mers, océan...
Ulysse en Corée ?
mers, océans,
houle[1] de la poésie
Océan, père des choses
Virgile, Géorgiques IV 382[2]
Les houles, en roulant les images des cieux …
Baudelaire, « La Vie antérieure »
Ce texte a été écrit pour une rencontre d’écrivains venus de plusieurs pays qui eut lieu à Séoul en octobre 2010. Le sujet proposé – et supposé pouvoir être commun à tous ? – était : « la mer ». A vrai dire, les pages qui suivent n’ont pas été prononcées telles quelles : elles furent le fond d’une improvisation qui fut traduite à mesure en coréen. Cependant, elles étaient bien écrites pour la circonstance, et destinées à un auditoire coréen.
Jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous
Ce vers est le dernier du Chant XXVI de l’Enfer[3] dans la Divine Comédie de Dante. Il m’est revenu, énigmatique, inquiétant, au moment de parler, en peu de mots, du sujet immense qu’est « la mer »
Ce vers –où s’achève une phrase longue de quatre vers – s’est mis (alors que je songeais à cette rencontre) à murmurer, voire à gronder, en moi avec un bruit de vagues. Etait-ce ma peur d’être englouti par un sujet démesuré ?
La mer, les mers, les océans ? On ne peut s’en tenir à des réalités géographiques, si diverses et énormes qu’elles soient. Ce qui afflue, ce sont tout aussitôt des entreprises humaines : bateaux et marins, explorations, guerres et commerces – et encore des savoirs multiples, ou bien des récits, des œuvres poétiques, picturales ou musicales.
Je vais esquisser, en pointillés, quelques tracés interrogatifs – du point de vue d’un européen, bien sûr. Il suffira d’effleurer quelques moments du passé littéraire ou artistique de l’Europe : le passé poétique se révèle soudain fait de vagues agitées, d’écume qui s’envole au vent (« vela dabant laeti et spumas salis aere ruebant » Enéide I 35), de possibles de jadis qui soudain reviennent briller dans le présent.
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Je répète ce vers énigmatique :
Jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous
Que nous dit-il, ce vers, à travers sept siècles ? Je parle en simple lecteur, en voyageur égaré, en mauvais marin naviguant un peu au hasard dans les bibliothèques d’Occident…
Ce vers est attribué, par Dante, à Ulysse – le héros de l’Odyssée, mais qui devient alors un personnage de la Divine Comédie, car, selon Dante, il a été, à sa mort, jeté en Enfer.
Dans son immense poème, Dante fait de Virgile son guide : à travers l’auteur de l’Enéide, c’est aussi Homère qui est présent. Les deux grandes épopées, l’une grecque, l’autre latine – modèles qui furent obsédants en Europe pendant des siècles jusqu’à l’Ulysse de Joyce ou à La mort de Virgile de Hermann Broch – narrent chacune un voyage en Méditerranée. Pour Ulysse, c’est un « nostos », un retour dans sa patrie quittée depuis si longtemps. Pour Enée, c’est un voyage sans retour : de la cité de Troie détruite jusqu’au lieu d’une cité à fonder : la future Rome. Dante, lui, en héros de son propre poème, nous ouvre le monde d’après la mort : ce que faisait déjà Virgile, ou plutôt son héros Enée, mais exclusivement au livre VI – moment pivot, soudain verticalisé, moment de révélation – de l’Enéide.
Une centaine de vers avant le vers que j’ai cité, Dante et son guide Virgile, alors qu’ils cheminent dans l’Enfer chrétien imaginé par le poète médiéval (ce monde souterrain où chaque damné subit éternellement une peine appropriée à sa faute), aperçoivent une double flamme. Deux âmes brûlent dans cette enveloppe qui tremble. L’une d’elles est celle d’Ulysse, qui va répondre longuement aux questions angoissées de Dante.
A la fin de l’Odyssée, Ulysse, on le sait, connaît le bonheur de rentrer chez lui. Son périple à travers la Méditerranée, il ne l’avait pas désiré, même s’il donne lieu à des aventures qui feront la joie du poète ou du lecteur. La mer, pour les Grecs ou pour les Romains, aura toujours été une présence ambiguë : dans l’Enéide, par exemple, prendre la mer est tantôt un moment joyeux et plein d’espoir, tantôt une fatalité mêlée de terreur.
Dans l’histoire occidentale depuis l’antiquité, la Méditerranée, comme le dit son nom, est la mer entre les terres : elle fut, très tôt, le lieu des rivalités entre grandes cités… Les guerres entre Rome et Carthage furent sans pitié. Virgile, dans le quatrième livre de l’Enéide, fait naître cette haine entre les deux puissances d’une histoire d’amour, de trahison et de mort entre Didon et Enée – une tragédie qui se retrouvera tout au long de l’histoire des arts en Occident e(singulièrement en musique : Purcell, Berlioz).
L’Ulysse de Dante raconte une tout autre histoire, qui fait sortir de la Méditerranée, et qu’on pourrait situer à l’orée de la modernité occidentale. Cette histoire, imaginée par Dante, vient après ce que raconte l’Odyssée. Ulysse, rentré à Ithaque (et vainqueur des « prétendants »), ne peut se satisfaire de l’amour retrouvé de ses proches ou de sa vie de souverain d’une petite île ; il ne résiste pas au désir de reprendre la mer, et il entraîne avec lui les compagnons de ses voyages en Méditerranée. Cette fois, leur bateau arrive à l’extrémité occidentale de la Méditerranée, au lieu qu’on appelait «les colonnes d’Hercule » : c’est le détroit de Gibraltar, ce passage qui mène, si on le franchit, à un tout autre univers marin: l’Atlantique.
Pour les Anciens d’Occident, Grecs ou Romains, l’Océan est une puissance divine originaire et génératrice. Homère, au chant XXI de l’Iliade, chante « la force puissante d’Océan aux eaux profondes, d’où sortent tous les fleuves, toute la mer, toutes les sources et tous les puits profonds… » Mais l’Océan est aussi le bord du monde. Quand, au chant XVIII de l’Iliade, le dieu Héphaïstos forge pour le héros Achille un bouclier à l’image du monde, il figure, sur son bord circulaire, l’Océan – ce fleuve dont Hésiode, poète un peu plus tardif, dit (dans sa Théogonie) qu’il finit en lui-même ou qu’il « retourne à sa source »[4]). Sur ce fleuve énorme, puissance du bord de l’espace et du temps des humains, on ne navigue pas – par opposition à cette mer du milieu qu’est la Méditerranée, et que les Romains appelleront « mare nostrum ».
Pour l’Ulysse de Dante, au-delà, donc, de l’Odyssée, l’Océan, c’est sans doute l’indéfini, le dehors inquiétant… Mais, pour cette raison même, il est irrésistiblement attirant.
C’est dans un puissant mouvement poétique (des vers merveilleux que je n’ai pas le temps de citer[5]) que l’Ulysse de Dante fait appel à ses compagnons pour les entraîner à franchir avec lui les limites du monde fini et déterminé. On sent, dans ces vers censés dits par Ulysse, l’appel irrésistible de l’inconnu.
Ce passage dans l’Océan est, pour Dante, un péché ; il outrepasse les limites assignées à l’homme. Ulysse (comme l’a souligné un des grands interprètes français de Dante, Etienne Gilson) s’abandonne à une folle curiosité, à la libido sciendi. Voilà pourquoi Ulysse est englouti par l’Océan avant de l’être par l’Enfer. (Dans cet Océan qui avale Ulysse, Dante glisse probablement un souvenir du Léviathan qui apparaît en plusieurs endroits de la Bible[6] , cet immense serpent qui, ondulant au fond des mers, en suscite la houle.)
Comment ne pas sentir là, dans le péché attribué à Ulysse par l’imagination d’un des plus grands poètes européens, le début du mouvement qui poussera sur les mers ou les océans bien des Européens durant les siècles qui suivront ?
Ce passage à la fois exaltant et glaçant de la Divine Comédie, je l’ai relu attentivement, il y a quelques années, en le retrouvant (comme bien d’autres lecteurs) dans l’un des grands témoignages sur la violence absolue déchaînée au cœur de l’Europe au milieu du XXème siècle. Dans Si c’est un homme, Primo Levi qui, en tant que résistant italien et Juif, fut déporté à Auschwitz, raconte comment il dit un jour à l’un de ses compagnons les paroles prêtées par Dante à Ulysse. C’est pour donner du courage à celui qu’il nomme Pikolo que Primo récite ces vers. Plus rien, là, de la condamnation par Dante du désir d’Ulysse. Dans l’océan immonde d’Auschwitz, dans l’enfer créé sur terre par des hommes, il faut tenter de survivre ; il faut ne pas céder à la perversité nazie et refuser de devenir, sous l’emprise de la terreur, moins que des hommes.
L’Ulysse de Dante s’écrie, pour encourager ses compagnons : « vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes / mais pour suivre vertu et connaissance. »
Et Primo Levi se rappelle l’effet qu’eut sur lui sa propre récitation des vers de Dante : « ce fut comme si moi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. »
(Une remarque au passage : il y a quelques années, c’est avec stupéfaction que j’ai entendu dire, par le directeur du Musée d’Auschwitz, que les visiteurs asiatiques, et en particulier Coréens, y étaient très nombreux. Un visiteur Coréen, interrogé sur les motifs de sa visite, aurait répondu qu’il cherchait à comprendre l’Europe… Comment Auschwitz a-t-il été possible dans l’Europe du XXème siècle ? Le XXème siècle, en effet nous lègue à tous, Coréens et Européens – mais différemment ? –, cette question.)
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L’Océan !… Dante, qui est aussi (dans son traité intitulé Monarchia) un des premiers penseurs de l’histoire occidentale dans sa globalité, aurait-il capté par avance – dans les propos qu’il attribue à Ulysse plongé dans l’Enfer – le désir violent et ambigu qui sera celui des Européens à l’égard des Océans dont ils découvriront, deux siècles après Dante, la pluralité en même temps que les continuités ?
Tout écolier français (et probablement européen) de ma génération a appris ce qu’on appelait les « grandes découvertes » : des voyages racontés sur le ton de l’héroïsme. C’est le géographe et voyageur allemand Alexandre de Humboldt qui, dans les années 1830, a, dit-on, inventé cette notion. …
Qu’est-ce qui lança sur les océans – l’Atlantique, l’Océan Indien, le Pacifique – les navigateurs (Colomb, Vasco de Gama, Magellan) Portugais, Espagnols, Hollandais ? Ou quel sens donnèrent à leurs longs voyages les commentaires qu’ils suscitèrent, génération après génération, en Europe, et jusque dans les manuels d’histoire du vingtième siècle ? « Le commerce des épices », nous racontait-on. Incroyable, pensais-je au temps de mon enfance enfouie dans l’ombre de la province française : ces aventuriers sillonnaient-ils les océans pour que les riches Européens aient de quoi relever le goût de leurs aliments ? N’étaient-ils pas mus, plus généralement, par l’espoir de rapporter, grâce au commerce ou au pillage, des richesses fabuleuses ? Ou par cet attrait de l’inconnu que Dante pressent et condamne?
Les récits de ces « grandes découvertes » tels que se les forgèrent les Européens s’intégrèrent à leurs histoires nationales respectives – celles qu’ils se racontaient ou celles qu’ils mettaient en acte, non sans violence, et parfois au prix de s’affronter entre eux. Car l’un des moteurs de ces expéditions avait été, nous disent certains historiens d’aujourd’hui (dans le cadre de l’histoire comparative), la rivalité entre nations européennes. [7] Cette tension de l’histoire européenne avait déjà été pensée et formulée, à sa manière, par Dante. Au début du XVIIème siècle, c’est à propos d’un incident entre Portugais et Hollandais du côté de Singapour que l’un des fondateurs de la pensée politique et juridique moderne, le Hollandais Grotius, dans Mare Liberum, affirme la liberté de naviguer et de commercer sur les Océans.
L’un des mythes des Européens, c’est que leurs navigateurs s’élançaient sur des mers inexplorées et où nul navire n’avait jusqu’alors tracé de sillage.[8]
Rêveries auto-glorificatrices, ou justifications idéologiques… On apprend à voir les choses tout autrement à suivre, encore, des historiens d’aujourd’hui, et spécialement des historiens d’origine non-européenne. Ainsi Sanjay Subrahmanyam, spécialiste de l’Inde du Sud au XVI-XVIIème siècle, est-il l’auteur d’une biographie de Vasco de Gama[9] qui, comme le dit l’historien français Patrick Boucheron, « pour la première fois, intègre les sources portugaises, indiennes, italiennes, syriennes ou égyptiennes. » (Subrahmanyam, dit encore Boucheron, propose « une vision décentrée du monde, tramé par les « histoires connectées » qui rapprochent territoires et temporalités. »)
Les « découvreurs » européens n’arrivent pas dans des espaces inviolés, mais dans des univers de denses relations commerciales, politiques, culturelles qui peuvent être comparés à ce que fut la Méditerranée dans l’histoire occidentale. C’est ce que fait remarquer un autre historien français d’aujourd’hui[10], François Gipouloux lorsqu’en 2009, il donne à son livre traitant des « villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, XVIème-XXIème siècles » le titre : La Méditerranée asiatique.
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Me suis-je laissé entraîné à naviguer dans le sillage de ces historiens dont je ne suis qu’un lecteur de hasard ? Il faudrait en tout cas trouver, dans leurs travaux récents (et polycentrés à travers le monde actuel), des incitations à relire bien des écrits des traditions européennes. [11]
Je ne ferai qu’effleurer un exemple majeur : le grand poème de l’exploration du globe terrestre par les Portugais, les Lusiades , écrit dans la seconde moitié du seizième siècle par Camoens – celui, dit l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (à l’article « Poème épique ») qu’on appela « le Virgile portugais ».
Je cite la plus fameuse des encyclopédies françaises (si caractéristique de l’universalisme des Lumières) parce qu’on la rencontre à mi-chemin entre l’époque de Camoens et nous. De surcroît, dans les traditions occidentales depuis Homère, les grands voyages ou les « grandes découvertes » ainsi que les œuvres qui les racontent ou les rêvent, ont des affinités avec les projets encyclopédiques, qui sont toujours des voyages – des Odyssées – dans les océans de plus en plus démesurés du savoir.
«C’était alors les beaux jours du Portugal, et le temps marqué pour la gloire de cette nation, lit-on dans cet article de l’Encyclopédie. Emmanuel [le roi du Portugal], déterminé à suivre le projet qui avait échoué tant de fois, d’ouvrir une route aux Indes orientales par l’Océan, fit partir en 1497 Vasco de Gama avec une flotte pour cette fameuse entreprise, qui était regardée comme téméraire et impraticable parce qu’elle était nouvelle : c’est ce grand voyage qu’a chanté le Camoëns. »
Un peu plus loin : « Le sujet de la Lusiade traité par un génie aussi vif que le Camoëns, ne pouvait que produire une nouvelle espèce d’épopée. Le fond de son poème n’est ni une guerre, ni une querelle de héros, ni le monde en armes pour une femme ; c’est un nouveau pays découvert à l’aide de la navigation. »
Au Chant I des Lusiades, les Portugais, conduits par leur capitaine Vasco de Gama « doublaient la pointe du Prassum au nom antique, sur la côte d’Ethiopie, quand la mer leur dévoila des îles nouvelles » ; aux habitants de ces îles, qui les ont abordés, ils déclarent fièrement :
« Nous sommes les Portugais de l’Occident, nous cherchons les terres de l’Orient.
De la mer nous avons parcouru et sillonné toute la partie de l’Antarctique et celle de Callistô ; nous avons concerné la côte d’Afrique, passé sous bien des cieux et vu bien des contrées. Nous sommes les sujets d’un Roi puissant, si aimé, si prisé, si chéri de tous, que pour lui nous aurions abordé d’un front joyeux non la vaste mer, mais les eaux mêmes de l’Achéron.
Sur son ordre, nous allons découvrir la terre orientale qu’arrose l’Indus. Pour lui, nous parcourons la mer lointaine que hantent seulement les phoques hideux. »[12]
Plus loin, au chant V, c’est Vasco seul qui s’écriera:
« Et maintenant, ô Roi, crois-tu qu’il y ait eu au monde des hommes pour entreprendre de tels chemins ? Crois-tu qu’Enée, que l’éloquent Ulysse aient tant couru le monde ? Quelqu’un a-t-il de la mer profonde, si nombreux soient les vers qui se sont écrits sur lui, osé voir la huitième partie de ce que à force de labeur et de science, j’ai vu, et dois voir encore ? »
Et c’est lui encore qui dira la violence mystérieuse de la mer : « Te dire tout au long les périls de la mer, mal compris des humains : soudains et terribles orages, éclairs embrasant le ciel, noires averses, nuits ténébreuses, grondements du tonnerre ébranlant le monde, c’est pou moi épreuve autant que grande terreur, lors même que ma voix serait de fer. »
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Vasco de Gama … Vais-je faire un bond à travers les siècles… ? La vive temporalité de la poésie – celle qui parfois transperce d’un trait le temps épais de l’histoire – m’y invite. A la fin de sa vie, Mallarmé consacre un poème – peut-être le dernier qu’il ait écrit – au navigateur portugais.
Cependant, avant d’en venir, brièvement, à Mallarmé, il me faut dire – du point de vue « occidental » – quelques mots sur le siècle à la fin duquel il écrit.
Il me paraît évident que la mer est beaucoup plus présente dans la littérature française du XIXème siècle que dans celle des siècles antérieurs. Chateaubriand, Vigny, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Corbière… Il faudrait, en outre, traverser la Manche – pour rejoindre des poètes anglais, et d’abord le Coleridge du Vieux marin ; et comment ne pas désirer, passant l’Atlantique, rejoindre l’immense Melville, chez qui la mer est si présente, de Moby Dick aux derniers poèmes ?
Dans la littérature française du XIXème siècle – c’est là, à vrai dire, une unité discutable, et au sein de laquelle il faut aussitôt percevoir des divisions, des ruptures cruelles, des rivalités ou des incompatibilités orageuses et fécondes –, la mer est bien plus qu’un « thème ». Même dans des œuvres qui semblent l’envisager frontalement – par exemple Les travailleurs de la mer de Victor Hugo, ou La Mer de Michelet – , la mer comme « sujet» à traiter se met irrésistiblement à travailler l’œuvre même qui en parle et à la rendre problématique dans sa constitution et sa position (alors même que, thématiquement, on la voit – chez Hugo tout spécialement – s’attaquer à toute chose faite de main d’homme).
Romans, poèmes ou essais poétiques qui se rapportent à la nature n’évitent pas, au XIXème siècle, d’entrer en concurrence avec les sciences et les techniques. Celles-ci, alors, comme on sait, en plein essor, « objectivent » le réel naturel sous divers angles et en scindent le sujet qui sent, pense et parle. C’est contre cette tendance à l’objectivation et à l’instrumentalisation que Michelet – écrivant, alors, non plus de l’histoire humaine, mais de l’ « histoire naturelle » –veut sentir, dans les choses mêmes, une quasi subjectivité répondant à la nôtre. Il désire passionnément entendre parler l’élément marin. « L’Océan, dit-il, est une voix. Il parle aux astres lointains, répond à leur mouvement dans sa langue grave et solennelle. Il parle à la terre, au rivage, d’un accent pathétique, dialogue avec leurs échos ; plaintif, menaçant tour à tour, il gronde ou soupire. Il s’adresse à l’homme surtout. Comme il est le creuset fécond où la création commença et continue dans sa puissance, il en a la vivante éloquence ; c’est la vie qui parle à la vie. »
Dire poétiquement la mer, c’est, au sein de la modernité, créer de la fluidité entre objet et sujet, c’est imaginer de glauques immersions ou des circulations inédites et brusquement éblouissantes. Voilà ce qui va se libèrer chez des poètes adolescents – Rimbaud, dans « Le Bateau ivre », Lautréamont, dans Les Chants de Maldoror.
Mais c’est d’abord chez Baudelaire que la mer revient dans de nombreux poèmes (et en particulier dans le vaste poème « Le voyage ») et suscite de nombreuses images (et en particulier celle de l’homme trouvant son propre reflet dans la mer). L’élément marin est sensible encore dans des jeux de rythmes : l’alexandrin, dans Les Fleurs du mal, au bord du prosaïsme, pourrait souvent se dire (par les jeux de la diérèse/synérèse ou par la pratique de l’apocope qu’a soulignée Michel Deguy) en vers de dix, onze ou douze syllabes, et cette hésitation crée, au sein même du vers, une houle contenue, certes, en peu de mots mais qu’on ne pourra plus arrêter d’entendre. C’est précisément le cas du vers de « La vie antérieure » qui dit et réalise le rythme des vagues, et les images-reflets qui s’y jouent :
Les houles, en roulant les images des cieux
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« … le pâle Vasco » : tels sont les derniers mots du poème ultime de Mallarmé « Au seul souci de voyager ».
Il serait passionnant de s’arrêter sur la manière dont ce sonnet en vers très courts (huit syllabes) parvient, par un puissant geste d’abstraction, à identifier l’élan du voyageur partant pour une destination inconnue avec celui du poète se livrant à un pur faire-oeuvre dont le contenu se fait, à mesure, aussi vaste et aussi indéterminé que l’océan même. Mais il m’est impossible, pour la circonstance présente, de citer plus longuement ce poème, car je ne peux imaginer comment il a pu ou pourrait être traduit en coréen ou en anglais.
Un autre sonnet tardif de Mallarmé, écrit lui aussi en octosyllabes, fait surgir l’Océan . Et je n’imagine pas davantage comment on peut traduire ce poème, dont toute une part de la puissance follement condensée tient à des jeux sur des syllabes ou des sonorités: dans ce poème, « tu », par exemple, qui se fait entendre à la rime, est tantôt participe passé du verbe « taire » et tantôt pronom personnel. Et c’est dans ce court poème que vient à s’engouffre une ampleur océanique, voire cosmique. C’est celle qu’on retrouve dans un autre poème de Mallarmé où la forme éclate, se disperse, flotte en réseaux : le célèbre Coup de dés. Dans le sonnet « A la nue accablante » comme dans le Coup de dés, un drame radical se joue : la voix qui se fait entendre dans le poème semble émaner d’une surface océanique agitée où, dans un présent aveuglant, elle va rythmiquement se refondre et disparaître – de telle sorte que, dans un instant, il n’y aura plus personne.
« Plus personne » ? Après Mallarmé, on retrouvera dans des œuvres apparemment très différentes – musicales, picturales – de tels instants : toute présence humaine, à chaque fois, est sur le point de s’évanouir ; elle va laisser régner et vibrer pour eux-mêmes les éléments mêmes du monde (et c’est par exemple la mer fouettée par le vent ou inondée de lumière) – tout ce qu’elle ne saisira plus qu’à la dérobée, en se dissolvant.
Ainsi Debussy, dans La Mer, nous fait-il écouter, selon ses propres mots, les « jeux du vent et de la mer » : l’air et l’eau sont alors entendus selon leur pure expansion élémentaire, l’un par l’autre, « entre eux », là où personne semble devoir n’être plus présent pour les voir ou les écouter.
Bonnard (qui, comme Debussy, est un héritier – et un lecteur attentif – de Mallarmé) aimait ne figurer des êtres, humains, plantes ou choses, jardins ou intérieurs que dans des instants où ils avaient été captés par un regard qui aurait en même temps disparu. S’il peint une femme nue dans sa baignoire, dans les reflets de l’émail ou du carrelage, c’est en lui volant le rapport qu’elle a seule avec elle-même : et Bonnard est alors tout proche de ce que Mallarmé aura cherché toute sa vie dans Hérodiade.
Ai-je, avec ce dernier exemple – une femme dans sa salle de bains –, oublié la mer ? Dans la fluidité scintillante de son bain, la femme peinte par Bonnard donne une impression de fusion avec le monde ; en elle ou par elle s’éveille – pour utiliser une expression de Romain Rolland que Freud reprendra pour lui donenr une nouvelle portée – un « sentiment oéanique » ?
Ce même sentiment on peut l’éprouver, et plus littéralement, quand, dans une de ses dernières œuvres, Bonnard fait apparaître une mer illuminée par un soleil bas – et peinte de manière quasi abstraite, avec des bandes horizontales… Des taches de couleur lumineuse parsèment la surface peinte où se verticalise la mer : ce sont d’ultimes présences humaines, des baigneurs naïvement éclairés, juste avant la nuit, enfantinement livrés à la « gloire » (pour reprendre un titre – rayonnant de passés politiques ou religieux et de modernité profanatrice – de Mallarmé) du soleil couchant.
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Il ne s’agit plus d’un « sentiment océanique » de fusion avec le monde dans ce que je vais évoquer maintenant, brutalement, en quelques mots. L’immersion dans l’océan dont je relève quelques traces fut, pour des masses d’humains, terreur et mort.
Négriers jetant par-dessus bord les morts et les mourants – approche d’un typhon (Slavers Throwing overboard the Dead and Dying – Typhoon Coming On) : tel est le titre d’un tableau de Turner exposé pour la première fois en 1840.[13] Peu importe si nous quittons alors la France pour l’Angleterre. Ce que présente tragiquement le tableau de Turner est une scène d’horreur qui, en plein Atlantique, eut lieu sur maints navires français aussi bien qu’anglais, pendant tout le temps où dura la traite des noirs, le « commerce triangulaire ».
Turner a peint, qui ne le sait, d’éblouissantes visions de la mer. Ici, dans le soleil couchant, l’équipage du navire se prépare à affronter un « typhon », une tempête tropicale : ce peut être l’occasion, sur la toile, d’un déchaînement de couleurs. Mais il faut distinguer autre chose dans les vagues agitées : des corps d’hommes noirs enchaînés. Les marins les ont jetés à la mer sans même leur ôter leurs fers. Des poissons déjà les dévorent…
Turner avait lu le Traité historique de l’esclavage de Thomas Clarkson. Ce dernier racontait, en particulier, qu’en 1783, les propriétaires d’un navire négrier, le Zong, avaient fait un procès à des assureurs londoniens qui refusaient de les rembourser pour les esclaves morts pendant la traversée. Or il fut démontré que le capitaine avait fait jeter ces esclaves à la mer pour escroquer ces assureurs… En même temps, il est clair que Turner, dans ce tableau de polémique politique (exceptionnel dans son œuvre), dénonce en général la traite des noirs, qui avait été interdite par les Anglais en 1807, alors que d’autres nations continuaient à la pratiquer (et certaines caractéristiques du navire semble montrer qu’il est espagnol[14]).
Ce tableau politique, ou polémique, est unique dans l’œuvre de Turner. Le peintre a senti, semble-t-il, la nécessité de montrer, avec stupeur, comment des humains pouvaient transformer la mer – son immensité, sa liberté sans témoin – en instrument de leur avidité.
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Dans le dernier exemple que je tiens maintenant à mentionner, on retrouve la violence et la mort en mer. La situation dont il s’agit, je ne l’assimile pas à celle que nous faisait sentir la peinture de Turner : il n’y a plus de navires négriers sur l’Atlantique. Et pourtant, dans ce cas encore, on découvre des hommes noirs engloutis par la mer. Mais cette fois il s’agit du présent, entre les côtes africaines et l’Europe.
L’ouvrage dont je ne dirai que quelques mots est composé de photos et d’un texte ; il est intitulé Kingsley, carnet de route d’un immigrant clandestin[15]. Le texte a été rédigé (en français) par Florence Saugues d’après le journal de Kingsley Abang Kum, un homme qui, parti du Cameroun, a traversé plusieurs pays africains avant de franchir la mer – pour parvenir enfin en France. Un photographe-documentariste français, Olivier Jobard, désirait comprendre ce qui arrivait à tant de migrants clandestins dont il entendait parler, et il a su trouver cet homme et l’accompagner dans son aventure[16].
On voit Kingsley, au fil de son itinéraire, passer du désert au bord de l’océan. Il arrive non loin du détroit de Gibraltar (là où l’Ulysse de Dante, le vieil Ulysse, s’était élancé jusque dans l’océan). Le voici près de Melilla, « enclave espagnole » au Maroc.
Il faut que ce soit, pour nous, l’occasion de nous rappeler (si jamais, lisant un des deux ou trois journaux qui en ont parlé, nous y avions prêté attention) un événement survenu fin septembre 2005 : aux bords de Melilla et de Ceuta – deux territoires espagnols, donc (mais on peut aussi répéter ici un des vers que Dante prête à Ulysse passant dans l’Atlantique : « à main gauche j’avais déjà passé Ceuta ») –. des hommes se jetèrent contre des grillages élevés pour leur interdire le passage ; ils tentèrent, en grappes, de les escalader, furent repoussés, blessés, etc. Tous, fous d’espoir ou de désespoir, voulaient quitter l’Afrique pour l’Europe.
Kingsley, aux abords de Melilla, se joint à un groupe hétéroclite. On cherche du pain, de la viande dans une décharge d’ordures. De là, on peut voir, en effet, Melilla, et, pour ces hommes, c’est déjà, ou presque, l’Espagne, l’Europe. « Les camarades, dit Kingsley, viennent là, et ils rêvent. L’une des façons de gagner l’Europe est de franchir les barrières de quatre mètres de haut, dont on peut voir les lumières. Mais les passeurs prennent très cher pour emprunter cette filière. »
Il décide de gagner le sud du Maroc et de passer, en bateau, par les îles Canaries. « Le trajet est plus long. L’océan Atlantique est plus tumultueux que la mer Méditerranée. »
« Le 26 septembre à 2 heures du matin, nous avons tenté une première traversée. Nous étions trente-six hommes à monter dans le « panier » comme nous avions surnommé le bateau troué. […] Le capitaine avait dit […]que le moteur n’était pas suffisant pour tracter trente-six hommes. […] Nous avons poussé la « panier » à la mer. L’eau était glacée. Quand j’ai sauté à l’intérieur, les autres étaient déjà assis les uns sur les autres. Le capitaine a démarré et a réussi à passer au-dessus des quatre première vagues mais la cinquième a retourné le bateau. J’ai coulé puis j’ai nagé aussi vite que possible pour sortir de l’eau. Les autres criaient. Ils se noyaient. J’étais l’un des seuls à savoir nager. Certains n’avaient jamais vu la mer de leur vie. Je suis retourné deux fois à l’eau pour les aider à regagner le bord. Puis, je me suis écroulé, épuisé. Aucun des Marocains ne nous a aidés. Après de longues minutes, nous nous sommes regroupés autour du bateau qui avait fini par s’échouer sur le sable. Nous étions gelés. Il manquait deux personnes à l’appel… »
J’aurais aimé en savoir plus sur la collaboration de Jobard avec Kingsley : maintes questions restent sans réponse… Dans le livre auquel ils ont abouti, j’ai du moins trouvé un appui pour imaginer visuellement certains moments vécus par un autre migrant, un Soudanais, rencontré il y a plusieurs années dans les rues, privé alors de toute ressource (et d’abord de tout « papier »), et qui, hébergé depuis lors chez nous, est devenu plus qu’un ami proche, un membre de « la famille ». Il nous a raconté comment, traversant la Méditerranée en passager clandestin au fond d’un bateau, il avait craint d’être jeté à la mer. Rien, là, d’un fantasme : c’est bien ce qui arrive à des migrants africains aujourd’hui, dont on retrouve parfois les corps que la mer a rejetés sur quelque plage.
Sur internet, j’ai découvert un reportage plus tardif, de nouveau consacré à Kingsley. Un cinéaste, Klappisch, s’est intéressé à son histoire ; il semble qu’une émission lui ait été consacré à la télévision – mais elle m’a échappé.
On retrouve donc, grâce à internet, Kingsley en France, où il a vécu durement, mais où il a pu recevoir une formation d’électricien. Il travaille avec une équipe, avec laquelle on le voit assis pour une pause. Il est le seul noir du groupe. Le plus âgé – le chef – est un homme blanc d’une cinquantaine d’années ; il est épais, un peu rouge, avec de petits yeux, il parle avec brusquerie. Un homme pareil, ne faudrait-il pas imaginer qu’il est raciste ? Mais ce sont mes propres préjugés que maintenant je laisse percer. Cet homme regarde les photos du livre consacré au voyage de Kingley. Il ne savait pas, dit-il, que le type avec qui il travaille avait subi ça. Il a les larmes aux yeux, et il a honte de ses larmes. Kingsley le regarde en silence, sans un geste. Kingsley dira un peu plus tard, seul face à la caméra : « je ne savais pas que cet homme m’aimait bien; ça m’aide de le savoir. »[17]
[1] « Houle » : 1552, Rabelais, du germanique Hol (allemand Hohl), « creux » (probablement à cause du creux des vagues) : mouvement ondulatoire qui agite la mer sans faire déferler les vagues. (Robert)
[2] « Et mater : « Cape Maeonii carchesia Bacchi ;
Oceano libemus », ait. Simul ipsa precatur
Oceanumque patrem rerum Nymphasque sorores
Centum quae silvas, centum quae flumina servant. »
[3] Trad. Jacqueline Risset
[4] Iliade XXI 193-199 : »A Zeus ne se comparent ni le royal Acheloos, ni même la force puissante d’Océan aux eaux profondes, d’où sortent tous les fleuves, toute la mer, toutes les sources et tous les puits profonds ; Océan lui-même craint la foudre du grand Zeus et son terrible tonnerre, quand il éclate au haut des cieux. »
[5] Une note, néanmoins, permet la citation :
« Mes compagnons et moi, nous étions vieux et lents
lorsque nous vînmes à ce passage étroit
où Hercule posa ses signaux,
afin que l’homme n’allât pas au-delà :
je laissai Séville à main droite,
à main gauche j’avais déjà passé Ceuta.
« O frères », dis-je, « qui par cent mille
périls êtes venus à l’Occident
et à cette veille si petite
de nos sens, qui leur reste seule ;
ne refusez pas l’expérience,
en suivant le soleil, du monde inhabité.
Considérez votre semence :
vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes
mais pour suivre vertu et connaissance. »
[6] Dans les Psaumes (74,14 et 104, 26), en Isaïe, 27, 1 et au Livre de Job (3:8 et 40:25).
Les aspects juridiques des rivalités entre nations occidentales sur les mers furent élaborés dans un court traité, The Free Sea, publié en 1609 par le tout jeune Hugo Grotius, juriste et philosophe hollandais qui allait devenir un théoricien majeur du droit naturel. « Commun à tous et n’étant propre à personne, écrit Grotius, tel est l’air qui nous environne et parce qu’il ne peut être occupé et parce qu’il se prête en com-mun à l’usage de tous. Pour les mêmes raisons… la mer est donc au nombre des choses qui ne sont point dans le commerce, c’est-à-dire qui ne peuvent devenir propriétés privées. La mer, étant insaisissable comme l’air, ne peut être ajoutée au domaine d’un peuple… Personne n’ignore qu’un navire qui traverse la mer n’y prend pas plus de droit qu’il n’y laisse de trace.
[8] Patrick Boucheron, dans « Qui a inventé les Grandes Découvertes ? » (L’Histoire, n° spécial « Les Grandes Découvertes », juillet-août 2010) écrit : « Pourquoi « nous » et pas « eux », pourquoi les expéditions chinoises de l’amiral Zheng He tournent-elles court en 1433 (cf Paolo Calanca p36) La réponse, pensaient-ils [Chaunu, Braudel], était à trouver dans les indicateurs économiques. On sait pourtant aujourd’hui qu’il n’y a nulle « avance » européeenne en la matière avant la révolution industrielle. »
Après avoir relevé que « la vraie « divergence », au XVème siècle, porte peut-être sur le formes politiques de la territorialisation, et oppose les empires – alors dominants, des Incas à la Chine des Mings en passant par l’Europe centrale ou le monde ottoman – aux systèmes d’Etats comme celui des monarchies occidentales » et que ce fut probablement « dans la tension entre la solidarité économique et la concurrence politique des péninsules italienne et ibérique que [se trouva] le ressort de l’expansion », Boucheron remarque que, pour comprendre cette « dynamique » il est indispensable d’envisager « l’ensemble des mondes, interconnectés, mais séparés, qui trament une histoire globale du XVème siècle. » Cette histoire « trouve sans doute son point de départ avec la mort du sultan conquérant turco-mongol Tamerlan, en 1405, laissant son empire sans postérité. En dominant dans la seconde moitié du XIVème siècle l’Asie centrale, l’Iran, la Syrie, la Turquie d’Europe avant d’envisager de soumettre la Chine, Tamerlan avait ouvert la possibilité d’une autre mondialisation, celle qui, depuis le XIIIème siècle, faisait de l’Asie centrale le cœur du système spatial de l’Ancien Monde eurasien, de la mer du Nord à la mer de Chine. » Ainsi faudrait-il reconnaître que ce sont « les grandes dynamiques du monde turc qui donnent la pulsation d’ensemble à l’histoire du XVème siècle : sultanat mamelouk, Empire ottoman dans tout l’océan Indien . » En tout cas : « lorsque les navigateurs portugais font irruption dans l’océan indien en 1498, ils ne découvrent pas plus une terre nouvelle qu’il n’inventent une route, mais remontent les courants d’échange d’un système spatial déjà constitué. » Dès lors « étudier la manière dont celui-ci les oriente et les contraint oblige à changer de point de vue. » Et, ajoute enfin l’historien : « C’est ainsi que Sanjay Subrahmanyam observe les choses : non pas depuis le pont supérieur des caravelles portugaises longeanr la côte de Malabar, mais depuis la ville indienne de Calicut, ou sur le quai de Malacca où les attendent les négociants gujeratis ou malais, chinois ou iraniens. »
[9] The Career and Legend of Vasco da Gama, Cambridge University Press, 1997
Gipouloux, La Méditerranée asiatique : « La première mondialisation advient à la fin du XVIème siècle. L’année 1571 constitue un repère commode. La prise de Manille par les Espagnols inaugure la mise en relation stable et régulière des quatre continents. »
[11] Je ne parle pas en historien des littératures européennes. Cependant, pour un Français écrivant en 2010, se rapporter au monde en pourrait demander de laisser revenir maintes élaborations propres aux œuvres de siècles précédents et lui ouvrant ou lui obstruant la voie. Rêveries et œuvres qu’il ne faut pas ignorer dans la mesure où nous aurons encore été formés (ne serait-ce qu’à l’école) par elles, mais qu’il faut soudain, d’un coup, savoir impitoyablement refondre, rendre à l’état de nuées équivoques.
[12] Camoens écrit des strophes de 8 vers – 6 rimes croisées, 2 rimes plates.
[13] Turner avait, comme il le faisait souvent, complété le titre de son tableau par quelques vers qu’il avait lui-même écrits :
"Tout le monde dans les enfléchures, abattez les mâts de hune et amarrez-vous ; / Le soleil couchant plein de rage et les nuages menaçants / Annoncent l’approche du Typhon. /Avant qu’il ne balaie les ponts, jetez par-dessus bord /Les morts et les mourants – ne tenez pas compte de leurs chaînes. / Espérance, Espérance, trompeuse Espérance ! / Où es-tu maintenant ?"
[14] John Ruskin (1809-1900) le grand critique d’art admirateur passionné de Turner, se vit offrir ce tableau par son père pour l’achèvement de son livre Modern Painters. "Je crois, dit-il, que si je ne devais faire reposer l’immortalité de Turner que sur une seule œuvre, je choisirais celle-ci. Sa conception audacieuse, idéale dans le plus haut sens du mot, est basée sur la pure vérité", qualifiant la toile de "la plus noble mer jamais peinte par Turner… Pourpres et bleues, les ombres blafardes des vagues déferlantes sont projetées sur le brouillard de la nuit, qui se lève froid et bas avançant comme l’ombre de la mort sur le bateau coupable…".
[15] Marval, 2006
[16] « Des liens plus profonds, écrit Jobard, se sont tissés au fil des épreuves que nous avons affrontées. Une confiance inébranlable s’est installée. Ce que nous avons vécu ensemble et le respect mutuel que nous éprouvons nous engagent indéfectiblement l’un envers l’autre. Je reconnais que j’ai oscillé en permanence entre le rôle d’observateur et d’acteur au cours de cette histoire. Jusqu’à l’obtention de son titre de séjour. »
[17] Migrants un peu partout aux abois dans ce début du XXIème siècle ? Ce n’est « pas un hasard », comme on dit, si le romancier coréen Kim Young-Ha nous fait découvrir, dans Fleur noire – un livre publié en Corée en 2003 et traduit par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel chez Philippe Picquier en 2007 – « l’histoire vraie (comme le précise la quatrième de couverture) de 1033 Coréens partis émigrer au Mexique au début du XXème siècle. » Tous, fuyant leur pays envahi et écrasé par le Japon, eurent donc d’abord à traverser le Pacifique : « Il y avait longtemps, écrit le romancier, Mateo Ricci, suivant l’appellation de Magellan, l’avait désignée par trois idéogrammes signifiant « immensité », « calme » et « mer ». Or, contrairement au vœu de celui qui l’avait baptisée, cette mer se montrait violente et imprévisible. Chaque fois qu’une grande vague frappait les flancs du vaisseau, la masse des passagers parqués dans la cale sous la ligne de flottaison culbutait, et les corps basculaient les uns sur les autres. »