Le 17 octobre 1961 en 2011

« Il avait un sifflet de flic enfoncé dans le cou. »
Quand Jean Métellus m’a-t-il dit ça ?  Les mots, je suis sûr qu’ils furent ceux-là, mais le jour et l’heure ... Peut-être dans la soirée du 18 octobre. Et je crois me souvenir que c’est à l’hôpital Corentin Celton qu’il  était alors en stage (nous étions tous deux étudiants en médecine).
Il m’a dit encore que des flics venaient chercher les blessés jusque dans les salles de l’hôpital et, malgré les protestations du personnel, les arrachaient de leurs lits.

L’information sur ce qui venait de se passer, ce jour-là, ou ces jours et nuits-là,  fut étouffée. Journaux saisis, ou pavés de blanc (tels qu’on en voyait dans le Libération  de l’époque). Radios ? L’unique télé était « la voix de la France ». 

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« Tu inventes », « tu délires » : telles furent les réponses de mes parents, à Orléans, quand je tentai de leur parler du 17 octobre 1961, peu de jours après. 

On ne voulait rien savoir.
Après des années de ce que le pouvoir appelait « pacification » –, il régnait en France une lâcheté que, naïf, je trouvais extraordinaire. 
Avant De Gaulle, puis sous De Gaulle, pourquoi les familles ne s’étaient-elles jamais révoltées à voir partir en Algérie les jeunes hommes, appelés, rappelés... ?
Un sale consentement voûtait l’air du  temps. 

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C’était la guerre – répugnante, enlisée... Ce serait bientôt la fin (on ne le savait évidemment pas) de la colonisation, de l’oppression coloniale qui jusqu’au bout, aveuglément, à n’importe quel prix,  voulait durer.
Pendant des années, les dirigeants politiques avaient été lâches et cyniques. 
Mendès-France, qui avait su conclure la paix en Indochine, et qui avait fait l’objet de campagnes haineuses, par exemple dans Paris-Match, avait été écarté du pouvoir. 
Mollet, Lacoste, Bourgès-Maunoury, etc. : ces noms soulèvent le cœur.
Et sous De Gaulle encore, Debré fut « fanatiquement Algérie française ». Dupé et/ou utilisé par De Gaulle ? Fanatisme de la bêtise.

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« J’ai prié pour qu’on ne le rattrape pas » : c’est ce que m’écrivait, en 1959, mon copain Michel (ouvrier, quatre ans de plus que moi, « appelé » en Algérie).
Il parlait d’un prisonnier qui s’était échappé et qu’il avait dû, avec d’autres, poursuivre. Il n’en disait pas plus. Et ce fut sa seule lettre. 

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« Une guerre raciale »...
Oui, telle était la guerre que la police en vint mener à Paris et qui répondait à la guerre menée par l’armée en Algérie.
C’est François Mauriac dans  Le Figaro littéraire  du 11 novembre 1961 qui avait utilisé cette formule: « Les policiers sont devenus les combattants sans merci d’une lutte sournoise et sans merci, car c’est d’une guerre raciale qu’il s’agit. »
Et le romancier catholique (qui fut pourtant un soutien de De Gaulle) osait dire encore : « Et voici la conséquence : l’Etat, lui, est devenu dépendant de sa police – de son armée aussi, de cette armée dont certains organes ont été démesurément développés par leurs fonctions répressives : l’esprit de corps est la source de tout notre malheur comme il l’était déjà du temps de Dreyfus. »

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« De l’ampleur de la terreur qui, à partir de 1960, s’abattit sur les Algériens », on ne voulait rien savoir.

Ma famille en province, mes copains étudiants en médecine ne voulaient pas savoir la guerre raciale et la terreur. (Mais aussi : tout ce que « quelqu’un comme moi », vingt ans, n’a pas vu, pas su, pas su voir.)

« Les prêtres-ouvriers et les travailleurs sociaux qui étaient  en contact quotidien avec des immigrés rencontraient une véritable incrédulité [...] L’immense majorité des Parisiens ne comprenait tout simplement pas ce que vivaient les Algériens ; et après sept ans de guerre, ils étaient bien peu nombreux à vouloir en faire l’effort. »

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Rien de ce qui concernait les Algériens ne portait dans l’espace public. 
Certes, il y avait eu la « Déclaration sur le droit à l’Insoumission dans la guerre d’Algérie » en septembre 1960. Mais tout, ou presque, me paraissait pénétré d’une limaille acide de consentement et de mensonge. 

Je ne notais rien, alors : mutisme intérieur... Le présent était absorbant, résorbant. Voûté, oui, d’une matité charbonneuse. La surdité volontaire de la société française sur les Algériens me contaminait-elle ? 

C’est par la guerre d’Algérie, présente et tue – déniée par le pouvoir sous le nom de « pacification » – , c’est par la guerre raciale en France que sont venues, à « quelqu’un comme moi », à un adolescent français en 1954-55-56-57-58-59-60-61, des « sensations politiques » – celles qui vous  fauchent comme sous les pieds, celles qui liquéfient, glaciales, toute appartenance, y compris familiale, et le seul fait – ou la croyance – d’avoir une place...

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Se faire tuer...

Si maigres, les groupes – non, pas des groupes, tout au plus des contacts furtifs (alors que les partis de gauche se dérobaient, voire avaient collaboré à la guerre, souscrivant en particulier à l’état d’exception)  –  de ceux qui, à cette double guerre, coloniale (en Algérie) et raciale (en France), tentaient de résister sans moyens : dans un désert politique et social. 

Une nuit, bd Saint-Germain, peu après le 17 octobre 61, nous nous dîmes, mon ami Hugo et moi (nous étions informellement en contact avec le « réseau Jeanson » ... une fois je portai – non sans me montrer imprudent, voire irresponsable – une « valise » à Bruxelles) que la flasque opinion ne réagirait que si des Français-français (pas des « Français musulmans d’Algérie ») étaient tués... Nous en venions à être hantés de fantasmes sacrificiels...
Quelques mois après (8 février 1962), ce fut Charonne.

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Mais qui, alors ? qui donc ?
Oui, il y avait Jeanson, Sartre, Schwartz, Panijel, etc. 
Il y avait Vidal-Naquet que j’avais entrevu prof au lycée d’Orléans (et dont un de ses ex-collègues m’avait dit un jour: « Oui, je l’admire, mais moi je serais incapable de faire comme lui... Trop peur que ma voiture explose... »)

Il y avait eu à Orléans Marcel Reggui, « citoyen français d’origine musulmane converti au catholicisme », que j’avais connu comme prof, dont je n’ai découvert que beaucoup plus tard, après sa mort,  l’histoire personnelle et familiale  dans : Les Massacres de Guelma, Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales... 

Comment lui dirais-je, à travers la barrière de la mort, une affection que je n’ai pas su lui témoigner... ?

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Le bidonville de Nanterre, c’est dans ces semaines-là que (petit-bourgeois provincial sidéré) je l’ai découvert, béant dans l’espace. 
La boue. Les eaux sales, flaques, non, marécages reflétant le blanc du ciel. (On peut trouver, aujourd’hui, quelques photos sur internet.) Logis faits de débris. Enfants traînant des carrioles avec bidons d’eau. 
Le dimanche soir, on voyait, du bidonville, les gens – Français ordinaires –  rentrer chez eux en voiture.  D’un côté de la route, la vie « normale ». Du côté du bidonville, le couvre-feu qui, aux « Français musulmans d’Algérie », contribuait à rendre la vie impossible.

J’ (ce « je » n’est ici qu’un instrument de réimmersion dans l’air du temps d’alors) ai tenté de participer au très peu d’aide...
Remplir des papiers. « Alphabétiser » (par exemple un homme qui me paraissait plutôt âgé). Aider des gamins, si vifs, vivant avec leur père dans un sous-sol qu’on leur louait non loin du bidonville. Aider Mohamed, guère plus jeune que moi, qui parfois me  prenait sur sa mobylette pour me faire attraper le bus... 
La mère de Mohamed me recevait « dignement », en silence  – au ras de la terre battue, du café au poivre...

(Le « je » que je fus alors me sera resté, ma vie durant, comme un douteux souvenir  – un je imprudent, décevant. 
Je fus, oui, inconséquent, je quittai brusquement le bidonville et ses environs, je partis comme « moniteur » dans une colonie organisée par la municipalité de Nanterre, où je retrouvai, il est vrai, des enfants du bidonville, etc.
Le goût de ce « je » d’alors, dont j’ai gardé une espèce de honte, s’est incorporé pour moi à tout ce qui suivit – traînée d’amertume noirâtre.)

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« Dans les commissariats, y en avait où il se passait des sévices vis-àvis des Nord-Africains. Moi y  avait un type que je connaissais, il s’en est vanté, pas à moi, mais il s’en est vanté c’est tout à fait authentique. Dans la plaine de Gennevilliers là, il travaillait à Colombes lui à l’époque [...] avec le car car il prenait deux ou trois Nord-Africains comme ça qu’il avait récupérés dans le bidonville de Nanterre, il les emmenait dans la plaine de Genevilliers, là-bas, au milieu des jardins maraîchers et il les faisait mettre à genou, le pistolet sur la tempe en leur disant moi je vais te tuer, en leur faisant une trouille pas possible et puis à la dernière minute et puis non. Et puis il les laissait rentrer chez eux, le pire sadique... » 

Voilà  ce dont on ne m’aurait évidemment pas parlé au bidonville.
Les hommes qui rentraient: muets, méfiants.
Parler avec les gens qui vivaient sous cette oppression de ce qui leur arrivait au jour le jour ? Comment aurait-on confié à un jeune « comme moi » des situations pareilles ? 

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Le film de Panijel sur la manifestation d’octobre 61 (avec en préambule Manceron, Einaudi, Vautier)
On y entrevoit le bidonville.
Et des gens. Des visages, vêtements, gestes. Des récits. Des corps pudiquement montrés ou dits : cicatrices de blessures, traces de tortures.
Des hommes, des femmes parlent et se livrent (fût-ce furtivement) à la caméra comme on ne m’a jamais parlé au bidonville (jeune trop flottant que j’étais). 

Est rendue sensible, simplement, et à jamais, par le film de Panijel, l’exposition brute à laquelle les « Français musulmans d’Algérie » étaient alors livrés dès qu’ils étaient dehors, dans les rues, mais aussi « chez eux », dans le bidonville – pauvres tentatives de logis, quelques parpaings, des tôles, des pans de bois ou de carton. 
Chaque vie abandonnée  – dans la privation de tout droit, dans l’absence de tout recours – à la police affranchie de toute légalité par Papon.

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« Octobre 1961, un « massacre d’Etat » en situation coloniale. »
Un massacre d’Etat organisé par Papon.

Papon, ce nom, certes, sonne sinistre. Cependant il serait trop facile de nommer ce seul personnage. 
Que devient la démocratie quand elle permet, voire suscite, l’action de pareils « individus » ?Qu’est-ce qui  – et d’abord un président de la République, un premier ministre, un ministre de l’intérieur –  donne liberté à un être comme Papon de se dilater en permanence en invoquant l’état d’exception et la  « guerre subversive » ?
C’est toute la société française d’alors qui vivait, affaissée, sous ce sale repli, dissimulé-public, ignoré-su, où jouissait Papon.

 Dois-je ici – furtivement futilement – m’arrêter sur ce que nous apprennent les historiens ?
House et MacMaster font état des pressions de Papon sur Frey, ministre de l’intérieur mou et brutal. 
Ils parlent aussi des tentatives de résistance d’Edmond Michelet, ministre de la Justice (un homme qui avait été déporté à Dachau en un temps où Papon contribuait à l’organisation de déportations) au préfet de police Papon. « La frustration du préfet [Papon] était encore alimentée par l’opposition constante du garde des Sceaux et ministre de la Justice, le libéral Edmond Michelet. Celui-ci était favorable aux négociations avec le FLN. Les hommes dont il s’était entouré (Joseph Rovan, Gaston Gosselin, Hervé Bourges) entretenaient des liens étroits avec le mouvement opposé au conflit et avec le journal antiguerre  Témoignage chrétien. En mars 1961, Michelet qui représentait un obstacle aux manœuvres de Papon pour contourner la légalité, se plaignit au Premier ministre que les lignes téléphoniques de son ministère avaient été placées sur écoute par le préfet, dont il dénonça le comportement hostile et arbitraire. »  
Quelle fut alors l’issue, De Gaulle régnant, de ce conflit entre un homme honorable et un personnage inqualifiable ?
« Le 10 avril [1961], une réunion ministérielle fut organisée [...]. Debré, soutenu par le ministre de l’Intérieur, arbitra en faveur de Papon : les Algériens pourraient être internés pendant quinze jours sans que le procureur en fut informé, ce qui donnait à la police des possibilités considérables de répression arbitraire. Finalement, Debré qui, en tant que farouche partisan de l’Algérie française, haïssait Michelet, insista suffisamment auprès de De Gaulle pour que le ministre fût renvoyé, ce qui fut fait le 24 août. Un obstacle majeur à d’autres violations de la légalité venait d’être écarté. »

Le 2 octobre 1961, Papon (après l’enterrement d’un policier assassiné par le FLN) tint aux policiers des propos ambigus mais, pour qui savait entendre, trop clairs. House et MacMaster cite ces paroles tels que les rapporte un policier syndicaliste : « En ce  qui concerne les arrestations, il nous a donné carte blanche. Il nous a dit : vous n’êtes pas destinés, entant que gardiens de la paix, à mener une guerre subversive, on vous impose une guerre subversive, vous devez être aussi subversifs aussi dans la guerre qui vous oppose aux autres. Il nous a recommandé la vigilance, il nous a dit que lorsqu’on se sentait menacé, il ne fallait pas attendre, et tirer les premiers, vous serez couverts, je vous en donne ma parole. D’ailleurs, a-t-il dit, lorsque vous prévenez l’état-major qu’un Nord Africain est abattu, le patron qui se rend sur les lieux a tout ce qu’il faut pour que le Nord-Afrcain ait une arme sur lui, car à l’époque actuelle, il ne peut pas y  avoir de méprise. »

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 Et il nous (nous Français) faut reconnaître une sombre continuité...
Durant des décennies après 1961, le pouvoir  français – quels qu’aient été les dirigeants politiques – opposa obstacles et mensonges à toute investigation.
« A cette époque (1991-1996), les gouvernements tant de gauche que de droite ne voulaient pas plus reconnaître l’ampleur du massacre qu’admettre la responsabilité de l’Etat, ni même ouvrir des archives qui auraient permis aux historiens d’expliquer et d’analyser un passé lourdement chargé. Le contexte insitutionnel n’était pas non plus sans jouer un rôle essentiel : en 1996-1997, le ministre de l’Intérieur était Jean-Louis Debré, le fils de Michel Debré, Premier ministre en 1961. »

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17 octobre 1961, au temps d’ « un massacre d’Etat en situation coloniale »,
tout, dans l’entre tous, était opaque, cloisonné

C’est du moins ce que je sentis alors, ce qui reste à « quelqu’un comme moi » de sensations politiques d’alors.

Murs sales partout dressés. On s’y heurtait comme à du métal rouillé. 
Contre ces parois, je m’écrase encore en traçant ces mots, avec un dégoût renouvelé.

Inciser (témoins, historiens) la surdité dans le passé ?
Erafler un sale tympan de fer.

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Surdité organisée ou consentie... La stupéfaction reste totale à la re-constater dans mes propres souvenirs les plus immédiats, les plus sensibles.

Me revient, du fond de quelle insomnie,  un poème de Pierre-Jean Jouve Jouve : trop « beau ».
Je le recopie ici – pour l’écarter.

Récitatif

Toi qui m’entends
O disposant des morts et de la solitude
Chose réelle
Formée des pensers des bouches des cris des larmes
Des cellules des matières et du temps
Immuable et mouvant dans les saisons tragiques
Que les villes n’on pu distraire
Seulement masquer de boues et de ciment
Que les guerres n’ont pu tuer malgré le sang noir
Que les enfants n’ont pu perdre malgré la misère
Et que l’homme en mourant a toujours répété
Sans nom
Toi qui m’entends.

Non. Il n’y eut rien, en octobre 61 en France – rien de tel qu’un « toi qui m’entends ».