Séparation
Away, away !
Ce cri, on l’entend, à plusieurs reprises, poussé par une voix qui déjà s’étouffe, alors que va s’achever l’opéra Didon et Enée de Henry Purcell : c’est par ce seul mot, répété, que la reine de Carthage chasse Enée.
La séparation des amants est sobrement, inflexiblement, réalisée par la musique – voix soliste, orchestre, rapide chœur ultime. Didon l’incarne en son chant qui perd souffle et va s’éteindre dans la mort .
L’opéra de Purcell (créé en 1689) est bien, de toute sa dense brièveté, celui de la rupture.
On pourrait l’opposer au Couronnement de Poppée, l’opéra de Monteverdi (antérieur d’un demi-siècle) à la fin duquel les voix exultantes de Poppée et Néron se répondaient, voire s’unissaient.
Enée, après une nuit d’amour avec Didon, aura donc reçu, par la voix de Mercure, un message des dieux le sommant de reprendre la mer. Du moins l’a-t-il cru -- et voilà qu’il a annoncé à Didon son départ...
Le spectateur sait, lui, qu’il n’y avait là qu’une machination (et c’est alors à Shakespeare que l’on pense) de ricanantes sorcières...
Enée aura-t-il donc été trop prompt à obéir ? Découvre-t-il lui-même qu’il aura été trop enclin à une crédulité suspecte ? Sent-il déjà l’insoutenable désespoir de Didon ?
Voici le héros troyen qui soudain (alors même que le chœur, tout de vigueur populaire, de ses marins nous fait sentir l’allégresse et le souffle du départ : « Come away fellow sailors ») tente de revenir sur la décision qu’il avait cru devoir prendre et faire entendre à celle qui se croyait passionnément aimée.
Et c’est alors que Didon, dès lors intraitable, le repousse.
La reine a instantanément choisi, par un même geste, de réaliser la rupture et de mourir : elle chante alors (sans plus accepter de rien entendre) la fin de son amour et celle de sa vie ; ainsi la musique se fait-elle souffle expirant d’une séparation redoublée.
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Remember me, but ah ! Forget my fate !
Didon aura donc été – et se reconnaît amèrement – la proie d’une illusion. La fusion amoureuse s’est dissipée ; une fois blessée, elle ne saurait être, comme le propose si frustement Enée, recréée.
De surcroît n’est-ce pas alors la musique même qui (réalisant quelque chose de l’essence de cet art fait de souffles voués à se dissiper à ou en mesure) se fait, envers nous (spectateurs ou auditeurs virtuels), voix de la séparation ? Sa présence doit, ici comme jamais, irrémédiablement, nous fuir...
Tout ampleur et laconisme, voici que le chant se rétracte ; il se froisse ; il glisse en un pan d’étoffe murmurante que la nuit – à la faveur d’un bref chant de déploration d’un choeur – va engloutir.
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A Purcell
Deux siècles plus tard, Gerard Manley Hopkins -- poète et (au prix de quels déchirements nocturnes !) jésuite -- , consacre un sonnet (daté d’Oxford, avril 1879) à « Henry Purcell » (non sans évoquer ce qui, religieusement, sépare le compositeur ancien du catholique rigoureux qu’Hopkins est, lui, devenu) : « The poet whishes well to the divine genius of Purcell »...
Hopkins ne mentionne pas une œuvre déterminée du compositeur : ses vers, les rythmes et accentuations si spécifiques de son poème -- bref et pourtant combien déployé – semblent chercher à réaliser ce qu’aura désiré devenir la musique même de Purcell...
La nuit d’une universelle séparation – d’avec quelle impossible, voire féroce présence divine ? -- : les poèmes de Hopkins n’en réémergent-ils pas sans cesse, par vagues , pour s’y laisser happer encore et encore (jusqu’à nuit calcinante des ultimes « sonnets terribles »)?
L’extrême réalisation poétique -- fût-ce pour qui lit en (se) traduisant à mesure le poème ou en en lisant des traductions (celle de Pierre Leyris par exemple) -- désire de tous ses traits, s’offrir «... à l’âme/ Si chère, et si archi-spéciale qui palpite chez Henry Purcell, / Voici des âges défunte et dès lors séparée... »
La vision que forme le poème fait du compositeur – de son oeuvre ? de son « âme » ? de la musique même ? -- une présence-absence de force à couper le souffle...
Voici en effet qu’un énorme oiseau est descendu, frémissant, se poser sur on ne sait quel bord marin : « une grève pourpre tonnerre » ...
Quelle impossible présence par ce « grand oiseau des tempêtes » s’impose ?
Mais déjà, l’oiseau a ouvert ses ailes, il va redécoller : il palpite ... Va-t-il enlever avec lui la voix même qui dit-forme le poème ?
« Qu’il, oh ! qu’avec son air des anges il m’élève me dépose »..
La prière aussitôt se charge d’une désir :
« ... pourvu
Que j’entrevoie ses marques, ses bizarres lunules, son plumage piqueté sous les ailes »...
Ne faut-il pas, dès lors, entrevoir en ce corps plumeux la musique même ? Cette présence ne s’est faite si proche que pour nous ré-imposer, déchirante, la plus sensible béance qui happe la vision-ouïe qui s’y glisse...
Elle aura été créatrice -- en réalisant ce frémissement de ce qui est vu et de qui voit -- la séparation même...
Pour jamais elle « nous évente d’émerveillement » .