Margolin témoin-survivant des camps soviétiques

10 juin 2011, ajouter des notes prises dans l’article de Johann Chapoutot, « Nazisme et guerre totale : entre mécanique et mystique », dans Europe, le miroir brisé, sous la direction de Gérard Wormser, Sens public 2006

 

« Hitler s’est d’abord ménagé la neutralité de Staline par le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 pour ne pas être pris en étau sur deux fronts. Son compte réglé à la France, Hitler informe ses généraux, dès le 31 juillet 1940, de son but ultime : la construction d’un espace vital à l’est par la destruction du bolchevisme et l’extermination des Slaves. Il retourne sa machine de guerre contre l’est et déplace ses troupes sur les larges autoroutes ouest-est construites à dessein depuis huit ans. Un an plus tard, le 22 juin 1941, le lendemaint du solstice, Hitler, sans déclaration de guerre [note : «Car il s’agit pour lui d’une guerre toujours déclarée . »] , lance trois millions d’hommes contre l’URSS. Cette guerre ne ressemblera à aucune autre. La race nordique doit se libréer de la menace juive et des hordes de sous-hommes slaves que cette dernière emploie : cette guerre sera donc une guerre d’extermination, comme il l’avait déjà exposé à ses généraux le 31 mars 1941. Le 15 juin 1941, lors d’une réunion préparatoire, Himmler,  Reichsführer des SS, présente la première version de son Plan Est (Generalplan Ost), qui prévoit la disparition, à moyen terme, de 31 millions de slaves, pour libérer des terres ainsi offertes à la colonisation germanique : trois millions d’Allemands reichsdeutsch  doivet être implantés sur le front pionnier est. »)

 

 

 

« Un contenu barbare dans une enveloppe pseudo-humaine »

 

Margolin témoin-survivant

des camps soviétiques

 

 

« C’est ainsi que, parmi des inconnus,

à une table étrangère, je fis connaissance

avec l’année 1940, année terrible,

funeste, sanglante, année de misère

où triompha le Mal,

année qui apporta à des millions d’hommes

l’esclavage et la mort,

et à moi,

l’aventure la plus extraordinaire

de ma vie. »

 

Julius Margolin

 

 

Voici, republié après des années, un des plus  grands livres de « témoignage » qu’on puisse lire : Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin. Publié une première fois en France en 1949, ce texte (traduit du russe par Nina Berberova et Mina Journot) avait pour titre :  La Condition inhumaine.

Sous un nouveau titre, donc, il reparaît aujourd’hui dans une édition (« Le Bruit du temps », 2010) admirablement réalisée à tous égards : complétée, revue, accompagnée d’une très éclairante et profonde postface de Luba Jurgenson[1].

Voici donc devant nous l’immense – l’océanique – témoignage de Julius Margolin. Les pages en déferlent,  l’une après l’autre, impitoyablement, sur le lecteur. Que veulent-elles de chacun de nous ?

*

Non moins que L’Archipel du Goulag ou  Les Récits de la Kolyma,  Voyage au pays des Ze-ka (pour ne mentionner que des écrits portant sur les camps soviétiques) appartient, et centralement, à la littérature – au prix, il est vrai, de contribuer à en infléchir puissamment la manière de durer et de se donner, encore et encore, à relire.

 

Guennadi Aïgui (1934-2006) poète tchouvache écrivant en russe, a consacré trois poèmes[2] à Varlam Chalamov, l’un daté de 1979, les deux autres de janvier 1982 – soit le mois de la mort de Chalamov.

 

Une terre et un sol – il en a connu de plus rigoureux que celle où nous l’enterrons à présent.

 

Nous faisons nos adieux à Chalamov.

 

Le corps de la Littérature, la chair de la Poésie, avec les « degrés » de l’enfer de la Kolyma, l’arracher au fer, avec des morceaux de fer, avec sa propre chair ! – tel est l’exploit qu’il a accompli !

 

Ce ne serait donc pas son seul corps d’homme que le forçat Chalamov aurait eu la force, après tant d’années, à extirper de la terre gelée de la  Kolyma. Ce serait encore (par un travail d’écriture dont Chalamov lui-même souligne qu’il reprend, en les métamorphosant, les gestes du travail au camp) « la Littérature », « la Poésie », corps ou chair, qu’il aura fallu extraire de ce passé de souffrance, comme par un accouchement au forceps.

 

Nous ne faisons que commencer à les accueillir, ces écrits extraordinaires, sans précédent dans toutes les littératures : ils ont été arrachées à la destruction et à l’effacement organisés, et ils peinent encore à vaincre notre indifférence. Ce sont des documents incomparables, et nous avons à en recevoir du savoir sur d’innombrables faits.  Mais c’est aussi comme œuvres qu’il nous faut les étudier. Poèmes ou proses de témoignages constituent autant de « traces œuvrées » (selon l’expression de Didi-Huberman). Si, dans des cas très divers (Chalamov ou Mandelstam, ou, sous l’oppression nazie, Primo Levi, Améry, Radnoti[3], etc.), le « faire-œuvre »  a pu  garder mémoire de vies écrasées ou recréer, au plus immédiat, la vérité de sensations insoutenables, ce fut en affirmant sa puissance interne : dans la voluminosité à jamais mouvante de l’œuvre (qu’elle se réalise en quelques vers lancés en un réseau aérien ou qu’elle réclame des centaines de pages comme dans le cas de Margolin), des traits –  détails fugaces ou données massives, tantôt répétitives, tantôt inouïes –, se renvoient les uns aux autres, ne cesseront plus de bouger selon des rapports qui ne sauraient être fixés.

Telle est la liberté interne de l’œuvre, qui l’oppose d’emblée à tout savoir-regard d’au-dessus. En régime totalitaire (pour rappeler les analyses de Claude Lefort), les divers domaines de la vie sociale – et en particulier les savoirs ou les arts – tendent à être privés de toute différenciation non contrôlée pour être soumis au seul pouvoir politique. C’est constitutivement que l’œuvre littéraire ou artistique résiste à ce qui entend lui dicter son contenu, son orientation et les messages à diffuser.

La liberté propre à l’œuvre se réalise encore – contre, encore une fois, toute emprise extérieure –  dans sa manière de se destiner… Quels que soient les calculs, plus ou moins fragiles, de l’auteur, le mouvement de l’œuvre l’emporte vers une réception qu’elle ne peut – qu’elle ne désire pas – prévoir. Mandelstam a remarqué que le poème s’adresse à une présence autre – « l’interlocuteur » – toute proche et aussitôt indéterminée .. . comme si, dans la silhouette de tout lecteur réel venait trembler les présences non concrétisables d’innombrables autres lecteurs. 

Les œuvres-témoignages ont affaire, imaginairement ou réellement, dans leur destination encore virtuelle (au temps où elles s’écrivent) ou dans leur destinée effective (une fois publiées), à des instances spécifiques. Elles s’y heurtent ou, au contraire, elles tendent à les susciter. Très réels, et souvent insurmontables, sont les contrôles et obstacles auxquels, du temps de sa détention, Margolin est soumis. Il n’empêche que le témoin s’acharnant (ou, d’abord, se préparant)  à faire œuvre a aussi en tête des figures réceptrices mi-réelles, mi-virtuelles. Lorqu’il  pense ou lorsqu’il écrit – parfois, exceptionnellement, dès le temps du camp –  ou, plus tard, quand il publie, Margolin ne cesse de viser un interlocuteur qu’il nomme, répétitivement, « l’opinion publique internationale ». De cette instance – qu’il sait ou espère plus ou moins réalisée dans des instances sociales, politiques, juridiques –, Margolin attend non seulement qu’elle soit attentive à son œuvre, mais aussi qu’elle réagisse à la révélation de la réalité des camps. On verra pourtant que cette réalité même a pu être contestée – sinon par « l’opinion publique mondiale », du moins par des voix qui s’évertuaient à l’orienter, voire à la dominer.

Une œuvre-témoignage comme celle de Margolin ne peut que résister à un pouvoir totalitaire qui entend non seulement détruire des masses d’existences, mais encore effacer leurs traces et celles de la destruction même. Mais elle devra aussi, au-dehors des camps et de l’Union soviétique, tenter de prouver la réalité de ce dont elle parle et de convaincre l’énorme et fuyante « opinion publique internationale ».

 

*

Voyage au Pays des Ze-Ka : ce dernier terme, « Ze-Ka » (dont une note  donne l’origine) en est venu à désigner « tout détenu des camps » soviétiques.

Est-ce le livre que nous ouvrons qui constitue un « voyage » ? Pour nous, aujourd’hui, le Goulag ayant disparu, ce «voyage » ne saurait être qu’un des ces retours dans le temps que seule permet la lecture.

Mais pour Margolin, dans le temps où il écrit ce Voyage, les réalités dont il parle sont au présent. Sans doute pour lui, pour son expérience individuelle, la vie – si l’on peut employer ce mot – dans les camps soviétique est-elle chose du passé. Mais – il le souligne avec force – la situation qu’il a connue est, à la fin des années quarante, celle d’innombrables autres, dont il ne peut détacher sa pensée.

Au moment où il écrit, un voyage réel (celui, par exemple, d’un journaliste) jusqu’au pays des Ze-ka n’est évidemment pas envisageable. Les frontières sont des barrières politiques. Les camps eux-mêmes sont inaccessibles.

Le livre est-il alors un substitut ? Même sous cette forme, ce voyage suscita, au plus près, des résistances. Le livre – traduit par Nina Berberova – ne fut, semble-t-il, guère reçu. Il fut lu, il est vrai, par David Rousset. De cette lecture (parmi d’autres), Rousset tenta de tirer des conséquences. Et c’est alors que Margolin rencontra d’une autre manière l’ « opinion publique » : j’y reviendrai à la fin, ou plutôt au-delà,  de ces trop hâtives remarques sur  Voyage au pays des Ze-Ka.

 

Cependant, le « voyage » et le « pays » que dit – très réalistement et ironiquement à la fois –  le titre désigne en premier lieu ce que vécut ou connut Margolin quelques années auparavant. Combien douloureux, ce voyage !  et amère la découverte de ce pays !

« Je ne suis pas allé en Russie, dit sarcastiquement Margolin (en faisant allusion soit aux invités officiels de l’Union soviétique, soit à ceux qui, naïvement, désiraient y rejoindre un monde de l’utopie réalisée), par l’Intourist, et je n’ai pas traversé, par une nuit sans lune, la frontière de la Polésie. Je fus un touriste d’un troisième genre, très particulier. »

Comment, d’abord transformé en « errant », s’est-il bientôt retrouvé pris dans un « voyage » qui le conduisit au pays des camps soviétiques ?

Margolin est de nationalité polonaise. En 1939, il venait en outre d’obtenir un « certificat de résident permanent en Palestine mandataire », écrit Luba Jurgenson. Et « sa femme et son fils sont installés à Tel-Aviv » quand lui-même est « surpris par le début de la Seconde Guerre mondiale et l’attaque allemande dans la ville de Lodz où son travail le retenait ».

Le Pacte germano-soviétique (dit encore « Molotov-Ribbentrop ») fut signé, on s’en souvient, le 23 août 1939. Cet accord de non-agression comportait un protocole répartissant les territoires situés entre l'Allemagne et l'URSS. Dès le 1er septembre, Hitler déclara la guerre à la Pologne et l'envahit.

« Le 17 septembre 1939,  rappelle Margolin, l’armée Rouge entra en Pologne comme alliée de Hitler. » C’est ainsi, constate encore Margolin, que « du 1er au 17 septembre », dit-il encore, on avait « assisté au spectacle pathétique de l’anéantissement de la Pologne. »

Le 17, en effet, la radio transmet « le texte du discours de Molotov », l’annonce – comme le rappelle encore Margolin – « au monde entier qu’à l’aube de ce jour, en raison de l’écroulement de l’Etat polonais, l’armée Rouge avait passé la frontière pour prendre sous sa protection les peuples frères de  l’Ukraine occidentale et de la Russie blanche. »

Les tourbillons de populations polonaises, juives en particulier, se déplaçant, se portant d’un côté ou de l’autre, sont évoqués par Margolin dans des pages sans équivalent et qui sont une partie essentielle de son ouvrage. Impossible de commenter en quelques phrases ces chapitres pleins d’une obscure effervsecence ; ils évoquent, au milieu du XXème siècle et au cœur de l’Europe, une situation chaotique froidement créée par deux régime totalitaires.

Illusions ? Erreurs tragiques ? Voici par exemple Meczyslaw Braun qui (comme le constate Margolin)  « de son propre gré, rentra à Varsovie en zone allemande, dans le ghetto juif dont il ne devait pas sortir vivant. Pour cinq cents roubles, il acheta un acte de naissance polonais qui lui garantissait la sécurité au moment de la rencontre avec les Allemands, à la frontière. En avril, il m’écrivit quelques mots de Varsovie pour me dire qu’il était « heureux, extraordinairement heureux ». Le fait que les uns étaient « extraordinairement heureux » de fuir les Allemands pour les bolcheviks, et les autres aussi « extraordinairement heureux » de fuir les bolcheviks pour les Allemands, illustre tragiquement la situation des Juifs polonais. Cela changea très vite.. »[4]

Le choix de Braun fut le choix du pire… Mais comment verrait-on dans le choix de Margolin celui du « meilleur » ? Il survécut, c’est vrai, mais à quel prix !

Margolin se heurte aux frontières verrouillées – celle d’abord avec la Roumanie, puis avec la Lituanie. Le voici dans une ville, puis dans une autre…

Grâce à quelle volonté d’enregistrer ce qu’il voyait  – ce dans quoi il se trouvait lui-même brutalement piégé – a-t-il pu garder trace de pareils moments de déstabilisation collective ? Les mouvements de masses (faut-il penser à certaines pages de Masse et puissance  de Canetti ?), il a su les percevoir avec la plus grande acuité voire, oserait-on dire, avec un intérêt passionné. Il lui arrive même de saisir – au moment où il écrit, sans doute, mais en renouant avec ce qui dut être, sur le moment même, un effort terrible de pensée – ce qui arrive aux pensées tournoyant, comme affranchies des subjectivités, dans l’espace commun. « A Lwow, écrit-il par exemple, des centaines de milliers de personnes menaient une existence étrange, irréelle : tout ce qui se passait ressemblait à un rêve. Ce n’était pas une vie naturelle et libre faite de vieilles habitudes qui répondent aux désirs des gens, mais une gigantesque mascarade au  service d’un pouvoir étranger, pouvoir qui lui-même portait un masque, cachait la vérité, ne révélait pas ses projets. L’air était gros de menaces : on sentait une masse de pensées dissimulées, de sentiments étouffés, de soupçons, de mensonges, de peurs, la fragilité des existences privées déjà minées et exposées à une explosion imminente, l’atmosphère honnie du stalinisme ou de toute dictature faite de violence multipliée par tous les maheurs de la guerre avec ses désastres, ses ruptures, sa déchéance, ses séparations. »

Masse de gens, masse de pensées : ces dernières semblent briser les subjectivités, elles se mettent à errer, hors enveloppes individuelles, dans les rues…

A vrai dire, les phrases mêmes de Margolin paraissent parfois hors d’haleine. On sent soudain qu’elles étouffent, distendues par ce dont il leur faudrait parler. Comment formuler ou du moins donner à sentir des pensées libérées dangereusement dans l’espace collectif ? Ce sont des situations où les appartenances et les contours des individus constituent plus des expositions que des protections. L’écrivain (se souvenant du témoin immergé qu’il fut) cherche les moyens de dire les  limites des humains en décomposition et des « intériorités » qui s’extravasent dans un air empesté.

C’est en même temps, on l’entrevoit également, la première expérience de la « mascarade » soviétique – ou, pour reprendre l’expression de Ante Ciliga, celle du « mensonge déconcertant »[5].

Margolin, comme d’autres, aura à comprendre (en plusieurs étapes, dont les dernières au sein des camps) à quel point les soldats soviétiques (en héritiers russes de la tradition des « villages Potemkine ») ont été chargé de duper les populations.

 

Voici Margolin à Pinsk (la ville où sa mère sera assassinée par les nazis).

Pour les « gens qui n’étaient pas de Pinsk », qui étaient des « réfugiés », un prétendu « libre choix » est proposé: « devenir citoyen soviétique, ou se faire inscrire pour le rapatriement, c’est-à-dire pour la zone allemande de Pologne. » Inacceptable choix, pour Margolin. « Pour moi, les deux perspectives étaient également inconcevables. Je voulais rentrer en Palestine. » Plus précisément : « Je désirais rester en territoire soviétique sans prendre de passeport, et attendre la possibilité de rentrer en Palestine. »

Mais c’est tout autre chose qui, à distance, en Union soviétique, se prépare : « Et tandis qu’on collait, dans les rues de Pinsk, les émouvantes affiches du « Comité de tutelle pour les réfugiés » et que, avec délice, nous nous sentions l’objet de la tutelle du gouvernement soviétique, à l’extrême nord de la Russie, près de la mer Blanche, on remettait à neuf et on réorganisait les baraquements et les camps pour les Polonais. Ce n’étaient pas des camps d’internement, mais des camps soviétiques de « Redressement par le Travail » pour les criminels. Les pouvoirs locaux de Pinsk ne savaient peut-être rien de tout cela. Notre sort se réglait à Moscou. »

C’est à Pinsk que Margolin sera finalement arrêté et emprisonné: « Le 19 juin 1940, à dix heures du soir, un milicien vint me prendre pour me conduire à la Milice. »

Comme en maints endroits de son immense ouvrage, Margolin sait restituer un instant crucial :

 « Je sortis dans la rue, comme j’étais, sans argent ni bagage. Sur le pas de la porte, le milicien me dit qu’il était préférable de prendre mon pardessus, car je devrais peut-être attendre assez longtemps mon tour. Je pris mon pardessus sur le bras.

Le portillon du jardin claqua et nous parîmes en bavardant tranquillement. En passant le seuil de la Milice, dans la rue Logiszynska, je franchissais, sans m’en douter, la ligne qui sépare deux mondes. Et presque aussitôt, je compris que quelque chose d’incroyable venait de se passer. »

 

Au bout de quelques semaines d’emprisonnement à Pinsk, avant le départ dans le train qui l’emporte en Union Soviétique pour plusieurs années, Margolin a l’occasion de faire, déjà, un constat accablant :

« On photographia tous les prévenus et on prit nos empreintes. Ces documents furent envoyés aux Archives centrales du NKVD en même temps que nos dossiers. Sans doute se trouvent-ils encore à Moscou. Je ne sais plus à quelle occasion je pus voir ma photo. C’était une image terrible, et non seulement parce qu’elle était techniquement mauvaise : je ne m’étais pas reconnu. Six semaines de prison soviétique avaient détruit toute trace de vie intellectuelle : on y voyait la trogne renfermée, émaciée, poilue et criminelle d’un tueur professionnel avec des yeux écarquillés (on m’avait obligé à retirer mes lunettes) cernés de bleu et de grosses lèvres enflées. Un type comme ça méritait au moins cinq ans de travaux forcés. »

Cinq années de travaux forcés, c’est en effet l’épreuve effroyable que Margolin va connaître et qui le conduira à plusieurs reprises au bord de la mort. Mais il n’est pas vrai que « toute trace de vie intellectuelle » avait disparu en lui. La persistance d’une vie pensante fut une des composantes de sa manière de survivre. C’est elle aussi qui permit à Margolin d’amasser le matériau de ce qui serait, un jour, le Voyage au pays des Ze-Ka .

 

*

Le voilà donc, résume Luba Jurgenson, « précipité avec des centaines de milliers d’autres réfugiés sur les routes qui mènent vers l’est de la Pologne, le voilà finalement arrêté, après l’invasion de ces territoires par l’armée Rouge, pour infraction au régime des passeports. Il est coupable d’être citoyen d’un Etat fantôme, puisque le pacte Molotov-Ribbentrop a mis fin à l’existence de la Pologne»

La destinée de Margolin est, à un moment déterminant, l’effet d’opérations résultant, dit Luba Jurgenson, « d’une politique hautement planifiée » et engagée antérieurement à la deuxième guerre mondiale. La visée est « l’homogénéisation de la population soviétique […] dans les régions frontalières au cours de la seconde moitié des années 1930. »

 

Diverses, les histoires collectives ou individuelles au terme desquelles des gens du dehors  ou de régions frontalières de l’URSS ont été happés dans les camps.

Il y aura eu ces Polonais, des Juifs en particulier, qui avaient été attirés par l’Union soviétique.  Margolin parle avec une manière de tendresse de ces Polonais aveuglés : « Il n’y eut pas d’année, pas même de mois, sans que des transfuges traversent clandestinement la frontière ; ces gens ne voulaient pas rester en Pologne capitaliste et se ruaient vers la « terre promise », dans la patrie de « tous les travailleurs », à la recherche de la justice et de la liberté. Nous ne savions rien du sort qui leur était réservé. Pourquoi aucun d’eux ne donna jamais signe de vie ? […] c’étaient de petites gens, anonymes,  de la limaille attirée par le rêve d’un monde meilleur, comme par un aimant. »[6]

Margolin n’est pas de ceux-là, on l’a vu. Il ne veut que retourner chez lui, auprès de sa famille. Comment et pourquoi fut-il happé ?

« … dans cette région des confins, écrit Luba Jurgenson, la répression poursuit deux objectifs complémentaires : la destruction des élites et l’homogénéisation ethnique. Juif, Margolin appartient à un groupe à part au sein de la population polonaise réfugiée, groupe qui subit une mesure préventive inspirée entre autres par la coutumière représentation du Juif comme ennemi et espion qu’il convient d’éliminer des régions frontalières. »

Tout ce qui venait du dehors ne fut-il pas, aux yeux de Staline, supect et à isoler du reste de la société, voire à faire simplement disparaître ? Ce fut le cas de communistes ou sympathisants communistes étrangers. Heinz Neumann, un des dirigeants du parti communiste allemand, qui, lorsque les nazis arrivèrent au pouvoir, se réfugia à Moscou avec sa femme Margarete Buber-Neumann. Dès avril 1937, victime des grandes purges décrétées par Staline, il disparut. Margarete Buber-Neumann, arrêtée en juin 1938, fut déportée en Sibérie et enfin livrée aux Allemands en vertu d’une clause du pacte Molotov-Ribbentrop.[7]

 

*

Margolin va donc arriver en URSS du dehors: voilà qui différenciera son témoignage sur les camps soviétiques de ceux de Chalamov ou Soljénitsyne. C’est d’abord qu’il n’aura pas eu affaire à la « soviétisation » telle qu’elle s’est déroulée pendant des années en Russie.

Son dehors, c’est la Pologne où la soviétisation ne fut qu’un mouvement accéléré. Mais le dehors, pour lui, est aussi la Palestine, comme il le rappelle en plusieurs endroits. « Contrairement aux autres Juifs de Lodz,  écrit-il par exemple, je savais parfaitement où était ma maison. Ma maison était en Palestine. Depuis 1936, ma famille s’y trouvait et, cet été-là, je n’étais venu en Pologne qu’en visiteur. Seul mon passeport polonais me liait à la Pologne… et le sentimentalité d’un Juif polonais. »

Et c’est encore, selon une sourde certitude qu’il tenterade ne jamais perdre, le sens qu’au-dehors des camps ou de l’Union soviétique subsiste le « monde ». Est-ce ce « monde entier » auquel Molotov avait fait cyniquement connaître l’invasion, par les Soviétiques, de la partie est de la Pologne ? Il s’agirait plutôt de l’« opinion publique mondiale » – celle, espère-t-il plus ou moins tacitement, qu’il pourra un jour contribuer à éclairer. Voici, ajoute Margolin, qu’en lui « naquit une calme haine pour ceux qui trompent le monde entier. »

Le « monde » ? Tout au long de ses récits de déportation et de détention, on le verra, en effet, craindre « par-dessus tout d’être arraché au monde et oublié de tous. » Mais la crainte prend très tôt la forme d’un projet : celui qui, à travers maintes tribulations, aura abouti au livre que nous lisons. Margolin, libre et écrivant son ouvrage, retrouve un des instants où, très tôt dans son parcours, il en eut l’idée comme celle d’une résistance à l’oppression et, non moins, à sa dissimulation. Alors qu’il est en train d’évoquer une de premières étapes, en camion, de sa déportation, le souvenir lui revient de l’engagement qu’il prit alors, silencieusement, envers lui-même ainsi qu’envers « le monde » : « Ce régime dissimulait ce qu’il faisait derrière les ridelles vertes du camion. Et moi, étendu, je fis le serment de rabattre un jour ces ridelles vertes afin que le monde entier vît ce qu’elles cachaient. »

Il lui arrive souvent, dans ses récits, de parler des « Occidentaux ». Par opposition aux Russes ? Sur ces différences, il en viendra à glisser des remarques en des termes plus ou moins antropologiques qui peuvent laisser perplexe… L’important – pour sa survie et pour la possibilité de son témoignage –  est qu’il désirera se sentir, autant qu’il le pourra, autre au sein même de l’élément engloutissant et indifférenciant des camps.

Au chapitre VIII (« Le canal Mer Blanche-Mer Baltique »), on le voit arriver dans « une étrange forêt » La population qui est déjà sur place est multiple, voire hétéroclite : « On y trouvait de tout ! Polonais, Ouzbeks, Chinois, Ukrainiens, Géorgiens, Tatars et Allemands ». Mais tous ces humains sont homogénéisés : « Des hommes gris souris ! » Face aux nouveaux arrivants, à ces « étrangers » (dont fait  partie Margolin) qui, à ce moment-là, sont encore « colorés et divers », « tout » sur les hommes de la forêt, « était gris souris » et « les visages aussi étaient gris souris, terreux, comme saupoudrés de poussière. » Bien sûr, Margolin glissera lui-même dans le gris. Cependant, il ne cessera, dès qu’il en aura la force, de chercher à se re-différencier – et ce sera d’abord par l’effort, par moments surhumain, de regarder et de penser.

N’est-ce pas en tant qu’intellectuel que Margolin s’efforce de tenir ? Penser : y a-t-il là de quoi, du moins dans les moments où l’oppression est un peu moins cruelle, retrouver un peu de fermeté ?

Certes, celui qui est repéré comme intellectuel est menacé. L’homme à lunettes est une cible pour les gardiens (ce fut le cas, on le sait, dans d’autres terreurs, au Cambodge en particulier). Mais c’est aussi de la part des co-détenus que le spectacle de la lecture et de la concentration intellectuelle peut susciter la haine. Un soir, attendant à l’infirmerie (celle de l’un des camps où il sera passé), Margolin ouvre un livre… « Des regards hostiles… Finalement, un long gaillard hirsute, plein de furoncles recouverts de pansements, s’approche et me dit : « Fais-moi plaisir, ferme ce bouquin… Je ne peux pas te voir fourrer ton nez dans ce livre… Mais qu’est-ce qu’ils ont donc avec  leurs bouquins !... Savants !... » » Si décourageante qu’ait pu être cette agression,  Margolin, qui voudrait ne pas cesser de « comprendre », explique : « la masse inculte en Russie ne connaît aucune « intelligentsia », aucun livre, aucune science, aucune idéologie autre que communistes. » Et il ajoute : « Une association d’idées dangereuse se fait dans la tête de ces hommes, entre les valeurs culturelles et la forme d’asservissement qui règne dans les camps et qui est dirigée de l’extérieur. » Approprié par le pouvoir, le savoir, ou plutôt ce qui se fait passer pour tel, devient objet de haine. Bien entendu, si Margolin tente de rester un « savant », c’est au contraire pour mieux résister. Mais ses co-détenus sont incapables de faire la distinction : les « bouquins » mêmes leur paraissent des instruments de leur écrasement.s

A d’autres moments, il est vrai, la culture constituera un lien, combien précieux. Sous son signe se nouent des amitiés vitales. Et cependant certains de ces liens ne résisteront pas à l’extrême misère : il arrive qu’un ami, quelque affamé de culture qu’il soit, ne puisse s’empêcher de voler le pain de son ami, et que toute confiance alors se perde.

 

*

Au sein de la vie dans les camps, Margolin tente de faire, de ce qu’il vit et voit, l’objet même sur lequel se retourner. (Continuer à penser – fût-ce au minimum, comme un fil de l’existence à quoi l’on se tiendrait encore –, c’est un souci que formulent bien des témoignages, mais aussi des fictions d’époque soviétique, celles d’Andréi Platonov tout particulièrement, où sont dites la terreur et la déréliction.)

Alors même qu’y règnent la haine, le mensonge et la bêtise, Margolin trouve dans « l’actualité soviétique » matière à réflexion politique – tout autrement (voilà ce qui serait à penser ) qu’il n’aurait pu le faire dans des camps nazis. Serait-ce du fait même que l’intellectuel, dans cet univers, est en proie  à ce qui, exactement, retourne en son contraire tout ce à quoi il tient ? « Il faut dire clairement, écrit Margolin, qu’en Union soviétique, dans cet espace inaccessible à l’opinion publique mondiale, s’opère une destruction des âmes inédite dans l’histoire de l’humanité, un incroyable martyr des cœurs humains. Ce qu’on y inflige aux hommes est si absurde et injustifié que le terme de « tragédie » paraît inapproprié… »

Là même où il se sent férocement écrasé, l’intellectuel sait qu’il lui faudrait trouver la force de se retourner sur ce qui le méprise et le nie. D’autant plus atroce est sa terreur quand il sent cette capacité se retirer de lui. « L’hiver 1941-1942, écrit-il par exemple, fut la plus pénible épreuve de toute ma vie. La faim usait mes forces. Mais il y avait quelque chose de plus terrible encore : jusqu’alors je m’étais comporté envers le camp comme un observateur, un étranger, un écrivain, un homme qui, plus tard, pourrait écrire un livre sur ce sujet. Je le considérais comme un document inédit, d’une grande rareté, sur l’actualité soviétique dont j’avais eu connaissance, par pur hasard. Mais en cet hiver, je compris qu’il était plus facile d’y entrer que d’en sortir. Je n’observais plus, je mourais. Je sentais que le fait de ne pas bénéficier de l’amnistie était mon arrêt de mort. »

 

*

 

Impossible, ici, de suivre Margolin dans ses analyses des multiples aspects de la « déshumanisation ». « Pendant l’hiver 1940-1941, écrit-il par exemple, on déshumanisa mille hommes dans le 48ème Carré». Tout ce qui faisait avant son arrestation la vie du détenu – et d’abord ses liens familiaux – est évidemment détruit. Et, au camp, c’est heure après heure que l’absurdité, en même temps que la misère, « dépersonnifie » – comme dit le texte – les humains.

Par un sinistre retournement de l’idéologie soviétique partout affichée, le travail, tel qu’en particulier il est imposé aux « Occidentaux », devient le moyen de « l’abrutissement » : « Le meilleur moyen de rendre l’homme de l’Occident ridicule et méprisable, c’est de l’obliger, systématiquement, à exécuter publiquement un travail dont il n’est pas capable, devant des individus plus forts que lui et qui lui témoignent de l’hostilité. » Et Margolin constate que « les camps destinés à « redresser par le travail » sont en vérité la barbare profanation du travail.» 

La déshumanisation prend encore les traits de de la haine et de la férocité. Cette dernière s’incarne dans les « ourkis », qui font régner une terreur spécifique : « Dans les camps soviétiques, où les « droits communs » et les « politiques » sont mélangés, les premiers, dans tous les sens, sont privilégiés, car le régime ne les tient pas foncièrement pour ses ennemis. Non seulement ils insultent leurs camarades occidentaux en les traitant des fascistes, mais encore il appellent les Juifs, comme au temps des pogromes, « youpins ». » Chalamov, dans ses Récits, s’est acharné à dénoncer la connivence entre le système concentrationnaire et les « truands ». « Un ourka, écrit pour sa part Margolin, est un type caractéristique des camps, un homme-fauve.»

Au centre de la déshumanisation, ce qui se trouve détruit continument, c’est le sens même de la vérité : «La différence entre la vérité et le mensonge existe seulement pour une conscience libre et éveillée. Dans le subconscient des « déshumanisés », demeure encore quelque chose d’indicible, mais leurs consciences deviennent plates, grises, uniformes, complètement passives et mortes.. »

 

*

L’exercice de l’attention aura été, tout au long des années de détention subies par Margolin, la condition de possibilité de sa survie, peut-être, et en tout cas de ce qui est devenu la grande œuvre que nous lisons.

Certes, l’extrême détresse et l’effondrement corporel produisent, en certaines périodes, une quasi inconscience : le détenu devient un de ces individus détruits qu’on appelle les « dokhodiagui »). Autant de moments où la volonté d’ « enregistrer » n’aura pu que se décomposer…

Cependant, à lire certains passages (et il en est de même en bien des endroits des Récits  de Chalamov), on croit déceler que, dans la faiblesse aussi totale, l’exposition cruelle du détenu aura offert à ce qui arrivait une surface nue d’inscription. Ce sont des états de décomposition du « soi » : dans le froid de Kolyma, dit Chalamov, on ne se souvient plus de soi-même. Toute possibilité d’attention et toute chance de conservation mémorielle semblent dès lors perdues. N’est-ce pas pourtant de pareils moments que ressurgiront – s’imposant brutes à qui (Margolin enfin libre, Chalamov sinon libre, du moins sorti des camps) écrit – , des sensations ou des évidences qui, dans les phrases en train de se former, s’inscriront avec un rayonnement sui generis ? 

Rude, mais nécessaire, la puissance poétique à l’œuvre dans des moments cruciaux de Voyage au pays des Ze-Ka … Margolin sait faire revenir au présent les instants mêmes où tout ici-maintenant avaité été au bord de se dissoudre : « Pendant toute une longue nuit, écrit-il par exemple, dans les forêts de l’Onéga, les chefs, les comptables, les employés de divers services – santé, technique, contrôle – communiquent les uns avec les autres. Le camp est plongé dans les ténèbres. Seule, une lumière brille sur les tours de guet où veillent les sentinelles. La forêt bruit alentour, le vent secoue les cimes des arbres, une rumeur et un mugissement de marée parviennent jusqu’au camp. Toute la nuit, les chiens de garde hurlent sauvagement. L’homme, assis seul devant la table, croit rêver. Pourquoi est-il ici ? Que fait-il ? »

 

Lorsqu’il s’attarde à décrire des choses faites de main d’homme ou naturelles (et sur ce point c’est à des passages de L’espèce humaine que l’on peut songer), Margolin désire-t-il retrouver certaines échappées hors de l’enfermement et de la surveillance concentrationnaires ? D’un autre côté, la nature même fut (ne serait-ce que par son immensité – et l’on pense au « procureur vert » de Chalamov) un instrument aux mains des gardiens…

Nul doute qu’en certains passages la prose descriptive constitue un déploiement où l’œuvre s’assure de sa puissance enfin atteinte. N’est-ce pas une réponse, après coup, à ce qu’avait été l’asservissement ?

C’est, curieusement, aux descriptions de la forêt de Fontainebleau dans L’Education sentimentale  que l’on pense brusquement à lire le passage suivant : « Plusieurs années auparavant, une forêt s’étendait sur l’emplacement du camp. Les détenus l’ont défrichée ; mais, jusqu’à maintenant, le camp est plein de souches et de fondrières et, partout, traînent d’énormes souches arrachées semblables à de monstrueuses pieuvres, ou à des araignées mortes, qui lèvent vers le ciel leurs tentacules de bois toutes tordues. Par une journée pluvieuse d’automne, ces racines arrachées, retournées et jetées sur le chemin donnent au camp une touche de désespoir muet et convulsif, rappelant les créatures vivantes qui grouillent au milieu d‘elles. Les souches qui restent enracinées dans le sol semblent, quant à elles, garder encore la vision de leur haute cime et de leur verdure vivante, tel un homme amputé d’un pied qui sent encore des frémissements dans ses orteils inexistants. » Des phrases comme celles-ci se consacrent-elles, réalistement, aux choses mêmes de la nature,  ou se font-elles allégoriques pour dire la violence exercée par des humains sur d’autres hommes ? Ce sont aussi des bouffées de pure et libre écriture…

Du faire-œuvre même (enfin libéré au moment où Margolin écrit), le détenu aura parfois recouvré le sens en soustrayant celui-ci à l’abrutissement programmé. A la radio, dont l’administration fait une persécution auditive, voici qu’est dérobé soudain de la beauté qui est aussitôt liberté: « Parfois la radio mugissait comme un millier de buffles, mais à d’autres moments, elle pouvait distiller des sons d’une extraordinaire pureté, le jeu d’Oistrakh que nous écoutions avec vénération : dans ce repaire puant, le violon résonnait presque comme la voix de la contre-révolution. » 

 

*

L’attention du détenu Margolin – telle que l’écrivain y noue ou re-noue (à travers les barrières enfin franchies et le temps écoulé) ses phrases – , nous la voyons, dans des pages inoubliables du  Voyage, se consacrer à d’autres détenus. L’entr’attention de ces humains écrasés, chaque fois qu’elle redevint possible, fut une résistance à la surveillance brutale ou perfide exercée par les gardiens.

Des histoires de vies et de morts individuelles nous sont données, insoutenables, dans le Voyage. Margolin aura été capable, par son attention dès le camp, mais aussi au temps où il écrivait, d’un effort d’équité à l’égard de ses co-détenus. Ainsi fait-il preuve d’assez de disponibilité intellectuelle et affective pour « comprendre » des communistes devenus des victimes. Si, comme tous, ils ont été détruits, ce fut cependant avec une cruauté spécifique : « C’était comme si on avait éradiqué leur humanité : ils avaient perdu toute foi en l’homme, la raison, l’intelligibilité du monde. » Et encore : « Un mélange de fiel et d’acide sulfurique coulait dans leurs veines. Tous les trois avaient un passé communiste purement théorique, fait d’enthousiasmes et de projets grandioses. » Margolin a une formule terrible : « Quelqu’un leur a craché dans l’âme, et ce crachat y est pour toujours. »

Margolin se montre encore capable de porter, sur des jeunes pourtant susceptibles de devenir dangereux, un regard quasi maternel. Ne furent-ils pas, comme il le dit-il, de « jeunes terrorisés » ? On ne peut que citer le passage : « Avec une cruauté inimaginable, on leur brisa irrémédiablement la vie. On les terrorisa pour toujours ; leur passage au camp fut signalé sur leurs papiers et ils perdirent ainsi l’espoir et la possibilité de se faire une vie normale. Pourquoi ? L’éducation de rue que leur avait donnée le régime soviétique était responsable des peccadilles dont ils s’étaient rendus coupables. En bavardant avec eux, je pus me rendre compte à quel point ils étaient jeunes et insouciants. Ils se rappelaient l’atmosphère de la maison paternelle, ils disaient « maman » ou « chez nous, à la maison, sur la terrasse, il y a un fauteuil à bascule… ». Ils furent mêlés aux « droits communs », aux récidivistes, aux ourki, aux prostituées et, ce qui était plus grave encore, aux innocents, amenés des quatre coins de l’immense pays, qui périssaient en masse, pour rien. Et tout cela, à  un âge où cette expérience et ces impressions peuvent être décisives. Dans les neiges fondantes je le regardais, assis au tour du feu, tremblant de froid dans leurs guenilles qui les couraient à peine. Si leurs mères les avaient vus, elles se seraient tordu les mains de désespoir. »[8]

 

Approchant de la fin de son récit, Margolin se souvient d’une nuit de juillet 1944, à Krouglitsa, où il crut être à la veille de sa libération (en fait il ne fut libéré qu’en juin 1945), et c’est une page pour laquelle le qualificatif d’ « admirable » serait déplacé. Son passé de détenu est soudain face à lui : « Les quatre années de camp se dressaient devant moi comme un mur, me bouchaient l’horizon. […] Comment arracher de mon cœur le souvenir des morts et de ceux qui étaient encore en vie ? » C’est alors que lui revient, au présent, une nuit où il se trouvait dans les bureaux d’un camp. « Minuit passé. Sur la table, une lampe à pétrole, fumante. Je baisse un peu plus la lumière et je tremble de froid. Le vent d’automne hurle et arrache les volets. » Margolin laisse encore revenir, dans quelques phrases, d’autres sensations nocturnes… Mais voici une irruption : «Tout à coup la porte s’ouvre et un vieillard apparaît sur le seuil. Comment était-il ? Je ne puis me rappeler son visage. C’était un paysan polonais, en loques, nu-pieds, à moitié nu, courbé et si sale qu’on a l’impression qu’il vient de se relever de la boue. Il marmonne sans cesse, répète des mots sans suite, tend les mains – Panie… panie… panie… » Le misérable est chassé par le gardien de nuit. « Une heure s’écoule et, soudain, il me semble qu’on frappe à la porte, doucement, imperceptiblement, Je m’approche, j’écoute. Personne. J’ouvre la porte. Personne ? La bise glaciale me coupe la respiration./ Au matin, on trouva le vieillard derrière les baraquements, dans un ravin humide. Il était assis, adossé au puits, la tête pendante sur la poitrine. Il était mort. »

« … doucement, imperceptiblement… » : ces coups si légers à la porte avaient été un dernier signe de vie…  Tel est l’un de ces « tombeaux » d’écriture que l’on rencontre dans Voyage. Celui-ci, l’un des derniers – et qui, à l’endroit où il apparaît, ramasse en lui la stupéfaction et l’horreur de quatre années de camp, de visions de vies détruites et de morts absurdes – fut consacré à un Polonais inconnu, un paysan, un vieillard : un être sans visage, sans nom.

*

« Les paroles n’engagent pas et n’ont aucun poids ; les sentiments sont intsables et de courte durée. Tous ces gens semblent privés d’un pivot intérieur : le régime dictatorial leur avait appris à s’entortiller sur un support extérieur. » Aux yeux de Margolin, la vie dans la société soviétique a produit une véritable mutation : les subjectivités seraient comme hors d’elles, incapables de se tenir à autre chose que les stéréotypes imposés par le régime.

Penser, au contraire, c’est, pour le détenu Margolin, résister. C’est recéler, tacitement, ou entretenir, dans les propos qu’il peut parfois échanger avec quelques co-détenus, une continuité et une consistance qui, par elles-mêmes, sont incompatibles avec le système soviétique.

De première importance, dans le  Voyage, sont les évocations des travaux auxquels Margolin a pu, à certains moments particuliers de sa détention – et parfois au prix de sa nourriture –, consacrer le peu de forces qui lui restait.

Admis pour quelque temps dans un « pavillon chirurgical » (p433), il put « enfin reprendre haleine et comprendre le sens de ce qui était arrivé, à moi et à l’Humanité tout entière.[…] De nouveau j’eus besoin et je fus capable d’un raisonnement logique. Etendu dans mon lit, immobile, je réfléchissais obstinément, pendant des heures. Pendant ces onze jours, j’écrivis un petit ouvrage qui, dans ma situation d’alors, avait pour moi une énorme importance :  La Théorie du mensonge. »

Ainsi, tandis qu’on le soigne, essaie-t-il de recourir à son héritage philosophique d’avant la deuxième guerre mondiale : « je luttais contre la désagrégation morale qui avait commencé en moi ; la réalité qui m’entourait devenait le terrain de mon investigation froide et patiente. C’était ma revanche. » Et Margolin cite Spinoza : « C’était ma revanche :  non ridere, non lugere, sed intelligere. »

Son objet, c’est cela même qui l’environne et le menace : « Ce qui m’entourait, ce qui m’oppressait, ce qui m’enveloppait d’un brouillard asphyxiant, moi et toute ma génération, c’était le mensonge. Le caractère logique et psychologique du mensonge, son apparition dans la culture et l’Histoire, furent mon thème favori à la fin de l’hiver 1942. »

En janvier-mars 1943, Alexandre Koyré publia à New York, dans  Renaissance, revue de l’Ecole libre des Hautes Etudes, des Réflexions sur le mensonge  où il s’attaque aux totalitarismes. Aucune connexion effective, bien sûr, entre la « théorie » de Margolin et les « réflexions » de Koyré. La coïncidence, néanmoins, nous rappelle que Margolin, au fond des camps soviétiques, continuait, héroïquement, de trouver des forces dans ce qui avait été son appartenance à une communauté intellectuelle de penseurs à travers langues et pays. [9]

Et c’est durant l’été 1943 que, mettant à profit a situation (instable et dangereuse), d’ « invalide » qui était alors la sienne, que Margolin écrit sa Doctrine de la Haine.  Il fait alors un bilan : « Je réussis à écrire trois ouvrages pendant mes années de détention. J’ai déjà parlé du premier. Celui-ci fut le deuxième et le troisième s’appela De la Liberté. […] Le mode même de penser, et l’idée que c’était un mode normal libre, « hors de camp », en dépit des conditions dans lesquelles je me trouvais, en dépit des barbelés et des gardes, me procurait une joie pure et intense. »

Margolin aura littéralement incorporé sa  Doctrine de la haine  au récit que nous lisons. Je ne saurais aborder ici les caractérisations et distinctions qu’avance Margolin, ou les questions qu’il ouvre : elles survivent aux circonstances où elles furent pensées, et d’autres lectures ou d’autres lecteurs auront évidemment à y revenir.

Margolin, inquiet pour la conservation de son manuscrit (noté sur les supports les plus précaires) voudrait, en tant que « travailleur intellectuel », déposer son manuscrit dans un bureau du camp. Deux jeunes filles – des employées libres – hésitent, et l’une téléphone au « chef » : « Le chef a dit, prononça-t-elle en réprimant difficilement son envie de rire, « que vous flanquiez votre manuscrit aux latrines ». » 

*

 

Devrait-on suivre Margolin après sa libération ? Ce serait une tout autre affaire… Du moins peut-on le retrouver dans une circonstance capitale où il tenta, à Paris, de s’adresser à cette « opinion publique mondiale » dont on sait combien elle comptait pour lui, si problématiques qu’en fussent les incarnations.

Le 12 novembre 1949, David Rousset, ex-communiste (jusqu’en 1933), déporté à Buchenwald, auteur de L’univers concentrationnaire (1946)  et de Les Jours de notre mort (1947) fait paraître dans le Figaro littéraire un « Appel à tous les anciens déportés des camps nazis et à leurs organisations ». Il demande la constitution d’une commission d’enquête sur l’existence  d’un univers concentrationnaire en URSS.

Le 17 novembre, Pierre Daix (qui fut déporté à Mauthausen) publie dans les Lettres françaises un article sous le titre « Pourquioi M. David Rousset a-t-il inventé les camps soviétiques ? » Rousset va porter plainte contre lui : on retrouve ici la configuration du procès Kravchenko[10].

Julius Margoline (c’est ainsi que son nom est alors écrit) va déposer – en russe –  le 9 décembre 1950[11] : « Je n’oserais jamais, déclare-t-il en particulier, ennuyer le Tribunal sur mon sort personnel, ni mes propres affaires, mais je puis dire avec un poète polonais qu’en vérité mon nom véritable peut être Un million. Ce qui a eu lieu, c’est que j’ai souffert avec des millions, et c’est au nom de ces millions de détenus dans les prisons soviétiques que je voudrais m’adresser au Tribunal. »

Il nous paraît extraordinaire aujourd’hui qu’il ait fallu plaider pour faire seulement reconnaître l’existence  – au moment même où l’on s’affrontait au tribunal –  de camps en URSS.

Margoline aura rappelé, non, certes, par vanité, mais dans une argumentation tendant à justifier sa présence dans ce procès, que le livre de David Rousset s’appuie sur son propre livre publié, alors, sous le titre La condition inhumaine. Et l’on n’oublie à aucun moment, en lisant Voyage au pays des Ze-Ka  ou en revenant sur le témoignage son auteur au procès intenté par Rousset aux  Lettres françaises, que Margolin avait prioritairement en tête, outre son expérience personnelle, les masses détenues dans les camps soviétiques au moment même où il écrivait ou parlait. C’est, il faut le redire, l’ « opinion publique mondiale » qu’il aura constamment voulu alerter… Naïvement ? Et où en sommes-nous, aujourd’hui – après d’autres catastrophes de masses et au temps d’autres oppressions – avec cette opinion, qu’elle se meuve insaisissable et négligente, ou que l’on cherche à la concrétiser dans des institutions « internationales » ?

 

 

 

 

 

 


[1] Faut-il rappeler que Luba Jurgenson, entre autres publications et traductions, a contribué (par ses traductions et par une préface) à la nouvelle édition des Récits de la Kolyma  de Varlam Chalamov dans la collection « Slovo », chez Verdier, en 2003 ?

[2] Traduits par Léon Robel, dans le numéro 59 de Po&sie (premier trimestre 1992).

[3] Saul Friedländer, dans  Les années d’extermination :l’Allemagne nazie et les Juifs : 1939-1945, cite le dernier poème que le poète hongrois Miklos Radnoti traça dans un carnet au cours d’une marche forcée, peu avant d’être abattu.

[4] « It was the irony of Jewish fate that being subjected to Soviet repression had saved many Jew from death at the hands of the Nazis. »  écrit Jan T.Gross dans Fear, Anti-semitism in Poland after Auschwitz (Random House, 2006).

 

[5] Dix ans au pays du mensonge déconcertant, Paris, Champ Libre, 1977,

[6] Passionnantes, les précisions que donne Margolin sur la curiosité (après la guerre de 1920) envers l’Union soviétique en Pologne – alliée au « souvenir de cent cinquante ans d’occupation tsariste et de la guerre de 1920 ». Etait-ce surtout l’attrait du communisme ? « La jeunesse juive était communisée à 10 ou 15 %. Dieu sait l’idée que se faisaient du communisme les pauvres rêveurs des ghetto polonais ! Vers 1930, on vendait, dans les rues de Lodz, les « pamphlets » de Radek et le  Matérialisme historique de Boukharine. » Margolin balaie bientôt les illusions : « dans son ensemble, toute cette littérature n’était qu’un babillage enfantin ». Et Margolin dit encore : « La disproportion ridicule et tragique entre cette « littérature touristique » et la réalité soviétique est maintenant flagrante pour des milliers de gens qui, comme moi, tombèrent dans les profondeurs de l’arrière-pays, pendant la guerre. » Pour aucune autre société, peut-être, la discordance n’a été aussi systématiquement construite entre les images diffusées au-dedans et au-dehors et la « réalité » vécue par les individus.

 

▪                [7] Prisonnière de Staline et d'Hitler - Volume 1. Déportée en Sibérie, Paris, Seuil, 1949. Volume 2. Déportée à Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988.

[8] « chez nous, à la maison, sur la terrasse, il y a un fauteuil à bascule… » : ce qui vient à dire à l’un des « jeunes terrorisés » rappelle un vers du poète tchèque Vladimir Holan : « A la maison, monsieur, nous avons des lapins ! »

Tel est le dernier vers de « La Vltava en 1946 » ( dans Histoires, traduction Grandmont, Gallimard).

Dans ce poème, une voix sans nom (celle du poème même) –  rompant un énorme silence collectif  –  parle à la place du poète ; ce dernier (n’apparaissant que sous les traits d’un « tu ») est trop absorbé par l’attention qu’il porte à l’enfant:

L’enfant est debout sur la rive

avec une lourde sacoche pleine de prunes qu’il a ramassées,

et sanglote et gémit car il n’a pas d’argent pour traverser.

Il est si bestialement affaibli, à tel point sous-alimenté

qu’il n’a plus d’ongles et que son maigre cou

a l’air d’avoir été longtemps serré par la corde du glas… 

Quand tu le fais monter sur le bac, il se tait, la méfiance l’empêche de bouger,

et ce n’est qu’en plongeant involontairement sa petite main dans le courant

que le désir le prend que le voyage ne finisse pas trop vite,

de temps en temps il te regarde avec ses yeux de chien battu,

il sent qu’il fait partie de l’équipage, il est heureux,

et le bonheur le fait tout à coup s’écrier :

« Moi, j’ai été dans un camp de concentration… »

Allons va, ne mens pas, rétorque-t-on autour… « Je le jure ! »

Ne raconte pas d’histoires… « Je le jure ! je le jure ! »

soutient le pauvre malheureux, mais personne ne le croit.

Et tu lui fais faire le trajet plusieurs fois d’une rive à l’autre,

puis tu lui dis adieu… Mais l’enfant hésite un instant,

et comme s’il voulait alors en signe de gratitude

te confier un secret jalousement gardé, son secret le plus cher,

il te dit : « A la maison, monsieur, nous avons des lapins ! » »

 

 

[9] Quant à l’usage soviétique du mensonge, il faudrait rappeler le massacre d’officiers polonais par les soviétiques à Katyn : Staline ou les staliniens le dénièrent, dans un premier temps – avant d’en venir, contre toutes les preuves, à l’attribuer aux nazis.

[10] En 1951, David Rousset, Théo Bernard et Gérard Rosenthal font paraître un volume reprenant les dépositions et débats du procès : « Pour la vérité sur les camps concentrationnaires (Un procès antistalinien à Paris). Cet ouvrage a été republié en 1990, avec une préface et des notes d’Emile Copfermann, aux Editions Ramsay.

                   9

 A ce procès témoignèrent également  Margarete Buber-Beumann et Josef Czapski. Ce dernier (peintre polonais célèbre, auteur de Souvenirs de Starobielsk, livre de souvenirs écrit en 1945, et  de Terre inhumaine, récit d'un an de séjour dans l’Union soviétique en guerre, dont la première édition date de 1949) martèle, après avoir énoncé un certain nombre de faits précis : « Ca, ce sont les faits concrets, les hommes soviétiques avec lesquels j’ai parlé des camps de concentration et qui s’étonneraient beaucoup s’ils savaient qu’il y a des gens, dans le monde, qui osent affirmer qu’il n’y a pas de camps. »

 

 

 

Claude Mouchard