait la prose en se retournant sur ses personnages, en les vêtant de traits fugitifs, en leur ouvrant des espaces fluides, révèle une attention sans insistance, une tendresse légère. Par là,  Kleist ou « Kleist », Büchner ou « Büchner » deviennent (comme Benjamin l’a dit de l’ensemble des personnages de Walser) des compagnons, des « copains ».

 

« ... sa main fine, élégante », « son beau visage », lit-on dans « La Fuite de Büchner ». Fausses précisions ? Stéréotypes ? Walser, comme personne d’autre, insinue ses phrases dans des formules conventionnelles, il habite leur vanité, il leur donne un caractère négligemment précautionneux. Ainsi donne-t-il à « Büchner » (dont la course s’enlève sur le fond du présent évanoui de Büchner) les formules par lesquelles il le décrit : elles l’enveloppent, avec un excès d’exactitude, et comme si elles répondaient à son désir, elles le soutiennent avec du trop prévisible tournant à l’imprévisible.

(Walser  n’est pas moins audacieux dans les endroits de cette même prose où il décrit les paysages environnant « Büchner ». S’il recourt alors à des stéréotypes romantiques, c’est pour mieux les forcer : « Des nuages noirs, grands, sauvagement déchirés recouvraient souvent la lune comme pour l’incarcérer ou l’étrangler... » Et la phrase se poursuit selon une nouvelle imprévisibilité, d’autant plus déchaînée qu’elle charrie des bribes de formules conventionnelles : « ...mais chaque fois, pareille à un bel enfant aux yeux curieux, elle échappait à l’obscurcissement pour gagner les hauteurs et la liberté, en jetant alors ses rayons sur un monde silencieux. » )

 

Un autre don, dans la constitution mouvante des proses de Walser,  est plus nécessaire encore, mais évanescent. J’ai déjà, un peu plus haut, essayé de le caractériser. C’est pour « Kleist » ou « Büchner », par exemple, l’élément même où, personnages en formation, ils peuvent s’élancer, bondir, basculer en avant – ou parfois rester inertes.

Par ces personnages – avec, à chaque fois, leur élan initial et leur trajectoire se poursuivant non sans riques d’effondrement –, il naît, dans la prose de Walser (dans furtive dramaturgie entre les moments ou mouvements qui animent cette prose), autant d’appels. A quoi ? 

Il faut que la prose offre de la spatialisation pour les trajectoires qui se forment, et qu’elle réalise une sorte de tension élémentaire où ce qui se forme (silhouettes, gestes, impulsions et émotions, pensées) puisse marquer. La ressource de la prose est alors, bien sûr, dans ses descriptions spatio-temporelles : il arrive que celles-ci, chez Walser, répondent presque trop bien, jusqu’à être inquiétantes. Mais, quand la prose s’attache à des auteurs célèbres, lorsqu’elle fait surgir « Kleist » ou « Büchner », alors vibre aussi en elle, comme en arrière-plan, la distance où s’éloigne le réel historique, et où l’on sent le vide qui – comme un danger et une chance –  sépare du jadis advenu. A quoi il faut ajouter – depuis le passé de leur naissance jusqu’à leur contemporanéité persistante – la présence des oeuvres, proches ou lointaines, émettant leur propre attente sans fin. C’est de cela encore que la prose de Walser, dans les écrits mis sous le signe de grands noms, fait sa tension et sa liberté. Mais tout, à chaque fois, se simplifie dans un geste, ou se libère atmosphériquement

 

De la manière d’aller des proses de Walser, l’énigme s’avive sur fond d’une double altérité : celle du passé réel des écrivains et celle de leurs oeuvres. Ainsi leur imprévisibilité – surprenante dès lors qu’il s’agit de vies et d’oeuvres connues – se détache-t-elle sur un fond d’absence et d’attente.

Et il faut qu’à chaque fois, et à plusieurs reprises dans le même texte, tout recommence. Les dispositions légères et furtives des proses de Walser, ce devrait être à nous, lecteurs indéfiniment successifs ou simultanés, de les éprouver ou de les effectuer. Dès qu’on lit Walser, on ne peut que désirer entrer dans la danse de ce qui, mi-explicite mi-implicite, ne cesse de s’y mouvoir.

 

« Il y a à présent, lit-on dans « Kleist à Thoune », un faible son de cloches, à peine perceptible, il l’entend, mais il le voit aussi. C’est nouveau. Il veut de l’insaisissable, de l’inconcevable. »

Un peu plus loin : « Il est assis là, le visage penché en avant, comme s’il devait se préparer au saut de la mort dans l’image du bel abîme. »

Plus loin encore : « Non, c’est autre chose, tout à fait autre chose. Il faut que l’air fasse un pont... »

 

 

 

 

 

 

 


[i] Gallimard Arcades 1993.

[ii] Traduit par Jean-Claude Schneider dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[iii] Le brigand, traduit par Jean Launay, Gallimard 1994)

[iv] Sur la lecture, et sur les traces qu’elle laisse ou qui se perdent, Robert Musil en vient à s’interroger (avec une précision qui sait glisser) au fil d’une « chronique littéraire » de juin 1914 (Souvenir de deux  romans, dans Essais).

« Que nous reste-t-il des livres ? », demande Musil. « Le souvenir» répond-il. Et il ajoute : « cette banalité, lorsqu’elle m’est venue à l’esprit, m’a secoué. » Très pauvre, donc, ce qui nous reste des livres : « ce que nous pouvons dire d’eux en nous les rappelant, un brouillard très étroit de vagues choses indicibles tout autour ». Mais c’est là l’envers de l’intensité des instants de lecture : « les livres, si maigre en est le souvenir, n’auront vécu dans la plénitude de leur mission qu’au moment où on les a lus. »

Tout semble donc se ramener à un contraste entre la  « plénitude » même de l’effet du livre dans les instants de lecture et la pauvreté des souvenirs qu’on en gardera . Cependant, n’est-ce pas dans le présent de la lecture qu’une «absence » d’emblée a dû se glisser ? Ou dans l’attention même du lecteur, ou dans sa réceptivité à ce qu’il lisait? Un « ébranlement », dit Musil...

«  Tout ce que je sais en ce moment même de Raskolnikov, remarque encore Musil, c’est la conscience d’un extraordinaire ébranlement. Rien d’autre. »  Le « moment » dont parle maintenant Musil est celui de la remémoration – à distance de celui de la lecture. Vive est la certitude qu’a eu lieu, jadis, un « ébranlement ». D’autant plus vagues sont les souvenirs énonçables de Crime et châtiment. Mais il ne s’agit pas seulement de remémoration. Au présent même, l’ébranlement central créé par la lecture n’a pu que se dérober à la conscience. « Tout a sombré dans le vertige d’une nuit de juin consumée sur un livre... » On se souviendra, constate Musil, non du contenu du livre, mais du « moment » de la lecture : choses à proximité, état dans lequel on se trouvait , « la lumière de la bougie » qui « vacillait », les « taches de fièvre » qui « brûlaient les joues». 

 

[v] Traduit dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[vi] Robert Walser : danser dans les marges, traduit par Colette Kowalski, éditions Zoé, 2001

[vii] Traduit dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[viii] Traduit dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[ix] « Kleist à Thoune » a été traduit par Jean-Claude Schneider dans Sur quelques-uns et sur lui-même et par Jean Launay dans Les rédactions de Fritz Kocher suivi de Histoires et de Petitsessais.

[x] Traduit par Jean Launay dans Les rédactions de Fritz Kocher.

[xi] Traduit par Bernard Lortholary dans Georg Büchner, Oeuvres complètes, inédits et lettres, Seuil 1988.

[xii] Traduit dans Sur quelques-unset sur lui-même.

[xiii] Traduit par Berbard Lortholary dans La Rose, Gallimard 1987.

[xiv] « Walser, écrit Musil dans la page qu’il lui a consacrée en août 1914 (Essais, Seuil), pèche continuellement contre l’exigence inaliénable qu’ont les choses du monde extérieur ou intérieur d’être tenues pour réelles. Chez lui, une prairie est tantôt une chose réelle, tantôt une chose qui n’existe que sur le papier. » C’est une oscillation un peu différente qui a lieu lorsqu’il ne s’agit plus de « prairie », mais de Büchner ou Kleist. Leur réalité est historiquement spécifique, et, donc, non moins singulière leur manière de laisser place à un « Büchner » ou un « Kleist » de papier.

[xv] « Sur un poète » (dans « Six petites histoires »)[xv] ne montre pas un écrivain fameux, mais « un poète ». Celui-ci essaie de se mettre dans la position de lecteur de ses propres poèmes : « Il se donne beaucoup de mal, il se casse la tête pour savoir ce que peut bien être ce quelque chose qui flotte au-dessus ou autour de ses poésies. » Alors surgit un « moi », « moi, qui suis le coquin de l’auteur ». C’est ce « moi » qui parvient, « tout simplement », à caractériser chaque poème : « ce ne sont en tout que vingt poèmes, qui viennent de trouver par ma bouche une appréciation, sinon juste, du moins rapide, comme toutes celles qui me coûtent le moins. » Ainsi Walser sait-il donner figure à une difficulté, pour la congédier soudain : « Le poète qui les a faits pleure toujours, penché sur son livre ; le soleil brille au-dessus de lui ; et mon rire est le coup de vent rafraîchissant qui passe dans ses cheveux. »

 

[xvi] Reconnaissance, attention que l’on désire recevoir ou dont on veut se délivrer, jugements qui enveloppent et menacent, tout cela se retrouve, bien entendu, dans les fictions de Walser. Dans les petites proses à forme dialoguée – du théâtre pour quelques minutes –, les personnages s’avancent comme acteurs d’eux-mêmes. Ils ne se prêtent guère à des échanges avec les autres personnages. Ils  se présentent plutôt côte-à-côte et chacun voudrait déclarer son propre apparaître. C’est pour rendre possible ces mouvements d’auto-présentation qu’est conçu « Table d’hôte » (traduit par Marion Graf dans Cigogne et Porc-épic, Minizoé, 2000). « Il y a quelque chose en moi qui sourit et m’applaudit », déclare « une femme ».  Et elle dit encore : »Vous avez vu avec quelle grâce exquise je mange ? Me regarder manger doit être un régal. » Puis, dans cette même prose dialoguée, c’est un « mystérieux convive » qui interroge : « Pourquoi dès lors ne devrais-je pas resplendir à vos yeux ? » Ou « un garçon » : « Je suis le plus joli garçon loin à la ronde. »  Ou « un veuf » : « Je suis un monstre, et voici pourquoi. » Ces personnages réalisent dans leurs déclarations successives ce que vivent des enfants qui,  depuis la scène excessivement éclairée où ils s’avancent, essaient de distinguer, scrutant l’obscurité de la salle, l’attention qu’ils croient sentir se porter sur eux.

 

« En pensant à... »

 

Walser lecteur 

 

 « J’ai commencé à apprendre à penser lorsque

j’ai compris avec autant de vivacité que possible

combien j’avais simplement oublié de savoir

que j’en étais au fond capable »

Robert Walser, Un « journal » 

 

« et je ne m’étonne donc pas le moins du monde

que mon étude ait la fragilité d’une buée »

Robert Walser, Watteau 

 

 

 

 

« En pensant à Cézanne » : telle est la traduction par Jean-Claude Schneider (dans Sur quelques-uns et sur lui-même[i]) du titre  – « Cézannegedanken »  – d’une courte prose publiée par Walser en  mars 1929.

Nombreuses sont les proses (ou même les vers) de Walser dont les titres comportent un nom d’écrivain ou d’artiste. Tantôt, ces titres sont faits du seul nom : « Jean-Paul ». Parfois, le nom est affecté d’un chiffre : « Brentano I », « Brentano II », « Brentano III ». Il arrive aussi que la formule qui fait titre soit un peu plus longue. Cette formule peut d’ailleurs être banale et vague: « Quelques mots sur Goethe ». Mais dans d’autres cas, c’est sa précision qui intrigue : « La fuite de Büchner », « Un tout petit peu  à la Watteau », « Kleist à Thoune », « En pensant à Cézanne ».

 

« On en vient à penser à toutes sortes de choses en présence de ce tableau » : c’est par ces mots que commence « A propos de l’Arlésienne de Van Gogh » (publié en 1912)[ii]. Ils font de la pensée une activité apparemment vague, mais qu’aurait pourtant suscitée, jusque dans son indétermination, un tableau réellement présent.

Serait-ce singulièrement l’Arlésienne qui inciterait à laisser aller ses pensées ? Ailleurs, non plus dans une courte prose, mais dans un passage du roman Le Brigand[iii],  le souvenir de dessins de Beardsley revient au personnage, au « il ». A vrai dire, les dessins ne sont mentionnés que comme un « quelque chose »  à quoi penser un instant parmi tant d’autres objets possibles : « Marcher à travers la foule déjà suffisait à le rendre heureux, à trouver cela formidablement drôle. A part cela il semblait ne penser à rien, sinon de temps à autre et très vite à des dessins de Beardsley, ou à n’importe quoi d’autre du vaste royaume de l’art et de la culture. Il pensait toujours à quelque chose. » 

A la manière dont Walser (ou, parfois, l’un de ses personnages) « pense » à des écrivains ou des peintres, on aurait soi-même envie de s’attarder et, s’il se peut, de « penser »...  Espérerait-on apprendre de Walser lui-même, de Walser lisant, la meilleure façon de le lire ?

 

Walser lecteur, Walser lisant : ces mots font hésiter. Sans doute lire est-il, chez nombre d’écrivains, chose déconcertante – parfois excessive (Kafka déclare qu’il voudrait lire L’Education sentimentale en public et à haute voix, au point que les murs en retentiraient !) ou soudain faible, fuyante, oublieuse[iv].  Mais pour Walser, la relation à des écrivains (ou des artistes) n’est pas pure lecture ou contemplation de leurs oeuvres. Quel genre d’effectivité particulièrement sensible prend-elle dans les proses  de Walser? On devine qu’en chacune de ces proses toute une complexité se simplifie atmosphériquement.

Les courts textes que Walser consacre, si l’on peut dire, à d’autres auteurs ne sont pas d’une écriture différente du reste de ses proses. Ils ne se placent pas sur un autre plan (second, critique), et leur rôle n’est pas de compléter (sous forme de pensée réflexive) l’oeuvre de Walser. Ils sont tout aussi narratifs ou descriptifs que les autres écrits de l’auteur de L’Institut Benjamenta. Ils se développent dans le même registre que le reste de l’oeuvre de Walser.

Et pourtant, au sein de cette homogénéité, n’ont-ils pas des traits spéciaux ? Par leurs liens avec d’autres auteurs, ne jouent-ils pas un rôle particulier parmi les autres textes de Walser et, latéralement, pour eux ?  

 

*

 

A quoi Walser pense-t-il quand il met ses proses mouvantes sous la mention de grands noms ou d’oeuvres célèbres ? Ne paraissent-elles pas, alors, d’autant plus distraites ou désinvoltes, inconscientes ?

Penser, chez Walser, c’est disposer de la liberté de ses pensées. C’est pouvoir toujours dériver selon leurs hasards. Les récits, dans maintes proses de Walser, de  « promenades » du « je » ou d’autres personnages sont aussi, faites des pensées qui viennent, s’en vont. 

L’écriture de Walser est faite pour que les pensées y jouent librement, soulevant et transissant tout le raconté ou le décrit. On les voit même s’affranchir par instants des limites de toute intériorité et nager dans un espace qui n’est ni dedans ni dehors.

« Lui, qui marchait maintenant, lit-on dans un « Nocturne »  publié en 1915 [v], trouva le monde et la nuit divinement beaux, il ne pouvait penser à rien puisque toutes les pensées s’étaient détachées de lui et se promenaient en liberté. Des pensées venaient à lui, il voulait les toucher, mais il n’y avait là guère à toucher.  Cela se défaisait et fondait avant qu’il l’eût happé et pensé. L’obscurité était la grande, sublime et belle pensée... »  

« Lui », « il » : le personnage de ce « Nocturne » n’est pas autrement identifié. Il  semble n’être né qu’avec les premières phrases de cette prose – dans et pour elle, grâce à l’emportement qui la soulève : « Cela le pressait et l’attirait, le séduisait et le poussait. Une atmosphère d’indécision régnait dans la chambre, mais il pensait qu’au-dehors, avec l’air, il aurait affaire aussi à de l’indécis. »

 

Tout ce qui assujettirait les pensées et leur imprévisibilité (qui n’est parfois, il est vrai, qu’une façon inattendue de s’insinuer dans les pensées ou les formules les plus banales mais qui alors sont comme clairées du dedans) risquerait d’arrêter l’écriture, d’annuler la possibilité d’écrire... Mais comment, encore une fois, cette disponibilité (où toutes les déterminations des textes doivent pouvoir, comme dit Peter Utz[vi], « danser ») s’accommode-t-elle de la mention d’écrivains comme Kleist, Goethe, Jean-Paul ? Quel peut être l’effet, pour cette prose, de la présence à la fois lointaine et immédiate d’oeuvres puissantes, de leur antériorité ou de leur altérité (voire de leur autorité) ? 

*

 

Souvent, c’est à l’auteur lui-même (écrivain, peintre, musicien) que Walser semble désirer se rapporter. Glisserait-il à la biographie ?  Ce pourrait être une façon de rendre l’autre plus familier.

« J’ai lu à l’occasion une biographie qui ne m’a guère proposé de repères» écrit-il dans « Watteau »[vii]. Et il poursuit (parlant du peintre dont il fait son personnage) : « Tandis que je tente de faire son portrait, il me donne l’impression d’être un désir, une aspiration, et je ne m’étonne donc pas le moins du monde que mon étude ait la fragilité d’une buée. »

L’orientation biographique, ici au moins, à peine esquissée, s’est perdue. Le Watteau réel, celui qui a laissé des tableaux, semble s’être dérobé à toute tentative de portrait par Walser. Et pourtant, quelque chose de lui subsiste : un « désir », dit Walser, ou une « aspiration ». Mais  pourquoi la prose de Walser devrait-elle alors se faire simple « buée » ? C’est précisément dans la mesure où elle reste flottante,  ou comme résorbable dans le vide, qu’elle peut s’allier brièvement à cette « aspiration », à ce « désir ».

 

Des données biographiques factuelles nourrissent évidemment certains passages de Walser sur Kleist ou Büchner. Mais elles peuvent aussi bien céder, ou se mêler à de l’invérifiable. « Qui pourrait, écrit Walser à la fin de « Brentano »[viii] , à propos d’un poète, raconter une histoire vraie, et qui oserait attribuer à un poète comme Brentano des agissements vrais ? Moi, par exemple, qui suis également poète, je souhaite n’avoir pour oraison funèbre que des paroles mensongères. Pourvu que ce soit de jolis mensonges. »

Aux exigences ordinaires de la biographie (comme genre historique), Walser ne s’astreint jamais. Ainsi, dans « Kleist à Thoune »[ix] (publié en 1907)  s’autorise-t-il d’emblée ce qu’un biographe historien s’interdirait : il pénètre dans l’intériorité supposée de celui dont il parle, il se donne librement accès aux pensées, aux émotions ou aux « désirs » et « aspirations » de Kleist. Il ne le fait pas moins avec Büchner, dans « La fuite de Büchner » (1912)[x] : « Tumulte et passion traversaient, comme un large fleuve royal, son âme... »

Ne risque-t-il pas alors de faire apparaître ce « Kleist » ou ce « Büchner » comme des personnages siens et tout fictifs, voire comme des marionnettes?

 

Walser a un prédécesseur : Büchner lui-même, le prosateur de Lenz. Dans cet écrit inachevé, l’auteur de La mort de Danton, quels qu’aient pu être ses soucis scientifiques de précision et de documentation, s’autorise à entrer dans son personnage. Librement, violemment même, Büchner écrit comme de l’intérieur le délire qui fut, en effet, celui du Lenz historique : « Il avançait  avec indifférence , la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt descendait. Il n’éprouvait pas de fatigue, simplement, parfois, il trouvait pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête. »[xi] . Ou, plus loin : « ...il se sentait la force de brandir vers les cieux un énorme poing serré et d’en arracher Dieu, de le traîner au milieu des nuages... »

« La fuite de Büchner » retrouve à l’évidence des inflexions du Lenz de Büchner. Par exemple quand Walser écrit : « Büchner dans sa joie farouche et douce de fugitif aurait voulu se jeter à genoux sur la terre et prier Dieu, mais il écarta cette pensée et, aussi vite qu’il pouvait courir, il courait droit devant lui... »

C’est sur les traces de Büchner que Walser se défait de l’objectivité historique pour se donner et nous donner à sentir le surgissement des impulsions et des gestes de son personnage. Sans doute risque-t-il par là de paraître se retirer dans le pur imaginaire : son Büchner ne serait-il formé que par sa fantaisie ? Mais ce risque, il le partage avec Büchner lui-même. Et il reçoit, pour une part, l’allure de sa propre écriture de celle de Lenz. En ce sens au moins, la « Fuite de Büchner » comporte une attache effective à l’auteur réel des oeuvres – Lenz, La mort de Danton, etc. – que chacun peut lire.

 

Walser préfère-t-il, dans d’autres cas, s’en tenir aux oeuvres?

« A propos de l’Arlésienne  de Van Gogh »[xii] (traduit par Jean-Claude Schneider dans Sur quelques-uns et sur  lui-même) paraît en 1912.  Et dans  «Le tableau de Van Gogh », publié en 1918 (et traduit dans le même recueil), Walser revient à ce tableau. Durable, donc, son attachement à cette oeuvre célèbre ?  On découvre plutôt, dans les remarques insouciantes de Walser, des fluctuations de l’humeur. Ainsi dans la seconde prose le voit-on reconnaître un mouvement d’impatience: « J’avoue volontiers avoir d’abord eu l’intention de ne pas m’attarder plus longuement devant cette toile... ».

Tel parle le désir de garder la liberté de ses pensées. Cependant un mouvement contraire lui vient  aussitôt: « ...mais un étrange je-ne-sais-quoi m’avait retenu par le bras ». Comment l’attention à l’oeuvre se réimpose-t-elle ?  C’est moins par remords, sans doute, que parce que les capricieuses pensées croient un instant avoir trouvé ce à quoi se fixer : ce serait (pour reprendre les mots de Walser dans « Watteau ») « un désir » décelable dans l’oeuvre de l’autre, « une aspiration ».

L’une et l’autre prose s’arrêtent, il est vrai, à la peinture même, à sa facture ou à sa matière –  le « trait de pinceau » et  la « touche » (en 1912) ou (en 1918) « la couleur et les coups de pinceau », « une magnifique coulée de rouge. » Rien là, pourtant qui retienne longtemps les pensées de reprendre leur cours. Et voici que, de nouveau, elles se mettent à flotter en-deça ou au-delà du tableau. C’est qu’elles dérivent déjà vers le modèle, vers le peintre, ou vers leur relation (« elle a dû, sur-le-champ, lui plaire au-delà de toute limite, et c’est alors qu’il l’a peinte »),  à moins qu’elles ne fassent s’exprimer le spectateur (« on aimerait caresser les joues maigres de cette ...martyre »). Il est clair  qu’elles évoluent – « elle a dû lui plaire... », « on aimerait... » –  dans la sphère des émotions et des désirs attribuables aux uns et aux autres.

 

Mêlant à une apparente distraction un certain degré de précision, les proses de Walser ne rompent évidemment pas tout rapport avec les vies des écrivains ou ce qu’on peut en savoir. Mais ces existences, dans leur effectivité, font comme un arrière-plan inacessible. Définitivement à distance, dans le passé, ce réel : il laisse d’autant plus libre cours à l’imagination dans le présent du texte.

C’est non moins évidemment aux oeuvres mêmes que les proses de Walser se lient. Voici par exemple qu’un roman célèbre surgit, l’espace d’une phrase, avec le même naturel qu’un personnage. « Le contenu de L’Idiot de Dostoïevski me court après » : ainsi s’ouvre, follement, la courte prose « L’Idiot de Dostoïevski »[xiii]. Là,  le « contenu » du roman de Dostoïevski ou ses personnages se présentent et jouent sur le même plan que le « je » de l’auteur ou que sa prose.

En réponse à des existences réelles (qui ont eu lieu, loin dans le passé) et à des oeuvres qui continuent d’exister à leur manière (réelles mais toujours en attente), Walser fait surgir ses écrivains-personnages. Ils avancent en un présent spécifique. Ils paraissent n’être anticipés par rien alors qu’ils s’élancent ou flânent – corps qui se forment, pensées sans contours, gestes instantanés, oeuvres  présentées comme possibles –  dans l’espace-temps que leur ouvre le texte.

 

*

 

Büchner – le « Büchner » qui apparaît dans la « La Fuite de Büchner » –, voici qu’il « fourre dans la poche de son interminable manteau d’étudiant hardiment taillé le manuscrit de La mort de Danton dont le bout qui dépasse jette dans l’obscurité un éclat blanchâtre. »  Est-ce qu’on glisse aussitôt à la pure fantaisie  – et en même temps, comme il arrive avec la fantaisie, au stéréotype, au chromo ? Il fait sourire, Walser, lorsqu’au fil de son écriture (et comme au vu du lecteur), il dote son personnage de détails incongrus et convenus à la fois...

Troublante, néanmoins, cette invention quelque peu impudente. Elle fait sentir un vide sur le fond duquel elle s’enlève. On sent, comme un air froid sous ou autour de ce qui est décrit, une absence – celle du réel biographico-historique jadis advenu. Et c’est de ce vide, sans doute, que les détails sont mordus ou (comme le «manteau d’étudiant » attribué à Büchner) « taillés ». Ils ont besoin de flotter sur cette absence  pour participer du présent de la prose...

Et « le manuscrit de La mort de Danton » ? N’est-ce pas avec une naïveté ambiguë (rusée, jouant avec son propre effet) qu’il est mentionné là ? C’est en tout cas plus qu’un détail. Il fait saillie dans la description proposée du personnage de « Büchner ». Walser l’isole par un  « un éclat blanchâtre ».  Ici encore, un sourire peut nous venir... C’est un désir naïf qui peut un instant se croire comblé : celui de toucher la chose même, d’être en présence de l’oeuvre, là, comme un fait – l’oeuvre alors moins lisible, il est vrai, que visible.

 

Ses effets, « La Fuite de Büchner » les exerce au présent. Le passé grammatical des verbes n’empêche pas la prose d’avoir, ici, une valeur de présent. Ce passé n’est-il pas un compromis, ou une transaction, entre le passé réel évanoui et l’avancée propre au texte ?  Ces verbes au passé disent l’imprévisible, le bondissant, le palpitant – ou, parfois, la chute et l’inertie. Sur fond de passé historico-biographique évanoui, ils font du passé un présent propre au texte, pour former de phrase en phrase, trait après trait, un « Büchner » qui n’existe nulle part ailleurs.

Ce « Büchner » naissant dans le présent du texte n’abolit pas le Büchner historique et sa distance au fond du passé. Le premier reçoit (via le savoir plus ou moins commun sur l’auteur de La mort de Danton) un certain nombre de traits du second. Mais « Büchner » ne se superpose certainement pas au Büchner qui fut.

La tentation, il est vrai, semble affleurer  chez Walser de faire de son « Büchner » une reconstitution. Le personnage de « La fuite de Büchner » pourrait-il incarner dans le texte le Büchner connu de tous – avec son existence historique mais aussi, refluant sur celle-ci et la baignant de son halo, sa gloire ultérieure ?

«Dans la mystérieuse nuit du tant, secoué par la peur à l’horrible idée d’être arrêté par les hommes de main de la police, Georg Büchner, l’astre resplendissant des feux de la jeunesse au firmament de la poésie allemande, prit la fuite... ». De pareilles phrases évoquent ces mises en scène historiques où un public est censé se délecter à reconnaître, en chair, os ou carton, les grands hommes, ceux, surtout, de la prétendue tradition à laquelle on lui martèle qu’il appartient. Walser n’a pas ignoré ce genre de mascarades – nous l’entreverrons lorsqu’il se tourne vers Kleist. 

Qu’est-ce qui, pourtant, éloigne très vite ses phrases  de la reconstitution historique ? La désinvolture initiale de « la mystérieuse nuit », de la fausse précision d’une formule comme la « nuit du tant » ? Un tour théâtralement parodique ? Plus sûrement : l’élan qui emporte les phrases ; la traversée des figurations, qui croient un instant pouvoir se proposer, d’un Büchner visible se substituant au Büchner absent ; le soulèvement du texte qui se meut – entraînant avec lui la « fuite » même de « Büchner » –  sur le fond fluent d’une fraîcheur très noire.[xiv]

En même temps, on l’a déjà entrevu, la prose de Walser fait place à l’oeuvre de Büchner. Sans doute La mort de Danton –  faudrait-il écrire « La mort de Danton » ? – sous forme de manuscrit, apparaît-elle comme un attribut parmi d’autres (le manteau, par exemple) de « Büchner ». Mais elle entretient aussi avec l’oeuvre née dans le passé une relation irréductible. L’éclat dont Walser dote « La Mort de Danton » accueille et fait passer dans le présent de la prose un peu de la manière d’être propre à l’oeuvre dès sa formation dans le passé et quelque chose, aussi, de sa permanence ultérieure.

C’est que les oeuvres de Büchner, à la différence de son existence, ne sont pas seulement dans le passé. Elles durent, et elles sont – en ce sens  – contemporaines des écrits de Walser.  Ceux-ci ont affaire à l’attente qui émane d’elles, à leur appel en direction d’attentions successives et indéfiniment possibles. Si, dans les instants qu’elle invente et bouscule à la fois sur le fond du passé disparu, la prose de Walser dote « le manuscrit  de La mort de Danton »  d’un «éclat blanchâtre » c’est aussi comme un déplacement, humoristique et fraternel, de l’exposition à un avenir indéfini qui constitue des oeuvres comme Lenz ou La mort de Danton.

 

*

 

« Kleist à Thoune » est une prose d’une dizaine de pages réellement imprévisible, pour ne pas dire miraculeuse. Dans le présent qui s’y invente phrase après phrase,  Kleist peut-il être autre chose que « Kleist », soit un personnage au même titre que, par exemple, Simon Tanner ? Il semble néanmoins que ce texte, dans sa légèreté même, n’aurait pas lieu sans une relation avec le Kleist qui fut. Mais en quel sens ?

 

Dès les premiers mots de « Kleist à Thoune », « Kleist » surgit brusquement : «Kleist a pris pension dans une maison de campagne ... ». Sa trajectoire va traverser tout le texte. Fragile, certes, sera le mouvement, et menacé  le trajet  : « On le couvre d’éloges, bien entendu, mais on trouve néanmoins son personnage un peu inquiétant. » A ce « Kleist », on le voit, est donné un présent, qui se déplace sans cesse. A suivre ce présent mouvant, le lecteur retrouve les noms de certaines des oeuvres de Kleist qu’il connaît : « Il travaille à  La cruche cassée.» Il est caractéristique du présent créé par la prose de Walser que l’oeuvre de Kleist y soit dite à l’état de possible. La cruche cassée pourrait même, alors, ne pas avoir lieu, car la phrase qui suit aussitôt dit une interruption du désir d’écrire : « Mais pour quoi faire tout cela ? »

 

Walser dès la deuxième phrase de « Kleist à Thoune », n’avait pas dissimulé la distance entre le présent que crée sa prose et l’existence historique de Kleist. Et il souligne la part de son imagination : « Dans quelles circonstances exactement, aujourd’hui, plus de cent ans après, comment le savoir, mais je me l’imagine ayant franchi un tout petit pont, long de dix mètres... »

Ainsi Walser expose-t-il son propre geste d’écriture. Sur le fond d’un réel passé et pour une part inaccessible, sa prose avec des détails naissant au rythme de l’avancée  de « Kleist » suscite ce présent que nous avons déjà rencontré. C’est un présent qui peut, par exemple, se donner pour celui de « Kleist » en train d’écrire : « Il écrit, naturellement. De temps à autre, il prend la diligence pour se rendre à Berne chez des littérateurs amis, et il leur lit là-bas ce qu’il a pu écrire entre-temps. »

Imaginaire, ce présent ? Sans aucun doute. Et merveilleusement libre. La prose de Walser déclare clairement l’initiative qu’elle se donne : « Disons par exemple le matin vers dix heures. Il est si seul. Il souhaite une voix, quelle voix ? Une main, bon, et alors ? Un corps, mais pour quoi faire ? Perdu là-bas sous des nappes de brumes, le lac s’étale dans le cadre magique, hors nature, des montagne qui le bordent. Si aveuglant  tout cela, si inquiétant. » 

Voici en effet que Kleist devient un « Kleist » dans le présent propre des phrases de Walser. Ces dernières, à leur rythme, lui donnent une existence toute déroulée, sûre par instants, hésitante souvent, sans autre appui que sa propre lancée. « Il sent trop finement les choses, il est trop présent à tous ses moments d’indécision, de prudence, de méfiance, pour être malheureux. Il voudrait crier, pleurer. Bon Dieu, qu’est-ce que j’ai ? Et il dévale la colline, qui s’ssombrit. »

 

*

 

Presque insolente, l’audace de la prose de Walser. En « Kleist », elle s’essaie elle-même à tout instant. En formant ce personnage, c’est elle tout entière qui s’élance sans le soutien d’un savoir ou sans être guidées  par des idées préalables ou surplombantes .

Et cependant, ce qui s’amorce ou se réamorce dans ces phrases, c’est tout autre chose qu’une écriture facilement fantasmatique (et qui, d’ailleurs, exclurait le lecteur). Ce qu’elles impliquent, ces phrases, par leur élan même, c’est un élément  – et là est le plus délicat à caractériser – où  elles se cherchent, hésitent, se reprennent, vont plus loin, ont à se tracer. Elles trouvent leur mesure dans cette altérité immédiate, interne-externe, et qui se fait sensible dans leurs espacements, entre leurs retombées et leurs reprises.  

Cet élément est par instants thématisé, dans les descriptions des espaces où le personnage s’avance. Le voici présent – présenté – dans un « là-bas » ; il flotte dans des « nappes de brumes », il s’étale avec  la surface claire du « lac ». Dans d’autres écrits de Walser, ce pourrait être l’air ou, tendre et crissante, la neige. Devenant brièvement descriptible, il peut soutenir le mouvement du personnage, le faciliter, ou le freiner : « Là, il monte dans une barque et plonge les rames dans l’eau matinale du lac, qui s’ouvre devant lui. Le baiser du soleil est toujours le même et n’en finit pas. Pas la moindre brise. » (Mais parfois aussi, en un clin d’oeil, les espaces décrits se prennent en image inerte, cartonneuse, et le danger serait qu’alors rien n’y passe  – ou ne s’y passe – plus : « Les montagnes paraissent l’oeuvre d’un bon décorateur de théâtre, ou bien on dirait que tout le paysage est un album »)

En même temps, il reste toujours largement implicite, cet élément en quoi les phrases créent l’avancée de « Kleist ». C’est lui qui est induit par la distance entre « Kleist » et Kleist. Sous les phrases de Walser, il ouvre une distance habitée. Car on le sent : l’imprévisibilité, si pure, de « Kleist à Thoune » s’enlève aussi sur le fond d’une présence évanouie : celle du passé de la vie de Kleist. Un certain nombre de données biographiques de l’auteur de La cruche cassée  passent, évidemment, dans la prose de Walser. Mais, prises dans le présent qui s’invente, ces données, comme des détails cernés de vide, n’en font que mieux sentir, en une vibration élémentaire, la disparition d’un passé dont au moins le fait brut qu’il a eu lieu subsiste.

Parmi les données qui passent de Kleist à « Kleist », apparaissent, bien sûr, ses oeuvres, ou certaines d’entre elles. Dans le présent constant de la prose de Walser, elles sont mentionnées elles-mêmes au présent, in statu nascendi,  possibles, menacées. « Des semaines passent. Kleist a détruit un travail, deux, trois travaux. Il veut la suprême maîtrise, soit, soit. Quoi donc ? Tu hésites ? A la corbeille ! Du nouveau, plus sauvage, plus beau. Il commence La bataille de Sempach... »  Telles qu’elle sont mentionnées dans « Kleist à Thoune », La cruche cassée  ou La bataille de Sempach  impliquent un lien et une distance avec les oeuvres de Kleist. Celles-ci ne sont pas seulement au fond du passé, avec l’existence de Kleist. Elles ont leur permanence propre, elles existent au temps où s’écrit « Kleist à Thoune ». A la différence de l’état de possibles où « Kleist à Thoune » les présente, elles sont des réalités acquises – qu’elles soient achevées ou inachevées. Mais d’elles, en tant qu’oeuvres, émane de l’attente. Aussi la prose de Walser ne s’enlève-t-elle pas seulement sur le fond du passé auquel les oeuvres de Kleist ont pour une part appartenu. Elle se déroule, cette prose, sous l’effet de l’altérité des oeuvres de Kleist – latéralement réelles et rayonnant d’une sorte d’appel. Elle trouve, dans la présence à distance des oeuvres de Kleist et dans l’attente qui continue d’en provenir, une composante de l’élément (énigmatique par cette simplicité où se fond toute une complexité) dans lequel, phrase à phrase, avancer.

 

L’éloignement du passé où vécut Kleist, sensible dans le vide qu’il laisse,  et la contemporanéité de ses oeuvres en leur suspens indéfini – voilà qui est contribue, implicitement, à la libre allure et au présent toujours nouveau de la prose de Walser. Là gît la possibilité de bondissements que rien ne laisse prévoir. Là est appelé le merveilleux basculement en avant du « Kleist », dit au présent, de Walser. 

 

*

 

Kleist, son nom et son oeuvre devenus célèbres, le savoir sur lui, etc., tout cela existe pour d’autres, et Walser, bien entendu, ne l’ignore pas. D’où une des spécificité des proses qu’il consacre à des auteurs célèbres. A la manière dont les écrivains ou les  peintres (ou leurs oeuvres) existaient, en même temps que pour lui, pour le public (et, en particulier, les lecteurs de ses feuilletons), il arrive qu’il se heurte.

A l’époque où Walser faisait paraître ses proses en feuilleton (et par exemple « Kleist à Thoune », en juin 1907, dans « Die Schaubühne », où il publiait alors presque tous les mois), Kleist était l’objet d’un culte nationaliste : une reconnaissance plus idéologique, donc, que littéraire. C’est ce que montre Peter Utz  dans un chapitre de son Robert Walser : danser dans les marges. Et Utz analyse comment Walser se défait des représentations et images emphatiques que l’on donnait de l’auteur du Prince de Hombourg.  

 

Le dernier paragraphe de « Kleist à Thoune » élide le suicide de Kleist. Soudain, en quelques phrases qui se déplacent vite, la trajectoire de « Kleist » cesse de se tracer dans l’air, le vide ou le temps. Elle a laissé place, sans qu’on y prenne garde, à un déroulement qui va désormais se passer de « Kleist » : « il faudra bien la laisser rouler toute seule, la diligence... »

« Kleist » tel qu’il était dit – au présent dans le texte – s’est effacé, et pour tout le reste de cette prose. Ne subsiste alors, que la commémoration officielle de Kleist : « ...et, pour finir tout à fait, qu’il soit permis d’ajouter que sur la façade de la maison que Kleist a habitée, est scellée une plaque de marbre indiquant qui a vécu et écrit là. »

Certes, dans cette fin du texte,  Walser sait encore laisser glisser et jouer ses phrases. Ainsi évoque–t–il les lecteurs trop prévisibles de « la plaque de marbre » – des « touristes », « les enfants de Thoune »  –, ou d’autres plus surpenants ou carrément incongrus – un « juif »  ou un « chrétien », un « Turc », et même une « hirondelle ». Mais les flottements, désormais, sont plutôt ceux de la vacance d’une prose qui hésite à s’achever et qui s’attarde à Thoune dans le temps, prosaïque et vacant, où ce texte est écrit : « Je connais un peu la région parce que j’y ai été employé dans une brasserie de la Aktienbier. »

« Kleist » s’est donc absenté. Et il l’a fait en même temps que sont apparus la plaque et le temps de la mémoire ritualisée.... (Ainsi Verlaine, dans le « Tombeau » que Mallarmé lui consacre, n’apparaît que pour fuir l’hommage qu’on lui rend. « Verlaine ? »  demande Mallarmé. Et le vers répond : «Il est caché parmi l’herbe, Verlaine».)

 

*

 

Une « plaque de marbre », les commémorations : ce n’est pas tout ce qu’il faut fuir. Se défaire des emprises et des pouvoirs, Walser  s’y emploie à tout moment : en écrivant, et pour pouvoir continuer. 

Ses romans, L’Institut Benjamenta, par exemple, font apparaître des instances surplombantes. On y rencontre des « supérieurs » (le « Monsieur Tobler » de L’Homme à tout faire), des personnages plus ou moins menaçants. Au fil des récits, ces derniers en viendront à être descellés de leur position dominatrice – pour se retrouver captés dans ce qui est au-dessous, voire pour se laisser captiver par leurs inférieurs.

Un jeu analogue est constamment mené dans le détail des phrases et contribue à leur allure. Pour que le mouvement d’écrire se soutienne dans sa liberté, il faut que tout ce qui décollerait au-dessus des phrases soit résorbé. Tout jugement s’exerçant sur l’avancée du texte qui se forme est suspendu. Toute instance jugeante devrait se dissoudre[xv]. Autant de luttes elliptiques qui ont dû avoir lieu dans le temps même d’écrire (avec, propres à Walser, le refus de se corriger ou l’écriture « à la pointe du crayon ») : si elles laissent leur marque, c’est dans la seule liberté de l’écriture.

C’est même contre tout idée globale du texte que l’imprévisibilité des phrases ose se réaliser. Walser – de plus en plus, sans doute (et particulièrement dans l’extraordinaire Brigand) – fait en sorte que le lecteur renonce à déceler une  ou des idées au-dessus des accidents du texte.

 

Bien sûr, ces jeux ne sont jamais achevés. La prose de Walser « danse » avec ce qui la menace, et elle trouve là, continument, de nouvelles impulsions. Mais, lorsqu’elle se rapporte à des écrivains ou des oeuvres, elle   rencontre, avec leur existence pour les autres, d’innombrables jugements ou formes de reconnaissance. Et ce sont autant de captations et d’emprises dont il lui faut à se défaire et dont la décomposition peut rester allusivement sensible dans le vide où les phrases ont à se risquer, à glisser.

Même si c’est aux écrivains ou artistes les plus célèbres que Walser  s’attache, il retraverse les admirations acquises. Il rebrousse en elles, et ramène le lecteur dans un présent où la reconnaissance hésite, et où les oeuvres ne s’exposent qu’en toute indétermination. Du tableau L’Arlésienne (dans « Sur le tableau de Van Gogh »), Walser écrit : « ...pour l’ensemble, la beauté est plus intérieure qu’extérieure. » Et il généralise : « N’y a-t-il pas aussi certains livres qui ne trouvent pas facilement d’écho parce qu’ils sont fragiles, je veux dire : parce qu’il est difficile de mesurer leur valeur. Les beautés quelquefois peuvent n’être pas évidentes. »[xvi]

 

*

 

A quoi pense Walser lorsqu’il décide de parler de Kleist ou Büchner ? La question que je posais était hésitante. Elle ne l’est maintenant que davantage. Ou peut-être s’est-elle légèrement métamorphosée. Sans doute, maintenant, me demanderais-je plutôt, avec un surcroît d’hésitation : à quoi Walser cherche-t-il à donner quelque chose?

Quand Walser décrit ses personnages (en les formant à mesure), quand il dit leurs élans et trace leurs mouvements, on dirait souvent – et c’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit d’écrivains devenant ses personnages – qu’il leur donne, en effet, quelque chose : leur corps, leurs traits, leurs gestes, quelque chose de plus encore. Dire « Kleist » ou « Büchner », c’est, pour Walser, leur offrir des déterminations rapides et fluides alors qu’ils se forment, comme personnages de la prose, sur le fond du passé évanoui  des écrivains réels ou sous l’effet de leurs oeuvres latéralement persistantes. Et ce don que fait la prose en se retournant sur ses personnages, en les vêtant de traits fugitifs, en leur ouvrant des espaces fluides, révèle une attention sans insistance, une tendresse légère. Par là,  Kleist ou « Kleist », Büchner ou « Büchner » deviennent (comme Benjamin l’a dit de l’ensemble des personnages de Walser) des compagnons, des « copains ».

 

« ... sa main fine, élégante », « son beau visage », lit-on dans « La Fuite de Büchner ». Fausses précisions ? Stéréotypes ? Walser, comme personne d’autre, insinue ses phrases dans des formules conventionnelles, il habite leur vanité, il leur donne un caractère négligemment précautionneux. Ainsi donne-t-il à « Büchner » (dont la course s’enlève sur le fond du présent évanoui de Büchner) les formules par lesquelles il le décrit : elles l’enveloppent, avec un excès d’exactitude, et comme si elles répondaient à son désir, elles le soutiennent avec du trop prévisible tournant à l’imprévisible.

(Walser  n’est pas moins audacieux dans les endroits de cette même prose où il décrit les paysages environnant « Büchner ». S’il recourt alors à des stéréotypes romantiques, c’est pour mieux les forcer : « Des nuages noirs, grands, sauvagement déchirés recouvraient souvent la lune comme pour l’incarcérer ou l’étrangler... » Et la phrase se poursuit selon une nouvelle imprévisibilité, d’autant plus déchaînée qu’elle charrie des bribes de formules conventionnelles : « ...mais chaque fois, pareille à un bel enfant aux yeux curieux, elle échappait à l’obscurcissement pour gagner les hauteurs et la liberté, en jetant alors ses rayons sur un monde silencieux. » )

 

Un autre don, dans la constitution mouvante des proses de Walser,  est plus nécessaire encore, mais évanescent. J’ai déjà, un peu plus haut, essayé de le caractériser. C’est pour « Kleist » ou « Büchner », par exemple, l’élément même où, personnages en formation, ils peuvent s’élancer, bondir, basculer en avant – ou parfois rester inertes.

Par ces personnages – avec, à chaque fois, leur élan initial et leur trajectoire se poursuivant non sans riques d’effondrement –, il naît, dans la prose de Walser (dans furtive dramaturgie entre les moments ou mouvements qui animent cette prose), autant d’appels. A quoi ? 

Il faut que la prose offre de la spatialisation pour les trajectoires qui se forment, et qu’elle réalise une sorte de tension élémentaire où ce qui se forme (silhouettes, gestes, impulsions et émotions, pensées) puisse marquer. La ressource de la prose est alors, bien sûr, dans ses descriptions spatio-temporelles : il arrive que celles-ci, chez Walser, répondent presque trop bien, jusqu’à être inquiétantes. Mais, quand la prose s’attache à des auteurs célèbres, lorsqu’elle fait surgir « Kleist » ou « Büchner », alors vibre aussi en elle, comme en arrière-plan, la distance où s’éloigne le réel historique, et où l’on sent le vide qui – comme un danger et une chance –  sépare du jadis advenu. A quoi il faut ajouter – depuis le passé de leur naissance jusqu’à leur contemporanéité persistante – la présence des oeuvres, proches ou lointaines, émettant leur propre attente sans fin. C’est de cela encore que la prose de Walser, dans les écrits mis sous le signe de grands noms, fait sa tension et sa liberté. Mais tout, à chaque fois, se simplifie dans un geste, ou se libère atmosphériquement

 

De la manière d’aller des proses de Walser, l’énigme s’avive sur fond d’une double altérité : celle du passé réel des écrivains et celle de leurs oeuvres. Ainsi leur imprévisibilité – surprenante dès lors qu’il s’agit de vies et d’oeuvres connues – se détache-t-elle sur un fond d’absence et d’attente.

Et il faut qu’à chaque fois, et à plusieurs reprises dans le même texte, tout recommence. Les dispositions légères et furtives des proses de Walser, ce devrait être à nous, lecteurs indéfiniment successifs ou simultanés, de les éprouver ou de les effectuer. Dès qu’on lit Walser, on ne peut que désirer entrer dans la danse de ce qui, mi-explicite mi-implicite, ne cesse de s’y mouvoir.

 

« Il y a à présent, lit-on dans « Kleist à Thoune », un faible son de cloches, à peine perceptible, il l’entend, mais il le voit aussi. C’est nouveau. Il veut de l’insaisissable, de l’inconcevable. »

Un peu plus loin : « Il est assis là, le visage penché en avant, comme s’il devait se préparer au saut de la mort dans l’image du bel abîme. »

Plus loin encore : « Non, c’est autre chose, tout à fait autre chose. Il faut que l’air fasse un pont... »

 

 

 

 

 

 

 


[i] Gallimard Arcades 1993.

[ii] Traduit par Jean-Claude Schneider dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[iii] Le brigand, traduit par Jean Launay, Gallimard 1994)

[iv] Sur la lecture, et sur les traces qu’elle laisse ou qui se perdent, Robert Musil en vient à s’interroger (avec une précision qui sait glisser) au fil d’une « chronique littéraire » de juin 1914 (Souvenir de deux  romans, dans Essais).

« Que nous reste-t-il des livres ? », demande Musil. « Le souvenir» répond-il. Et il ajoute : « cette banalité, lorsqu’elle m’est venue à l’esprit, m’a secoué. » Très pauvre, donc, ce qui nous reste des livres : « ce que nous pouvons dire d’eux en nous les rappelant, un brouillard très étroit de vagues choses indicibles tout autour ». Mais c’est là l’envers de l’intensité des instants de lecture : « les livres, si maigre en est le souvenir, n’auront vécu dans la plénitude de leur mission qu’au moment où on les a lus. »

Tout semble donc se ramener à un contraste entre la  « plénitude » même de l’effet du livre dans les instants de lecture et la pauvreté des souvenirs qu’on en gardera . Cependant, n’est-ce pas dans le présent de la lecture qu’une «absence » d’emblée a dû se glisser ? Ou dans l’attention même du lecteur, ou dans sa réceptivité à ce qu’il lisait? Un « ébranlement », dit Musil...

«  Tout ce que je sais en ce moment même de Raskolnikov, remarque encore Musil, c’est la conscience d’un extraordinaire ébranlement. Rien d’autre. »  Le « moment » dont parle maintenant Musil est celui de la remémoration – à distance de celui de la lecture. Vive est la certitude qu’a eu lieu, jadis, un « ébranlement ». D’autant plus vagues sont les souvenirs énonçables de Crime et châtiment. Mais il ne s’agit pas seulement de remémoration. Au présent même, l’ébranlement central créé par la lecture n’a pu que se dérober à la conscience. « Tout a sombré dans le vertige d’une nuit de juin consumée sur un livre... » On se souviendra, constate Musil, non du contenu du livre, mais du « moment » de la lecture : choses à proximité, état dans lequel on se trouvait , « la lumière de la bougie » qui « vacillait », les « taches de fièvre » qui « brûlaient les joues». 

 

[v] Traduit dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[vi] Robert Walser : danser dans les marges, traduit par Colette Kowalski, éditions Zoé, 2001

[vii] Traduit dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[viii] Traduit dans Sur quelques-uns et sur lui-même.

[ix] « Kleist à Thoune » a été traduit par Jean-Claude Schneider dans Sur quelques-uns et sur lui-même et par Jean Launay dans Les rédactions de Fritz Kocher suivi de Histoires et de Petitsessais.

[x] Traduit par Jean Launay dans Les rédactions de Fritz Kocher.

[xi] Traduit par Bernard Lortholary dans Georg Büchner, Oeuvres complètes, inédits et lettres, Seuil 1988.

[xii] Traduit dans Sur quelques-unset sur lui-même.

[xiii] Traduit par Berbard Lortholary dans La Rose, Gallimard 1987.

[xiv] « Walser, écrit Musil dans la page qu’il lui a consacrée en août 1914 (Essais, Seuil), pèche continuellement contre l’exigence inaliénable qu’ont les choses du monde extérieur ou intérieur d’être tenues pour réelles. Chez lui, une prairie est tantôt une chose réelle, tantôt une chose qui n’existe que sur le papier. » C’est une oscillation un peu différente qui a lieu lorsqu’il ne s’agit plus de « prairie », mais de Büchner ou Kleist. Leur réalité est historiquement spécifique, et, donc, non moins singulière leur manière de laisser place à un « Büchner » ou un « Kleist » de papier.

[xv] « Sur un poète » (dans « Six petites histoires »)[xv] ne montre pas un écrivain fameux, mais « un poète ». Celui-ci essaie de se mettre dans la position de lecteur de ses propres poèmes : « Il se donne beaucoup de mal, il se casse la tête pour savoir ce que peut bien être ce quelque chose qui flotte au-dessus ou autour de ses poésies. » Alors surgit un « moi », « moi, qui suis le coquin de l’auteur ». C’est ce « moi » qui parvient, « tout simplement », à caractériser chaque poème : « ce ne sont en tout que vingt poèmes, qui viennent de trouver par ma bouche une appréciation, sinon juste, du moins rapide, comme toutes celles qui me coûtent le moins. » Ainsi Walser sait-il donner figure à une difficulté, pour la congédier soudain : « Le poète qui les a faits pleure toujours, penché sur son livre ; le soleil brille au-dessus de lui ; et mon rire est le coup de vent rafraîchissant qui passe dans ses cheveux. »

 

[xvi] Reconnaissance, attention que l’on désire recevoir ou dont on veut se délivrer, jugements qui enveloppent et menacent, tout cela se retrouve, bien entendu, dans les fictions de Walser. Dans les petites proses à forme dialoguée – du théâtre pour quelques minutes –, les personnages s’avancent comme acteurs d’eux-mêmes. Ils ne se prêtent guère à des échanges avec les autres personnages. Ils  se présentent plutôt côte-à-côte et chacun voudrait déclarer son propre apparaître. C’est pour rendre possible ces mouvements d’auto-présentation qu’est conçu « Table d’hôte » (traduit par Marion Graf dans Cigogne et Porc-épic, Minizoé, 2000). « Il y a quelque chose en moi qui sourit et m’applaudit », déclare « une femme ».  Et elle dit encore : »Vous avez vu avec quelle grâce exquise je mange ? Me regarder manger doit être un régal. » Puis, dans cette même prose dialoguée, c’est un « mystérieux convive » qui interroge : « Pourquoi dès lors ne devrais-je pas resplendir à vos yeux ? » Ou « un garçon » : « Je suis le plus joli garçon loin à la ronde. »  Ou « un veuf » : « Je suis un monstre, et voici pourquoi. » Ces personnages réalisent dans leurs déclarations successives ce que vivent des enfants qui,  depuis la scène excessivement éclairée où ils s’avancent, essaient de distinguer, scrutant l’obscurité de la salle, l’attention qu’ils croient sentir se porter sur eux.

Claude Mouchard