esquisse sur Robert Walser

Naïvement d’accord?

(esquisse sur Robert Walser)

 

 

«A ne surprendre que naïvement d’accord

La lèvre sans y boire ou tarir son haleine

Un peu profond ruisseau calomnié la mort. »

Mallarmé, Tombeau de Verlaine

 

 

On est perplexe, lorsqu’on lit l’œuvre de Walser, ou quand on suit (dans ses lettres en particulier) ses démarches têtues et capricieuses : s’avance-t-il, dans ses textes aussi bien qu’en s’adressant à ses proches ou à des éditeurs, totalement à découvert ? ou bien procède-t-il selon une ruse énigmatique ?

Un destin qu’il se serait à lui-même ourdi (et pourtant non sans naïveté !), voilà ce qu’on a envie, presque contradictoirement, de lui reconnaître. L’oubli où son œuvre est tombée pendant quelques décennies (et qu’en France la traduction de Jakob von Gunten — sous le titre L ’Institut Benjamenta — par Marthe Robert dès 1960 n’avait pas suffi à rompre), n’est-on pas tenté d’en attribuer la raison à un dessein de Walser lui-même?

Le 24 janvier 1929, à un peu plus de cinquante ans, Robert Walser est interné à l’asile d’aliénés de Waldau. Sur ce point, comme sur celui de l’oubli, pour quoi a-t-on cru si aisément (Canetti y met un sombre enthousiasme) à une décision souveraine de Walser ? L’étude minutieuse, pleine d’humilité et de retenue, que Bernard Echte consacre (dans le dossier Pro Helvetia - L ’Age d ’Homme 1987 sur Walser) à cet internement nous replonge dans l’incertitude. Walser semble bien n’avoir signé le «document qui précise qu’il est interné de son plein gré» qu’avec répugnance. Bernard Echte rappelle d’ailleurs un propos que Walser a tenu à Carl Seelig (et que celui-ci rapporte dans Wanderungen mit Robert Walser) : « Pour finir ma sœur Lisa m’a emmené à l’asile de Waldau. Devant la porte encore, je lui ai demandé : “Faisons-nous bien ce qui convient?” Son silence fut explicite. Que pouvais-je faire d ’autre que d ’entrer ? »

A vrai dire, ces précisions n’invalident pas vraiment la remarque — simplement un peu unilatérale — de Canetti : « L ’expérience qu’il fit de la “lutte pour la vie” le conduisit dans la seule région où elle n ’existe plus : une maison de fous, couvent des temps modernes*. » Elles s’y juxtaposent, à cru.

* Territoire de l’Homme, trad. par Armel Guerne, Albin Michel, p. 291.

 

Car Walser nous met dans l’impossibilité de trancher. Nos catégories s’y émoussent. Walser — « vie » ou « œuvre » (sur ce point également les distinc tions dérapent) — s’avance tel que nous ne pouvons croire ni qu’il décide de son sort, ni qu’il subit innocemment la cruauté du monde.

 

« Il ne faut que simplifier », écrit Walser à sa sœur ; « c’est une chose magnifique que de simplifier. »

Walser a, oui, la force de libérer une troublante simplicité. Il fait surgir sous son avancée un chemin qu’on n’aurait pas imaginé : c’est une crete d’où, lecteurs, nous ne cessons de dévaler lourdement, roulant le long de l’une ou l’autre pente.

Lire Walser, n’est-ce pas, chaque fois, découvrir une mince ligne claire, un sillage d’évidence inespérée ? Bien sur cette ligne parait vite se perdre, elle pointille, mi-dissoute... Et puis la voici reformée, brillant un peu plus loin, reconnaissable quoique non prévisible.

En revanche, les successifs moments du texte — récits, descriptions, propos — paraissent flotter. Dès leur émergence, ils sont déjà disjoints du sillage qui va les laisser en arrière. On dirait d’ailleurs qu’ils ne peuvent trouver leur juste mesure, et qu’ils sont, non par maladresse mais inévitablement, un peu trop développés, ou brusquement elliptiques. Selon les écrits de Walser, selon les périodes, ces traits s’estompent ou s’aggravent — jusqu’à l’anguleux, au hérissé. En meme temps c’est par là — par ce qui pourrait passer pour de la gaucherie — que nous est rendue sensible l’allégresse de la ligne qui va, juste au-dessus, toujours légèrement au-delà. On goute là une agilité presque animale. Une joie légère, insolente.

 

*

 

Qu’est-ce qui le guide que nous ne voyons pas? Qu’est-ce qui l’appelle? Quel impalpable «accord» sait-il d’avance?

Kleist, tel que Walser nous le conte dans Kleist à Thoune — c’est l’une de ses proses les plus merveilleusement bondissantes (publiée en 1907, elle a été traduite en 1973 par John E. Jackson dans L ’Éphémère n° 19/20) — semble un instant pouvoir trouver devant lui, ou tout autour de lui, de quoi se sentir, dans l’espace bleu de l’été, appelé et soutenu :

 

« L ’air embaume de tilleuls et de sapins et de fleurs. Il y a là un carillon tranquille, à peine perceptible, il l’entend, mais le voit aussi. C’est là ce qu’il y a de nouveau. Il veut de l’insaisissable, de l’incompréhensible. Dans le bas, sur le lac, se balance un bateau. Kleist ne le voit pas, mais il voit les lampes, qui l ’accompagnent, vaciller de-ci, de-là. Il est assis, le visage penché en avant, comme s’ildevait êtreprêt au saut de la mort dans l’image de laprofondeur splendide. Il aimerait mourir dans cette image. Il voudrait n’avoir que des yeux, n’être plus qu’un seul œil. Non, tout, tout autre chose. Il faut que l’air soit un pont et tout le paysage un dossier sur lequel prendre appui, sensible, bienheureux, épuisé... »

 

Walser (grâce à ses souvenirs de Thoune, où il fut en 1899) se donne l’image de Kleist dans le paysage. Il dit Kleist se penchant, s’appuyant sur « l ’image de la profondeur ». Appui paradoxal (vite dangereux) pour Kleist. Soutien pour Walser — mais brièvement, élusivement.

Et puis Walser s’identifiant — mais dans la double instabilité qu’il attribue à Kleist et qu’il donne à son propre dire — à Kleist ne s’appuie-t-il pas sur l’identification, scrupuleuse et passionnée, de Büchner avec Lenz (dans la prose intitulée Lenz) ? Reflets ? ils aident, oui, et accueillent, comme en l’anticipant, le geste à faire, mais il faut qu’ils soient par ce geste à l’instant où il se fait, mis en suspens — et, soudain, dissous en pur élément libre, inattribuable...

 

*

 

En un éclair, le geste à faire — la phrase qui va se dérouler imprévue — est appelé par son tracé qui déjà brille dans l’air. Dire, alors, c’est bondir vers sa propre anticipation, c’est effectuer ce qu’on devine : cette zébrure qui file, sinueuse, à peine perceptible, entre ce qui (comme autant de pressions obscures ou d’attentes) se trouve là.

Est-ce «naïveté» que cette certitude? Cet accord n’est-il pas un peu trop un acte de foi? De la crédulité?

«Il faut que l’air... » : l’allant, soudain, peut-être saisi comme trop tendu. Est-ce qu’on ne veut pas croire, ici ? Est-ce qu’on ne se fait pas croire ? Serait-ce là l’usage de la poésie?... C’est nécessairement, alors, que la prose de Walser pousse Kleist vers d’autres moments où tout se retourne : «Il est si douloureusement heureux, trop heureux, et par là si angoissé, si sec, si douloureux. Si seul. » Ou, plus loin : « Son visage a les traits et la couleur d ’un être à l’âme entièrement rongée. Ses yeux sont encore plus morts que ses sourcils... »

Le mot d’«image», peut-être, et l’excès de beauté dite auraient dû nous en avertir : il court brusquement du doute — en rides d’ombre inarrêtables — jusque dans les plus lumineux passages de Walser.

 

*

 

Les chemins aériens de Walser sont fragiles. A tout instant, ils pourraient n’avoir jamais été. Passages soudain dissous, voies qui se décomposent.

Dire, chez Walser, c’est néanmoins passer. C’est arracher, encore et encore, jusqu’à l’épuisement, la possibilité de tel passage, là, juste devant.

Le coût, ici, ne se mesure pas, comme chez Flaubert, en «travail», temps passé, ahanants efforts. Peu de préalables, nous le savons; guère de brouillons ou de corrections. Il faut aller. C’est à mesure, dans un déséquilibre toujours rattrapé, dans le jeu qui se mène, parfois si âprement, entre la certitude qui a déjà filé, trop claire, et l’excès-défaut où reste ce qui est posé (raconté, décrit, évalué) — que la phrase acquitte son prix.

 

*

 

Tâche légère et déchirante, toujours reprise, instantanée : Walser doit laisser place à cet abstrait passage, au-dessus et au-delà de ce qui lui vient à dire. Tout ce qui se fait récit, description, déclaration, à chaque moment d’un écrit de Walser, bat, finement mais implacablement désajusté, sous l’effleurement d’un vent pâle. Rien ne se fixe sans prendre une consistance inquiétante : trop proche, et peut-être creuse. Dans les instants de plus vive effervescence narrative il flotte, pénétrante comme une odeur, de l’ironie. Ou plutôt de la distraction : lecteurs, c’est au moment où l’émotion est en nous imminente, que nous sommes plantés là — irrités, alors, humiliés peut-être, d’autant plus liés à ce qui aura fui.

 

*

 

Dans la juxtaposition où ils sont délaissés, les moments successifs du texte de Walser prennent, sur ce qu’ils présentent, racontent, commentent, une singulière puissance d’égalisation.

Toute hiérarchie, dans les romans de Walser, est en péril. Il ne s’agit pas seulement d’une solidarité ambiguë entre le haut et le bas (« Sérieusement, est-il dit dans L ’institut Benjamenta, les gens qui obéissent ressemblent généralement trait pour trait à ceux qui commandent. Un laquais ne peut faire autrement que de prendre le masque et les allures de son maître, afin de les perpétuer, pour ainsi dire en toute candeur. »). Et c’est encore moins une inversion du haut et du bas. Dans le temps souvent lacunaire, et soudain trop plein —blocs qui s’écartent ou se chevauchent — du roman, toute figure de la puissance, de l’autorité, du jugement (le patron de L’Homme à toutfaire — ou le directeur de L'Institut Benjamenta) perd sa portée : le moment où elle resplendit déjà se laisse oublier; elle n’aura pu tonner qu’enclose en ce qui, bien vite, reste en arrière.

C’est aussi dans de très brèves séquences que les évaluations s’affaissent. Walser parsème ses récits de commentaires et d’approbations — mais, aussitot, les voilà démentis par un caprice, un sursaut d’impatience.

A sa facon, immédiate et rusée, Walser vit-écrit les paradoxes de l’évaluation, et la tentation ironique du relativisme. Comme il en joue, et en paillette ses textes ! C’est aussi le conflit des différentes sphères de valeur qu’il se plait à enfiévrer, d’un mot, d’une phrase qui se recroqueville, noire, comme brûlée. «J’ai agi vilainement (écrit Perceval à son amie, dans La Rose) à force de goûter la beauté. » Ou bien : «Le mal (lisons-nous dans Tobold) est aussi beau que le beau. »

 

*

 

Si pourtant un texte de Walser se livre à une pure univocité, alors il faut qu’il vibre, sous l’effet d’une tension qui croît, et jusqu’au risque de se rompre.

L ’ascension nocturne, prose de moins d’une page (traduite dans Po&́sie n° 19), est en proie à une exaltation sans relâche. Toujours plus de joie et de beauté! «Une joie profonde s’empara de moi. J’étais heureux d’être dans la montagne. Et l’air pur, frais, froid. Comme il était superbe. Je l’inspirai passionnément. » Rien n’est raconté ou décrit qui ne soit sur-le-champ approuvé : « Oh qu 'elle était magnifique, cette première ascension dans la nuit. Tout si calme. Il y avait du sacré sur toute chose. La vue des sapins noirs me donnait une joie profonde. »

Cette randonnée en montagne est donc aussi une ascension dans l’admiration. Jusqu’à quel déploiement sans mélange de la beauté va-t-on s’élever? jusqu’à quelles exclamations dilatées, quel asthme de joie?

Bien entendu, l’affirmation répétée de la joie et de la beauté («nuit... divine», « mélodie si exquise », « dire et... chanter si pleins de mystère »), dès lors qu’elle se crispe en stéréotypes compulsifs, commence à faire peur. On sent qu’une sombre contrepartie, menaçante, est impliquée.

Le court récit semble vouloir s’achever sur une rencontre qui, simple comme (dit-on) les rêves d’enfant, ou comme une image, comblerait l’attente. « Quelqu’un m ’attendait. Et comme c’est beau d ’arriver, par une calme nuit bruissante, dans un coin de nature désert, haut situé, à pied, tel un rude compagnon allant son chemin, et de savoir qu’on est attendu par un être aimé. Je frappai. Un chien se mit à aboyer, ce qui résonna au loin. »

Mais ce qui accourt enfin — « J ’entendis quelqu’un venir en courant descendre les escaliers en toute hâte», ce qui est tout proche — «la porte fut ouverte», ce qui éclaire et dévisage — «quelqu’un me tendit la lampe ou la lanterne devant le visage»...  cela, précisément, ne sera pas visible, cela n’entrera pas dans la lumière. Car, sur un «on me reconnut» qui n’a pas de réciproque, voici la rupture, dans un bégaiement : «Oh, c’était beau, c’était si beau». Quel collapsus au plus haut point de l’univocité ?

Sans doute cette ultime exclamation approbatrice sonne-t-elle comme une supplication apotropaïque : il faut, une seconde encore — ou plutôt, à jamais, puisqu’alors le texte s’arrete — suspendre la rencontre. Ou bien, si cette dernière s’impose, c’est la possibilité de dire qui s’évanouit : «— —».

 

*

 

Devrions-nous alors, savants trop savants lecteurs, reconnaître l’innommable, et identifier — ou nous assurer que nous pourrions identifier — ce qui est trop beau ou, indistinctement, trop menacant pour être montré dans Ascension nocturne ?

Canetti risque un pas dans ce sens : Walser, affirme-t-il, « est le poète le plus caché qui soit. Il va toujours bien, il est toujours ravi de tout. Mais son exaltation demeure froide, sinistre même, parce qu'elle omet une partie de sa personne. Il devient tout entier l’extérieur de la nature et, sa vie durant, il renie l’essentiel, le plus profond : son angoisse. »

Les formules de Canetti  sont bien trop univoques.  Non, l’ « exaltation » chez Walser n’est pas simplement « froide » ou « sinistre ». Et l’angoisse n’est pas constamment « reniée ». Ne vient-elle parfois à être dite, chez Walser ? Et n’est-elle pas alors exposée à son tour à se décoller, à flotter ? Présentée au premier plan, voici qu’une claire ironie la frôle, cette angoisse, et l’imprègne, la corrompt – pour réamorcer le retour de « la joie »...  

 

*

 

« Quelle joie et comme cela peut faire mal tout ensemble ! » Cette phrase de Kleist à Thoune conjoint immédiatement un terme et son retournement. Mais c’est l’ensemble de cette prose qui progresse en renversant chaque moment en sa contrepartie. Le climat, les saisons peuvent en être le prétexte : du « baiser du soleil» à des «jours de pluie » où « il fait affreusement froid et vide ».

Le proche est vite ravalé par le lointain : « Il s ’assied sur un large banc vert etfendu pourjouir de la vue, mais ilferme lesyeux. Affreux comme tout cela semble endormi, empoussiéré et privé de vie. Ce qu’il y a de plus proche gît comme en une distance lointaine, blanche, voilée, rêveuse. »

Quand l’envol semble imminent, prêt à se confier à l’air, à l’abîme, c’est le vide qui se révèle. Mais le vide n’est pas la fin. Il arrive que ce soit une souffrance de ne pouvoir aller jusqu’au bout d’aucune épreuve, fût-ce celle du vide, ou celle du manque. « Que te manque-t-il, Henri, lui demande sa sœur avec gentillesse. Rien, rien. Il manquait encore qu’on lui demande ce qui lui manque. »

Vitesse de Kleist à Thoune (Walser dans plusieurs de ses proses retrouvera la vitesse comme un thème — jusqu’à la tardive et incontrôlable Promenade en auto) :«Plus loin. Tout coule et sombre aux regards de côté, vers l’arrière, tout danse, tourne et disparaît. »

Les successifs (et parfois quasi simultanés) moments, les renversements, le jeu des équivoques, les glissements — rien ne semble être véritablement orienté, ni devoir se dépasser en ce qui se révélerait un achèvement ultime et enveloppant. Ce qui passe, vite, c’est plutôt un léger surcroît abstrait qui de tout se défait.

 

*

 

Comment ne pas alourdir de pathos l’allégresse qui, chez Walser, subsiste, parfois si furtive, si près de s’éteindre, là même où il s’agit de dire l’angoisse ou la terreur ? Victoire rapide. Vol qui rase.

Est livré à la prise et à la déprise ce qui, émergeant plein d’éclat ou gonflé d’ombre, dit en joies ou douleurs, aussitôt ploie, laisse filer.

L’écriture de Walser est hantée d’une attention qui ne comprend pas, n’a pas à comprendre ce qui est dit. Le passage lumineux abstrait qui suscite et délaisse à la fois les divers moments du texte a ce pouvoir (enfantin, peut-être) de ne pas être tout à fait contemporain de ce qui est présenté. Trop tot, trop tard : les phrases de Walser sont affectées d’une boiterie dyschronique qui nous charme.

 

*

 

« Versimple nur. » Simplifier, c’est tout. Ou peut-être : se faire simple, simplet, balourd, en avance, en retard, ne comprenant pas, habile, voire rusé, pour ne surtout pas comprendre...

Walser est disponible pour assurer dans ses phrases le passage d’une déconcertante simplicité. N’est-il pas lui-même – dans son élocution écrite, d’un geste, d’un élan qui bascule -- ce passage ? Il est, dès lors qu’il dit, cette simplicite infixablé, cette trouée trop claire. Il est dans ses phrases trop près et trop loin de tout ce qui y est saisi, présenté. Il égalise les moments et les laisse, juxtaposés, hérissés, jusqu’à l’incohérence.

Walser n’a pas le sérieux qui toujours sépare la vie et l’écriture — ce réalisme où (au plus près de l’écriture, mais comme pour un démenti, par une grimace) il faudrait être écrivain parmi d’autres écrivains, occuper une place, être présent sur quelque « scène » publique.

« Prévisions et supputations ne sont-elles pas quelque chose de profane, d ’impertinent et de brutal ? L ’écrivain doit se laisser aller, avoir le courage de  se  perdre , d ’oser  tout, chaque  fois ; il doit  espérer , il ne peut qu’espérer . » Cette phrase (citée par Jean Launay, dans sa postface pour sa traduction des Enfants Tanner) vaut aussi bien pour la facon de vivre de Walser que pour ses phrases. Elle dit aussi bien l’entrecroisement incessant, chez lui, du vivre et de l’écrire, la trouée réciproque de l’un par l’autre.

 

*

Blanche-Neige — dans le «dramolette» de Walser du même nom* — dit la force du « sentir » :

«Je sens, moi ! Sentir pense vif.

Il sait exactement la chose

en tout point. Oui,pardonnez-moi,

sentir se figure une chose

plus noblement que la pensée. »

 

Sentir, participe — en se substituant agilement à la pensée, en s’insinuant dans le jugement — de ce qui glisse et passe dans les proses de Walser. Sentir, grâce à l’enfant Blanche-Neige (séparée des autres par le soupçon et le doute, bien sûr, mais aussi par une irréparable étrangeté temporelle), égalise, sou-plement ; sentir, tout de fluidité, est rebelle à se laisser déterminer dans l’entre choc des opinions et des jugements :

 

·      Robert Walser, Blanche-Neige, trad. de Hans Hartje et Claude Mouchard, Le Nouveau Commerce.

 

« Je prise donc peu la pensée.

 Pleine d ’opinions et de poses,

lle ne fait que rabâcher.

Voilà, tels sont les faits, dit-elle,

bornée en son mesquin verdict.

Gare au juge qui, sans plus, pense !

Son jugement a mal au ventre!»

 

Curieux moment : le sentir, par la bouche de Blanche-Neige, plaide ; argumentant, appréciant et dépréciant, il devient presque lui-même le juger et le penser. Mais sa virtuosité même est aussi ce qui le fait bientôt glisser plus loin ; ce chuchotis un peu trop agile pour être entendu, cette fièvre, qui isole Blanche-Neige des autres, tout indique que déjà le sentir se déprend, et glisse...

 

*

 

Dès Blanche-Neige, ce qui est peut-être, chez Walser, le plus grand danger, révèle sa menace.

Il ne faut qu’une faible chute, un mince affaissement, pour que le sentir tombe, ou retombe, dans l’anesthésie. «Insensible aux vents chauds de vie» — telle se dit Blanche-Neige, qui vient d’avouer qu’elle «ne demande plus rien / qu’être morte en souriant, morte».

«Gelée et froide» : Blanche-Neige ne cesse jamais de frôler cet état. Elle peut à tout instant y retomber. Ou plutôt : ne lui arrive-t-il pas d’aspirer à le retrouver ? Cesser d’être en proie à la fièvre ! Ne plus se vivre comme cet afflux intempestif, ce regard écarquillé d’une enfant trop tôt ou trop tard venue, cette attention qui ne peut se laisser convaincre, ce sentir qui frôle les autres, les devine trop intimement, vient plus près qu’ils ne le sont d’eux-mêmes...

La neige, très tôt chez Walser — dans ses précoces poèmes —, est ce qui dans l’air « titube», « le grouillement des flocons, la neige, la neige» ; légère, fébrile, elle va vous dissoudre, vous alors consentant et brûlant d’excitation, redevenu pur sentir... Mais voici qu’elle se dépose, s’arrête, fige : quoi d’autre, alors, qu’ une anesthésie létale ?

 

*

 

Ce qui, sous le passage temporellement étranger du sentir, sous l’effet de sa fébrilité, dans la trouée claire, se montrait hirsute, juxtaposé, tout le raconté, le décrit, l’évalué, toujours en trop ou en défaut, mal ajusté, tremblant, doucement battant : tout cela n’est-il pas toujours exposé au danger de s’arrêter, à certains moments – figé-crispé par quel froid ?

 

Claude Mouchard