Pour Jean Métellus
Jean Métellus est mort le 4 janvier 2014.
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« Fier de lui... » : je n’ai pu, à ses obsèques au Père-Lachaise, que reprendre ces mots. Ils venaient d’être prononcés par celui qui avait été, à Jacmel, en Haïti, son ami d’enfance : Elliott Roy.
Fiers, oui, nous pouvons, nous devons l’être, de cette œuvre considérable – réalisée à quel prix !
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Jean et moi, étudiants en médecine, fîmes connaissance en 1960 à Paris, et notre lien fut définitif.
Deux jours avant sa mort brutale, nous avons parlé au téléphone : de son travail, évidemment.
Flamboyantes : telles je ressentis ses paroles lors de notre première conversation (qui s’était entamée, à mon initiative et malgré les réticences qu’il m’avoua ensuite, au restaurant de la Cité universitaire du boulevard Jourdan, avant de se poursuivre dans sa chambre à la Maison suisse).
D’Haïti, alors, il apprit tout au jeune français que j’étais : mon éducation (dans cette province d’où je débarquais à Paris) m’avait laissé dans une ignorance complète de l’histoire des Caraïbes.
Et puis, je l’ai vu accéder réellement, tout poursuivant ses études de médecine, à la littérature.
Il dévorait : ses lectures, que le plus souvent nous partagions, allaient de Rousseau ou Balzac (deux de ses passions définitives) à Artaud, Char ou Michaux. Et, bien sûr, il me fit découvrir des auteurs haïtiens majeurs : Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis (abattu en Haïti au printemps 1961).
Enfin, et surtout, au fil des mois ou de quelques années, j’assistai à son entrée dans l’écriture : je vis alors sa parole, telle que je la connaissais, s’y réaliser pleinement, ou plutôt se métamorphoser.
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L’air était mauvais dans la France des années 60-62 (et, déplorablement, on en aura senti comme un sale retour au début 2014).
On ne savait pas, jusqu’au début 1962, que la guerre d’Algérie allait s’achever. La violence à Paris même montait, multiforme ... Quand, enfiévré par ce climat, et mêlé à diverses actions plus ou moins risquées et hasardeuses, j’en vins à rompre pour un temps toutes mes attaches, y compris familiales, Métellus l’exilé fut pour moi, dans cette France qui m’inspirait tant de répulsion, le seul lien qui subsistât, l’unique pôle de stabilité.
Parlant, marchant dans les rues, nous étions comme en-deça de nous-mêmes, et libres de la féroce vanité ordinaire – grâce, oui, à une confiance inespérée et toujours renouvelée, grâce à une libre fluidité de nos pensées dans l’échange, si proches ou si différentes qu’elles fussent ...
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Fin 1966, il vint, avec sa femme Anne-Marie, passer une journée à Illiers (Combray), où, pour une année, j’habitais avec Hélène, qui venait d’être nommée au lycée Marcel-Proust.
C’était un jour de décembre. Après avoir, au crépuscule, parcouru tous deux la venteuse rue de Beauce, nous allâmes nous abriter du froid dans un café en contrebas de la place de l’église.
La salle au plafond bas, presque une cave, était pleine de fumée. Pauvre, la lumière électrique ; bruyantes, les conversations des gens du coin.
C’est alors que Jean posa sur la table un paquet de feuilles mi froissées (la moitié peut-être étaient des doubles dactylographiés sur papier pelure, qu’il avait prévu de me laisser). Sous ses yeux, je me mis sur-le-champ à lire.
Je ne saurais dire pendant combien de temps je parcourus des pages et des pages d’ébauches de poèmes...
Un rougeoiement de forge : c’est ce que je crus recevoir en plein visage. Le souffle d’une refusion furieuse. Le temps – années ou minutes – était happé par ces lignes enchevêtrées et raturées, aux caractères noirs ou violets ; il s’y condensait pour devenir lui-même une part de la substance verbale-sensible à travailler.
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Dans les années qui suivirent, Jean Métellus (qui alors, étape par étape, devint médecin, neurologue, spécialiste des troubles du langage) fut publié dans Les Temps modernes et dans Les Lettres nouvelles.
C’est Maurice Nadeau qui, après avoir fait paraître dans la revue Les Lettres nouvelles le grand poème « Au pipirite chantant », fit paraître, sous le même titre, le premier, et combien éclatant, recueil de Jean Métellus.
Ainsi Métellus avait-il amorcé son œuvre de poète, de romancier, de dramaturge, d’essayiste...
Il me faut ici me contenter de renvoyer à tous ses livres, et aux ouvrages qui lui ont été consacrés.
Non sans, pourtant, arracher au passage quatre ou cinq lignes du si vaste « Au pipirite chantant » :
A la barbe des dieux, un baume infatigable enchante les feuillages, murmure dans les ruisseaux, s’enracine dans le sol, babille dans les basses-cours, rugit dans l’océan, épie les hommes et azure l’horizon
Et le paysan accuse le destin baigné de nuit, journée sans arôme, sommeil lavé de larmes et vie aux fibres brisées
Ou encore ces vers qui, parlant de ou pour « l’enfant noir », disent le plus immédiat « espoir », celui qui ne peut que se réfugier dans l’air, ou se loger dans les choses et la chair :
L’espoir caché dans les replis du jour
dans les radicelles de l’éclair
L’espoir blotti dans la clarté des songes
dans les épis du silence
L’espoir lové dans la pulpe des yeux
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Jean Métellus a été publié deux fois dans Po&sie.
En tête du n° 130 on pouvait lire un bref texte intitulé simplement « Haïti » : il avait été écrit sous le coup du tremblement de terre du 12 janvier 2010.
Très ample, en revanche, la « Rhapsodie pour Guacanagaric » publiée dans le n° 142. Métellus, comme dans d’autres poèmes, dont certains à paraître (chez Bruno Doucey), y enveloppe le monde d’Haïti au moment de l’arrivée de Christophe Colomb : celui des Amérindiens, des Taïnos (et il faudrait examiner la place singulière que, dans plusieurs de ses œuvres, Métellus aura faite à Colomb)...
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Dans plusieurs préfaces ou postfaces, au fil des années et des recueils de Jean Métellus, j’ai amorcé, de cette poésie, des lectures partielles qui n’ont évidemment pas épuisé ce que, consciemment ou non, j’en aurai reçu.
Mon impulsion, aujourd’hui – mais sans que je puisse, dans ces quelques phrases, lui obéir pleinement –, serait de suivre, non sans douleur, les vers d’un poème qu’on lit dans le recueil La Peau (Seghers 2006).
Ce poème est intitulé « Solitude du nègre ».
Il marchait
Soucieux de sentir s’il savait encore marcher
A force de surveiller son ombre
Un beau matin, le voici à l’hôpital
Embourbé dans son sang
Interné, enfermé
Cet homme oublie les rues parcourues
Les souvenirs lui échappent
Fasciné par les caprices du sort
Dans cet ennui qui le mord
Etranger à sa vie
Il s’écrit à lui-même
C’est l’histoire d’un homme noir sans harnais et sans chaîne
Bien affranchi de corps mais jamais libre d’esprit
Il n’osait plus servir ses aïeux et ses dieux
Ils n’ont jamais pardonné
Quelle qu’ait été ma proximité avec son auteur, il est risqué, pour « quelqu’un comme moi » (selon les déterminations les plus générales de mon identité), de parler de ce poème. Son titre, abrupt, douloureux – « Solitude du nègre » – ne dois-je pas le sentir se dresser en une manière d’interdit ?
Il est vrai que le « nègre » que dit ou montre le poème n’est pas l’auteur. C’est un autre : rien qu’un « il » quelconque. Un individu aperçu, semble-t-il, au hasard des rues (mais dont on peut également comprendre ou conjecturer qu’il aura été vu ou revu comme patient, peut-être par le médecin Métellus, à l’hôpital).
Et la force du poème – grâce à sa liberté imaginative –, c’est de s’ouvrir ou de nous ouvrir un accès à l’intériorité de ce « il ».
Les deux premiers vers palpitent sur le bord de l’existence de cet homme isolé ?
Si le « il marchait » est un constat fait du dehors, le deuxième vers nous invite à sentir ce que sent, dans son obscurité intime, le « il ». Nous sommes, par la force du poème, amenés au point d’éprouver ce dont le marcheur ne s’assure que seul et en secret : la sensation-disposition de savoir « encore marcher ».
Même si le « il » solitaire de ce poème ne saurait être identifié à l’auteur Jean Métellus, je ne peux, sous l’effet de la morsure de ces vers, éviter de laisser revenir les instants, très anciens, d’une fiévreuse évidence.
1960, 61, 62 ? Si souvent – et c’était peu de mois encore après son arrivée d’Haïti –, nous marchions. Et, soudain, c’était dans un silence très lourd.
Il arrivait alors que je perçoive en lui, latéralement, une fermeture quasi totale...
Je croyais le sentir... se sentir surveillé, ou même menacé – par quoi ? l’espace même ? (« ... mais vous ne pouvez concevoir cet horrible en dedans en dehors qu’est le vrai espace », avait écrit Michaux, quelques années plus tôt, dans L’espace aux ombres).
Alors en effet, ce jeune homme noir, exilé, qui marchait, et à côté duquel je marchais sans un mot, me paraissait « surveiller son ombre ».
Terrible, alors, le vers:
Embourbé dans son sang
Ces mots font le constat d’un dedans – intériorité psychique se confondant avec un dedans tout corporel – qui, dans la rue même, se sera affreusement extravasé.
Et on voit alors le marcheur croire découvrir son sang hors de son propre corps. Ce que les physiologistes ont appelé « milieu intérieur » paraît se retrouver, là, répandu dans l’espace où tous vont et viennent. Et « l’homme noir » doit maintenant y marcher – ou plutôt, s’engluant, il éprouve son impuissance croissante à y avancer.
Je n’oserai guère, ici, commenter plus avant ces vers compacts et cruels.
La deuxième strophe nous fait entrevoir ce même homme dès lors que la confusion du dedans et du dehors à laquelle il est en proie lui aura valu d’être « interné, enfermé ».
Alors les rues où il marchait ne seront plus qu’un souvenir, ou même s’effaceront de sa mémoire.
Cet homme est définitivement à côté de sa propre vie. Et c’est à travers cette contiguité étrange et familière qu’il lui faut tenter, comme en secret, de « s’écrire à lui-même ».
Combien sombre, enfin, la pensée de la troisième strophe. On ne peut la recevoir que subrepticement – ou l’écouter de côté (la traduire de front pour en faire une argumentation, ce serait en perdre les mouvantes, voire équivoques, charges vitales) ...
Si l’esclavage (celui d’un prisonnier – « chaîne » – ou quasiment d’un animal de trait – « harnais ») ainsi que l’affranchissement sont ici évoqués, et repoussés dans le passé, il semble que ce soit aussitôt pour nous faire buter contre l’impossible libération de l’esprit de ce « il » – de cet « homme noir ».
Radicalement équivoques sont les termes dans lesquels est dite, à cet endroit, la relation aux « aïeux » et aux « dieux ».
De ces derniers, l’homme noir s’est-il trop ou trop peu affranchi ?
Aurait-il dû continuer à les « servir » ?
Est-ce faute de trouver en eux un pôle selon quoi orienter sa propre existence que cet homme se sera retrouvé plus que seul ?
Etranger à sa vie.
Voué à cheminer à côté de lui-même, voire à s’engluer les pieds dans son sang...
Oui : ne pouvant plus marcher qu’au prix de piétiner son propre sang.
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Par ce poème, je ne peux éviter d’être ramené à des instants perdus dans le passé et qui soudain ressurgissent, précis, entaillant le présent où je tente d’écrire.
En 1960 ou 61, il m’arrivait, allant à côté Métellus par les rues, de croire sentir qu’en effet il se sentait marcher à côté de sa propre vie.
C’était dans de pareils instants, si arides, que, dans le moindre regard d’un passant, ou dans celui de tel oisif rêvassant à sa fenêtre, il croyait déceler quelque surveillance, de l’hostilité, une menace...
Alors, oui, comme il se faisait hermétique !
Avais-je pu néanmoins garder la certitude que, grâce à sa confiance et à la mienne, il ne pouvait pas m’être interdit de faire que, dans ces moments dangereux, tout ne se boucle pas pour lui dans une totale rage sans issue, dans un refus métallique et psychiquement sanglant ?
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Même aux pires moments, ne faut-il pas qu’ait pu subsister en lui – rebelle (fût-ce contre lui-même) et, sinon partageable, du moins se donnant latéralement à sentir – quelque espoir ?
C’est cet espoir même que ses vers devaient attribuer, quelques années plus tard, à « l’enfant haïtien »... :
l’espoir lové dans la pulpe des yeux