Trois jours
Chant dévorant
une esquisse sur
cinq récits liés de
YI Ch’ongjun
La femme, depuis le début de la soirée,
ignorant sa gorge douloureuse,
en arrachait continuellement des chants,
et l’homme battait la cadence au tambour,
comme s’il avait été saisi d’un pressentiment
devant celle qui chantait sans s’arrêter.
Yi Ch’ongjun, Les Gens du Sud
« Pourquoi, à votre avis, la séparation entre les deux sens de l’autoroute est-elle faite de simples blocs de béton ? » Cette question, c’est Yi Ch’ongjun qui me la pose – par l’intermédiaire de Kim Heekyoon –, alors qu’ayant quitté Séoul depuis un moment nous roulons vers le Sud. Tel est du moins l’un des souvenirs qui me reste d’un voyage de trois jours dans les montagnes coréennes que je fis en voiture (c’était, je crois, en 2000) en compagnie de Yi Ch’ongjun, un romancier dont j’avais lu – avec plus que de l’admiration : une agitation aussitôt intime et comme… ancienne – des livres traduites chez Actes Sud[1], et de Kim Heekyoon, qui avait été mon étudiant à Paris 8 (désormais professeur de droit dans une université de Séoul), et qui traduisait.
A peine ces mots écrits, sept ou huit ans plus tard, je doute. Serait-ce un faux souvenir ?
M. Yi et Heekyoon étaient à l’avant de la voiture. A l’arrière, je regardais « de tous mes yeux », même si par moments je tombais dans la somnolence, les paysages, bien sûr, les gens dans les rizières, les toits (ceux en tuiles bleues), les pentes des collines et montagnes, et les tombes – que j’avais d’abord rencontrées dans des textes : poèmes de Cho, ou pages de Yi lui-même, et dont j’apercevais les renflements, sur certains versants dégagés, en quarts de sphères herbus et doux (mais il arrivait aussi que des travaux, sur un terrain voisin, semblent menacer telle d’entre elles).
En deça de mes efforts pour enregistrer, comme tout voyageur trop pressé, ce que j’entrevoyais, n’étais-je pas, cependant, livré à un autre genre d’événement ? Au fil de ces trois jours où M. Yi nous guidait en voiture, mais aussi à pied, sur de petites routes, ou dans des chemins devenant parfois escarpés, au bord du roc ruisselant sous la pluie, dès le lever du jour ou jusque dans la nuit, j’ai cru, par instants, sentir se révéler, entre lui et moi (nous avons à peu près le même âge, Kim Hee-kyoon étant plus jeune d’une génération ), une analogie entre nos réceptivités, en même temps qu’entre les constitutions – sous l’effet, probablement, de l’histoire mondiale – de nos mémoires.
Souvent, M. Yi et Heekyoon parlaient doucement. Et j’aimais (sûr de leurs sentimennts amicaux : aucun risque de dédain, de moquerie) ne pas comprendre. Entendre – et (les deux visages se découpant presque obscurs sur le pare-brise lumineux) voir parler : on peut se sentir délivré à flotter dans l’élément purement audible et rythmique de langage. Enfantinement ? Sans doute. (Dans Le regard du sourd de Bob Wilson, la parole, soudain, n’existait plus qu’en heureuses et inintelligibles sources bavardant de côté dans la lumière horizontale d’un soir infini.)
A ne pas parler la langue que l’on entend d’autant plus, on s’éprouve dépendant. C’est une inquiétude légère. On peut craindre d’être un poids pour ceux qui vous guident. Mais on n’en est pas moins gagné par une certaine ivresse. Et, à la faveur de cette faiblesse régressive, les relations au sens ordinaires se suspendant ou se dissolvant quelque peu, on est d’autant plus réceptif à de l’inattendu qui – fût-il minime – se détache soudain, se décoche, et vous blesse, énigmatique ou éblouissant, se fichant pour jamais dans l’œil ou l’ouïe.
« …des blocs de béton »… Pourquoi, me suis-je aussitôt demandé ( en 1999 ou 2000, donc), M. Yi me posait-il cette question, alors que nous venions d’entamer notre voyage ?
« C’est – dit Yi Ch’ongjun, faisant lui-même la réponse – pour pouvoir, en cas d’alerte, transformer l’autoroute en piste d’atterrissage. »
Aussitôt, et bien plus que mon interlocuteur n’aurait pu le prévoir ou ne put alors le savoir, je fus submergé de souvenirs ou plutôt de sensations affluant comme d’en deça du temps. Et c’était un afflux qui soudain me rapprochait de Yi Ch’ongjun – deux hommes dans la soixantaine, enfants au temps de la deuxième guerre mondiale, à peine adolscents en celui de la guerre de Corée – en laissant à distance le plus jeune Kim Heekyoon.
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Année : 1951. Temps du monde : la Corée.
Ce vers du poète italien Vittorio Sereni, dans Les instruments humains, fait sonner ce qui est infiniment plus qu’un souvenir individuel, fût-il dit en un poème. Il rappelle une des trois années – 1950-1953 – où, au bord de ce qui menaçait d’éclater en une troisième guerre mondiale, tout se joua, catastrophiquement, en Corée.
Quelques décennies plus tôt, il est vrai, le temps du monde parut déjà passer par la Corée. Un poète, Mandelstam, en fera revenir l’écho :
Quand vers la lointaine Corée
Le rouble-or roulait, exsangue,
Dans la serre j’allais errer,
Un bonbon fondant sous la langue…
Est-ce dans les années 1904-1905 qu’un enfant russe (Mandestam est né en 1891), aura capté, parmi les nouvelles du monde, ce nom : « Corée » ? Quatre vers tardifs du poète nous transmettent, en faisant revenir l’apparente insouciance d’un enfant, une trace historique : celle, peut-être, de la guerre russo-japonaise – premier conflit à dimension quasi-mondiale – et de ses effets désastreux en Corée[2].
La Corée en 1951, ou de 1950 à 1953, est-ce là ce qui – sans que nous en ayon pourtant alors parlé – m’avait rapproché d’emblée de Yi Ch’ongjun le soir de 1999 où, à l’occasion d’un voyage organisé pour lui en France, il fut, avec deux accompagnateurs corées, amené par Kim Heekyoon (saisi d’un de ces brusques inspirations dont il était coutumier) chez moi, à Orléans ?
La soirée, la nuit, et le matin furent heureux. M. Yi sortit au lever du jour dans le jardin, parmi les feuillages, sous une pluie fine ; en rentrant dans la cuisine, il rayonnait…
Mais ce ciel de Loire, je l’avais connu illuminé de fusées, en 1944 (bombardements anglais ou américains), et la ville où Yi Ch’ongjun s’était retrouvé inopinément, grâce à Heekyoon, je l’avais vue, pendant des années, à demi en ruines. J’avais, tout enfant, connu les hurlements des sirènes, les escaliers dégringolés, la nuit, jusqu’à quelque abri ou cave… (ce que je retrouvai un jour, en voyant Europe 51 de Rossellini, dans l’évocation du Blitz vécu par une mère et son jeune fils, ce dernier en ayant été ébranlé au point de désirer, quelques années plus tard, mourir). Et quand, six ans après, je découvris (dans des magazines, peut-être, feuilletés chez le coiffeur ou le dentiste) le nom de la Corée, et d’effrayantes photos en noir et blanc, ce fut avec un sentiment enfantin de terreur : l’odeur de la guerre revenait, et l’hypothèse plausible d’un nouveau déchaînement mondial.
Y eut-il, en retrait de Kim Hee-kyoon (ou, sans qu’il le sache, à travers lui), quelque communication implicite entre la mémoire de M. Yi et la mienne, entre nos manières d’être face à la stabilité et instabilité des choses et des éléments ou dimensions mêmes de la réalité ?
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Les violences extrêmes subies par la Corée au vingtième siècle, qui ne les connaît ?
« Pensons-y – écrit Bruce Cumings en 1997[3] – : depuis que le vieux système [social coréen] est mort, la Corée a connu la guerre sur son territoire durant quatre des dix dernières décennies, et combattu à l’extérieur (au Vietnam) durant deux autres décennies, la Corée a été colonisée, et durant quatre encore elle a été divisée. C’est ce qui contraste avec les guerres de l’ancienne Corée que nous pouvons compter au long des siècles – essentiellement trois guerres majeures (avec les Mongols, les Japonais, les Mandchous) durant les huit siècles de Koryô et de Choson. » Il faudrait aujouter à ce que mentionne Cumings la dictature en Corée du Sud, et le massacre de Kwangju (note).
On ne peut donc s’étonner que la littérature coréenne moderne comporte d’amples parts de « témoignage ».
Le témoignage, au sens le plus strict, constitue certains endroits des romans de Hwang Sok-Yong. « Nous avions été témoins, lit-on dans Le vieux jardin, de l’horrible massacre de cvils à Kwangju, ou bien nous en avions entendu parler ; c’était au début des années quatre-vingts, les années de feu. »[4] (Et L’ombre des armes, qui nous fait suivre des combattants coréens au Vietnam, s’ouvre soudain à des témoignages sur « les exactions commises par la compagnie C du 1er bataillon de la 20ème division dans le village de My Lai. »)
Mais ce sont des poètes qui inscrivirent des présents immédiats. Ainsi Kim Choun-soo[5] : « C’est moi qui ai vu/ en juillet 1950 après J.C., dix ou vingt asticots creuser et manger / le sexe d’une femme en agonie. / C’est moi / qui ai vu/ l’enfant téter le lait de sa mère / morte (il ne le savait pas)/ Et l’Imjin avaler l’enfant qui pleurait/ pour qu’il cesse de pleurer./Respirons un moment puis / réfléchissons. »
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La guerre de Corée, faut-il le rappeler, fut à la fois une guerre civile et un affrontement à dimension mondiale. Le déchirement de la société – qui se transforma en une partition territoriale – ensanglanta les familles mêmes. Le conflit pervertit parfois jusqu’aux liens entre les plus proches… Aussi est-ce à travers des regards d’enfants que plusieurs fictions-témoignages reviennent sur les années 1950-53. La mousson de Yun Hung-Kil montre un garçon vivant avec ses deux grands-mères, dont les fils respectifs se sont engagés dans les deux camps opposés. Et c’est ce même romancier qui, dans un entretien où il s’explique sur son désir de témoigner, retrouve les manières de dire de maints écrivains, européens en particulier, qui furent témoins d’autres violences de masse du vingtième siècle : « j’ai découvert, en quelque sorte, un moyen de raconter, malgré tout, cette horreur vécue qui semblait à la limite du dire. »
Dans certaines nouvelles de Yi Ch’ongjun – Le Blessé, par exemple, ou encore Le visage de l’agresseur[6] – on voit les effets de la guerre civile défaire les relations entre générations, et décomposer, avec les liens familiaux, toute confiance immédiate, et jusqu’au rapport de l’individu à lui-même. Il arrive, dans Le visage de l’agresseur, que la situation historique soit condensée en une fable, ou en une allégorie de l’aporie de la division :
C’était donc comme si les deux côtés poursuivaient mon beau-frère pour le tuer. paradoxalement, c’est ce qui l’aida à rester en vie un peu plus longtemps. Le premier groupe lui évita d’être immédiatement tué par le second. Puis, quand il fut capturé par le premier groupe, le second arriva et, d’une certaine façon, le sauva. Ainsi, ce fut comme poru un lapin poursuivi par deux aigles : au plus fort de leurs luttes au-dessus du lapin, celui-ci put survivre.
En dépit de la dimension mondiale du conflit de 1950-1953 (à l’issue duquel Le correspondant du Monde écrivait, le 27 juillet 1953 : « Sur la planète de la guerre, reste-t-il seulement une Corée ? »), la guerre de Corée semble être vite devenue « une guerre oubliée ».
C’est contre l’oubli, voire le déni, des violences massives que certaines des œuvres du vingtième siècle, en diverses langues, se sont constituées. Si diverses qu’elles soient, elles tendent toutes à ouvrir, dans leur propre spatiosité, une écoute interne, ou une réceptivité anticipée – par quoi les réceptions effectives seront amorcées ou, dans leurs réticences ou leurs contre-sens, évaluées ou même défiées.
Or, dans nombre de textes coréens du vingtième siècle, on retrouvera, avec l’attention aux situations engendrées par les violences collectives et la résistance à l’oubli (sans négliger, cependant, le fait qu’à une guerre civile peut répondre un désir, au moins partiel, d’oubli collectif), une réalisation suspendue des marques, une mise à l’épreuve des traces… : des comparaisons s’imposeraient avec d’autres œuvres-témoignages écrites en réaction à d’autres événements massifs du vingtième siècle.
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Ne serait-il pas réducteur, cependant, de lire la littérature coréenne des dernières décennies – et spécialement une œuvre aussi originale et complexe que celle de Yi Ch’ongjun – sous le signe du témoignage sur les violences subies par la Corée, ou, plus généralement, en fonction de son rapport à l’histoire nationale ? Cette dernière formule, si évidente qu’elle puisse paraître – surtout dans le cas d’un pays longtemps humilié et d’un territoire violenté – est d’ailleurs douteuse. Elle tendrait à faire de la littérature écrite en langue coréenne une unité ; elle en ferait même une représentation de la nation – du moins celle de la Corée du Sud. De pareilles identifications se révèlent aussitôt douteuses. La ressource de toute littérature moderne, ce fut ou c’est sa diversité et sa différenciation interne, et volontiers polémique – ainsi que, contre toute programmation du point de vue du pouvoir ou selon de prétendues exigences de la société, son imprévisibilité.
Pour nombre d’auteurs du vingtième siècle – à l’orée du siècle : Kafka, Joyce ou Musil, Rilke –, leur appartenance au pays où ils étaient nés, voire à la langue même dans laquelle ils écrivaient, fut intensément problématique – au point que Rilke se voulut, comme on sait, « apatride » en tant que poète ou que Joyce s’évertua à franchir les bornes d’une langue donnée. A l’évidence, certaines œuvres décisives furent solidaires moins de quelqu’unité nationale politiquement contrôlée que des divisions qui traversaient la société à laquelle appartenaient en principe leurs auteurs ou des conflits qui pouvaient même pousser certains écrivains à vivre et écrire hors du territoire national.
Variables, les positions des récits ou romans de Yi Ch’ongjun à l’égard des événements historiques. Une nouvelle comme Le visage d’un agresseur s’attache toute entière aux péripéties de la guerre civile – même si elle donne une place centrale au regard ou à l’écoute d’un enfant qui ne comprend pas. En revanche, Les Gens du Sud semble beaucoup plus éloigné du temps politique et de ses soubreauts. Il faut respecter ces variations, comme nécessaires à cette œuvre et aux palpitations qui l’animent. Il reste que les récits les moins historiques travaillent eux aussi l’appartenance, les liens sociaux, les divisions dangereuses ou fécondes.
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Chez Yi Ch’ongjun, l’interrogation historico-politique se fait souvent plus implicite que chez d’autres romanciers coréens contemporains. Ce n’est pas qu’elle soit moins active ; mais elle se réalise, tout autant que dans les histoires ou les personnages, dans la constitution même, toujours surprenante et subtile, de ses œuvres.
D’où, en particulier, la puissance et l’inquiétante tension de Ce paradis qui est le vôtre. Ce roman est (à l’égal de certains grands romans du vingtième siècle européen) une œuvre de pensée qui demanderait une lecture la plus précise et délicate possible ; c’est une expérimentation, par la fiction, sur les rapports de pouvoir dans une île aux lépreux – où vient d’arriver un nouveau directeur décidé à en faire un « paradis ». Faudrait-il comparer ce roman aux contre-utopies de Zamiatine ou de Orwell[7] ? La réalisation romanesque – ou poétique – y est singulière. Que l’action politique prétende, au nom du bien ou du bonheur, recréer l’espace même où elle se joue, voilà ce que cette œuvre éprouve non seulement dans les « consistances » différenciées de ses personnages, mais aussi dans sa voluminosité globale ou dans sa temporalité propre, hantée de répétitions…
C’est à un autre des livres de Yi Ch’ongjun que, trop hâtivement, je m’attache dans les remarques qui suivent. Ce livre – Les Gens du Sud – semble créer, dès qu’on l’aborde, un lien incomparable avec le lecteur.
Cinq récits dont les liens se nouent et se dénouent par cent reprises, ruptures ou surprises subtiles : Les Gens du Sud sont un « livre » fragile, mais obstinément tenu. A ce livre, le lecteur a indéfiniment envie de revenir, comme à des poèmes ou à de la musique – non sans ressentir lui-même cette « brûlure » dont les récits affectent certains des personnages .
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Un automne de l’année 1956 ou 1957, quand les cœurs du village, perturbés par la guerre de Corée, commençaient à s’apaiser – deux étrangers invités étaient venus s’installer dans la maison de l’homme riche du chef-lieu où, encore enfant, elle travaillait comme servante pour gagner sa vie.
C’est ainsi que, dès les premières pages du récit initial de Les Gens du Sud – « A la manière de la côte Ouest ou la chanteuse de P’ansori[8] » – sont donnés des repères historiques, plutôt allusifs il est vrai. Les textes, passé ce début, ne s’avanceront guère dans l’histoire nationale récente ; ils ne reviendront pas non plus sur des souvenirs de la guerre de 1950-53.
A distance de l’histoire la plus monstrueusement hurlante, ce livre n’est pourtant pas sans parenté avec les œuvres-témoignages. Il réalise lui aussi cette écoute interne à quoi j’ai fait allusion : celle qui fait que l’œuvre, par avance, travaille, avec une sorte de méfiance, les lectures qui pourront en être faites…
Dans le passage que je viens de citer, c’est la servante d’une taverne (située « au coin d’une rue tranquille, à l’extérieur de la ville de Posong, dans la province du Cholla ») qui est supposée parler. Elle est cette chanteuse à la « gorge douloureuse » que disent les premières phrases du premier récit. Mais, dans l’histoire qui se dévoile peu à peu au fil des récits, elle n’aura pas été la chanteuse initiale. Son chant, elle l’a recueillie d’une autre. Il n’est donc que l’effectuation d’une écoute fascinée.
(Ce qui est arrivé à cette servante – qui s’est faite chanteuse pour répondre à ce qu’elle a entendu – pourrait amorcer notre propre lecture : à lire ces Cinq récits, le lecteur n’a pas seulement envie de les relire ; il lui faut encore de trouver des mots pour réaliser sa lecture, pour en effectuer des conséquences dans son propre rapport au langage ou à l’écriture.)
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Où commence le chant dans l’histoire que Les Gens du Sud ne nous livre que peu à peu ? C’est, d’emblée, du chant entendu – par une écoute aussitôt complexe.
Ou plutôt, le premier récit s’amorce par deux chants. Et par plusieurs écoutes. C’est du moins ce que suggèrent les souvenirs attribués à un personnage qu’on retrouvera de récit en récit, un « voyageur » se rappelant le « garçon » qu’il a été.
[…] chaque été, sa mère qui plantait des graines de soja et de sorgho restait indifférente à l’attente du garçon. Allant et venant dans les sillons toute la journée, apparaissant et disparaissant comme une bouée sur les vagues, elle marmonnait une sorte de chant ou de pleur. Seul ce bruit murmuré toute la journée après s’être éloigné lentement, revenait vers le garçon, s’éloignait de nouveau, se rapprochait encore.
Ce chant de la mère, qui l’entend ? Le « garçon », bien sûr (pour qui, comme dans tant d’autres textes coréens – tel poème en prose de Ki Hyungdo, par exemple[9] – la mère est le seul repère). Mais aussi, dirait-on, l’espace même que nous fait sentir le texte. Ou, au fond de cet espace, un autre chant.
C’est avec le surgissement effrayant de cet autre chant, appelé par le chant de la mère, que l’histoire réellement s’amorce (et, dans cet instant, le dire, comme un pas qui se cherche, ou comme un léger battement de tambour, se reprend, s’affermit en se répétant) :
Un de ces jours-là.
Un jour, un chant étrange commença à se faire entendre près du chemin qui franchissait le col de la montagne derrière, jusqu'au petit champ d’où l’on pouvait apercevoir la mer.
Ce chant est, pour les gens du village, celui d’un « inconnu ». Ou plutôt il appartient moins au chanteur que celui-ci n’en est le porteur ou l’agent. Le chant est dit comme une substance ou un être qui a sa propre autonomie et son énergie spécifique :
[…] le chant sans forme […] se répandit toute la journée dans la forêt, jusqu’au coucher du soleil […] » Et surtout : « […] dès que le soleil fut sur le point de se coucher derrière la cime de la montagne et que la pénombre du soir recouvrit les flancs de celle-ci, le chant dissimulé toute la journée dans la forêt descendit furtivement, tel un serpent dans la pénombre, et se précipita brusquement sur la mère du garçon qui allait et venait encore entre les sillons du champ, comme le serpent fondant sur sa proie.
Originaire, ce chant – avec sa charge évidemment fantasmatique, ou mythico-sexuelle ? On peut imaginer qu’il aura été lui-même reçu, dans une nuit antérieure à l’histoire racontée, au plus profond d’un passé qui ne nous est pas dit. Ce chant est en tout cas une « chose », quasi corporelle, voire animale, et qui déborde celui qui le porte. Il n’appartient pas au chanteur ou à la chanteuse; il semble les posséder. Il faudra, en tout cas, qu’il s’échappe, reprenne son autonomie, ou, du moins, qu’il soit transmis par le chanteur.
C’est donc un chant qui use de l’individu, passant par lui, le traversant, se poursuivant au-delà de lui ; il est, substantiellement, une continuité (avec cette violence érotique de la continuité qu’a dite Bataille) qui décide du sort même de celui ou celle qui en devient la voix.
En s’unissant (en une fusion qui serait celle de substances indifféremment vocales et génitales) avec la mère du garçon, le chanteur aura (dans un passé qui n’est dit qu’allusivement) engendré une fille. Et c’est elle qui (la mère étant morte à sa naissance) deviendra à son tour la porteuse du chant.
De cette situation de départ, le garçon recevra lui aussi – comme une « brûlure » – son « destin ». Cependant, il occupera constamment, par rapport au chant, une position latérale : c’est qu’il n’aura pas laissé le chant passer par lui.
Dans un premier temps, le garçon est, comme le père et la fille, un musicien errant sur les routes – non pas, il est vrai, un chanteur, mais un accompagnateur (au tambour). Mais le moment viendra où il se séparera (tout en renonçant à la tentation de tuer l’homme, qui n’est pas son père) des deux autres – non sans pourtant se condamner à rechercher, bien plus tard, la chanteuse errante.
Cette histoire, simple, brève et violente, rayonnant d’une étrange énergie, comme un motif mythologique, hante (voire engendre) les récits qui constituent Les Gens du Sud. Elle comporte un autre épisode, le plus cruel sans doute, mais qui, plus encore que tous les autres, est à la source de l’énergie du chant.
Quand cette fille n’avait pas encore dix ans – une nuit, une douleur effroyable l’avait réveillée à côté de son père. En se levant, elle avait découvert son visage brûlé comme si on y avait versé des braises, et, dans une douleur aiguë, il lui avait semblé que ses yeux se consumaient. C’était ainsi que la fille était devenue aveugle à jamais. Parce que le père avait versé de l’acide pendant le sommeil de sa fille.
Le geste extrême du père n’est succintement raconté que pour être aussitôt repris et commenté, ou expliqué, par des voix anonymes :
On disait qu’à cette occasion, l’énergie spirituelle concentrée dans la vue s’était déplacée dans la voix et dans l’ouïe, qui étaient ainsi devenus extraordinaires.
Mais une autre explication est également avancée : en aveuglant sa fille, ce père la rendait dépendante de lui et rendait le lien entre eux indéchirable. A vrai dire, ces deux interprétations peuvent être entendues comme une double version de l’engendrement d’une continuité cruelle mais féconde.
L’ « énergie spirituelle» rappellera, au lecteur occidental, les figures mythiques de héros borgne ou brûlé, Horatius Coclès ou Mucius Scaevola, tels que Dumézil en a renouvelé l’analyse. Il y a d’autres endroits des récits de les Gens du Sud où les personnages sont comme doublés d’une silhouette autre : on les voit sur le fond d’une ombre translucide, comme d’éphémères incarnations d’une présence mythique traversant le temps.
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L’histoire du chant ? C’est donc celle de l’homme qui en fut initialement la voix, celle de sa fille qui en devint à son tour la voix, et celle du garçon qui s’en écarta pour ne plus cesser, plus tard, de chercher à le retrouver. Cette histoire, simple et énigmatique, se donne sous divers angles au fil des récits ; elle semble se perdre, pour être encore retrouvée là où elle paraissait avoir été oubliée.
Le chant, passant du chanteur à la chanteuse (et, éventuellement, à telle autre chanteuse – la servante du début du premier récit), nous est toujours dit comme un chant entendu par d’autres. Il est pris dans l’écoute, anonyme, des « gens », mais surtout dans celle d’un autre : ce « garçon » devenu le voyageur, et par qui le chant ne passe pas, qui s’en met à distance, mais pour devoir ensuite le rechercher toujours là où, par la voix d’une aveugle, il ne cesse de se reprendre.
Le plus étrange, ce furent les propos des gens du village d’en bas concernant les chants qu’on pouvait entendre continuellement dans la taverne, après l’enterrement du père. Après sa mort, sa fille avait chanté à sa place, et après la disparition de celle-ci, la servante lui succéda, mais les gens d’en bas continuèrent à parler de ces chants comme étant ceux du vieil homme. L’âme des chants du vieillard s’était transmise à la fille, puis à la femme. Mais que ce fût l’une ou l’autre qui chantât, les gens n’entendaient que le chant du mort, et ils préféraient l’appeler ainsi.
Ce que l’on entend un peu partout dans Les Gens du Sud, c’est donc – comme une contrepartie répondant au chant, ou comme son enveloppe sensible et murmurante – la parole anonyme des « gens » en général (même si certains personnages peuvent devenir fugitivement une individualisation du « on »).
Cependant, à travers les diverses écoutes plus ou moins incarnées, ou en deça d’elles, c’est la texture, elle-même quasi audible, de ces récits qui s’impose au lecteur, même s’il en subit l’effet à son insu. Elle se révèle, dès qu’on y prête attention, faite de doutes, de suspens, de déboîtements délicats et ironiques, ou d’incessantes rectifications jamais définitives…
L’écriture de ces récits s’apparenterait-elle à celle de Beckett, ou davantage, peut-être, à celles, fuyantes, fuguées, de Thomas Bernhard (dans Corrections) ou d’Imre Kertesz (dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas) ? De pareils écrits semblent ne rien poser que pour le mettre en doute et trouvent pourtant là le principe de leur propre tenue, de leur avancée sans soutien, mais obtenant – dès lors qu’elles ne se reprennent obstinément qu’à leur propre avancée – une sourde puissance.
Le lecteur se sent lui-même étroitement, et solitairement, impliqué dans les affirmations, déceptions, et retraits. Son attention (non loin de ce qui dans les descriptions peut être thématisé, élémentairement, en vent, pluie, neige ou lumière) semble participer de l’élément en quoi s’inscrivent de toujours nouvelles (même si apparemment répétitives) et soudain très fraîches avancées…
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A la continuité du chant, sombre, substantielle et dévoratrice, s’oppose donc non seulement les commentaires divers de certains personnages ou du « on », mais aussi, plus constamment, les doutes du récit, ses contradictions ou plutôt disjonctions minimes, ses liaisons flottantes, une sorte d’irrigation de la narration par le vide…
Le chant, et son principe obscur, quasi mythique, serait-il donc la continuation ou la reprise de la tradition (celle du p’ansori), alors que dans la texture même des récits s’incarnerait plutôt une certaine modernité littéraire ?
L’opposition serait évidemment trop simple.
Il arrive, dans d’autres histoires racontées au fil de ces récits, que des tentatives de remontées dans le passé y rencontrent non du substantiel ou du mythique, mais du subtilement déceptif. C’est le cas dans le cinquième récit qui, comme le quatrième, semble d’abord avoir oublié – avant de soudain la retrouver – l’histoire du chant (et celle du père, de sa fille et du garçon).
Dans ce dernier récit de Les Gens du Sud, intitulé La Renaissance du verbe, Chi’uk (aux pensées duquel on accède insensiblement, comme si les contours du personnage étaient poreux) est initialement mû par « un sentiment de déception à l’égard de la langue ». N’est-ce pas là un dégoût typiquement moderne ?
Chi’uk veut s’écarter des bavardages divers de son entourage, de ceux, en particulier, des « écrivaillons ». Il croit découvrir une orientation lorsqu’il « tombe sur un livre précieux, un recueil des poèmes de Cho-ui ». Ce recueil, apprenons-nous, « contenait des poèmes en chinois du grand maître et bonze Cho-ui, datant de la fin de la dynastie Choson, et constituait une sorte d’éloge du thé coréen ».
Avec l’aide de Kim Sokho, qui a constitué le recueil des poèmes de Cho-ui, Chi-uk tente de remonter – à l’occasion d’une ascension jusqu’au temple d’Ilji-am – vers le secret de Cho-ui. Le thé et le rituel de sa préparation apparaissent alors comme l’image ou la promesse d’un juste rapport, tout de clarté, entre la pensée et le langage. Ce dernier se révèle analogue à l’eau de la préparation du thé : c’est en lui que la pensée doit infuser, c’est dans sa limpidité qu’elle peut diffuser…
Quelque chose, pourtant, semble toujours se refuser à Chi-uk. Lui est-il donc impossible d’accéder réellement aux gestes mêmes du rituel de Cho-ui et à ce qui les animait au temps jadis ? Est-ce le secret de la tradition qui, comme une « énigme », se retire dans un passé auquel le présent est trop inégal ?
C’est au moment du plus grand doute que Kim Sokho, le compagnon de Chi-uk, ou son guide – mais un guide qui lui-même reconnaît son incertitude – , se met à « raconter une anecdote sans rapport apparent avec le sujet de leur conversation précédente ». Cette anecdote, légèrement disjointe de ce qui précède immédiatement, va ramener le lecteur de Les Gens du Sud à ce qu’il croyait, dans cet ultime récit, avoir perdu : l’histoire du chant, ou du moins celle du garçon devenu homme en quête de l’écoute du chant.
Par là tout le livre de Yi Ch’ongjun, avec ses cinq récits, semble in extremis s’ajuster. Il ne le fait pourtant que dans un instant d’une simplicité tout équivoque – lorsqu’est décrit, par la voix de Kim Sokho, l’apparence de « l’homme » qu’il a rencontré dans une auberge (et qui, donc, n’est autre que « le garçon » de jadis) :
Cet homme, qui avait la cinquantaine passée, paraissait misérable et fatigué, du fait de l’état de ses vêtements et des expressions de son visage. Quelque chose d’étrange s’était produit. En regardant cet homme fatigué, l’air piteux avec sa tasse de thé à la main, le regard fixé vers la vallée en aval, j’ai cru voir le bonze Cho-ui. Comme si Cho-ui avait bu à cet endroit même, dans la même position. Comme si je percevais enfin, dans le spectacle de cet homme, ce que j’avais toujours recherché en vain, l’état d’esprit de Cho-ui, buvant son thé.
Il faut donc qu’en cet homme se retrouve – du moins dans le regard que porte sur lui Kim Sokho – le bonze du temps jadis. L’instant de cette transfusion ne cesse pas de trembler. Il ne s’agit d’ailleurs là que d’un « semble » (comme aurait dit Coleridge).
Le présent incertain et prosaïque – celui de « l’homme » – trouve-t-il à s’assurer dans une soudaine identification au passé – celui d’un « bonze » rayonnant ? C’est aussi bien le passé qui doit être emporté dans l’hésitation indéfinie de « l’homme », voire de l’individu « quelconque » du présent. Les liens substantiels – au chant et à sa continuité, au thé et à sa limpidité – sont livrés aux fragmentations de la modernité, et ce sont les récits de Yi Ch’ongjun qui réalisent cette opération.
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C’est seulement dans la mesure où ils sont pris dans une étoffe constamment murmurante que les gestes complexes qu’osent – à travers les personnages, leur histoire, les descriptions ou les « anecdotes » – les cinq récits de Yi Ch’ongjun peuvent s’imposer au lecteur.
A goûter de plus en plus vivement (par relectures attentives) la précision des déceptions perpétuelles, étincelantes, libératrices (et communiquant avec la vie au hasard) qui tissent les pages de Yi Ch’ongjun, je me suis quelqufois remémoré les œuvres (vues il y a quelques années à Séoul) du peintre Park Soo Keun[10]… Trop facile rapprochement ? Illusion de qui ne voit deux objets proches que par l’effet de son éloignement ?
Chez Park Soo Keun, les figures – silhouettes de gens du peuple, femmes portant des enfants sur le dos, ou contours d’objets, de chaumières – ne se découpent que sur un fond qui ne se laisse pas interrompre, qui les traverse ou transparaît à travers elles. Fond brun grisâtre, fragmenté en même temps que continu. Humble puissance de dissociation ou de reconstitution. Du terreux (on pense parfois à des sols de Dubuffet), ou de l’aérien-pierreux. Du granit coréen. Quel entêtement, au ras du sol, chez Park Soo Keun ? Quoi de non tout à fait destructible… ?
Je crois sentir une permanence comparable en lisant Les Gens du Sud – non seulement dans les paysages, mais dans les voix ou les pensées prêtées à certains personnages ou à une attention sans foyer, comme incurvée sur ce qui arrive ou sur les personnages et contribuant à créer l’élément de ce qui n’est ni dedans ni dehors, avec une saveur de terre mêlée d’air, une consistance élémentaire granuleuse ou fibreuse…, rien qui ne soit respirant ou sourdement musical.
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Glissent encore, dans ces cinq récits, des « sentiments ». Inévitablement, ils m’échappent. En tant que Français, et que lecteur en français ? Il faut consentir à leur fuite ; il ne faut pas essayer pas de les fixer, ni vouloir se les rendre tout intelligibles ou clairement identifiables…
Quels sentiments, dans la texture mouvante où sont pris les personnages des récits de Yi Ch’ongjun, évoluent secrètement pour soudain se déclarer au premier plan, jusqu’à ébranler l’ensemble des rapports entre individus-personnages ? Des attractions, ou de la haine (et d’abord entre les personnages initiaux, mère, garçon, homme, fille, des cinq récits). De la colère. Ou, tout près, de l’envie, de la jalousie…
Les noms de ces sentiments peuvent-ils être traduits ? Faut-il, pour qu’ils le soient, que ces sentiments mêmes soient immédiatement reconnaissables, voire échangeables, à travers toutes les frontières possibles ?
Ou bien y a-t-il des sentiments qui seraient propres à un peuple ? Et qui demeureraient essentiellement inaccessibles à un lecteur étranger (et, en particulier, occidental) ?
Ian Assmann a tenté de déceler, dans la création linguistique, et comme au rebours du travail des traducteurs, le désir – d’une société à (ou contre) une autre – de se rendre intraduisible ou inintelligible (juqu’à ce que l’égyptologue appelle « pseudo-spéciation »). Quelle part d’illusion volontaire dans l’entretien des singularités sentimentales collectives ? (Cesser d’y croire, pourtant, détruirait un certain charme, et participerait de la décomposition de ce qu’il y a d’érotique dans les différences – y compris celles entre les « peuples ».)
Dans Les Gens du Sud, plusieurs sentiments sont plusieurs fois nommés qui semblent apparentés. « Regret », « rancune » ou « rancœur », « amertume » « ressentiment » ? Nul doute que le traducteur ne rencontre là des apories. Mais n’est-ce pas d’abord dans le texte de Yi Ch’ongjun, voire dans la langue coréenne même, que le problème de la différenciation des termes se pose ? Yi Ch’ongjun, commme le signale Patrick Maurus, a consacré une étude au « ressentiment ».
Est-ce du ressentiment qu’il faut entendre dès les première pages des Gens du Sud, dans le chant du père ?
Les gens qui habitaient en dessous de ce col entendaient tous les soirs chanter le père. Ils disaient que sa voix était la plus amère et la plus désespérée depuis la création du cimetière près du chemin du col. Aucun parmi eux ne s’en plaignaient. Au contraire, le père et la fille apaisaient leurs soupirs sans cause et ils comprenaient ce que leur propre vie avait d’éphémère.
Le ou les sentiments que les gens entendent dans le chant semblent tenir à la continuité de ce dernier ou à son désir de perpétuation à travers le temps. Mais peut-être se nourrissent-ils tout autant de la douleur de l’individuation, du détachement de la vie personnelle ? Et se retrouvent-ils tout particulièrement dans la brûlure de la séparation qu’aura vécue, ou plutôt voulue, le garçon… ?
Ils reviennent encore, ces sentiments – de soi envers les autres, des autres envers soi, de soi envers soi, de chacun envers la vie – lorsque les interlocuteurs du cinquième récit s’interrogent sur « le pardon ». C’est Kim Sokho qui, dans le temple d’Ilji-am, avoue sa perplexité :
Pardonner les autres, se pardonner soi-même, tout pardonner dans ce monde et exprimer sa gratitude…… Tout le monde peut le dire mais c’est difficile à faire. Alors même moi, qui viens si souvent en ces lieux je ne fais tout au plus qu’imiter……
S’il est vrai que – lit-on encore – « le regret ou le ressentiment accompagnent le pardon », en aucun point des cinq récits n’est proposée quelque réconciliation générale et finale. Tout au plus, en un endroit du cinquième récit, sentira-t-on, dans la fatigue de « l’homme » qu’est devenu le garçon, un discret apaisement… Rien là, pourtant qui puisse effacer une étrange remarque (attribuée à Kim Sokho parlant de cet homme fatigué) qu’on lit dans le cinquième récit : si le garçon a dû quitter le chanteur initial et sa fille, c’était pour résister à l’emprise du chant, c’était « pour préserver son ressentiment, que la magie du chant entamait déjà ».
Le chant exprime-t-il ou apaise-t-il le ressentiment ? Et du ressentiment, désirera-t-on s’affranchir, ou faut-il indéfiniment le « préserver » ?
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Lire Yi Ch’ongjun, c’est, plus décisivement que pour la plupart des autres prosateurs, l’entendre.
Même si je n’ « entends » le coréen que du dehors (et, voyageant en Corée, comme un enfant au bord de la nappe du langage, ou s’y laissant glisser ou submerger), je crois entendre ce qui fait la musicalité des cinq récits de Yi Ch’ongjun. Ils vibrent de rapports calculés et défaits ; ils ne sont que rappels et déplacements, anticipations et retours . Leur musique est narrative et pensante.
Thématiquement, ce n’est pas seulement le chant que, via leurs personnages, les récits nous font entendre. D’autres voix, je l’ai dit, y murmurent. Mais aussi des bruits…
Cependant, c’est à la lecture d’autres récits ou nouvelles de Yi Ch’ongjun que l’on entend – croit entendre – des bruits singuliers, irréductibles à n’importe quelle autre réalité audible. Tel est le « coup » qui vibre dans une nouvelle précoce (1966) : Le Blessé :
Enfoui au plus profond, le son de ce coup était un vif souvenir qui était resté en moi, en dépit des nombres coups de feu que j’avais entendus pendant la guerre.
J’ai cru retrouver de pareils bruits dans certains propos étranges de M. Yi. Et si j’ose en parler ici – au risque de mal reconstituer mes propres souvenirs – , c’est parce que, dans nos conversations, il me semblait exactement en proie à ce qui l’a fait et le fait écrire – à cela que j’essayais, en lui ou à travers lui, de percevoir…
Entendis-je donc, une nuit – dans une chambre d’hôtel assez sommaire (peu de meubles, faits d’un bois convulsé et étrangement traité, avec une douche fruste par le vasistas de laquelle, à l’aube, j’entreverrais la montagne dressée toute près, dans une aube magnifique…) – , ce que, traduit par Heekyoon, ou dans l’anglais dont nous nous servions à d’autres moments, voulut me faire comprendre (ou percevoir) M.Yi ?
Il avait parlé des exécutions entrevues dans son enfance, et, surtout, du son des détonations.
Mais – au moment de regagner sa propre chambre et de tenter de trouver, dans l’obscurité, le sommeil – il parla d’une autre bruit.
« C’est, dit-il, ce bruit que fait la lumière éteinte. »
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Le lendemain, peut-être, dans les rues d’un village qui, m’expliqua M. Yi ou Hee-kyoon, était en hiver une station fréquentée par des étudiants, mais qui se trouvait alors presque vide – rues grises bleutées à la tombée du jour –, nous finîmes par trouver un restaurant, et je crois me rappeler que le patron, n’ayant pas vu d’étranger depuis pas mal de temps, s’étonna, fugitivement.
Nous dînions sur le plancher, dans une lumière faible. Nous étions seuls – à l’exception d’un couple qui semblait se disputer : la voix de l’homme par moments enflait, agressive. Ces éclats me blessaient, j’aurais aimé m’interposer (j’avais un peu bu)…
Ou bien fut-ce soudain le souci du peu que je savais de la vie de Heekyoon, en France, en Corée, et de mon inutilité (ou pire) ? Ou l’inquiétude de ne pas comprendre suffisamment les paroles – si précises, à l’évidence, souvent humoristiques, et toujours délicates – de M. Yi ?
Etait-ce la crainte de ne pas savoir répondre à ce qu’il me (ou nous) donnait ? La honte de risquer de trop promettre sur ce que je pouvais ou pourrais, moi, donner en retour – cette pauvre attention que ces lignes aujourd’hui tentent de réaliser, si tardivement, et brûlant d’une perpétuelle insuffisance ?
Au milieu du dîner, je constatai avec un peu d’horreur (mais comme il sut alors sourire, M. Yi !) que des larmes – quoi ? miennes ? celles d’un vieil-enfantin adulte ! – tombaient dans mon bol de soupe… Et je crus en entendre, imperceptible et risible, le bruit.
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C’est à une vision silencieuse – ou plutôt en proie au mutisme – qu’il me faut un instant revenir.
Kim Sokho était un abîme de silence. La parole était comme enfouie en lui, cachée, et ne s’en échappait que rarement. Elle était comme coagulée. Son silencce n’avait d’égal que son immobilité.
Dans le corps de ce personnage alors quasi dépourvu de parole, une archaïque figure va surgir. (Elle apparaît dans le cinquième récit des Gens du Sud, mais elle recompose certains traits apparus dès le quatrième récit). Elle fait effraction dans le tissu de la prose de Yi Ch’ongjun.
Image de l’impuissance à dire, elle exigerait un commentaire toujours renouvelé, comme le font les images composites des emblèmes d’Alciat – ou comme le réclameraient certaines configurations des Chimères ou tel ange emprisonné et blessé d’Aurélia. Mais elle met aussi en péril la constitution même du personnage romanesque, son dedans-dehors qui est à la fois (en vertu d’un réalisme impossible caractéristique de tant de romans) celui d’un corps et d’une intériorité. Car la parole s’enfouit en lui comme une créature qui ne pourrait y être entièrement contenue :
Tel un oiseau dont la tête resterait invisible et dont seule la queue fuyante serait un instant perceptible. Tout comme si, semblable à la parole, le corps esquissait un imperceptible mouvement pour aussitôt retourner à l’immobilité.
Voilà donc un homme (Kim) dont la parole – sous les yeux de son interlocuteur (Chi’uk) pour qui elle devrait être décisive – se métamorphose en un oiseau sans voix qui semble vouloir se loger violemment dans ce corps humain, mais qui en même temps le déchire en un geste énigmatique.
Chi’uk tentait donc de retarder la fuite de cette queue de parole. Pourtant, indifférent aux efforts de dialogue de Chi’uk, l’oiseau cachait déjà sa queue. Il se tenait debout, un regard vide pointé vers le ciel immense.
[1] Œuvres de Yi Chongjun traduites en français (par Ch’oe Yun, Patrick Maurus, Kim Jung-Sook, Arnaud Montigny, Yang Jung-Hee) chez Actes Sud : L’île d’Io, Le prophète, Ce paradis qui est le vôtre, Les Gens du Sud, L’harmonium, et à la Libraire Racine, Je ne peux plus chanter cette chanson.
[2] Jack London a rendu compte, en des termes parfois peu supportables, de son passage en Corée comme correspondant de guerre lors de la guerre entre Russie et Japon.
[3] Korea’s Place un the Sun, A Modern History, W.W. Norton & Company, New York, London, 1997
[4] C’est chez Hwang Sok yong encore – dans Monsieur Han – qu’on peut lire quelques phrases puissantes sur la mémoire et l’oubli de la guerre de Corée : « Vers cette époque, la guerre s’était arrêtée. Pas tout à fait à vrai dire : il en était plutôt comme de la rivière quand elle gèle en surface tout d’un coup. Les querelles politiques, mais aussi les espoirs que chacun nourrissait, étaient pris dans la glace, condamnés à hiberner en attendant la saison nouvelle. L’oubli venait y ajouter une couche chaque jour plus épaisse. »
[5] Traduit par Kim Chang-kyum, dans Po&sie n°88.
[6] Nouvelles parues en anglais dans The Wounded Season, ed. Frank Stewart et Susie Jie Young Kim, University of Hawai’i Press 1999.
[7] Je reviendrai ailleurs sur Ce paradis qui est le vôtre (et j’examinerai la validité d’un rapprochement avec Zamiatine ou Orwell – dont j’ai abordé les romans dans le Dictionnaire des Utopies dirigé par Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet, et Antoine Picon – Larousse).
[8] « Le père (écrit Patrick Maurus dans la Postface de Les Gens du Sud) pratique et veut faire pratiquer à ses enfants le p’ansori, ce genre typiquement coréen, à l’origine (même étymologique) incertaine. / Il s’agit d’une pratique musicale ancienne, mais qui ne se fixe qu’au XVIIIème siècle, un récit chanté debout, avec une part variable d’improvisation, par un chanteur-récitant unique, accompagné par un seul tambour assis. » Et on lit un peu plus loin : « ce que le p’ansori transmet de plus fondamental encore, c’est le sentiment du han, que les mêmes discours disent intraduisible, justement parce que spécifiquement national. « Ressentiment », mais sans nécessairement le sens de « rancœur ». »
[9] « A chaque solstice d’hiver, la nuit, dans mon enfance, quand le vent caressait le calfeutrage, ma mère épluchait pour moi, avec un couteau mal aiguisé, une rave totue bleue en prenant ma tête sur ses genoux. Maman, j’ai peur de ces sanglots, et même de toi. » Tel est le début de « La maison du vent », de Ki Hyong-do, traduit par Kim Hee-kyoon (Po&sie, n° 88)
[10] Park Soo Keun (ou Pak Su-gun) est né en 1914 dans la province de Kangwon. On dit que c’est après avoir vu une reproduction de Millet qu’il décida de devenir peintre. Sa famille se déplaça à Pyongyang avant la guerre. La guerre ayant éclaté, sa maison fut constamment surveillée, et Park fut maintes fois arrêté et interrogé par les communistes. La famille fuit enfin au Sud. Même après la guerre, Park restera une figure marginale, menant, avec sa femme et ses enfants, une vie difficile.
Une photo (dans « The Korean War and the Visual Arts » – dans Remembering the « Forgotten War », Philip West abd Suh Ji-moon ed., ME.E.Sharpe, 2001) le montre en 1952, peignant , parmi d’autres peintres coréens, des portraits de G.I.