Paroles Thierno

Loin, près

Ils l'ont porté loin
du lieu de sa langue.
Ils l'ont mal déchargé
en terre étrangère.
Maintenant, il ne sait plus où est
sa tribu. Il est perdu.
Demande. Chancelle. Hurle.

Pire qu'un muet.

C'est Enée qui hurle – dans Le Franc-Tireur de Caproni.

*

Thierno (début décembre 2016) ne hurlait pas.
Muet, un papier à la main, il se tenait devant la porte. Très grand et très jeune: c’était (allais-je apprendre quelques minutes plus tard) un Guinéen de vingt ans.

Quelqu'un venait de sonner pour lui à notre porte.
Une dame du quartier. Parce que, depuis des mois, des années, elle aurait vu (et avec quels sentiments en ce sale début d’année 2017 ? ) des Africains entrer et sortir de cette maison ?

La dame s'est éclipsée en murmurant quelques mots que je n'ai pas saisis.

"Thierno", donc.
Un lien dès lors.

*

J’ai fait entrer Thierno. Le papier émanait de Coallia.
Nous avons cherché ensemble l’adresse sur l’ordinateur.

Il était (m’a-t-il appris en quelques mots un peu – pas trop – ébréchés) en France peu (après trois années catastrophiques en Afrique).

C’était la première fois qu’il entrait « chez des blancs » : voilà ce qu’il me dira deux ou trois mois plus tard; et il ajoutera, alors, en riant – de moi, de lui –, qu’il avait dit à des copains africains : « chez les blancs, c’est plein de livres ».)

Coallia est une association qui travaille « pour l’insertion sociale et professionnelle ».

J’ai accompagné Thierno jusqu’au local de Coallia (pas très loin, comme je l’ai constaté, de chez moi : j’en avais longé maintes fois la paroi et la porte en verre sans jamais y prêter attention).
Je ne suis pas entré.
(Quelques semaines plus tard, et à plusieurs reprises, j’entrerais avec lui dans ce local, j’attendrais auprès de lui, etc.)

En quittant Thierno devant Coallia, je lui ai dit qu’il pouvait revenir à la maison quand il voudrait.
Trois quarts d’heure plus tard, vaguement inquiet, j’ai ouvert la porte sur la rue. Thierno était là ; il n’osait pas sonner. Je l’ai fait entrer pour la deuxième fois. J’ai constaté qu’il parlait bien le français.

Je retracerai un jour (s’il le veut bien, ou, mieux, s’il le souhaite) ce que j’ai cru et crois apprendre et comprendre, jour après jour, de l’histoire de Thierno.
Il vient, a-t-il dit, d’un village où il vivait avec sa mère et sa grand-mère : c’est cette dernière qui, au gamin parlant le malinké qu’il était, a appris le français, avec force taloches.
Il est passé par plusieurs pays, dont l’Algérie, avant de se retrouver en Libye, où, plus d’une année durant, il fut, dit-il, « esclave ».

*

* *

« Vous avez peur ? »

Nous attendons en silence, Thierno et moi, à la Préfecture du Loiret, un jour de mars 2017.

C’est lui qui m’a guidé, car il connaît déjà l’endroit : nous avons gravi les deux tiers d’un escalier, sonné à une porte qui, quelques instants plus tard, s’est ouverte automatiquement.
Dans la petite salle où nous entrons, dix personnes environ attendent. Femmes ou hommes d’Afrique. Des enfants s’ennuient mais ne font pas de bruit.

Les personnes, donc, sont reçues une par une ou à deux ou trois dans des box faits de panneaux légers qui ne montent pas jusqu’au plafond et n'isolent pas vraiment.

D'un geste furtif, Thierno attire mon attention sur des paroles qui s’échappent de l’un des box et qu’on peut plus ou moins comprendre. Il me chuchote (en quelques phrases hésitantes) que c'est une procédure Dublin (il connaît ces mots) qui est en train d’être appliquée.
Nous restons tous deux silencieux, hantés par l’idée de ces dispositions européennes – absurdes, désespérantes.

De celui que Thierno, entendant son nom, a identifié comme Guinéen (et francophone), je ne perçois que le son de la voix: il va, entendons-nous, être effectivement renvoyé en Italie.

D’où je suis, je vois la fonctionnaire, mais pas son interlocuteur.
Elle est jeune (entre vingt-cinq et trente ans), blonde, pas arrogante.
"On va organiser votre départ", dit-elle.

Quelques minutes plus tard, je l’aperçois au fond du couloir. Elle bavarde nonchalamment avec un jeune collègue très cool. Elle attend probablement des photocopies.

De retour dans son box, elle dit: "Voilà, Monsieur, bon courage."
Et puis: "Quand vous êtes prêt à partir..." (la suite se perd pour moi)...

A-t-il dit: "J'ai peur" ?
Je n'entends que la réponse, prononcée avec une calme, voire douce, indifférence:
"Vous avez peur ?"

*

Deux semaines plus tard, le 30 mars 2017, Thierno est chez moi ; dans la cuisine, nous préparons un autre rendez-vous qui, dans quelques semaines, décidera de la suite de sa vie.

Je lui dis que j’avais essayé de noter ce qui s’était passé à la Préfecture et je prononce la phrase que nous avons entendue : « Vous avez peur ? »
Il me rappelle alors (et je crois comprendre ou re-sentir aussitôt pourquoi j’ai oublié cette phrase en effet inintégrable) que la fonctionnaire avait dit d’abord : « Pourquoi vous me regardez comme ça ? »
Et puis il ajoute que c’est cette question qui a suscité la parole du demandeur d’asile que ni lui ni moi n’avons entendue, mais à laquelle la fonctionnaire alors (en trois mots que nous avons l’un et l’autre entendus) a répondu  par :

« Vous avez peur ? »

(Il a donc écouté comme moi ce qui se disait, mais son attention aura été autrement réceptive. De ces instants, de ces voix ou ombres de voix, il a gardé des souvenirs plus complets que les miens: un enregistrement quasi intégral.)

*

* *

Métal

C’est une autre fonctionnaire qui, quelques instants plus tard nous reçoit, Thierno et moi, dans un box voisin.

Elle doit avoir une quarantaine d’années.
Elle affiche une politesse minimale – et nous tient à distance avec une indifférence exercée.

Elle est face à son ordinateur, avec le dossier papier sur son bureau à sa droite.
Elle pose un petit nombre de questions à Thierno
Elle se fait sourde à une remarque que j’essaie de formuler.

Elle pianote et fredonne un continuel « toum toum toum ».
Dans sa voix des billes de métal rebondissent sur une surface dure.