Günther Anders, Hiroshima et la fin du monde
Dans la Quinzaine littéraire, 16-30 nov. 2008
Quand l’horizon commencera à couler
« Comme nous sommes peu libres en tant qu’êtres sentants ! » s’écrie Günther Anders dans son « Journal de Hiroshima et de Nagasaki » intitulé « L’Homme sur le pont » et qui paraît dans un gros volume comprenant aussi la correspondance avec Claude Eatherly, présenté (un peu abusivement) comme « le pilote de Hiroshima »[1].
Libérer la capacité de sentir ? C’est un philosophe quelque peu sauvage qui le désire. Né en 1902, élève de Husserl et de Heidegger, premier mari de Hannah Arendt, il avait dû, menacé en tant que juif, s’exiler d’Allemagne en 1933, il avait vécu à Paris, aux Etats-Unis, à Vienne. Et c’est en 1958 qu’après avoir, à Tokyo, participé à un « congrès international contre les bombes atomiques et à hydrogène et pour le désarmement », il se rend Hiroshima, puis à Nagasaki.
Claude Mouchard
günther anders
hiroshima est partout
L’Homme sur le pont (Journal de Hiroshima et de Nagasaki), traduit de l’allemand par Denis Trierweiler
« Hors limite » pour la conscience (Correspondance avec Claude Eatherly, le pilote de Hiroshima), traduit de l’anglais par Françoise Cazenave et Gabriel Raphaël Veyret
Les Morts (Discours sur les trois guerres mondiales), traduit de l’allemand par Ariel Morabia
Préface à l’édition française par Jean-Pierre Dupuy
Editions du Seuil, 519 p.
Chaleur étouffante de l’été au Japon ; l’«atmosphère » est « épouvantable », l’« environnement » est « éblouissant : moitié eau, moitié feu ». Mais ce qui fait souffrir Anders, c’est de n’avoir aucun accès aux « champs de ruines » qu’avait naguère – août 1945 – laissés la destruction atomique. Les reconstructions à Hiroshima et à Nagasaki, il les sent comme autant de destructions de la destruction. Le ravage atomique, comment, treize ans plus tard, l’imaginer ?
C’est d’abord en lui-même qu’Anders éprouve ce qu’il dénonce chez tous : la pauvreté de l’imaginer et du sentir. Nous sommes, crie-t-il, « des analphabètes du sentir ». Et puis… visiter Nagasaki après Hiroshima : serait-ce déjà, pour le visiteur, la satiété ? Anders n’oublie pas, cependant, que la bombe larguée le 9 août 1945 sur Nagasaki ne fut pas moins sinistrement inaugurale que celle lâchée, le 6 août, sur Hiroshima : avec cette deuxième bombe s’entamait le temps de la répétition atomique, effective ou indéfiniment possible. « Pour le moraliste, Nagasaki devrait venir en première place, et il faudrait donc dire « Nagasaki et Hiroshima ». Car, avec cette deuxième frappe, il s’est agi de quelque chose d’encore plus maléfique qu’avec la première. »
Soudain, dans une vitrine du musée de Nagasaki, une chose impossible surgit. Le visiteur voudrait-il fuir ? « Non, car même si ce n’est pas un objet, mais un monstrum, ne pars pas ! Tu dois le voir, tu dois le nommer. Car ce qui est là sous tes yeux, à seulement dix centimètres, séparé de toi par une vitre, aussi proche que ton propre corps, c’est une main qui a fondu en même temps que le verre d’une bouteille de bière. » Cette fusion-métamorphose à jamais figée est la trace d’un instant infinitésimal : « On ne saurait dire où la bouteille cesse d’être une bouteille et commence à devenir une main – mais, une fraction de seconde plus tôt, il y avait là quelqu’un, assoiffé, qui avait voulu porter la bouteille à sa bouche, il avait peut-être déjà bu la première gorgée, on aurait au moins pu laisser cet homme finir de boire – mais alors est tombé le couperet de ce jugement dernier . »
L’instant même du flash aveuglant – « une seconde plus tôt, il y avait là quelqu’un » – est inconcevable. Rien, pour les habitants de Hiroshima ou de Nagasaki, d’un présent qui aurait laissé des traces dans leurs mémoires. « Les victimes, écrit Anders, n’ont absolument pas « vécu » la catastrophe comme telle ; mais seulement la vie qui précédait la catastrophe, et la vie – ou la mort – qui l’a suivie. En revanche, elles n’ont pas vécu l’éclair entre les deux. Celui-ci était trop terrifiant ; il est venu, et il est passé trop subitement pour qu’elles aient pu le saisir pour ce qu’il était. Et d’ailleurs ce caractère insaisissable dure jusqu’à ce jour. »
Approchant d’un infra-instant aux conséquences démesurées, Anders n’est pas très loin, sans le savoir, de certains des témoignages majeurs d’auteurs japonais sur Hiroshima ou Nagasaki, par exemple le récit Fleurs d’été (achevé en 1945) de Hara Tamiki[2] ou les célèbres Poèmes de la bombe atomique [3] (publiés en 1951) de Tôge Sankichi. Du moins a-t-il lu John Hersey, cet auteur américain qui a publié, dès 1946, des témoignages japonais.
Décisive, évidemment, la rencontre de survivants – les hibakusha. A l’issue d’ « une soirée au cours de laquelle les victimes survivantes d’Hiroshima tentèrent de nous décrire la seconde à laquelle c’est arrivé, et les minutes et les heures qui ont suivi cette seconde », Anders, comme en réponse, caractérise les réactions du groupe international dont il fait partie : « vous allez demander de quoi était fait ce sentiment, identique chez nous tous » ; et il nomme enfin l’amère universalité qui se crée alors : « … ce sentiment consistait dans le fait que nous avions honte les uns devant les autres, et, plus exactement, que nous avions honte d’être des hommes. »
Implacable, chez Anders, la volonté de tirer des conséquences de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, ou de ce qu’il a appris. Il est accablé quand, à Hiroshima même, la permanence souterraine de la destruction atomique se dérobe à l’un de ses compagnons visiteurs : « l’impossibilité de reconnaître ce lieu va si loin que R., bien que l’autobus roule par-dessus 200 000 brûlés, se met à chantonner…».
L’accès à la réalité requiert l’imagination : voilà ce sur quoi Kant et Baudelaire (et sans doute la littérature moderne en général) ont pu se rejoindre. Mais pour Anders, l’imagination de la réalité a précisément fait défaut là où elle aurait été la plus nécessaire : chez eux qui décidèrent de recourir aux bombes atomiques. Et elle risque de continuer à manquer. L’imagination est donc elle-même à imaginer, ou du moins à susciter comme jamais.
L’impossibilité de se représenter les effets des bombes atomiques est, pour Anders, dans la logique de la technique. Et la honte née de l’écoute des hibakusha est aussi, plus généralement, la « honte prométhéenne » – celle dont il parle dans L’obsolescence de l’homme : « Ce sentiment de honte, écrit Enzo Traverso dans l’étude qu’il a consacrée à Anders[4], découlait d’une prise de conscience : la reconnaissance du hiatus de plus en plus profond qui se creusait entre l’imagination et la production. Après avoir été acompagnée, pendnt deux siècles, d’abord par les rêves utopiques des philosophes des Lumières et ensuite par les réalisations de la première révolution industrielle, la technique avait abandonné le domaine du pensable et commençait à s’opposer à l’humanité comme une entité ennemie. Représentation (Vorstellung) et production (Herstellung) avaient consommé leur divorce et les hommes n’étaient plus en mesure de concevoir ce qu’ils étaient pourtant capables de réaliser grâce à la technique. »
Parler ? Ecrire ? Voilà qui devrait agir, et, s’il se pouvait, sur-le-champ. Anders rapporte des conversations où il interpelle durement ses interlocuteurs. Ainsi s’oppose-t-il à un voisin de hasard – un psychiatre danois – dans l’avion Tokyo-Bangkok. Sans la bombe, lui dit son interlocuteur-adversaire, « nous serions déjà écrasés, nous serions déjà dépouillés de notre dignité si le destin ne nous avait pas mis entre les mains le moyen d’égale valeur ; le moyen qui équivaut, par son caractère massif et sa force dissuasive, au totalitarisme qui nous menace… » Voilà qui fait penser aux positions de Jaspers, ou à celles d’Arendt – en particulier à l’égard du fameux slogan : « mieux vaut rouges que morts ».
Anders, alors, traite violemment son interlocuteur de « banalisateur » (« …abstraction faite du choix des mots et du niveau de langue, en quoi consiste donc la différence entre ce qu’il vient de déclamer là devant moi et le texte officiel qui se déverse quotidiennement sur nous ? » ); il souligne l’usage, par le psychiatre, du futur ou du conditionnel (« nous serions… »), au détriment de ce qui, réellement, a eu lieu, et de ce qui en subsiste dans les esprits, les corps , les lieux : « … vous n’avez pas évoqué ce qui se trouve là en bas. Ce qui est au-dessous de nous, pas une seule fois […] la région de Hiroshima. »
Ce débat impliquerait un retour sur la décision, prise par le président Truman, de recourir aux bombes atomiques. Anders est de ceux qui pensent (comme nombre d’hommes politiques, dont Eisenhower, ou comme beaucoup d’historiens ou philosophes américains[5], mais contre une grande partie de l’opinion américaine, il est vrai fort conditionnée) que le Japon était évidemment, débu août 1945, hors de combat, et que le bombardement atomique fut en fait un avertissement destiné à l’URSS, marquant l’entrée dans la « guerre froide » : « …la menace s’adressait à « l’ennemi de demain » d’alors, ennemi que l’on espérait intimider par la démonstration préalable de la catastrophe […] » La bombe ne pouvait être utilisée, explique Anders, contre un ennemi encore potentiel. Il fallait un prétexte pour l’utilisation de la bombe : « … il fallait quelque chose d’indirect, un travestissement. Et ce quelque chose d’indirect – c’est là que la perversité du cas apparaît pleinement –, on l’a trouvé justement dans la nudité la plus nue à savoir dans une frappe réelle, que l’on ne dirigea cependant pas contre celui que l’on entendait menacer, mais contre celui que – même si de facto la guerre était déjà terminée – l’on pouvait encore traiter de jure en ennemi. En un mot : on a exploité le dernier moment de l’état de guerre tout juste encore existant pour loger une action, plus précisément une menace, que l’on n’aurait plus pu exécuter après la capitulation. On a provoqué un bain de sang véritable dans l’intention de l’utiliser comme menace. »
Anders explore ou « imagine » le moment où la décision du président américain fut prise. Bien après le voyage d’Anders en 1958, les historiens ont analysé avec précision les débats et pressions des conseillers de Truman au moment de la conférence de Potsdam (où, en juilet 1945, s’étaient retrouvés, dans l’Allemagne défaite, Churchill, Truman et Staline). Mais ces manœuvres politiques et diplomatiques aux conséquences terrifiantes, Anders s’astreint à se les retracer par des mots dotés d’une effectivité propre, et capables d’agir sur sa capacité de représentation : « Souviens-toi bien de ces mots : des bains de sang en guise de geste d’intidimidation contre un tiers ; et aussi : des morts comme matériau d’assimilation. Ces expressions sont nouvelles et horribles, mais uniquement parce que les choses sont nouvelles et horribles. Et répète-toi les mots, afin que tu n’en viennes pas à oublier les choses. Car elles sont bien trop horribles pour que, même si tu en as pris parfaitement conscience, tu sois capable de te les représenter sans cesse avec évidence. »
On entend, dans ces répétitions (ou en maints autres endroits du volume), une voix furieuse, brûlée, et prophétique. Une annonce millénariste ? Tout au contraire : il n’y a pas à imaginer une apocalypse transfiguratrice, mais une fin suprêmement prosaïque – une terre roulant dans l’espace sans humains ni vie…
Agir, face à la bombe, par la parole et par l’écrit, sur les autres comme sur soi, ou plutôt sur un « nous » le plus généralement humain possible ? L’une des visées d’Anders, dès 1958, c’est d’établir un « code » ou des « commandements » pour l’âge atomique (et on pourrait peut-être comparer son effort à celui de Raphaël Lemkin, qui forgea le mot de « génocide »). Et quand Anders entame, le 3 juin 1959, une correspondance avec un certain Claude Eatherly, c’est encore à faire effet par la parole qu’il s’acharne.
Peu auparavant, Anders avait lu (nous dit la présentation de cette correspondance par Robert Jungk) « un reportage sur l’affaire Eatherly, publié dans un magazine d’actualités américain » . Mais Claude Eatherly résumera lui-même son « affaire » dans une lettre du 22 avril 1960 à Roland Watts (de l’American Civil Liberties Union) : « … je suis le pilote qui a conduit la mission de la bombe A sur Hiroshima ». C’est lui qui, sur son avion le Straight Flush, ayant vérifié les conditions météo et la visibilité sur Hiroshima, a donné au lieutenant-colonel Tibbets le signal du largage de la bombe. Eatherly poursuit : «… depuis lors, j’ai été pris de remords. J’ai agi de manière antisociale dans un état de confusion, recherchant à être puni. Après chaque acte, on m’a placé dans un hôpital psychiatrique. Cela fait treize mois que je suis à l’hôpital et sous traitement et sans médication depuis quatre mois. L’énorme notoriété que j’ai reçue et la pression de l’Air Force sur l’hôpital rendent ma libération quasiment impossible à moins que je ne fasse un procès. »
Anders, par ses lettres, soutient Eatherly contre les institutions médicales ou militaires de son pays, et contre sa propre famille. A ses yeux – ceux d’un penseur marginal ? – les actes « anormaux » d’Eatherly sont la preuve que, contrairement au monde au sein duquel il a été amené à jouer un rôle décisif dans une opération effroyable, il est remarquablement « normal ».
Tout, en effet, autour d’Eatherly, semble viser à le faire vaciller, comme dans quelque film à la Hitchcock. L’ex-pilote mentionne, en juillet 1960, la publication dans un grand magazine américain, d’ « un récit sur l’équipage de l’Enola Gay, l’avion porteur de la bombe, qui a manifestement été écrit et publié pour détruire les effets produits par mes écrits. Chaque membre affirmait qu’il ne resentait aucune culpabilité et soutenait fermement le colonel (maintenant général) Tibbets, le commandant de l’équipage au moment du largage de la bombe, et qu’il le referait. » Contre tant d’efforts pour « le rendre fou », le soutien apporté Anders (avec tout un écho public) est particulièrement précieux pour Eatherly, comme il le dira à plusieurs reprises. Dans ce cas, à tout le moins, des phrases privées-publiques auront eu leur efficacité.
Dans une page datée d’« août 1945 »[6], Canetti (autre grand « concrétisateur » qui a toujours vu dans les moyens les véritables fins, et qui voudrait qu’on sente ce qu’on fait) réagit à Hiroshima et Nagasaki : « la matière est brisée ; le rêve de l’immortalité, que nous étions sur le point de réaliser, a volé en éclats. » Et, un peu plus loin : «…la pensée que nous ne survivrons peut-être pas est intolérable. Toute certitude prenait sa source dans l’éternité. Sans elle, sans ce sentiment magnifique de quelque autre durée, à défaut de la nôtre, tout reste vain, tout est insipide. »
Les œuvres littéraires, dit ailleurs Canetti, présupposent, par leur destination indéfinie, ce « sentiment magnifique » ou ce « rêve » de quelque « immortalité ». Qu’arrive-t-il à celles qui se tournent lucidement sur ce qui risque de détruire toute temporalité indéfinie ? A quel avenir peuvent-elles encore espérer se donner ?
Anders s’adresse à ses interlocuteurs et à lui-même en vue d’associer les efforts de tous contre ce qui produirait techniquement la fin du temps. Il cherche à entretenir, par des paroles adressées à ses contemporains, la possibilité d’une destination humaine sans limite.
Une fin du temps techniquement produite par l’homme, la destruction obtuse de l’avenir ouvert dont il a besoin ? Parfois, c’est, en chacun de nous, un afflux d’images terrorisantes : « … un jour, après-demain ou dans deux mille ans, l’horizon commencera à couler et se ruera sur nous en mugissant ! » Ces mots sont ceux d’Ulrich, dans L’homme sans qualités de Robert Musil. Ni l’auteur (mort en 1942) ni son héros n’ont, bien entendu, connu les bombes atomiques : rien que la première guerre mondiale et le début de la deuxième. Mais nous, en dépit de ce qui est réellement arrivé après Musil, ne nous demandons-nous pas, parfois, si notre imagination n’est pas complaisante à l’horreur et, en fait, vaine ? Comme Ulrich, alors, sans rien dire, nous doutons : « Le crépuscule était venu. « Personne ne peut voir mon visage, pensa Ulrich. Je ne sais pas moi-même si je mens. » »
[1] Cette correspondance avait déjà été publiée en français en 1962, chez Robert Laffont, dans une traduction de l’allemand par Pierre Kamnitzer.
[2] Tamiki Hara, Hiroshima, fleurs d’été (récits traduits du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Brigitte Allioux et Karine Chesneau), Babel.
[3] Ces poèmes (qui semblent n’avoir jamais été traduits en français) vont paraître aux Editions Laurence Teper, dans une traduction de Ono Masatsugu et Claude Mouchard.
[4] Dans L’histoire déchirée, essai sur Auschwitz et les intellectuels, Cerf, 1997.
[5] En particulier John Rawls : « Hiroshima, pourquoi nous n’aurions pas dû » (texte de 1995 – trad. par M. Rueff dans Po&sie n° 112-113, 2005). Parmi les travaux des historiens en langue anglaise : Hiroshima in History and Memory (ed. by Michel J. Hogan, Cambridge University Press, 1996), Japan in War and Peace (John Dower, HarperCollinsPublishers 1995), Hiroshima’s Shadow, Writings on te denial of History and the Smithsonian Controversy (ed. by Kai Bird and Lawrence Lifschultz, The Pamphleteer’s Press, 1998).
[6] Dans Le Territoire de l’homme, trad. Armel Guerne, le Livre de Poche -Biblio.