Dickinson
(Paru dans la Quinzaine Littéraire)
Profusion d’étincelles
Dans Y aura-t-il pour de vrai un matin, Claire Malroux nous donne la traduction – en édition bilingue, avec une préface, une chronologie, des notes – d’un vaste ensemble de poèmes qui ne figuraient pas dans le premier livre de traductions qu’elle avait publié chez Corti : parmi ceux qu’on lit dans ce nouveau volume, certains sont des plus fulgurants. Et le travail de Claire Malroux est toujours d’une précision retenue et mordante, discrète, fidèle : ouvrage de poète.
Claude Mouchard
emily dickinson
y aura-t-il pour de vrai un matin
(poèmes)
Traduit et présenté par Claire Malroux
Domaine romantique
José Corti éd., 520 p., 25 €
« … chaque Etincelle est comptée » : ces mots, Emily Dickinson les écrit en 1884 (de la maison d’Amherst, dans le Massachusetts, où, née en 1830, elle aura vécu à demi recluse jusqu’à sa mort en 1886) dans un billet à sa belle-sœur, qui vit à proximité. Susan vient de perdre un petit garçon, tendrement aimé d’Emily. Cette dernière veut persuader la mère en deuil que toute vie (même ou surtout celle, si brève, du petit Gilbert) laisse – dans un vaste compte stellaire énigmatique – une trace de lumière. Dans un autre billet à Susan, elle insère un poème qui parle à l’enfant mort : « Va-t’en à ton Rendez-vous de Clarté »[1].
Les quelque 1775 poèmes d’Emily Dickinson continuent pour nous de briller en une constellation tourbillonnante ; ils créent – chacun dans le jeu interne de ses vers et de ses syllabes, ou entre eux, par autant de singuliers scintillements – un compte aérien que le temps emporte.
Les poèmes qu’on lit dans Y aura-t-il pour de vrai un matin appartiennent à des « cahiers » différents d’Emily. Leur succession, dans une même page ou d’une page à l’autre de ce volume, n’est pas, ou pas toujours, le fait d’Emily ; elle crée cependant des effets de continuité. Chaque poème a son autonomie et (non sans être, par des vides ou des souffles, disjoint de lui-même) son unité. Cependant, Claire Malroux nous rappelle qu’à travers les écarts entre les poèmes, c’est par une continuité « vitale » (pour employer un mot qui revient chez Dickinson) qu’il faut se laisser guider : « L’absence de coupure dans l’œuvre invite à un mode de lecture particulier : il consiste à lire les poèmes non comme une suite de pages que l’on tourne l’une après l’autre, ouvrant, tel un fleuve ou une mer, un champ toujours plus large, mais plutôt comme une spirale que l’on descend, spirale qui met en évidence le creusement des thèmes au cours des années. »
Quelle singularité propre à l’œuvre de Dickinson – ou à sa position de poète – pourrait expliquer qu’elle n’ait pas été publiée de son vivant , voire qu’elle n’ait pas trop cherché à l’être? Delmore Schwartz (l’auteur de In Dreams Begin Responsibilities), dans un article de 1949, écrit : « Deux des meilleurs poètes du dix-neuvième siècle, Gerard Manley Hopkins et Emily Dickinson allèrent à la tombe sans la moindre reconnaissance extérieure ; il est tout à fait possible qu’ils n’aient pas vraiment eu conscience d’avoir écrit de la bonne poésie. »
Dans un fragment de 1954 (Portrait of Delmore, Journal and Notes of Delmore Schwartz : 1939-1959), Delmore Schwartz parle des « Témoins de l’Amérique : les Saints de Lumière : les Anges de l’Intériorité ». Après avoir mentionné Whitman et James (et leur « menaçant isolement ») ainsi que Melville (qui « vécut trente ans dans une prison de solitude, au milieu des millions d’habitants de New York »), Schwartz glisse, de leurs esseulements respectifs, à celui de Dickinson :
Il faut les voir descendre en eux-mêmes en des cellules
et labyrinthiques dedans
Emily Dickinson dans sa chambre à Amherst, la
fenêtre étant Eternité, les rideaux de la fenêtre Amour
elle regardant au-dehors la trace d’une course blanche, le cheval pâle, le pâle
cavalier
Si célèbres – et fondateurs pour une part de la poésie américaine du vingtième siècle – que soient devenus les poèmes de Dickinson, ils restent énigmatiques ; à chaque fois c’est une opacité lumineuse qui se reforme. Les traduire, est-ce, dès lors, nécessairement les interpréter ? S’engager trop loin dans cette direction, ce serait risquer de ne traduire que sa propre interprétation. Claire Malroux sait ne s’avancer que là où il le faut ; elle peut – avec l’expérience de sa propre écriture de poète – préserver ce qui résiste.
La puissance d’œuvre, dans les poèmes d’Emily, n’est pas moins sûre que chez des contemporains – poètes ou romanciers – plus massifs, comme Whitman ou Melville. Si furtif ou allusif qu’il soit (jouant aussi de décalages, par tirets, blancs, majuscules, entre le visible et le virtuellement audible), chacun des poèmes traduits dans Y aura-t-il pour de vrai un matin capte ce qui le déborde, il l’incorpore, et se dilate d’une ampleur aérienne.
Tel court poème dit une occupation ménagère (une de celles à quoi Emily aura pu être assignée) : tenir les comptes de la maison. Mais cette tâche devient soudain tout autre : le compte se métamorphose et devient, comme celui des étincelles dans la lettre à Sue, tourbillon et création rythmique:
Sur mon problème me penchant,
Surgit un autre problème –
Plus grand que le mien – plus serein –
Impliquant de plus nobles sommes.
Je recompte avec mon crayon diligent –
Mes chiffres défilent –
Pourquoi, mes doigts surpris,
Votre perplexité ?
Dans le tissu serré, voire étriqué, de la vie ordinaire et des liens avec les proches, chaque poème loge un peu de cette « Absence » qui, dit Emily dans une lettre, est une « présence condensée ». Et cette insertion peut devenir sourdement violente (non sans des évocations latérales des circonstances, de la guerre de Sécession en particulier) ; il arrive même que les vers rougeoient de révolte :
Je n’entends jamais le mot « Evasion »
Sans un pouls plus vif,
Une soudaine espérance –
Un désir d’envol !
Je n’entends jamais que de vastes prisons
Aux coups des soldats ont cédé,
Mais secoue naïve mes barreaux
Pour encore échouer !
L’indépendance psychique ou intellectuelle (faut-il dire : « spirituelle » ?) est un condition de possibilité des poèmes de Dickinson. Ne sent-on pas, dans ses vers, un scepticisme de nature à disjoindre Emily de la communauté croyante qui l’entoure ? Ce à quoi le poème « croit » ne naît que selon lui. Ce qu’il cherche passionnément à dire s’impose à son seul geste de parole. (Est-ce là une des versions, secrètement radicale, de l’individualisme démocratique ne faisant surgir l’œuvre que selon le mouvement de qui s’y donnerait totalement et y quasi-disparaîtrait?)
Ironique, sans doute, au début du poème 128, l’évocation du « Ciel » :
Aller au Ciel !
Quand, je ne sais –
D’ailleurs, je suis trop stupéfaite
Pour songer à vous répondre !
Sans doute le « je » peut-il trouver un appui latéral dans la foi unanime des autres ; mais ce même « je » poétique préfère bientôt dire son attachement et sa curiosité insatiable envers la «Terre » ?
Je suis heureuse de ne pas y croire
Car j’en aurais le souffle coupé –
Et j’aimerais scruter un peu plus
Une Terre si bizarre !
Je suis contente qu’y aient cru
Ceux que je n’ai jamais rencontrés
Depuis le puissant après-midi d’automne
Où je les ai laissés sous terre.
Il arrive que tout ce qui est en haut, « Idéal », « Couronne » , « Cieux » ou « Dieux », doive être – avec quelle colère ? – « jeté à terre » :
Embrasser le bel Idéal,
Pour le jeter à terre
En découvrant – une cassure –
Ou une Couronne brisée –
Rend les Cieux maniables –
Et fait des Dieux – un mensonge –
Emily, pourtant, se sera donné des « maîtres » – Samuel Bowles ou Thomas W. Higginson (à qui elle écrit une phrase presque trop humble : « Si vous pensiez qu’ils (mes vers) respirent – et aviez le loisir de m’en informer, j’en éprouverais une vive gratitude – »).
Les jeux ambigus avec tout« haut » ou tout « maître » auront été nécessaires à Emily pour recréer toujours, dans sa solitude, ce « possible » dont elle dit qu’elle l’« habite ». Cependant, les poèmes se heurtent à des obstacles infranchissables : esseulement, mutisme, mort. Mais il faut parfois que le pire se concrétise pour que, n’étant plus que ce qu’il est, il perde son emprise.
Dis que le Pire, est aisé en un Instant –
la Peur, rien que le Sifflement, avant la Balle –
Quand la Balle pénètre, pénètre le Silence –
Mourir – annule le pouvoir de tuer –
Jamais, certes, Emily n’en aura fini avec les instants de détresse, par exemple dans le petit poème suivant (qui peut faire penser au Mallarmé de « A la nue accablante tue ») :
C’était un petit – si petit navire
Qui trottinait dans la baie !
Une vaillante – si vaillante mer
Qui au loin l’appelait !
C’était une avide, si avide vague
Qui l’a gobé près du Rivage –
Et jamais les nobles voiles n’ont pressenti
Que mon esquif était perdu !
Perdre, être perdue : voilà qui revient dans les poèmes rassemblés et traduits dans Y aura-t-il pour de vrai un matin. Mais ce qui se retrouve aussi, indomptable, c’est la joie :
J’avais eu tant de joie – la proclamais – Rouge –
Sur ma Joue naïve –
Je la sentais briller – dans mon œil –
Nul besoin – de paroles –
Ou :
Moi – Venir ! Mon visage ébloui
Dans un lieu aussi inouï !
Moi – entendre ! Mon Oreille étrangère
Les cris de Bienvenue – là-bas !
[1] Les lettres à Susan Gilbert Dickinson ont été traduites et présentées par Claire Malroux dans Avec amour, Emily, José Corti éd., 2001. Claire Malroux a également traduit et présenté : Poèmes, éditions Belin, 1989, Une âme en incandescence, poèmes, José Corti, 1998, Lettres au maître, à l’ami, au précepteur, à l’amant, José Corti 1999, Car l’adieu, c’est la nuit, Poésie /Gallimard, 2007.