notes brèves sur un poème infini

 

notes brèves

sur

un poème infini

 

 

« Ayant l’expansion des choses infinies »...

 

Alors que je songeais librement (au fil de la vie, en allant par les rues ou en traversant la Loire dans l’air gris du temps) au poème de Gôzô  Les draps d’Ishikari  que je venais de relire,  pourquoi ce vers du sonnet probablement le plus connu de Baudelaire, « Correspondances », m’est-il venu aux lèvres ?  Par proximité ou par contraste ?  

 

Les Fleurs du mal, faut-il le rappeler, connurent dans les divers milieux littéraires en Asie, au seuil de la modernité, une diffusion considérable (avant que, plus tard, The Waste Land  de T.S. Eliot exerce un effet au moins aussi radical – au Japon ou, aujourd’hui même, en Chine, chez un poète comme Yu Jian par exemple)...

 

Bien entendu, si Baudelaire dit cette « ex-pan-si-on » en dilatant le mot (par « diérèse »), il le fait néanmoins dans le  strict contenant de l’alexandrin.

Chez Gôzô, en revanche, le poème se libère de toute forme préétablie, voire de tout contour déterminable ; on y sent une infinité potentielle.

Tout grand poème de Yosimasu semble toujours en train de se faire, il se forme de manière à ne cesser de sortir de lui-même . Ainsi pour Les draps d’Ishikari : le texte  pourrait (se dit-on en le lisant ou s’en souvenant au fil des heures et des jours) ne jamais finir de se déplier...

Des « draps » ? Ils sont d’abord l’étoffe de ce qui se déplie ; même là où ils ne sont pas nommés, ils habitent les déroulements du poème de leurs froissements (« froissé froissé froissé ») ou de leurs redéploiements respirants ...

 

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S’il y a des « choses infinies » pour Gôzô, elles  ne sont pas « au-dessus » du monde, comme elles peuvent l’être pour Baudelaire 

Dans « Elévation »,  le poète des  Fleurs du mal s’adressant à «  un bon nageur qui se pâme dans l'onde » lui dit, dans le vers qui suit aussitôt : « Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde ». Une pareille immersion, soudain si joyeuse, pourrait n’être pas étrangère à la poésie de Gôzô.

Mais voici que l’interlocuteur  – ce « bon nageur » – que se donne le poète d’ « Elévation »,  vient à être nommé : « mon esprit ». Et un autre vers du poème l’encourage : « Va te purifier dans l’air supérieur ».

 

« ... l’air supérieur » ?  Rien de tel, je crois, chez Gôzô ;  le flux poétique qui, dans ses poèmes, traverse toutes choses ne laisse pas en place quelque région d’en haut que l’ « esprit » devrait tenter de rejoindre comme sa provenance ou son origine perdue...

 

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Des allusions vite rétractées, des références plus ou moins furtives sont partout sensibles dans « Les draps d’Ishikari ». Si elles ne se laissent pas capter et tenir, ce n’est probablement pas pour le seul lecteur non japonais. 

Tout lecteur reçoit, des formulations glissantes de Gôzô, des sensations référentielles, sans pouvoir identifier ou fixer les référents eux-mêmes. Les rapports du langage au monde ne sont que suggérés : les voici qui flottent aux vents du monde, et ce sont autant de lanières qui se rompent, et des rubans transparents, et des liens arrachés...

 

Intenable, le poème de Gôzô ne cesse, tout en se déroulant, de se porter au bord du langage. Il est, en maints endroits, sur le point d’en sortir : c’est alors que sont notés des silences, ou que surgissent des onomatopées, ou que pointillent des signes purement graphiques...

 

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La poésie de Gôzô court le monde.

Gôzô est peut-être moins un voyageur au sens courant qu’un poète qui se déplace en cherchant à réaliser le désir dont sa poésie est animée... 

Certes, Gôzô vient ou revient également explorer minutieusement des endroits du Japon. Et là sont souvent aussi lovés des temps passés. (Le nom même d’ « Ishikari » ne nous ramène-t-il pas vers les origines du Japon et la langue aïnoue... ?)

 

Mais Gôzô procède-t-il alors, « chez lui », autrement qu’en s’aventurant à l’étranger, dans l’univers entier ?

Le plus proche, dans le pays natal, se distend – jusqu’à se fissurer en mille endroits – sous les mots du poème : il pourrait les ralentir indéfiniment...

En revanche, c’est le plus  vaste – le monde entier (ou quoi de plus démesuré encore ?) –  qui, lui, demandera soudain à être traversé d’un trait.

 

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Emily ! Le « fantôme d’Emily » flotte-t-il donc encore dans Les draps d’Ishikari 

Il est touchant de retrouver régulièrement l’attachement entre Yoshimasu, si mouvant, et Dickinson, la quasi recluse d’Amherst, dont la vie se passa, quasiment, dans une chambre, et qui –  poèmes, maison, portrait – est devenue un pôle d’attachement pour Gôzô en ses glissements cosmiques.

Dans les poèmes – brièvement brûlants, intensément localisés en même temps qu’aériens – d’Emily Dickinson, que trouve-t-il donc, Gôzô, qui soit de nature à répondre à ses propres expansions sans limites ? 

Avec tendresse, avec douceur, la poésie de Gôzo (écrite ou réalisée en de courts films) s’attache à faire dériver « Emily » – son écriture retenue ou tel vieux cliché rendu transparent –  dans les espaces qu’elle explore.

 

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Tressautements et dérives, vitesses et expansions: c’est à quoi, sans doute, se livre Gôzô. Mais, singulier lecteur, il n’en a pas moins un intérêt passionné pour des auteurs qui auront tenté de remonter vers les moments les plus denses de leurs respectifs passés et vers des lieux quasi originaires : Proust, Nerval... Et il faudrait penser aussi au merveilleux auteur de  Train de nuit dans la voie lactée (quel titre !), Miyazawa Kenji...

 

Gôzô fait plus que lire des auteurs comme ceux-là, ou que promener leurs volumes avec lui dans ses déplacements, il leur demande secrètement quelque chose. Quoi ? C’est une énigme qui bat au cœur de l’existence poétique, soudain fraternelle, de Yoshimasu.

 

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Du mythique chez Yoshimasu ? Impossible ici d’en approcher minutieusement, comme il faudrait. Des figures apparaissent, provenant d’anciens héritages – récits ou peintures, édifices, tapisseries ou, peut-être, sculptures.

Ainsi, dès le début de Les draps d’Ishikari,  c’est une licorne qui surgit : « accoudée, à la « fenêtre des dieux »,... // licorne d’encre blanche »

Bientôt, il est vrai, et presque naïvement, une parenthèse va nous avertir : « Les licornes bien sûr sont des animaux imaginaires [...] »

 

La licorne d’encre blanche qui, d’emblée, « leva le museau » (mais qui parfois devient partenaire d’un dialogue orageux),  occuperait-elle la place d’une figure génératrice au sein du poème et pour tout son ample déroulement ?

 

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Aurait-il quelque chose d’épique, l’élan (avec par instants ses amorces de narration, ou selon ses pulsations entre passés, présents et futurs) de ce grand poème déroulé ?

Cependant, on n’y découvre pas quelque récit issu de la tradition et où une communauté serait chantée.

Et nulle structuration stable d’un monde où les mortels apparaîtraient situés entre les immortels et les morts...

 

Des diverses sphères que toute tradition tend à distinguer (et à situer, à stabiliser dans des représentations et des pratiques rituelles), il subsiste ou revient certainement quelque chose chez Yoshimasu (qu’est-ce, par exemple, que cette « silhouette d’un enfant du fin fond » brusquement apparue ?)... Mais ce n’est jamais qu’en des reflets de quelque merveilleux vite évanoui ou qui se trouvera livré à un flux ne laissant se stabiliser aucune représentation collective.

 

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Et quel lecteur fait-il de nous, ce poème, tout en se déroulant?

C’est nous aussi qu’il déroule nous-mêmes; ou plutôt il nous suscite, secrètement, dans tous les moments de notre histoire et, tacitement, dans tous les aspects de notre existence.

 

Pour se laisser émerveiller à lire ou entendre  Les draps d’Ishikari, ne faut-il pas accepter de redevenir tantôt (ou à la fois) enfant ou adulte, jeune ou âgé ?

(Et chacun devrait-il même  – en nécessaire et impossible lecteur se métamorphosant sous l’effet de ce qu’il reçoit  –  s’accepter tout à la fois féminin-masculin, ou animal et humain, voire chose et être animé... ?)

 

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... « et vous êtes irresponsable envers les images »...

Mystérieusement, c’est la licorne qui est dite, en  endroit des  Draps d’Ishikari, dire ces mots...

 

Des images ? (Baudelaire, Mon coeur mis à nu : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion). »)

Combien séduisantes, les images de Yoshimasu, à voir ou à entendre :

« ainsi murmura la « goutte d’eau de l’ancienne porcelaine » en argile verte. (l’image tousse, elle aussi) »

 

... « seules, dit encore le poème, les images jouent »...

Elles jouent, oui – et leur danse (leurs dédoublements tremblants) contribue à réengendrer l’élan du poème.

 

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Et que sont ou font, inattendues, ces maintes choses menues, délicatement actives ?

« le petit arbuste hamansu dessinait en humectant son doigt les bords de la colline de voile fin »

 

Un peu partout, de petits objets doucement tremblent...

« Des matelots phéniciens aux chapeaux jaunes oscillent comme de menues fleurs »

Ces derniers, par exemple (mais comme d’autres choses minuscules émergeant ici et là), semblent, miniaturisés, prendre une valeur apotropaïque :

« (Arrête-toi, et après quelques instants, reviens, c’est l’entrée / de la maison du fantôme et.) »

 

(N’est-ce pas un peu partout, dans la poésie de Yoshimasu, que  des inflexions ou influences inquiétantes sont à induire ou à repousser ? 

Il faudrait alors, au prix de gestes furtifs, faire trembler et bruire des objets voués à flotter comme autant de micro-aérolithes peut-être magiques).

 

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Et du théâtral se formant dans les plis du poème... ?

Les « draps » qui pendent comme des rideaux laisseraient-ils soudain place, dans ou entre leur plis, à quelque ébauche d’une grande scène peut-être tragique (avec éclairs, rage, rougeoiements sanglants, soudain...) ?

 

Et puis voici que survient le « soulier de satin » !

Pour une confrontation secrète avec l’énorme pièce de Claudel (celui qui déclare : « La scène de ce drame est le monde ») ?

Est-ce alors en se défaisant de Claudel que Gôzô, humoristiquement, fait dire à la licorne : « Dans un vaisseau spatial, il n’y a pas de soulier de satin,...... » ?

Et le poème de Gôzô (en enfantin « vaisseau spatial » ?) va poursuivre sa trajectoire.

 

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Quel principe se sera donc formé et continument reformé en un cœur battant-mouvant tout au long du poème déroulé que forme Les draps d’Ishikari ?

C’est un principe de mouvement qui ne se laisse pas réduire au seul « je »... Celui-ci, certes, n’est pas absent, mais, en bien des endroits, il semble jouer plutôt le rôle d’un artisan à l’œuvre dans le poème ou celui (comme pour un bateau –  ou un vaisseau spatial ! – à entretenir à mesure qu’il vogue) d’un collaborateur pour le « faire » qui serait celui du poème même...

 

Crucial, donc, au sein du poème, cette libération entretenue d’un noyau qui, pulsatile, fait que le poème toujours se relance à travers espaces et temps...

(J’ai soudain songé à Joyce... En une phrase grandiose, le romancier d’Ulysse fait de son personnage un pur principe d’errance cosmique : « Il errerait à jamais, écrit Joyce parlant de Léopold Bloom, sous sa propre impulsion, jusqu’aux extrêmes limites wde son orbite cométaire, au-delà des étoiles fixes et des soleils variables et des planètes télescopiques, chemineaux du ciel, jusqu’aux frontières de l’espace, allant de monde en monde, parmi les peuples et parmi les événements. »)

 

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Au tissu même de l’univers, aux matières et consistances rapidement évoquées, le poème ne cesse de se prendre grâce aux images qu’il crée, mais aussi de toute sa consistance d’œuvre ne cessant de se former ...

Des « draps », bien sûr, « pendent » dans le ciel.. Mais soudain, fantastiquement, serait-ce une « mère » qui, elle aussi, « pend » ?

Et ailleurs n’est-ce pas un morceau de tapisserie (celle de La Dame à la licorne ?) ou quelque autre étoffe qui se prend dans le déploiement du poème ?

Soudain, c’est la licorne elle-même que l’on croit surprendre à défibrer son propre support, à détisser la tapisserie...

 

Ou bien voici encore que se décolle on ne sait quelle enveloppe du monde ou quel « papier du ciel ».

A moins que ne « s’écaille » le fond même de la mer...

 

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De la visibilité du texte, le lecteur occidental n’a pas, sans doute, la même perception que l’auteur ou qu’un lecteur japonais ou asiatique (le cas de Michaux serait ici très significatif)...

 

Les jeux typographiques , dans les pages mêmes de cette  traduction, sont néanmoins sensibles comme intégralement constitutifs du poème : espacements réalisant des pulsations, changements de styles ou de corps des caractères, signes de ponctuation qui se mettent à vivre pour eux-mêmes... C’est une évidente désinstrumentalisation de la typographie (et, en France, on pense bien sûr, au Coup de dés  de Mallarmé)...

 

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Merveilleusement chantante (on sait que le chant en poésie est loin d’être une exclusive affaire de sons), la fin du poème...

 

Le « je » soudain trouve ou retrouve, in extremis, la présence la plus vibrante : « j’ai pensé qu’enfin j’étais arrivé »...

 

Et puis c’est tout un érotisme fluide qui va transir le réel tel qu’il se dit encore ...

On aura entrevu, en une image tragique, des corps de « femmes mineurs » enfouis... Ensevelis par quelque catastrophe ?

Mais voici qu’alors c’est la montagne même – par quelle diffusion libératrice  ou quelle métamorphose ? – qui devient génitrice..

Sublime « montagne mouillée », elle « accouche » de « l’enfant du  fin fond ».

Et le poème, oui…, comme il chante alors !

Il ne se lasserait pas de dire « votre corps nu de très belle « montagne mouillée » »... Ou bien : « Vos cheveux bellement traînant sur la « montagne mouillée » »

Et il faut chuchoter avec le poème « femme mineur, femme mineur, femme mineur ».

Il faudrait enfin, lentement, savoir se laisser imprégner par la joie de cette image :

« Votre très beau corps se mouille de feuilles rouges d’érable... »