Traduction et témoignage

Traduction et témoignage

 

 

« Et comme ça, je n’ai pas répondu à ton appel, je n’ai pas frappé à ta porte ? … mais toi, toi m’as-tu appelé, vraiment ? … et tu m’aurais ouvert la porte, vraiment ?...

Et tout le monde peut dire : je n’avais pas d’autre voie et là j’ai rencontré qui j’ai pu !... 

Mais que de fraternité perdue pour un rien, et combien de néant nous a envahis pour nous laisser sur les arbres, dépouillés et éloignés !... »

 

« … j’ai rencontré qui j’ai pu »… Il m’a semblé rencontrer De Signoribus (dans la traduction en français de Martin Rueff). Ses poèmes m’ont, comme on dit, « saisi ». Ou plutôt ils m’interrompent, dès que je les relis, ils me disjoignent de moi-même. Ils me traversent de leur manière de recevoir, à  nu, le réel. Si énigmatiques et solitaires qu’ils soient, ou plutôt parce qu’ils sont dépourvus des protections habituelles, je les sens exposés à ce qui arrive dans un monde plein d’interactions (économiques, politiques, guerrières) sophistiquées et sauvages, labourés d’effets trop froidement ou trop aveuglément visés..., de hasards au milieu de ces embrouissaillements grésillants, sur cette « terre mal déroulée » que disait un poète chinois, Gu Cheng qui, il y a quelques années, se suicida en exil.

 

Pour répondre à l’invitation qui m’a été faite de parler ici, pour évoquer très allusivement certaines pratiques touchant à la traduction ou à diverses formes de traversées, je n’ai pu – très loin, très proche de De Signoribus – quitter le « chantier » où je suis en ce moment…

 

 Je ne peux que traîner ici, maintenant, un bout de ce chantier. Il faudrait qu’il glisse lentement dans le temps comme une drague noire sur un fleuve ; ce serait une usine mobile éclairée en plein crépuscule, comme il en apparaît une dans une lettre de Van Gogh : il faut, écrit Vincent à Théo, travailler en hâte avant que la nuit ne soit complète).

Rien, donc de ce que je vais dire n’est un résultat stable. Tout se cherche, tout est « en chantier ». Mes formulations, il faut qu’elles doutent, s’arrachent à elles-mêmes, se reforment et reformulent… Les phrases que je dis en ce moment ne veulent qu’en rendre possibles d’autres…

Si j’osais, j’emprunterais à Thomas Bernhard le terme de Corrections (Korrektur). Il y a en fait dans toute une partie de la littérature une résistance à l’achèvement, ou plutôt à la fixation, il y a des œuvres à toutes le phrases ont affectées d’un suspens spécifique – un peu comme dans des dessins de Giacometti, où divers traits se contestent réciproquement et.. si je puis dire, définitivement. On pensera à Beckett (entre autres au texte Encore), à Imre Kertesz, surtout dans Kaddish pour lenfant qui ne naîtra pas , mais aussi à des poètes, à ce qu’il y a d’à demi raturés dans nombre de leurs vers. C’est un doute constant, et c’est une possibilisation interne.

Faut-il alors parler – sous le signe du « ou plutôt » – d’une sorte d’autotraduction ?  D’une activité de traduction intralinguistique, intratextuelle ? Voilà en tout cas, dans mes remarques hésitantes, une première apparition, un peu ironique, de l’idée de traduction.

 

Dans la suite de mes propos glissants, cette notion de traduction devra plutôt s’essayer avec celles de rencontre ou de réception, d’intersection et d’interactions, voire d’interruption... : autant de versions d’une certain « entre ».

 

Je parle, ai-je dit, depuis un chantier en cours… Il s’agit en réalité de plusieurs chantiers. Lilliputiens, sans doute, mais assez complexes pour que je m’y perde – égaré en chacun d’eux  et entre eux.

En tous – trois ou quatre, pour m’en tenir à ceux que je mentionnerai ici (leur nombre ou leur distinction ne sont pas assurés) –, il faut travailler de « l’entre », entre langues, entre sociétés ou cultures, entre lieux et temps ; il faut réouvrir et interroger ce que j’appellerais, en isolant un préfixe, du « trans ».

C’est le « trans » de « translation », qui, dans le français de Du Bellay par exemple, voulait dire « traduction ». (Et devrait-on songer, pour passer à de l’énorme – mais je ne pourrais qu’y rêver ici en relisant des œuvres anciennes –, au double emploi de « translatio » en latin : translatio studiorum et translatio imperii , ce double mouvement qui hanta l’Europe et qu’il faudrait sans doute comparer  – autre « trans » – à ce qui se déroula, au fil des siècles, en Asie, entre Chine, Corée ou Japon ?). Mais isoler et nominaliser ce « trans » aujourd’hui, c’est songer non pas à ces grands mouvements « par le haut », mais à des traversées dangereuses d’espaces « entre », au ras des  violences mondiales, à des franchissements d’espaces accidentés, interdits, souvent ensanglantés. 

 

Depuis des années, des écrits de témoignage, ou touchant au témoignage  m’ont largement occupé – et j’ai réuni un certain nombre de mes études dans un gros livre, l’année dernière. Robert Antelme, Primo Levi, Nelly Sachs, Presser, Kertesz, Sutzkever, Chalamov, Ibuse Masuji, ou Rithy Panh : j’ai étudié des auteurs qui sont souvent devenus de grandes références publiques, alors qu’ils écrivirent dans ou à partir de la détresse, de la violence extrême, souvent même à partir d’expériences où ils auraient pu diparaître, et où, en tout cas, la capacité même de penser, de parler, de se souvenir était en péril. L’une des plus cruelles traversées, pour les témoins, va de soi à soi : ces sensations de ces journées affreuses de Kolyma – là où, dit Chalamov, on ne se souvient même plus de soi –  , comment, par quelle traversée intime,  les faire revenir ou venir à l’expression ?

 

A vrai dire, le mot de « chantier », que j’emploie pour parler de l’élaboration de ma propre réception de ces témoignages, est sans doute trop rassurant. Il ne me vient que quand je prends un peu trop de distance à l’égard de ces témoignages. (C’est tout autre chose – un tout autre genre de chantier – quand Chalamov parle de sa propre tâche. Alors des souvenirs terrifiants lui reviennent de sa vie à la Kolyma : il se voit, il se sent, attaquer des falaises en pierre dans le froid glacial, la faim et sous les coups. Et sa mémoire même, au moment d’écrire, est comme du roc à attaquer avec des « têtes chercheuses » – celles que lui fournissent les rimes, lorsqu’il écrit en poèmes.)

 

Mes efforts pour recevoir et travailler les textes de témoignage n’ont pas été la conséquence d’une décision de départ. Nulle visée, surtout, d’une totalisation encyclopédique sur le témoignage. Avec ces écrits, mon expérience fut celle de rencontres, de surprises, de heurts, voire de désarrois absolus.

A un certain nombre de ces écrits, je n’ai eu accès qu’en traduction. D’autres – Nelly Sachs, Takarabe Toriko, des poètes –, je les ai lus en les traduisant, le plus souvent à deux, avec des amis allemands ou japonais : c’est une version dense du « trans », celui qui s’ouvre entre deux, parfois trois, traducteurs, et où toute sorte d’enjeux se meuvent.

 

Les traductions de textes de témoignage furent, dans des cas majeurs au vingtième siècle, des actes d’urgence politique. Pasternak, Solénitsyne, Chalamov : traduire en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre, etc., ces écrivains d’Union soviétique répondait à l’héroïsme qu’avait exigé la rédaction de leurs textes (on peut lire sur ce point  Le chêne et le veau de Soljénitsyne) et aux dangers que comportait leur sortie hors du territoire soviétique.

Il était non moins urgent de lire et de faire lire ces traductions, même hâtives (comme fut la première publication de Chalamov en français, un petit volume chez Gallimard, où l’auteur était nommé : Chalanov).  Urgent encore de tirer des conséquences publiques de ces lectures. Je pense, pour L’archipel du Goulag, à la lecture fulgurante, et prise dans l’actualité politique, qu’en fit le philosophe Claude Lefort dans son bref ouvrage  Un homme en trop.

 

Il nous faut aujourd’hui savoir recevoir des textes, et en particulier des œuvres-témoignages, de tous les lieux du monde, et dans l’urgence. La facilité des  circulations et communications trouve aujourd’hui sa contrepartie sanglante dans les divisions qui labourent le monde humain ou dans les contrôles et barrières, qui, facilement franchissables pour certains, s’opposent à la circulation des autres : prisons et centre de rétention, barbelés, dangers de traversées en clandestins…

Il faut recevoir les œuvres-témoignages en tentant d’outrepasser nos limites individuelles, yeux fiévreux, attention insomniaque. C’est cette réceptivité béante, et comme hallucinée, que je sens – fraternelle et dangereuse – chez De Signoribus (dans « Paysage ») :

 

« le terrain est un lieu d’écrans mobiles toujours allumés ; ils font face à tout un chacun, aveuglant et beuglant. »

 

Il faut recevoir ces écrits en diverses langues, et, bien souvent, ce sera en traduction. Et sans doute aurions-nous besoin d’un nouvel art de traduire, mais aussi d’un art réinventé de publier, de lire, de critiquer des textes que nous donnons ou que nous recevons en traduction.

Peut-être, dans ces situations d’aujourd’hui,– au-delà des alternatives traditionnelles entre les deux gestes symétriques (je pense à ce que propose Schleiermacher dans Des diverses méthodes du traduire) d’aller vers le lointain ou de ramener dans le proche   – les traductions  devraient-elles porter  plutôt les marques des traversées dont elles sont l’un des aspects ou l’un des moments. Mais c’est aussi qu’avant ou avec la traversée entre langues, il y eut un autre « trans » : l’effort pour faire venir ou revenir à l’expression une expérience qui risquait de se dérober dans un mutisme brut.

 

Le « trans », ici, comment peut-il s’inscrire langagièrement ? Il m’est arrivé d’affronter ce défi dans mes pratiques de collaboration traductrice.

Des cas inédits, et souvent urgents, se présentent, qui devraient susciter des réflexions nouvelles, des démarches critiques. Ainsi les livres, si importants, de Jean Hatzfeld sur le Rwanda suscitent-ils des questions non seulement sur la réception des témoignages, mais aussi sur leur réalisation linguistique : quelle part de transcription, de traduction, par qui… ? Y a-t-il là une bigarrure entre kinyarwanda, français dit rwandais, et français sans qualificatif ? Un amalgame plus ou moins effacé, et auquel nos réactions, linguistiques ou esthétiques, demanderaient analyse ?

Je viens d’évoquer ici la situation du récepteur de témoignages au présent ou dans l’avenir. Mais il n’y a pas à se détourner des témoignages venus du passé… Le temps écoulé entre –autre « trans » – ces situations et nous comporte des reflux : il faut ne pas considérer l’avant-après comme acquis, il faut travailler ses allers-retours.

 

Les situations linguistiques devant lesquelles nous placent les œuvres-témoignages sont souvent historiquement dramatiques. Il arrive que, dans la destruction massive d’un groupe ou d’une communauté humaine dont nous parlent des témoins, une langue aussi, en même temps que toute une culture, soit visée. Ce fut, comme on sait, le cas du yiddish : maints textes seraient ici à citer. Je pense, en particulier, au poète Sutzkever. Pour lui, écrire ses poèmes en yiddish participait de la lutte contre les SS dans le ghetto de Vilno ou Vilnius (les noms mêmes des lieux seraient-ils un enjeu politique ou, du moins, culturel ?). Et j’ai eu l’occasion de rappeler son attitude de témoin au procès de Nuremberg : il voulait parler en yiddish, mais il fut contraint de s’exprimer en russe.

La vie, ou la survie, dans les camps de concentration a comporté des effets linguistiques – des confrontations ou mélanges entre langues. Il y eut un aspect traductif chaotique dans la vie de certains camps. Mais c’est aussi le langage comme tel qui fut atteint. En un endroit de L’espèce humaine, Antelme caractérise la dégradation du langage que tiennent les détenus : on peut « tout dire », sans retenue, et c’est comme un flot fécal qui s’écoule entre tous, souillant les uns et les autres, et l’ « entre » même.

Je souhaiterais, aujourd’hui, relire certains des textes de témoignage que j’ai étudiés en portant plus d’attention, et comparativement, aux aspects linguistiques et langagiers qu’ils nous révèlent ou qui les constituent.

 

Un chantier plus circonscrit – je reprends cette image quelque peu complaisante –  s’est détaché de celui, si vaste, que je viens d’évoquer. Parmi les auteurs-témoins japonais que j’ai étudiés, j’ai en effet rencontré Tôge Sankichi, l’auteur des Poèmes de la bombe atomique, dont des vers sont gravés sur une stèle à Hiroshima. C’est un poète-témoin ; il était à Hiroshima le 6 août 1945, et mourut quelques années plus tard, à l’âge de 36 ans.

Il y a plus d’un demi-siècle que ces poèmes ont été écrits. Ils n’avaient jamais été traduits en français. Ils restent pourtant comme l’une des œuvres-témoignages les plus saisissantes du vingtième siècle. Les traduire à deux, ce fut remonter toujours vers la position des poèmes dans la langue de départ. Ce fut aussi inscrire dans le résultat en français quelque chose de la traversée. Mais il nous a fallu aussi effectuer cette traversée par une introduction historico-littéraire, et par des notes et des documents : c’est toute une poétique de l’accompagnement que nous avons voulu esquisser. Mais traduire ces poèmes en 2008, ce n’était pas seulement accomplir une traversée entre langues, cultures, lieux, moments historiques ; cétait, c’est aussi toucher à une universalité à laquelle touchent ces poèmes, et dont parle un philosophe sauvage qu’on traduit en ce moment en français, Gunther Anders ; celle du temps atomique, temps des effets dans les corps et dans les lieux, temps de la menace dans les décennies qui suivirent (dans la guerre froide et l’équilibre de la terreur), temps d’une imminence sans fin, temps de la fin du temps.

 

En même temps que j’ai travaillé à des traductions et des réceptions critico-poétiques d’œuvres-témoignages, ce qui s’est imposé à moi, c’est un autre type d’ « entre » ou de « trans ».

Il est un peu honteux d’évoquer mes travaux ou « chantiers ». Mais j’ai un sentiment d’urgence. Et parlant ici je continue à travailler sur chacun d’eux et sur leur « entre ». Je n’ai rien d’autre pour tenter de dire ou penser ce qui arrive.

Sous une pression que je sentais en moi ou autour de moi, j’ai donc dû écrire un poème d’une quarantaine de pages intitulé Papiers !  Autre forme d’écriture de l’ « entre », ou de l’irruption. Le poème partage avec les présences de passage leur fragilité, ou la possibilité, à tout moment de n’avoir rien été.

Dans  Papiers ! j’ai essayé d’écrire – vite et dans un rythme pressant – des irruptions de vies menacées dans des lieux pour moi proches. C’est un monde pour moi plus que familier, celui de la province orléanaise, que j’avais à ressentir comme traversé, comme fendu et ouvert en une béance vive, par le passage d’autres vies, venues brutalement de loin : il y avait à sentir et à dire ce monde comme saisi par d’autres sensibilités, celles d’immigrants, dont beaucoup de clandestins. Jacques Rancière a parlé, comme d’un enjeu politique ou démocratique, du « partage du sensible »

 

Papiers ! faisait place – entre autres irruptions de diverses natures, mais qui toutes sont le fait (ou, sous forme d’informations, ont trait à) des clandestins ou des gens du bord, hors de tout « nous »  – à un groupe de réfugiés du Darfour rencontrés, presque par hasard, au bord de la Loire.

Deux d’entre ces réfugiés s’étaient détachés, in extremis, du groupe : ils se sentaient malades. Nous  – c’est cette fois ma femme et moi, et un ami journaliste – les avions conduits à l’hôpital, où on avait refusé, c’était un dimanche, de les examiner, puis chez un médecin de garde. Pour des raisons impossibles à expliquer ici, nous avions ensuite perdus de vue tous ces clandestins du Darfour, dont nous pensions qu’ils avaient été régularisés. Des mois plus tard, nous avions appris par le journal local que deux d’entre eux, sur un pont ferroviaire à quelques centaines de mètres de chez nous, s’étaient fait écraser par un train.

 

Si, aujourd’hui, j’écris dans la suite de Papiers !  c’est pour envelopper dans mes pages d’autres espaces-temps. Voilà ce que j’ai annoncé dans mon titre, et dont, après une traversée trop longue, je ne dirai que quelques mots. 

 

Quelque deux ans après la rencontre évoquée dans Papiers !, ma femme, une nuit, a été abordée dans la rue par un des deux Darfouris que nous avions conduits chez le médecin. Il lui a appris, en phrases hésitantes, que, sans papiers, sans droits, il vivait depuis des mois sur les bords ou les îles de la Loire, n’ayant pour soutien que les distributions gratuites de nourriture. Quatre semaines plus tard, je crois, nous avons pu l’accueillir dans notre maison : il y vit aujourd’hui, depuis un an et demi.

Avec lui, depuis des mois, je travaille. Dans la cuisine, face à face, de part et d’autre de la table, nous parlons, des heures durant. Et ce sont toutes sortes de versions de l’ « entre » ou maints efforts « trans » qui nous rassemblent, nous séparent, nous rassemblent. Je note, en générale le lendemain matin, ce que nous avons dit. J’essaie de reprendre ce qu’il m’a dit, mais aussi de capter le volume même de nos tête-à-tête.

Qu’arrive-t-il quand nous parlons ? Ousmane – ce n’est pas son vrai nom – n’a jamais appris le français. Il parle arabe, il est allé à l’école jusqu’à neuf ans environ. Pourtant, il a appris du  français, la nuit, quand des jeunes  venaient boire dans les îles de la Loire ; il écoutait. Lors de nos premières rencontres, un copain à lui, un Darfouri qui, lui, avait obtenu des papiers, servait d’interprète. Mais je me suis aperçu qu’Ousmane, à un certain rythme et pour qui était attentif, parlait plus le français qu’il ne le croyait lui-même. Il s’est plusieurs fois étonné que je le comprenne. Je pense avoir utilisé là mon expérience de la traduction à deux à partir d’une langue que je ne sais pas parler, le japonais ou le coréen. Il ébauche une phrase ; je la reprends, la lui retourne ; il réagit, rectifie, ou interroge à son tour… Des phrases provisoires, comme des arches virtuelles de mots, de sons, s’élancent dans l’air au-dessus de la table. Parfois je griffonne sur le champ, mais je  l’évite le plus possible. C’est ma mémoire qui doit enregistrer, pour écrire seul. Mais à partir de ce que j’ai écrit, je reviens vers Ousmane ; je lui dis, redis, on essaie ensemble. Nous voulons que quelque chose s’édifie, se tienne, dure… « Qu’est-ce qui est beau, pour toi ? » lui ai-je un jour demandé. C’est, a-t-il répondu a vol, quand ma sœur décore un paquet de cigarettes. Ou c’est quand je fais avec beaucoup de soins un objet qui ensuite reste là dans la maison, et que je peux regarder, parfois, ou que d’autres regardent.

Cette situation, pas tout à fait traductive, est la condition pour que notre « entre » – la maison, l’air de la cuisine –  soit le support de multiples « trans », d’inattendus passages ; il donne, mais je lui donne aussi. C’est l’objet même d’un livre que je vais tenter d’achever dans les semaines qui viennent.

Entre nous se font des échanges – ou, si l’on veut, des traductions – de savoirs. Il sait non pas seulement autre chose, mais autrement que moi. A vrai dire, chacun sait autrement que lui-même ; nous usons de savoirs dénivelés, dotés d’autorités inégales.

Sur plusieurs pays d’Afrique, Ousmane m’apprend beaucoup. « Comment sais-tu tout ce que tu sais ? » lui ai-je demandé. « Ma meilleure amie, c’est la radio », dit-il. Chez lui, en gardant les chameaux, chèvres, moutons, etc. En France, dans des moments de solitude. Dans l’insomnie, m’a-t-il dit. J’ai pensé à l’attention brûlée de De Signoribus.

 

Dans la revue de l’association Primo Levi qui, en France, réunit des psychologues, psychiatres ou travailleurs sociaux qui reçoivent des étrangers qui ont subi des violences dans leur pays, j’ai lu des réflexions d’un de ses « accueillants ». Cet homme, Omar Guerrero, parlait de la part « poétique » – c’était bien son mot – de la réception du témoignage (en particulier de personnes ayant été torturées). Il s’agit en effet de ne pas enregistrer passivement ce qui peut avoir une allure doublement stéréotypée  – du fait du témoin, mais aussi, souvent, de l’interprète. L’effort est de susciter des formulations à la fois plus libres et plus précises, où  puissent se dire non seulement les faits vécus par le témoin, mais les traits les plus singuliers de ce qu’il a ressenti. Je crois qu’en parlant avec Ousmane, nous ne cessons de remonter en lui, par lui, vers des phases différentes de son passé, telles qu’il les a singulièrement vécues ; au plus près d’instants qu’il avait enfouis,  nous  sommes bien au-delà, ou en-deça, des stéréotypes,

Des formulations « stéréotypées » : voilà précisément ce que ses interlocuteurs administratifs français avaient reproché à Omar, pour justifier leur méfiance à l’égard de so témoignage et son refus de lui accorder le statut de réfugié. Omar avait eu en face de lui non pas quelqu’un qui lui aurait retourné ses phrases pour qu’il les reformule, mais un fonctionnaire excédé et dont l’appréciation était soumise à la loi de quotas cyniquement fixés par le ministre.

 

 

 

 

Du Darfour à la Loire

Avec Ousmane

 

pour commencer

 

 

 

Qui sollicite ton avis au sujet de cet étranger ?

Et si sans qu’on te le demande tu le donnes,

alors va-t’en de nuit en nuit

avec ses ulcères aux pieds, va ! et ne reviens pas

 

Ingeborg Bachmann[1]

 

« allez » : il fait un geste du tranchant de la main dans l’air blanc.

Régulièrement, depuis des mois, nous parlons – dans la cuisine, en général. Lui ai-je fait croire que, sur les trois ou quatre récentes années de dénuement qu’il a vécues, nous pourrions, dès lors qu’il vit chez nous et que nous prenons le temps qu’il faut, rabattre jour après jour, des paroles, comme un pli apaisant de couverture ?

 

« Allez vas-y. » De sa voix, terreuse-amère, et du bras (silhouette sombre à contre-jour), il mime qui vous libère ou vous chasse. Dans une rue, naguère, en Libye. Ou, après une nuit de garde à vue, dans une rue de Paris ou d’Orléans. Ou à la porte d’un centre de rétention, au bord d’une route dans la forêt d’Orléans, à des kilomètres de tout  (« Comment je fais ? » a-t-il dit au gendarme… « Pas mon problème… Allez vas-y. »)

 

« Allez va… » Il expulse dans l’air des phrases qui, depuis des mois, sont restées incluses en lui comme des dards.

 

Mais soudain c’est lui-même qui, debout devant la porte vitrée lumineuse, face à moi, s’adresse à lui-même ces mots : « Allez vas-y. »

 

« Allez… » Il n’a nulle part où aller, sinon cette famille « de blancs » (comme il m’a dit), cette maison où il habite depuis bientôt un an, cette cuisine…

Lui avons-nous donné de faux espoirs ? Papiers, travail : son ou notre impuissance – administrativement entretenue – a trop de chances d’être définitive.

 

« Ici, dit-il en se rasseyant lourdement, c’est pas la vie » – ou (je transcris) « pas ma la-vie ».

« Claude, dit-il en regardant le carrelage gris, je vais partir. » Vers où ? Pour risquer de disparaître dans une prison à Khartoum ? Ou, s’il en sort au bout de plusieurs mois, afin de tenter de retrouver sa mère, ses sœurs disparues…  ou ne serait-ce que l’endroit dévasté de son village, ou les débris de sa maison ?

 

« Ici, martèle-t-il – et je n’aurai rien à lui répondre –, c’est pas-ma-la-vie. »    

 

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Paroles d’Ousmane – ou « O » – , exilé du Darfour …  

Pourquoi  avoir commencé par celles-ci – parmi tant d’autres que, de sa bouche, j’aurai entendues depuis près d’un an, et que je continue (au moment où j’achève ces lignes) d’entendre ?

 

Il les avait dites voilà des semaines… Mais elles étaient jusqu’alors restées en l’air – imminentes. Ce n’est que tout récemment – 20 mai 2008 – que j’ai été comme contraint de les écrire – ou de les laisser s’abattre.

 

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Noter ce que dit « O », depuis bientôt un an qu’il habite ici et qu’il vient régulièrement parler  – dans la cuisine, en fin d’après-midi – , j’ai scrupule à le faire pendant qu’il parle. Il hésite, il se heurte moins à des manques de vocabulaire ou aux défaillances de sa syntaxe qu’à sa rugueuse prononciation. Et puis soudain, ses phrases se bousculent, et voici que, sur la table encombrée (journaux, légumes, miettes), je ne trouve pas de papier; j’attrape un bout de journal, ou une enveloppe déchirée, un crayon qui traîne – pour ne griffonner que mal, de côté, à la dérobée, gêné.

 

Et puis je répugne à l’interrompre. Ne faudrait-il pas, pourtant, reprononcer ses mots, ou pour recomposer ses phrases, afin des lui retourner interrogativement ?

 

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« O » s’interrompt souvent lui-même, visage tourné vers le sol.

S’il relève soudain les yeux, ça me gêne d’être surpris par lui à le regarder trop attentivement. Et que penserait-il s’il avait accès à des phrases qui, comme celles-ci, le décrivent ?

 

Il gratte de l’index le cadre en bois – grossier vernis qui pèle, fibres de pin – de la table (le plateau est de métal émaillé : mode d’il y a bien trente ans).

 

Bruits, alors, arrivant  à travers les vitres – variant selon l’heure du jour ou la saison.

Vent, clochette au coin du toit bas de la cuisine… Ou, par la porte entr’ouverte sur le jardin, cris d’aiguilles de mésanges… Ou…

 

Mais qu’est-ce qui, émanant de son existence si longtemps quasi muette comme de la mienne souvent verbeuse, se condense, pâle, au-dessus de la table, entre nos visages ? De  l’impuissance double, redoublée.

 

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Parfois, je lâche le crayon, renonce…

Je n’arrive plus à noter quand il arrive qu’à la tombée du jour (il va sortir : jamais il n’accepte de manger ici, il ira plutôt à une distribution de nourriture dans la rue, ou à un foyer, ou se fera lui-même une « petite cuisine »), il se mette à parler avec emportement.

 

Demain, au plus noir de la préaube, certaines de ses paroles, au-delà des ruptures du sommeil, réapparaîtront-elles, devenues inévitables ?

Noter, alors...

 

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« Allez vas-y » …  «… pas la vie », « pas-ma-la-vie… » : paroles épuiséss d’impuissance, coups de la main ou du bras ou de la voix, contre quelles masses environnant de toute part…

 

pourquoi a-t-il fallu – au moment où (début mai 2008), j’ai entrepris de commencer à «fixer » (aigre, ce mot) les notes que j’ai prises de nos conversations depuis bientôt un an –

que ce soit ces paroles-là qui

me reviennent en pleine figure

et

au risque de me rendre incapable

de remplir la promesse que je lui avais faite il y a des mois,

celle de rendre un jour lisible – pour qui ? – ce qu’il dirait

 

… sans, il est vrai, qu’il ait  jamais l’air de se soucier

de ce projet

sinon, une fois, par une remarque peut-être ironique

sur  mes délais indéfinis  – comparables (me suis-je dit)

à ses rendez-vous parfois manqués, ses oublis ou

négligences ?

 

m’arrêtent ?

 

…….

 

K. et sa capacité de refus ? refuser ce qu’on lui offre ?

Non : refuser qu’il suffise de survivre.

« pas-ma-la-vie ».

Ces mots condensent plusieurs formules…

« C’est pas une vie » : formule de désespoir plus ou moins joué dans la conversation, encore.

Ou : « c’est la vie » : formule de résignation (cf le poème de Bishop « L’orignal », dans Géographie III : j’ai traduit, avec Alix Cléo Roubaud ou Linda ?, par : « c’est la vie, on la connaît, la mort aussi »… et ces mots me sont restés dans l’oreille comme une chansonnette…de vieux ratatinés comme des enfants).

Et bien sûr, K. veut parler de « ma vie ». Sa vie, qu’il sent s’écouler ici en vain.

Le mélange de ces formules, est-ce seulement en moi qu’il se fait ? et qu’il devient ici un effet d’écriture ?

Ou bien est-ce que K. aurait lui-même mêlé des phrases qu’il  pu entendre… par exemple dès ses mois dans les îles de la Loire, ou dans la rue, ou, surtout, aux restos du cœur (ou apparentés). « C’est pas une vie », « c’est la vie », « ma vie »…

Ca tremble aigrelettement dans le temps

 


[1] Poèmes, trad. F.R. Daillie, Actes Sud 1989

 

Traduction et témoignage

 

 

« Et comme ça, je n’ai pas répondu à ton appel, je n’ai pas frappé à ta porte ? … mais toi, toi m’as-tu appelé, vraiment ? … et tu m’aurais ouvert la porte, vraiment ?...

Et tout le monde peut dire : je n’avais pas d’autre voie et là j’ai rencontré qui j’ai pu !... 

Mais que de fraternité perdue pour un rien, et combien de néant nous a envahis pour nous laisser sur les arbres, dépouillés et éloignés !... »

 

« … j’ai rencontré qui j’ai pu »… Il m’a semblé rencontrer De Signoribus (dans la traduction en français de Martin Rueff). Ses poèmes m’ont, comme on dit, « saisi ». Ou plutôt ils m’interrompent, dès que je les relis, ils me disjoignent de moi-même. Ils me traversent de leur manière de recevoir, à  nu, le réel. Si énigmatiques et solitaires qu’ils soient, ou plutôt parce qu’ils sont dépourvus des protections habituelles, je les sens exposés à ce qui arrive dans un monde plein d’interactions (économiques, politiques, guerrières) sophistiquées et sauvages, labourés d’effets trop froidement ou trop aveuglément visés..., de hasards au milieu de ces embrouissaillements grésillants, sur cette « terre mal déroulée » que disait un poète chinois, Gu Cheng qui, il y a quelques années, se suicida en exil.

 

Pour répondre à l’invitation qui m’a été faite de parler ici, pour évoquer très allusivement certaines pratiques touchant à la traduction ou à diverses formes de traversées, je n’ai pu – très loin, très proche de De Signoribus – quitter le « chantier » où je suis en ce moment…

 

 Je ne peux que traîner ici, maintenant, un bout de ce chantier. Il faudrait qu’il glisse lentement dans le temps comme une drague noire sur un fleuve ; ce serait une usine mobile éclairée en plein crépuscule, comme il en apparaît une dans une lettre de Van Gogh : il faut, écrit Vincent à Théo, travailler en hâte avant que la nuit ne soit complète).

Rien, donc de ce que je vais dire n’est un résultat stable. Tout se cherche, tout est « en chantier ». Mes formulations, il faut qu’elles doutent, s’arrachent à elles-mêmes, se reforment et reformulent… Les phrases que je dis en ce moment ne veulent qu’en rendre possibles d’autres…

Si j’osais, j’emprunterais à Thomas Bernhard le terme de Corrections (Korrektur). Il y a en fait dans toute une partie de la littérature une résistance à l’achèvement, ou plutôt à la fixation, il y a des œuvres à toutes le phrases ont affectées d’un suspens spécifique – un peu comme dans des dessins de Giacometti, où divers traits se contestent réciproquement et.. si je puis dire, définitivement. On pensera à Beckett (entre autres au texte Encore), à Imre Kertesz, surtout dans Kaddish pour lenfant qui ne naîtra pas , mais aussi à des poètes, à ce qu’il y a d’à demi raturés dans nombre de leurs vers. C’est un doute constant, et c’est une possibilisation interne.

Faut-il alors parler – sous le signe du « ou plutôt » – d’une sorte d’autotraduction ?  D’une activité de traduction intralinguistique, intratextuelle ? Voilà en tout cas, dans mes remarques hésitantes, une première apparition, un peu ironique, de l’idée de traduction.

 

Dans la suite de mes propos glissants, cette notion de traduction devra plutôt s’essayer avec celles de rencontre ou de réception, d’intersection et d’interactions, voire d’interruption... : autant de versions d’une certain « entre ».

 

Je parle, ai-je dit, depuis un chantier en cours… Il s’agit en réalité de plusieurs chantiers. Lilliputiens, sans doute, mais assez complexes pour que je m’y perde – égaré en chacun d’eux  et entre eux.

En tous – trois ou quatre, pour m’en tenir à ceux que je mentionnerai ici (leur nombre ou leur distinction ne sont pas assurés) –, il faut travailler de « l’entre », entre langues, entre sociétés ou cultures, entre lieux et temps ; il faut réouvrir et interroger ce que j’appellerais, en isolant un préfixe, du « trans ».

C’est le « trans » de « translation », qui, dans le français de Du Bellay par exemple, voulait dire « traduction ». (Et devrait-on songer, pour passer à de l’énorme – mais je ne pourrais qu’y rêver ici en relisant des œuvres anciennes –, au double emploi de « translatio » en latin : translatio studiorum et translatio imperii , ce double mouvement qui hanta l’Europe et qu’il faudrait sans doute comparer  – autre « trans » – à ce qui se déroula, au fil des siècles, en Asie, entre Chine, Corée ou Japon ?). Mais isoler et nominaliser ce « trans » aujourd’hui, c’est songer non pas à ces grands mouvements « par le haut », mais à des traversées dangereuses d’espaces « entre », au ras des  violences mondiales, à des franchissements d’espaces accidentés, interdits, souvent ensanglantés. 

 

Depuis des années, des écrits de témoignage, ou touchant au témoignage  m’ont largement occupé – et j’ai réuni un certain nombre de mes études dans un gros livre, l’année dernière. Robert Antelme, Primo Levi, Nelly Sachs, Presser, Kertesz, Sutzkever, Chalamov, Ibuse Masuji, ou Rithy Panh : j’ai étudié des auteurs qui sont souvent devenus de grandes références publiques, alors qu’ils écrivirent dans ou à partir de la détresse, de la violence extrême, souvent même à partir d’expériences où ils auraient pu diparaître, et où, en tout cas, la capacité même de penser, de parler, de se souvenir était en péril. L’une des plus cruelles traversées, pour les témoins, va de soi à soi : ces sensations de ces journées affreuses de Kolyma – là où, dit Chalamov, on ne se souvient même plus de soi –  , comment, par quelle traversée intime,  les faire revenir ou venir à l’expression ?

 

A vrai dire, le mot de « chantier », que j’emploie pour parler de l’élaboration de ma propre réception de ces témoignages, est sans doute trop rassurant. Il ne me vient que quand je prends un peu trop de distance à l’égard de ces témoignages. (C’est tout autre chose – un tout autre genre de chantier – quand Chalamov parle de sa propre tâche. Alors des souvenirs terrifiants lui reviennent de sa vie à la Kolyma : il se voit, il se sent, attaquer des falaises en pierre dans le froid glacial, la faim et sous les coups. Et sa mémoire même, au moment d’écrire, est comme du roc à attaquer avec des « têtes chercheuses » – celles que lui fournissent les rimes, lorsqu’il écrit en poèmes.)

 

Mes efforts pour recevoir et travailler les textes de témoignage n’ont pas été la conséquence d’une décision de départ. Nulle visée, surtout, d’une totalisation encyclopédique sur le témoignage. Avec ces écrits, mon expérience fut celle de rencontres, de surprises, de heurts, voire de désarrois absolus.

A un certain nombre de ces écrits, je n’ai eu accès qu’en traduction. D’autres – Nelly Sachs, Takarabe Toriko, des poètes –, je les ai lus en les traduisant, le plus souvent à deux, avec des amis allemands ou japonais : c’est une version dense du « trans », celui qui s’ouvre entre deux, parfois trois, traducteurs, et où toute sorte d’enjeux se meuvent.

 

Les traductions de textes de témoignage furent, dans des cas majeurs au vingtième siècle, des actes d’urgence politique. Pasternak, Solénitsyne, Chalamov : traduire en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre, etc., ces écrivains d’Union soviétique répondait à l’héroïsme qu’avait exigé la rédaction de leurs textes (on peut lire sur ce point  Le chêne et le veau de Soljénitsyne) et aux dangers que comportait leur sortie hors du territoire soviétique.

Il était non moins urgent de lire et de faire lire ces traductions, même hâtives (comme fut la première publication de Chalamov en français, un petit volume chez Gallimard, où l’auteur était nommé : Chalanov).  Urgent encore de tirer des conséquences publiques de ces lectures. Je pense, pour L’archipel du Goulag, à la lecture fulgurante, et prise dans l’actualité politique, qu’en fit le philosophe Claude Lefort dans son bref ouvrage  Un homme en trop.

 

Il nous faut aujourd’hui savoir recevoir des textes, et en particulier des œuvres-témoignages, de tous les lieux du monde, et dans l’urgence. La facilité des  circulations et communications trouve aujourd’hui sa contrepartie sanglante dans les divisions qui labourent le monde humain ou dans les contrôles et barrières, qui, facilement franchissables pour certains, s’opposent à la circulation des autres : prisons et centre de rétention, barbelés, dangers de traversées en clandestins…

Il faut recevoir les œuvres-témoignages en tentant d’outrepasser nos limites individuelles, yeux fiévreux, attention insomniaque. C’est cette réceptivité béante, et comme hallucinée, que je sens – fraternelle et dangereuse – chez De Signoribus (dans « Paysage ») :

 

« le terrain est un lieu d’écrans mobiles toujours allumés ; ils font face à tout un chacun, aveuglant et beuglant. »

 

Il faut recevoir ces écrits en diverses langues, et, bien souvent, ce sera en traduction. Et sans doute aurions-nous besoin d’un nouvel art de traduire, mais aussi d’un art réinventé de publier, de lire, de critiquer des textes que nous donnons ou que nous recevons en traduction.

Peut-être, dans ces situations d’aujourd’hui,– au-delà des alternatives traditionnelles entre les deux gestes symétriques (je pense à ce que propose Schleiermacher dans Des diverses méthodes du traduire) d’aller vers le lointain ou de ramener dans le proche   – les traductions  devraient-elles porter  plutôt les marques des traversées dont elles sont l’un des aspects ou l’un des moments. Mais c’est aussi qu’avant ou avec la traversée entre langues, il y eut un autre « trans » : l’effort pour faire venir ou revenir à l’expression une expérience qui risquait de se dérober dans un mutisme brut.

 

Le « trans », ici, comment peut-il s’inscrire langagièrement ? Il m’est arrivé d’affronter ce défi dans mes pratiques de collaboration traductrice.

Des cas inédits, et souvent urgents, se présentent, qui devraient susciter des réflexions nouvelles, des démarches critiques. Ainsi les livres, si importants, de Jean Hatzfeld sur le Rwanda suscitent-ils des questions non seulement sur la réception des témoignages, mais aussi sur leur réalisation linguistique : quelle part de transcription, de traduction, par qui… ? Y a-t-il là une bigarrure entre kinyarwanda, français dit rwandais, et français sans qualificatif ? Un amalgame plus ou moins effacé, et auquel nos réactions, linguistiques ou esthétiques, demanderaient analyse ?

Je viens d’évoquer ici la situation du récepteur de témoignages au présent ou dans l’avenir. Mais il n’y a pas à se détourner des témoignages venus du passé… Le temps écoulé entre –autre « trans » – ces situations et nous comporte des reflux : il faut ne pas considérer l’avant-après comme acquis, il faut travailler ses allers-retours.

 

Les situations linguistiques devant lesquelles nous placent les œuvres-témoignages sont souvent historiquement dramatiques. Il arrive que, dans la destruction massive d’un groupe ou d’une communauté humaine dont nous parlent des témoins, une langue aussi, en même temps que toute une culture, soit visée. Ce fut, comme on sait, le cas du yiddish : maints textes seraient ici à citer. Je pense, en particulier, au poète Sutzkever. Pour lui, écrire ses poèmes en yiddish participait de la lutte contre les SS dans le ghetto de Vilno ou Vilnius (les noms mêmes des lieux seraient-ils un enjeu politique ou, du moins, culturel ?). Et j’ai eu l’occasion de rappeler son attitude de témoin au procès de Nuremberg : il voulait parler en yiddish, mais il fut contraint de s’exprimer en russe.

La vie, ou la survie, dans les camps de concentration a comporté des effets linguistiques – des confrontations ou mélanges entre langues. Il y eut un aspect traductif chaotique dans la vie de certains camps. Mais c’est aussi le langage comme tel qui fut atteint. En un endroit de L’espèce humaine, Antelme caractérise la dégradation du langage que tiennent les détenus : on peut « tout dire », sans retenue, et c’est comme un flot fécal qui s’écoule entre tous, souillant les uns et les autres, et l’ « entre » même.

Je souhaiterais, aujourd’hui, relire certains des textes de témoignage que j’ai étudiés en portant plus d’attention, et comparativement, aux aspects linguistiques et langagiers qu’ils nous révèlent ou qui les constituent.

 

Un chantier plus circonscrit – je reprends cette image quelque peu complaisante –  s’est détaché de celui, si vaste, que je viens d’évoquer. Parmi les auteurs-témoins japonais que j’ai étudiés, j’ai en effet rencontré Tôge Sankichi, l’auteur des Poèmes de la bombe atomique, dont des vers sont gravés sur une stèle à Hiroshima. C’est un poète-témoin ; il était à Hiroshima le 6 août 1945, et mourut quelques années plus tard, à l’âge de 36 ans.

Il y a plus d’un demi-siècle que ces poèmes ont été écrits. Ils n’avaient jamais été traduits en français. Ils restent pourtant comme l’une des œuvres-témoignages les plus saisissantes du vingtième siècle. Les traduire à deux, ce fut remonter toujours vers la position des poèmes dans la langue de départ. Ce fut aussi inscrire dans le résultat en français quelque chose de la traversée. Mais il nous a fallu aussi effectuer cette traversée par une introduction historico-littéraire, et par des notes et des documents : c’est toute une poétique de l’accompagnement que nous avons voulu esquisser. Mais traduire ces poèmes en 2008, ce n’était pas seulement accomplir une traversée entre langues, cultures, lieux, moments historiques ; cétait, c’est aussi toucher à une universalité à laquelle touchent ces poèmes, et dont parle un philosophe sauvage qu’on traduit en ce moment en français, Gunther Anders ; celle du temps atomique, temps des effets dans les corps et dans les lieux, temps de la menace dans les décennies qui suivirent (dans la guerre froide et l’équilibre de la terreur), temps d’une imminence sans fin, temps de la fin du temps.

 

En même temps que j’ai travaillé à des traductions et des réceptions critico-poétiques d’œuvres-témoignages, ce qui s’est imposé à moi, c’est un autre type d’ « entre » ou de « trans ».

Il est un peu honteux d’évoquer mes travaux ou « chantiers ». Mais j’ai un sentiment d’urgence. Et parlant ici je continue à travailler sur chacun d’eux et sur leur « entre ». Je n’ai rien d’autre pour tenter de dire ou penser ce qui arrive.

Sous une pression que je sentais en moi ou autour de moi, j’ai donc dû écrire un poème d’une quarantaine de pages intitulé Papiers !  Autre forme d’écriture de l’ « entre », ou de l’irruption. Le poème partage avec les présences de passage leur fragilité, ou la possibilité, à tout moment de n’avoir rien été.

Dans  Papiers ! j’ai essayé d’écrire – vite et dans un rythme pressant – des irruptions de vies menacées dans des lieux pour moi proches. C’est un monde pour moi plus que familier, celui de la province orléanaise, que j’avais à ressentir comme traversé, comme fendu et ouvert en une béance vive, par le passage d’autres vies, venues brutalement de loin : il y avait à sentir et à dire ce monde comme saisi par d’autres sensibilités, celles d’immigrants, dont beaucoup de clandestins. Jacques Rancière a parlé, comme d’un enjeu politique ou démocratique, du « partage du sensible »

 

Papiers ! faisait place – entre autres irruptions de diverses natures, mais qui toutes sont le fait (ou, sous forme d’informations, ont trait à) des clandestins ou des gens du bord, hors de tout « nous »  – à un groupe de réfugiés du Darfour rencontrés, presque par hasard, au bord de la Loire.

Deux d’entre ces réfugiés s’étaient détachés, in extremis, du groupe : ils se sentaient malades. Nous  – c’est cette fois ma femme et moi, et un ami journaliste – les avions conduits à l’hôpital, où on avait refusé, c’était un dimanche, de les examiner, puis chez un médecin de garde. Pour des raisons impossibles à expliquer ici, nous avions ensuite perdus de vue tous ces clandestins du Darfour, dont nous pensions qu’ils avaient été régularisés. Des mois plus tard, nous avions appris par le journal local que deux d’entre eux, sur un pont ferroviaire à quelques centaines de mètres de chez nous, s’étaient fait écraser par un train.

 

Si, aujourd’hui, j’écris dans la suite de Papiers !  c’est pour envelopper dans mes pages d’autres espaces-temps. Voilà ce que j’ai annoncé dans mon titre, et dont, après une traversée trop longue, je ne dirai que quelques mots. 

 

Quelque deux ans après la rencontre évoquée dans Papiers !, ma femme, une nuit, a été abordée dans la rue par un des deux Darfouris que nous avions conduits chez le médecin. Il lui a appris, en phrases hésitantes, que, sans papiers, sans droits, il vivait depuis des mois sur les bords ou les îles de la Loire, n’ayant pour soutien que les distributions gratuites de nourriture. Quatre semaines plus tard, je crois, nous avons pu l’accueillir dans notre maison : il y vit aujourd’hui, depuis un an et demi.

Avec lui, depuis des mois, je travaille. Dans la cuisine, face à face, de part et d’autre de la table, nous parlons, des heures durant. Et ce sont toutes sortes de versions de l’ « entre » ou maints efforts « trans » qui nous rassemblent, nous séparent, nous rassemblent. Je note, en générale le lendemain matin, ce que nous avons dit. J’essaie de reprendre ce qu’il m’a dit, mais aussi de capter le volume même de nos tête-à-tête.

Qu’arrive-t-il quand nous parlons ? Ousmane – ce n’est pas son vrai nom – n’a jamais appris le français. Il parle arabe, il est allé à l’école jusqu’à neuf ans environ. Pourtant, il a appris du  français, la nuit, quand des jeunes  venaient boire dans les îles de la Loire ; il écoutait. Lors de nos premières rencontres, un copain à lui, un Darfouri qui, lui, avait obtenu des papiers, servait d’interprète. Mais je me suis aperçu qu’Ousmane, à un certain rythme et pour qui était attentif, parlait plus le français qu’il ne le croyait lui-même. Il s’est plusieurs fois étonné que je le comprenne. Je pense avoir utilisé là mon expérience de la traduction à deux à partir d’une langue que je ne sais pas parler, le japonais ou le coréen. Il ébauche une phrase ; je la reprends, la lui retourne ; il réagit, rectifie, ou interroge à son tour… Des phrases provisoires, comme des arches virtuelles de mots, de sons, s’élancent dans l’air au-dessus de la table. Parfois je griffonne sur le champ, mais je  l’évite le plus possible. C’est ma mémoire qui doit enregistrer, pour écrire seul. Mais à partir de ce que j’ai écrit, je reviens vers Ousmane ; je lui dis, redis, on essaie ensemble. Nous voulons que quelque chose s’édifie, se tienne, dure… « Qu’est-ce qui est beau, pour toi ? » lui ai-je un jour demandé. C’est, a-t-il répondu a vol, quand ma sœur décore un paquet de cigarettes. Ou c’est quand je fais avec beaucoup de soins un objet qui ensuite reste là dans la maison, et que je peux regarder, parfois, ou que d’autres regardent.

Cette situation, pas tout à fait traductive, est la condition pour que notre « entre » – la maison, l’air de la cuisine –  soit le support de multiples « trans », d’inattendus passages ; il donne, mais je lui donne aussi. C’est l’objet même d’un livre que je vais tenter d’achever dans les semaines qui viennent.

Entre nous se font des échanges – ou, si l’on veut, des traductions – de savoirs. Il sait non pas seulement autre chose, mais autrement que moi. A vrai dire, chacun sait autrement que lui-même ; nous usons de savoirs dénivelés, dotés d’autorités inégales.

Sur plusieurs pays d’Afrique, Ousmane m’apprend beaucoup. « Comment sais-tu tout ce que tu sais ? » lui ai-je demandé. « Ma meilleure amie, c’est la radio », dit-il. Chez lui, en gardant les chameaux, chèvres, moutons, etc. En France, dans des moments de solitude. Dans l’insomnie, m’a-t-il dit. J’ai pensé à l’attention brûlée de De Signoribus.

 

Dans la revue de l’association Primo Levi qui, en France, réunit des psychologues, psychiatres ou travailleurs sociaux qui reçoivent des étrangers qui ont subi des violences dans leur pays, j’ai lu des réflexions d’un de ses « accueillants ». Cet homme, Omar Guerrero, parlait de la part « poétique » – c’était bien son mot – de la réception du témoignage (en particulier de personnes ayant été torturées). Il s’agit en effet de ne pas enregistrer passivement ce qui peut avoir une allure doublement stéréotypée  – du fait du témoin, mais aussi, souvent, de l’interprète. L’effort est de susciter des formulations à la fois plus libres et plus précises, où  puissent se dire non seulement les faits vécus par le témoin, mais les traits les plus singuliers de ce qu’il a ressenti. Je crois qu’en parlant avec Ousmane, nous ne cessons de remonter en lui, par lui, vers des phases différentes de son passé, telles qu’il les a singulièrement vécues ; au plus près d’instants qu’il avait enfouis,  nous  sommes bien au-delà, ou en-deça, des stéréotypes,

Des formulations « stéréotypées » : voilà précisément ce que ses interlocuteurs administratifs français avaient reproché à Omar, pour justifier leur méfiance à l’égard de so témoignage et son refus de lui accorder le statut de réfugié. Omar avait eu en face de lui non pas quelqu’un qui lui aurait retourné ses phrases pour qu’il les reformule, mais un fonctionnaire excédé et dont l’appréciation était soumise à la loi de quotas cyniquement fixés par le ministre.

 

 

 

 

Du Darfour à la Loire

Avec Ousmane

 

pour commencer

 

 

 

Qui sollicite ton avis au sujet de cet étranger ?

Et si sans qu’on te le demande tu le donnes,

alors va-t’en de nuit en nuit

avec ses ulcères aux pieds, va ! et ne reviens pas

 

Ingeborg Bachmann[1]

 

« allez » : il fait un geste du tranchant de la main dans l’air blanc.

Régulièrement, depuis des mois, nous parlons – dans la cuisine, en général. Lui ai-je fait croire que, sur les trois ou quatre récentes années de dénuement qu’il a vécues, nous pourrions, dès lors qu’il vit chez nous et que nous prenons le temps qu’il faut, rabattre jour après jour, des paroles, comme un pli apaisant de couverture ?

 

« Allez vas-y. » De sa voix, terreuse-amère, et du bras (silhouette sombre à contre-jour), il mime qui vous libère ou vous chasse. Dans une rue, naguère, en Libye. Ou, après une nuit de garde à vue, dans une rue de Paris ou d’Orléans. Ou à la porte d’un centre de rétention, au bord d’une route dans la forêt d’Orléans, à des kilomètres de tout  (« Comment je fais ? » a-t-il dit au gendarme… « Pas mon problème… Allez vas-y. »)

 

« Allez va… » Il expulse dans l’air des phrases qui, depuis des mois, sont restées incluses en lui comme des dards.

 

Mais soudain c’est lui-même qui, debout devant la porte vitrée lumineuse, face à moi, s’adresse à lui-même ces mots : « Allez vas-y. »

 

« Allez… » Il n’a nulle part où aller, sinon cette famille « de blancs » (comme il m’a dit), cette maison où il habite depuis bientôt un an, cette cuisine…

Lui avons-nous donné de faux espoirs ? Papiers, travail : son ou notre impuissance – administrativement entretenue – a trop de chances d’être définitive.

 

« Ici, dit-il en se rasseyant lourdement, c’est pas la vie » – ou (je transcris) « pas ma la-vie ».

« Claude, dit-il en regardant le carrelage gris, je vais partir. » Vers où ? Pour risquer de disparaître dans une prison à Khartoum ? Ou, s’il en sort au bout de plusieurs mois, afin de tenter de retrouver sa mère, ses sœurs disparues…  ou ne serait-ce que l’endroit dévasté de son village, ou les débris de sa maison ?

 

« Ici, martèle-t-il – et je n’aurai rien à lui répondre –, c’est pas-ma-la-vie. »    

 

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Paroles d’Ousmane – ou « O » – , exilé du Darfour …  

Pourquoi  avoir commencé par celles-ci – parmi tant d’autres que, de sa bouche, j’aurai entendues depuis près d’un an, et que je continue (au moment où j’achève ces lignes) d’entendre ?

 

Il les avait dites voilà des semaines… Mais elles étaient jusqu’alors restées en l’air – imminentes. Ce n’est que tout récemment – 20 mai 2008 – que j’ai été comme contraint de les écrire – ou de les laisser s’abattre.

 

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Noter ce que dit « O », depuis bientôt un an qu’il habite ici et qu’il vient régulièrement parler  – dans la cuisine, en fin d’après-midi – , j’ai scrupule à le faire pendant qu’il parle. Il hésite, il se heurte moins à des manques de vocabulaire ou aux défaillances de sa syntaxe qu’à sa rugueuse prononciation. Et puis soudain, ses phrases se bousculent, et voici que, sur la table encombrée (journaux, légumes, miettes), je ne trouve pas de papier; j’attrape un bout de journal, ou une enveloppe déchirée, un crayon qui traîne – pour ne griffonner que mal, de côté, à la dérobée, gêné.

 

Et puis je répugne à l’interrompre. Ne faudrait-il pas, pourtant, reprononcer ses mots, ou pour recomposer ses phrases, afin des lui retourner interrogativement ?

 

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« O » s’interrompt souvent lui-même, visage tourné vers le sol.

S’il relève soudain les yeux, ça me gêne d’être surpris par lui à le regarder trop attentivement. Et que penserait-il s’il avait accès à des phrases qui, comme celles-ci, le décrivent ?

 

Il gratte de l’index le cadre en bois – grossier vernis qui pèle, fibres de pin – de la table (le plateau est de métal émaillé : mode d’il y a bien trente ans).

 

Bruits, alors, arrivant  à travers les vitres – variant selon l’heure du jour ou la saison.

Vent, clochette au coin du toit bas de la cuisine… Ou, par la porte entr’ouverte sur le jardin, cris d’aiguilles de mésanges… Ou…

 

Mais qu’est-ce qui, émanant de son existence si longtemps quasi muette comme de la mienne souvent verbeuse, se condense, pâle, au-dessus de la table, entre nos visages ? De  l’impuissance double, redoublée.

 

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Parfois, je lâche le crayon, renonce…

Je n’arrive plus à noter quand il arrive qu’à la tombée du jour (il va sortir : jamais il n’accepte de manger ici, il ira plutôt à une distribution de nourriture dans la rue, ou à un foyer, ou se fera lui-même une « petite cuisine »), il se mette à parler avec emportement.

 

Demain, au plus noir de la préaube, certaines de ses paroles, au-delà des ruptures du sommeil, réapparaîtront-elles, devenues inévitables ?

Noter, alors...

 

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« Allez vas-y » …  «… pas la vie », « pas-ma-la-vie… » : paroles épuiséss d’impuissance, coups de la main ou du bras ou de la voix, contre quelles masses environnant de toute part…

 

pourquoi a-t-il fallu – au moment où (début mai 2008), j’ai entrepris de commencer à «fixer » (aigre, ce mot) les notes que j’ai prises de nos conversations depuis bientôt un an –

que ce soit ces paroles-là qui

me reviennent en pleine figure

et

au risque de me rendre incapable

de remplir la promesse que je lui avais faite il y a des mois,

celle de rendre un jour lisible – pour qui ? – ce qu’il dirait

 

… sans, il est vrai, qu’il ait  jamais l’air de se soucier

de ce projet

sinon, une fois, par une remarque peut-être ironique

sur  mes délais indéfinis  – comparables (me suis-je dit)

à ses rendez-vous parfois manqués, ses oublis ou

négligences ?

 

m’arrêtent ?

 

…….

 

K. et sa capacité de refus ? refuser ce qu’on lui offre ?

Non : refuser qu’il suffise de survivre.

« pas-ma-la-vie ».

Ces mots condensent plusieurs formules…

« C’est pas une vie » : formule de désespoir plus ou moins joué dans la conversation, encore.

Ou : « c’est la vie » : formule de résignation (cf le poème de Bishop « L’orignal », dans Géographie III : j’ai traduit, avec Alix Cléo Roubaud ou Linda ?, par : « c’est la vie, on la connaît, la mort aussi »… et ces mots me sont restés dans l’oreille comme une chansonnette…de vieux ratatinés comme des enfants).

Et bien sûr, K. veut parler de « ma vie ». Sa vie, qu’il sent s’écouler ici en vain.

Le mélange de ces formules, est-ce seulement en moi qu’il se fait ? et qu’il devient ici un effet d’écriture ?

Ou bien est-ce que K. aurait lui-même mêlé des phrases qu’il  pu entendre… par exemple dès ses mois dans les îles de la Loire, ou dans la rue, ou, surtout, aux restos du cœur (ou apparentés). « C’est pas une vie », « c’est la vie », « ma vie »…

Ca tremble aigrelettement dans le temps

 


[1] Poèmes, trad. F.R. Daillie, Actes Sud 1989

 

Claude Mouchard