... sur TOGE Sankichi (Poèmes de la bombe atomique - trad. ONO Masatsugu et Claude Mouchard)

Sans horizon ?

 

 

 

bientôt des peaux comme chiffons usagés pendent

au bout de mains contre des poitrines

piétinant de la matière cérébrale écrasée

reins enveloppés de tissus brûlés

défilent des corps nus qui marchent en foule et pleurent

 

A seulement feuilleter les Poèmes pour la bombe atomique, à glisser sur un poème comme « le 6 août », on a le souffle coupé.

Tout le recueil  a été composé entre mai 1949  et avril 1951 par Tôge Sankichi – qui se trouvait à Hiroshima le 6 août 1945.

C’est un  exemplaire de ce mince volume, publié en     , qu’à la mort du poète, dans la nuit du 9 au 10 mars 1953, un ami posa près de sa tête.

 

On ne sait comment lire, comment imaginer ce qu’on lit ; on pourrait à tout moment se détourner, par peur ou par une sorte de honte.

Tout, sans doute, n’est pas à ce degré d’horreur dans les poèmes de Tôge Sankichi. Mais c’est bien aux effets d’une  des violences les plus absolues de l’histoire qu’ils ont tous à répondre. Ainsi encor dans « Le 6 août »

 

fumées jaunes se dissipant en volutes

déchirés les bâtiments, effondrés les ponts

les trains ont brûlé bondés

infinis tas de tuiles de pierres restes calcinés de Hiroshima

 

 Corps – de qui ?  d’un « je » submergé ? d’autres, de tant d’autres ? Multiples, des corps perdant leurs limites : leur peau, d’abord, et leur rapports à eux-mêmes. Image, pour chacun, de son propre corps, de tout « corps propre » en train de se décomposer. Ou corps vus irregardables…

 

 tête bouillie à blanc

criant de ses globes oculaire tombés au sol

chevelure piétinée par des mains

matière cérébrale

fumée bouillante, air embrasé qui fuse

 

ou les sensations mêmes paraissent hors de tout soi :

 

dans les ténèbres de la conscience vacillante

des nerfs cherchent ce qui a été perdu

se heurtent au rideau de fumée de l’éclair

et une fois encore

se consument 

 

tout « soi » semblant se défaire (dans « Saison de flammes ») :

 

Pas de son c’est

la conscience jetée

légèrement.

A l’instant d’être enseveli

il est loin

le soi

 

Et en même temps, ou dans d’autres poèmes, ce sont tous les contours – maisons, rues, ville –, toutes les enveloppes, famille, société, humanité –  celles en lesquelles se sentir protégé – , tous les « dans » – ceux où avoir place, ou être pris en compte –  qui se décomposent.

 

*

 

« Tiens, encore un avion ennemi qui arrive » : voilà ce que Kijima Katsumi (WGZ p27) se rappellera s’être dit le matin du 6 août 1945 alors que, levant la tête, il découvrait un avion dans le ciel de Hiroshima.

Les Japonais connaissaient depuis des mois les attaques aériennes, sirènes, bombes, l’urgence de courir s’abriter, les enfants à protéger, etc. C’était donc, une fois de plus, un avion…

« Après, il n’y eut plus de mots » : telle est la suite des souvenirs, si l’on peut dire, de Kijia Katsumi.

 

Pour ce qui surgit dans le ciel de Nagasaki le 9 août, on peut lire un récit comparable dans le célèbre Les cloches de Nagasaki (p36) de Paul Nagaï :

 « M. Tsuchimoto est en train de couper de l’herbe au sommet de la colline de Kawabira. De cet endroit, il peut voir, à trois kiloètres vers le sud-ouest, le quartier d’Urakami à Nagasaki. Le soleil d’été enveloppe les collines et la ville avec une paisible indifférence.

Tout à coup, M. Tsuchimoto perçoit le bruit, faible mais indubitable, d’un avion. Il se relève, faucille en main, et regarde en l’air. Le ciel est clair, à part un large nuage en forme de main juste au-dessus de sa tête ; le bruit semble venir de l’intérieur de ce nuage. L’homme continue d’observer, suivant le son qui se déplace, et soudain lui apparaît… un B 29. Le minuscule objet d’argent se trouve au bout de l’index de la main de nuages, à une hauteur qu’il estime à huit mille ètres environ. Il regarde encore l’objet d’argent : oh !s’écrie-t-il, ils ont jeté quelque chose. C’est noir, c’est long ; c’est une bombe ! Une bombe ! »

 

Retour au 6 août 45 – et à Hiroshima… L’avion qu’avait vu Kijia Katsumi, c’était sans doute l » Enola Gay.

Tôt le matin, un bombardier américain B29 portant ce nom avait décollé d’une piste d’aviation sur l’île de Tinian dans le Pacifique. « Piloté par le colonel Paul W. Tibbets, rappelle Michael J. Hogan, introduction à Hiroshima in History and Memory (ed. by Michael J. Hogan, Cambridge University Press, 1996), qui avait donné à la superforteressegéante le nom de sa mère, l’Enola Gay  emportait une bombe de dix mille livres connue sous le nom de « Petit garçon». A 8h15, l’équipage de l’Enola Gay se couvrir les yeux de verres noirs et le « bombardier » Thomas Ferebee, lâcha l’énorme bombe orange et noire sur Hiroshima, un ville de 250 000 habitants […] La bombe explosa sur la ville avec un brillant éclair de lumière violette suivi d’une explosion assourdissante et d’une onde de choc puissante qui chauffa l’air en s’étendant. Une boule de feu brûlante enveloppa finalement la zone autour du « ground zero », les températures s’élevèrent jusqu’à approcher celles de la surface du soleil, et un champignon géant[…] En quelques secondes Hiroshima fut détruit et la moitié de sa population morte ou mourante. »

Michael J. Hogan ajoute : « Trois jours plus tard, une seconde bombe atomique détruisit la ville japonaise de Nagasaki, tuant plus de 60 000 personnes. »

 

*

 

La « bombe atomique » : tel est le « sujet », monstrueux, démesuré, du bref recueil de Tôge Sankichi. Le titre d’emblée nous l’avait déjà appris. Ou la note-dédicace initiale : « Dédiés à tous ceux qui perdirent la vie quand les bombes atomiques furent larguées le 6 août 1945 sur Hiroshima et le 9 août 1945 sur Nagasaki ». Mais les poèmes eux-mêmes, pour dire les effets de « l’éclair » ont une immédiateté par moments insoutenable :

 

Ceux qui sautillant

sortant de sous des jets de fumée rampent,

avalés dans les flammes,

sont d’innombrables humains

à quatre pattes.

 

Ce sont des poèmes-témoignages au sens que cette position a prise au vingtième siècle. Ils ont trait à des événements historiques catastrophiques où celui qui parle aurait pu  – ou aurait dû, selon les visées de ceux qui ont organisé la catastrophe – disparaître avec des dizaines ou centaines de milliers d’autres. Minear p4

Témoigner : des écrivains qui se trouvaient à Hiroshima ou Nagasaki en ont, évidemment, senti la nécessité.

Parmi les écrivains-témoins les plus connus, Hara Tamiki, l’auteur de Fleurs d’été «Dans les 48 heures qui ont suivi le 6 août, avant de partir  avec ses proches à la recherche d’un abri hors de la ville, Hara Tamiki jeta cette note : « miraculeusement indemne ; ce doit être la volonté du ciel que je survive et rapporte ce qui s’est passé. S’il en est ainsi, mon travail est tout prêt. » (« have my work cut out »).

Ou bien c’est ÔtaYôko(Minear p147). Elle rapporta plus tard des propos échangés avec sa sœur alors qu’ensemble elles marchaient dans une rue jonchée de cadavres : « Tu les regardes vraiment – comment peux-tu ? Je ne peux pas supporter de regarder ces cadavres » Sœur semblait me critiquer. Je répliquai : « Je les regarde avec deux paires d’yeux – les yeux d’un être humain et les yeux d’un écrivain. »

«  Peux-tu écrire – sur quelque chose comme ça ?

« Un jour je le ferai. C’est la responsabilité d’un écrivain qui a vu ça. »

 

Mais témoigner en poèmes ? En découvrant les vers de Tôge, au sentiment de nécessité se mêlent des doutes…. A tenir en mains ce bref ouvrage (dont, sauf erreur, aucune traduction n’a jamais été tentée en français), l’inévitable question nous revient : après de pareils événements, à quoi bon des poèmes ?

Les récits paraissent mieux faits pour raconter ou décrire, et pour être utilisés dan une perspective historique.  ll arrive d’ailleurs que, dans Poèmes de la bombe atomique même, Tôge passe à la prose. Au milieu même des Poèmes de la bombe atomique, on découvre une « Chronique du poste d’urgence » organisée selon des dates – avec, il est vrai, l’abstraction de l’immédiateté (« Premier jour », « Deuxième jour », etc.)   ; certaines des présences qui y apparaissent se retrouvent dans certains poèmes : alors elles sont effleurées par le mouvement propre au poème, sa trouée dans le temps…

Que font donc, face aux dévastations atomiques, des poèmes ?

Tout poème moderne est sous-tendu d’un « à quoi bon ? ». Il s’y réalise, à chaque fois, de la fragilité langagière. L’union du nécessaire et du facultatif. Rien ne s’y donne à l’approbation unanime (à moins que le poète  ne se confie, comme ce put être le cas au vingtième siècle, à des médiations idéologiques, voire au soutien d’un parti); si des évidences y rayonnent, c’est toujours au risque d’être brusquement soufflées, éteintes…

Serait-ce par la force d’un aride doute poétique que les poèmes de Tôge s’imposent ? S’ils sont « à leur place », c’est, éclatants et furtifs, en faisant revenir dans leurs vers, du fond de vies balayées par le souffle atomique, des instants inintégrables en toute perception ou mémoire ordinaires.

 

A l’histoire du 6 août 1945, ou à celle de ce qui avait précédé ce jour au Japon, à celle encore des mois et années qui suivirent, nous avons aujourd’hui accès autrement que Tôge. Ce savoir historique, doublant notre lecture des Poèmes de la bombe atomique, n’atténue-t-il pas la violence des événements et des sensations que disent les poèmes ?

Nombre de poèmes modernes paraissent faire surgir ce dont ils parlent selon leur pure avancée, et sans qu’on puisse y reconnaître rien de déjà su. Lisant Tôge – comme à vrai dire bien des poèmes de témoignage du vingtième siècle – la situation serait à l’opposé : rien de plus connu, dès le temps de Tôge et, autrement, pour nous, que les faits advenus à quoi ses poèmes ont trait… Mais la force des Poèmes de la bombe atomique est de faire venir à dire  ou lire l’universellement connu comme s’il continuait de se produire.

C’est, bien entendu, que Tôge est un témoin-survivant. Il a été plongé dans ce dont il parle.  Cependant ses poèmes ne peuvent être ramenés à l’exclusif point de vue d’un individu ; ils ne cessent de suggérer d’autres perspectives, quasi impossibles  – regards mourants, sensations arrachées à tout sujet –, sur les événements.

Voilà qui n’est possible que parce que les poèmes de Tôge créent constamment leur instantanéité propre. L’ici et maintenant impérieux des poèmes s’insère dans le cours du temps de l’auteur ou des lecteurs – celui, pour Tôge du début des années 50, ou, pour nous, celui de n’importe quelle date ultérieure –, et, le disjoignant par sa transparence, y crée un vide où puissent revenir ou venir pour la première fois des sensations qui n’avait été enregistrées par aucune subjectivité qui aurait gardé sa cohérence, sa continuité, ses simples contours.

*

 

Comment Tôge en est-il venu à être, en poésie, le témoin le plus connu de la destruction de Hiroshima[1] ?

Il est né en 1917 à Hiroshima, dans une famille aisée, dont les membres semblent avoir partagé une certaine inspiration progressiste. Le père de Tôge s’impliqua dans les mouvements socialistes des années 20. Sa mère, Sute, poète amateur, s’engagea dans le mouvement féministe. Son frère aîné connaîtra la prison pour des activités communistes.

Dans les poèmes que Tôge écrit dans les années , ce sont des menaces tout individuelles qui se font entendre : l’impuissance poétique, ou la mort prochaine. On lui a trouvé  une tuberculose pulmonaire : il n’espère pas survivre plus de deux ou trois ans. Il écrit avec d’autant plus d’acharnement – ce haiku, par exemple :

 

Quelque part, au-dehors,

Me surplombe

Le démon de la mort

Une étoile. 

 

Contrairement aux prévisions des médecins, il va mieux. En 1945, il aura composé 3000 tankas et un nombre encore plus grand de haikus. Mais il s’éloigne aussi des formes traditionnelles – pour le vers libre.

En 42, il s’est fait baptiser dans une église catholique.

Dans ces années de guerre, et en dépit de ce qu’avait été son environnement familial, il  est resté, a-t-on pu dire, relativement  « naïf » en politique. Ainsi semble-t-il avoir peu réagi peu à la guerre en Chine.

 

Se trouvant pour quelques mois à Yokohama, il y est témoin, le 29 mai 1945, d’un raid massif de l’aviation américaine. Ce même jour, il note dans son journal[2] une scène de rue. « J’ai vu un POW ennemi, qui avait été parachuté au bord de l’étang Kikuna, et qui avait été capturé. » L’homme, âgé d’une vingtaine d’années, est ligoté, yeux bandés, sur une remorque tirée par une bicyclette, et deux soldats l’escortent. Tôge décrit le visage du prisonnier. Il note l’instant où l’un des spectateurs s’avance pour lui lancer un coup de pied avant de se refondre rapidement dans la foule. Tôge ne commente pas cette furtive agression. Nous, lecteurs d’aujourd’hui de ces notes, ne pouvons que songer aux violences (comparables, parfois, à celles des camps nazis) dont furent victimes des prisonniers de guerre américains et qui, dans la mesure où elles furent connues au-dehors du Japon, contribuèrent à nourrir la haine antijaponaise aux Etats-Unis.

Tôge se contente de s’interroger lui-même :

« Je suis rentré, plongé dans mes pensées.

Sans tomber dans une haine animale (c’est plutôt de ne pas savoir le faire que je pourrais souffrir), prenant la voie d’une affirmation intellectuelle, je souffre intensément à essayer de le haïr. […]

Il est lui aussi un jeune homme  et il a probablement à quelque degré son propre sens de la rectitude. Je ne peux avoir un sens de la rectitude qui me fasse le haïr […]Pour moi les slogans – sphère de co-prospérité, libération des peuples opprimés, etc.[3] – ne sont que des concepts intellectuels et ne se subliment pas en croyances ; d’où ma faiblesse : je ne peux le haïr fermement et profondément de tout mon esprit. »

 

Arrive le 6 août 1945.

« A 8h 07, le 6 août, écrit Tôge dans son Journal, trois ou quatre avions ennemis ont largué sur Hiroshima un bombe d’un nouveau type. Elle (la bombe atomique) a produit de ondes de chaleur et de lumière, ainsi que des vents violents, sur toute la zone. Les banlieues voisines étant seules épargnées, toutes les demeures de la ville ont été détruites, et toutes les personnes écrasées. Les autres ont été brûlés à mort dans les incendies qui ont éclaté et beaucoup  de ceux qui étaient à l’extérieur sont également morts des brûlures qu’ils ont reçues. »

 

Où était Tôge au moment du « flash » ?  La question est cruciale, bien entendu. La survie de chaque habitant de Hiroshima aura largement dépendu du lieu où il se trouvait au moment de l’explosion.

Tôge était à trois km de l’épicentre[4], dans la partie Est de la ville[5].

Il était chez lui, au premier étage et il eut la chance que sa maison ne s’écroule pas. Il ne fut blessé que par des éclats de verre. Dix minutes plus tard, se rendant à son travail, il aurait été tué.

Pendant plusieurs jours, rapporte John Whittier Treat( WGZ), « Tôge erra dans la ville à la recherche de ses amis ou de ses proches, mais bientôt il commença à éprouver des symptômes d’empoisonneent par les radiations, perte des cheveux ou diarrhée. Deux semaines après le bombardement, il entra à l’hôpital de la Croix Rouge à Itozaki, petite ville à l’est de Hiroshima, et même s’il en sortit peu de temps après, jamais il ne recouvra entièrement la santé. »

 

Tôge n’en continue pas moins à  écrire.

John Whittier Treat cite un poème qui apparaît dans une page du journal de Tôge écrit quelques jours après l’explosion. Serait-ce le premier poème écrit sur l’âge nucléaire ? Son titre, condensant des significations multiples : « Livre d’images » (Ehon). Dès ses premières strophes, une scène se découvre – celle de la mère mourante – à laquelle d’autres scènes répondront dans  Poèmes de la bombe atomique

 

Blessée par les mains de la guerre

Une mère meurt bientôt             son enfant lui montre son livre d’images

D’ue haute fenêtre à treillage          un rayon du soleil de fin d’après-midi

Tombe sur le plancher            d’un poste d’accueil des blessés

 

Le tenant ouvert            pour que le visage brûlé et cloqué puisse voir

Il tourne lentement les pages            dessins enfantins en rouge et bleu

Contes de fées                si vieux si familier

 

Etrangement, cependant, on pourrait lire ces strophes en n’y voyant qu’un instant vécu en temps de guerre, sans songer à la bombe. « Au moment où Tôge l’a écrit, remarque John Whittier Treat, les mots mêmes de « bombe atomique » étaient inconnus […] Il croyait encore, comme beaucoup d’autres dans la ville,  que la ville avait été frappé par de multiples fusées porteuses de charges conventionnelles ». C’est dans un poème de 1946 qu’on découvre la première mention explicite de la bombe.

 

*

 

Nombreux furent les poèmes écrits par des témoins-victimes de Hiroshima ou de Nagasaki. Ils constituaient autant d’actes impulsifs : des écrits sans visée. Leurs auteurs ne se voulaient pas forcément poètes ; du fond de leur localisation impuissante en des ici-maintenant totalement décomposés, ils cherchaient, en recourant aux formes brèves qu’on leur avait apprises – tanka, haiku –, à renouer un minimum de continuité dans leur propre existence ou bien entre des vies menacées ou disparues, ou encore, plus généralement, avec le passé du Japon.

La brièveté de la vie : tel était (comme le rappelle le poète et critique Ôoka Makoto, cité par John Whittier Treat) l’un des thèmes de prédilection de la tradition poétique au Japon. Les événements du 6 et du 9 août 1945 pouvaient-ils être dits poétiquement sous cet angle ?

 

Il appartenait peut-être à des poètes qui se voulaient tels – et pour autant qu’ils ne renonçaient pas (comme ce fut le cas de certains) à écrire – de répondre à des événements inouïs sans l’appui de formes héritées.

C’est en vers libres que Tôge, dans le premier et le plus court des poèmes rassemblés dans Poèmes de la bombe atomique, martèle le désir de renouer – impossiblement (et au prix de ne rien dire des violences monstrueuses dûes au pouvoir japonais dans les années précédant le bombardement atomique et la reddition) – quelque continuité avec le passé : « rendez…, rendez… ». Ce poème est le plus célèbre de Tôge. Il est gravé sur une stèle à Hiroshima. Ôé Kenzaburô le cite dans ses Notes de Hiroshima. « Ce cri, dit-il, n’est-ce pas la voix même du poète, une voix lancée vers nous, qui avons survécu ? »

 

Quelle poésie nue fallait-il pour répondre à l’inouï de l’expérience s’abattant entièrement du dehors – ou plutôt du dessus : ciel, direction du soleil ou région des étoiles, ou, symboliquement, place pouvoir, ou, tout autre au plus près, manifestation d’une toute-puissance technique sauvage ?

Un des « poètes de Hiroshima », Tokunô Kôichi (WGW p27) déclare que  « si abondamment qu’on  écrive, on garde l’impression qu’il y a davantage à dire »,  mais aussi (WGZ p159) que « la poésie est terrifiante ».

 

Sans doute faudrait-il citer ici plusieurs poèmes devenus de sombres références.

Fin août 1945, Kurihara Sadako  (qui allait devenir l’auteur des Chants de Hiroshima) écrit un poème où l’évocation de la naissance d’un bébé –  dans un bâtiment en ruines, au milieu de victimes du bombardement,  à la seule lueur d’une bougie – avec l’aide d’une sage-femme qui, baignant dans son sang, allait mourir avant le jour, se transforme en un appel : « aidons à mettre au monde / même au prix de nos vies ».

« J’ai écrit, déclara plus tard Kurihara Sadako, à la fin de l’horrible mois d’août, à un moment où des cadavres gisaient partout à Hiroshima.  Et les gens qui ne souffraient pas des effets directs du bombardement mouraient lentement des effets des radiations. C’est en un moment pareil qu’une nouvelle vie était née ; j’étais fascinée, il fallait que je l’écrive. Que voulait dire cette naissance, cette nouvelle vie ? »   

 

Hara Tamiki (qui fut l’auteur du recueil de poèmes Paysages de la bombe atomique (1950) éprouve le besoin d’interrompre la prose (devenue célèbre) de Fleurs d’été[6] pour passer aux vers

« Les routes fumaient encore par endroits. L’odeur de la mort emplissait l’atmosphère. Chaque fois que nous passions une rivière, je trouvais extraordinaire que le pont ne se fût pas effondré.Pour transcrire ce que je ressentis à la vue de ce paysage irréel, j’emploierai une forme particulière de l’écriture japonaise, les katakana :

 

Débris étincelants

s’étirent en un vaste paysage

Cendres claires

Qui sont ces corps brûlés aux chairs à vif

Rythme étrange des corps d’hommes morts

Tout cela exista-t-il ?

Tout cela a-t-il pu exister ?

Un instant et reste un monde écorché vif

A côté des trains renversés

Le gonflement des carcasses de chevaux

l’odeur des fils électriques qui peu à peu se consument en fumant 

 

Ou bien c’est Oé qui, pour nous, dans Notes de Hiroshima,  cite des poèmes publiés dans une revue japonaise, Hiroshia no Kawa, consacrée au souvenir de Hiroshima : « un poème libre et deux tanka d’une femme aujourd’hui alitée du fait de troubles dus à l’irradiation, Shôda Shinoe. En 1947, en pleine occupation américaine, cette poétesse indomptable, se dressant de la foule des hibakusha réduits au silence, fit imprimer clandestinement un recueil de  tanka, Zange, qui porte sur la page de titre, avec une illustration représentant le Dôme dévasté par la bombe, la dédicace suivante : « Ames fraternelles/ A qui l’on a imposé/ L’heure de la mort/ Trouvez ici en offrande/ Ce journal de l’affliction. » Le recueil en question constitue la première esquisse du désastre humain provoqué par le bombardement atomique. »

Un peu plus loin dans ses Notes, Oé mentionne encore « deux tanka  pathétiques, composés sur le mode du dialogue ». « Je pense, dit Oé, qu’il offrent, dans l’alternance logique  de leurs verset, l’exemple meme de l’extrême condensation à laquelle on peut atteindre dans la forme poétique du tanka. » Et il parle de « l’humour féroce et amer qui en émane ». L’un d’eux, qu’il nous donne à lire, est – non sans tension avec la forme fixe  traditionnelle – en effet incroyablement mordant :

 

La bombe aveuglante          A ma fille de vingt ans      A ôté la vue       Mais le jour où je mourrai      Je lui donnerai mes yeux

J’ai dit qu’à ma mort       Je lui donnerai mes yeux        On m’a répondu        Les yeux d’une atomisée         Que voulez-vous qu’on en fasse 

 

*

 

A partir de 1947, Tôge se consacre entièrement à la poésie – non sans chercher un nouvel élan de pensée politique et éthique. Dès 1946, il en était venu à affirmer que la défaite du Japon dans la guerre du Pacifique était « la défaite du fascisme et la victoire de la démocratie mondiale ». Comment restaurer ou inventer de nouveaux liens ?  Dans un texte qui fait dialoguer un communiste et un chrétien, il fait dire à ce dernier : « Sans une vérité entièrement sans limite, si complètement changée en foi qu’elle ne disparaît pas même avec la mort d’un individu, nous ne pouvons être véritablement et effectivement liés à ce monde. »

Dans une revue publiée par une société dans laquelle il s’est engagé, Tôge publie un essai intitulé «La libération de l’esthétique ». Cet affranchissement devrait contribuer à la « libération de l’espèce humaine ». C’est à la poésie de rejoindre désormais la « révolution démocratique » en cours. Les poètes ont à « fournir la forme cristallisée de tout mode de conscience et de pensée corrects ».

 

En novembre 1948, Tôge avait appris que le diagnostic de tuberculose porté avant la guerre et qui semblait le condamner à brève échéance était erroné : « Je ne peux pas le croire, écrit-il alors, ma seconde vie commence aujourd’hui. »

Cependant, il est un irradié – un hibakusha –  dont les forces vont bientôt décliner.

Il se veut néanmoins – dans la nécessité même qu’il sent de se hâter –  de plus en plus militant, et déclare son intention de devenir membre du Parti communiste japonais (alors même qu’en 1950, à la veille de la guerre de Corée, eut lieu une « purge rouge » des medias et de secteurs privés et publics).

En une période de graves problèmes sociaux, Tôge se radicalise. Il veut voir dans l’art une « arme »…  Devant des ouvriers qui manifestent, il lit un poème « chant de rage ». Il note que des ouvriers pleurent : « Je suis heureux, je sens un intense maturation ».

En 1950, note Minear (p277) « alors même que son père [qui avait été lui aussi irradié] était mourant au rez-de-chaussée de la maison qu’ils louaient, au premier étage Tôge et ses compagnons poètes-activistes discutaient jusqu’aux petites heures du matin. »

 

Mars 1950 : c’est l’appel de Stockholm contre les armes atomiques. Des millions de personnes dans le monde le signent. Tôge – qui, à nos yeux, peut paraître naïf, ou aveugle aux manipulations idéologiques dont, dans le cadre de la guerre froide, le pacifisme est l’objet – écrit alors les poèmes « Appel » et « Petit enfant » (qui seront repris dans Poèmes de la bombe atomique).

 

En juin commence la guerre de Corée, mentionnée en plusieurs endroits des Poèmes de la bombe atomique. En août, c’est l’intervention américaine. Le 30 novembre, le président américain Truman annonce qu’il envisage de recourir aux armes atomiques.

Il faut d’ailleurs rappeler – ou plutôt c’est le poème « Paysage » des Poèmes de la bombe atomique  qui nous rappelle – que dès 1946, des essais nucléaires avaient commencé sur l’atoll de Bikini :

 

à la nouvelle d’un essai nucléaire dans un atoll fût-ce à l’autre bout du Pacifique nous

 bondissons

une  à une les bombes fabriquées              se suspendent à des parachutes noirs au-dessus

 de notre creuset

 

C’est, semble-t-il, sous l’effet du renouvellement de la menace de la bombe que Tôge ressent la nécessité de composer entièrement un ouvrage qui va devenir Poèmes de la bombe atomique.

En plusieurs endroits des poèmes de Tôge, l’énergie nucléaire menaçante  se fait rage et force de résistance. Dans « Sourire », le je, ou la voix se formant dans le poème même, semble puiser dans le sourire d’une hibakusha le courage de se transformer en puissance explosive :

 

privée du pouvoir de la haine         de la colère

ce dernier sourire              aux humains tu l’as offert ;

 

ce sourire calme

s’est fait au-dedans de moi charge

 

prête à exploser

contre la force renaissante de la guerre 

 

Hara Tamiki, quant à lui, désespéré par la seule éventualité d’un nouveau recours à la bombe, s’est jeté sous un train en 1951.

 

C’est à partir de 1950 que les attaques  de Tôge contre les Etats-Unis se font de plus en plus explicites, et qu’il se heurte, avec ses compagnons, au contrôle et à la censure des autorités.

Le 6 août 1950, un appel est lancé à une manifestation de masse où doivent se confondre les protestations suscitées par le conflit coréen et la commémoration du bombardement de 1945.  Interdite par les autorités d’occupation, la manifestation donne lieu à de violents affrontements avec la police. On trouve dans Poèmes de la bombe atomique un poème qui se lie à cette manifestation, sous le simple titre « 6 août 1950 » (faisant écho au titre, « 6 août », d’un autre poème consacré, lui au jour du bombardement) et qui fut d’abord publié en septembre 1950.

 

En janvier 51, Tôge entre à l’hôpital ; une opération est prévue pour avril.

C’est alors qu’il écrit la plus grande partie des Poèmes de la bombe atomique. Le plus ancien des poèmes qui figureront dans le recueil date de mai 49. Le dernier fut écrit en  avril 1951.

Les médecins annulent  finalement l’opération : les patients qui l’avaient déjà subie en étaient morts.

 

La première édition des  Poèmes de la bombe atomique  paraît en septembre 1951 sous forme miméographiée : c’est une réalisation rudimentaire due à l’Association « Notre Poésie ». En février 1952, Aoki Shoten, un éditeur reconnu, republiera le recueil.

Tôge est en train de devenir, comme on a pu le dire, une « figure charismatique ». Une campagne nationale est lancée pour trouver du sang pour des transfusions et de l’argent pour son traitement à l’hôpital.

Il écrit à sa femme en  avril 1952: « Quelle responsabilité je me sens ! Je pense que tu comprendras.  Que je ne dois pas fausser ma vie par des désirs personnels, que je dois vivre et mourir pour tous, que c’est la voie suprême par laquelle je suis moi. C’est facile à dire, mais difficile à faire. »

L’opération d’abord repoussée a lieu le 9 mars 1953. Tôge meurt.

 

*

 

Tôge aura donc écrit les Poèmes de la bombe atomique dans le temps biologique Hiroshima – un temps inscrit dans son propre corps.

La bombe n’a pas seulement tué ou blessé sur l’instant. Elle  a enclenché chez un très grand nombre des troubles inconnus et souvent, à plus ou moins longue échéance, mortels. De ces troubles, à vrai dire, personne alors ne sait rien. On les découvre à mesure qu’ils se produisent. Cependant, les autorités américaines d’occupation (tout en menant leurs proprs observations, comme l’évoque un poème) freinent la communication, au sein de la société japonaise, sur Hiroshima et Nagasaki, et donc en particulier sur la « maladie atomique » : il est difficile, voire impossible, pour les malades ou les médecins d’échanger des informations.

Ce temps Hiroshima se manifeste en plusieurs endroits des Poèmes de la bombe atomique. Dans « Matin », on lit (par exemple) :

 

de la sueur stagne aux écorchures que lui a laissées l’éclair

l’ouvrier pose sa pioche et rêve

une puanteur émane de ses aisselles à vif…

 

Ce qui est, selon John Whittier Treat, le dernier poème achevé de Tôge (WGZ p184-185) ( et qui n’appartient pas aux Poèmes de la bombe atomique) porte le titre « Cicatrice ».

Les premiers vers de ce poème évoquent un petit garçon lisant, dans une cérémonie à l’occasion de la publication en 1952 d’une anthologie de poésie de la bombe atomique, un poème qu’il a lui-même écrit :

 

Le petit Okamoto finit de lire

il lève haut son court poème de ses deux mains

il finit de lire et soudain baisse la tête

une tête avec une tache chauve beaucoup trop grande

 

Le poème de Tôge, après avoir évoqué « la maison détruite et la mort de sa mère / les cicatrices directement gravées sur sa tête de cinq ans », consacre sa dernière strophe à une autre cérémonie, où eut lieu une seconde lecture du poème écrit par le petit Okamoto, une céréonie, cette fois, de deuil :

 

Et ainsi

hier dans la chambre n° 6 de l’hôpital de la Croix Rouge

sur les allées humides de Onaga-chô

nous disons adieu au cadavre

d’un petit garçon pâle et enflé dont les globules blancs ont fait

aller plus mal ce qui allait mal

les yeux de Hiroshima

écoutent ces poème en silence

et même le maître de cérémonie endure le silence. 

 

Ôé Kenzaburô, dans Notes de Hiroshima, revient sur la fin de Tôge (p138) : « Un autre homme également décédé à Hiroshima, l’excellent poète Tôge Sankichi, s’enflammant soudain pour la politique, s’est lancé lui aussi dans l’action – et cela après des crises d’hémoptysie qui allaient lui être fatales. Selon le témoignage de Toyota Kiyoshi, « il est indéniable que ses violents crachement de sang, en avril 1949, ont réactivé sa terreur de la mort… C’est cette appréhension de la mort qui lui a fait franchir le pas : il a alors adhéré au Parti communiste japonais et, le 5 juin, il a participé à la lutte engagée à Funakoshi-chô, lors des grèves survenues dans les usines de la société Nippon Kôkan. » »

Oé Tôge dit un peu plus loin, curieusement, que «l’ adhésion de Tôge Sankichi [au parti communiste] relève du pari d’une vie après la mort. » Serait-ce – comme semble l’espérer la lettre de Tôge à sa femme écrite en avril 1952 (et citée plus haut) – une survie dans l’histoire ?

 

Dans le « Prologue », daté d’avril 1965, des Notes de Hiroshima, Tôge fera état de la mort (qui venait alors de survenir) de la mort de la femme de Tôge :

« L’après-midi du 22 mars dernier ont eu lieu à Hiroshima les obsèques d’une femme qui s’était suicidée : la veuve de Tôge Sankichi, cet écrivain qui a laissé, sur les drames causés par le bombardement atomique et la dignité de l’homme qui ne capitule pas devant eux, les poèmes les plus admirables. D’après certains, c’est l’angoisse d’un éventuel cancer dû à la radioactivité qui aurait terrassé Mme Tôge. Mais il faudrait se souvenir aussi que quelques semaines avant ce suicide, un inconnu avait maculé de peinture la stèle où figure l’un des poèmes de son mari, ce qui avait traumatisé sa femme. »

Et, un peu plus loin, Ôé poursuit :

«  A notre époque, un nombre considérable de gens se refusent à prêter l’oreille au cri du poète, gravé sur une stèle que des taches de peinture, viles et malveillantes au plus haut point, sont venues souiller ; dans ces conditions, que pouvait faire cette femme, entraînée dans les ténèbres de l’isolement le plus total – sa seule compagnie étant le souvenir de son mari mort il y a douze ans au cours d’une lobectomie pulmonaire à laquelle son corps irradié n’a pas résisté – , sinon continuer de sombrer dans des profondeurs encore plus noires ? »

 

*

 

les yeux  Hiroshima

écoutent ce poème en silence

 

Le dernier poème de Tôge s’achève en disant le silence qui régnait dans la chambre de mort du petit Okamoto et que seul rompit la récitation de son poème d’enfant. Silence d’un enfant mort du mal atomique; mutisme, face à son corps, des adultes qui ne purent rien pour sa vie.

Du silence s’unit partout aux bruits et aux cris dans les présents invivables tels que Poèmes de la bombe atomique les font – cinq ou six ans après, dans une instantanéité spécifique – revenir ou, comme une première fois, venir à dire.

C’est le silence ou s’arrêtèrent en une seconde tant de vies, mais mêlé, évidemment, aux cris des blessés ou au fracas des effondrements ou des incendies.

 

comment oublier ce silence

qui occupait tout entière une ville de trois cent mille habitants

comment oublier

dans ce calme

l’espoir dont s’emplissaient

à nous briser cœurs et âmes

les orbites blancs de femmes et d’enfant qui ne sont jamais rentrés ?

 

Le silence auquel s’affrontent les  Poèmes de la bombe atomique est également celui où tant des survivants  s’abîmèrent au cours des années qui suivirent. C’est le mutisme qu’évoque Oé Kenzaburo dans ses Notes de Hiroshima.

Pour nous faire comprendre le silence des hibakusha, Ôé ne peut que nous faire entendre un des « témoins », Matsusaka Yoshitaka: «Jusqu’à leur dernier souffle, constate ce dernier, les gens de Hiroshima n’ont qu’une envie : se taire. Ils veulent s’approprier et leur vie, et leur mort. »

Matsusaka Yoshitaka ajoute, amèrement : « Il y a en eux le refus d’exhiber leur misère pour les besoins du mouvement antinucléaire ou de luttes politiques de ce genre, le refus d’être considérés en tout, parce qu’ils sont des hibakusha.» Et le même témoin (toujours cité par Oé) insiste : «… « Surtout ne pas se taire » : telle est la position de la plupart des penseurs, des hommes de lettres, et ils incitent les hibakusha à briser le silence. J’ai longtemps détesté ces gens incapables de comprendre notre mutisme. Commémorer le 6 août est au-dessus de nos forces. Tout ce que nous pouvons faire, c’est passer cette journée dans le recueillement, en compagnie des morts. »

Sans doute faut-il se souvenir que les hibakusha (ou leurs familles) eurent à subir des discriminations, voire de véritables rejets[7].  Cette angoisse constante des irradiés ou de leurs proches est l’un des fils conducteurs du roman de Ibuse Masuji, Pluie noire.

 

Le silence, cependant, aura été loin, dans l’après-guerre, d’être toujours volontaire. Le temps de l’occupation américaine fut aussi celui de la censure. « Dix années de silence », dit Oé dans  Notes de Hiroshima  (p83).

Après les années de mobilisation et de propagande imposées par le pouvoir militaire japonais, le SCAP (Supreme Command for the Allied Powers) exerça son propre contrôle des paroles et des écrits. Un Code de la presse fut en vigueur depuis septembre 1945 jusqu’en 1952.

« Pendant les dix années qui ont suivi la catastrophe,  écrit Ôé, même au Chûgoku Shimbun[8], le principal organe de presse de la ville directement touchée par cet événement, il n’existait pas de caractère d’imprimerie correspondant aux termes « bombardement atomique » et « radiactivité ». »

 

John Dower, dans son livre Embracing Defeat[9], s’arrête à cette censure durant tout un chapitre: « La démocratie censurée : organiser les nouveaux tabous ».

« Ecrire sur l’expérience de la bombe atomique, précise Dower, n’était pas explicitement interdit, et dans l’année  suivant la reddition, en particulier dans les publications locales de la région de Hiroshima, de nombreux écrivains purent publier de la prose et de la poésie sur ce sujet. En même temps, cependant, des survivants comme Nagai Takashi virent leurs premiers écrits supprimés, beaucoup des écrits relatifs à la bombe furent sévèrement coupés et la publication en anglais la plus émouvante sur le sujet – le Hiroshima de John Hersey[10], portraits de six survivants qui fit une profonde impression dans The New Yorker en août 1946  – quoique mentionné dans les médias, ne put paraître en traduction avant 1949. » Il y a donc une quasi-invisibilité de la littérature sur ce sujet jusqu’à la fin 1948. « Dans ces circonstances, les survivants de la bombe connurent les plus grandes difficultés à entrer en rapport pour se réconforter, et à dire aux autres ce que signifiait la guerre nucléaire en un sens humain. » Et Dower s’arrête sur plusieurs cas précis de censure d’œuvres littéraires – celle en particulier d’un poème de Kurihara Sadako.

Et, on l’a déjà mentionné, la censure s’étendait aux écrits scientifiques. « Nombre de rapports concernant les effets des explosions et des radiations ne purent être rendus publics jusqu’aux derniers mois de l’occupation. Durant plus de six ans, les savants et les médecins japonais  – et même certains savants américains à Hiroshima et Nagasaki qui effectuaient des recherches sur les effets des radiations – se virent refuser l’accès aux données qui auraient pu les aider à communiquer avec les victimes de la bombe atomique et à les aider. »

 

C’est plus strictement encore que les documents visuels furent interdits.

Ainsi, comme le raconte John Dower, « la pellicule d’un documentaire filmé à Hiroshima et Nagasaki entre août et décmbre 1945 par une équipe de trente Japonais, fut confisquée par les Américains en février 1946 et envoyée à Washington, avec des instructions pour qu’il n’en reste pas une seule copie au Japon. »

Pour les photos, la censure fut comparable. Ce n’est pas avant août 1952 que le public japonais eut accès à des expositions de photos des deux villes frappées par les bombes atomiques. 

Pour les peintures, il en alla un peu autrement. « Les premières représentations graphiques des effets humains des bombes, écrit John Dower, n’apparurent pas avant 1950 ; c’est alors que deux artistes – le couple que formait Maruki Iri et Maruki Toshi – publièrent un petit livre de dessins de scènes de Hiroshima qu’ils avaient vues ou dont ils avaient entendu parler (le livre était intitulé Pika-don, terme spécifique pour désigner les bombes atomiques, et qui signifiait littéralement « éclair-explosion »). »

Et Dower poursuit : « Cette même année, les Maruki eurent aussi l’autorisation d’exposer une forte peinture intitulée Procession de fantômes,  qui fut la première d’une série de puissantes peintures murales réalisées en collaboration et représentant des victimes de la bombe atomique.  Comme l’expliqua Maruki Iri, ils furent tous deux poussés à exécuter ces peintures parce qu’ils craignaient qu’autrement il ne subsiste aucun enregistrement visuel indigène des horreurs de la guerre nucléaire ».

Le dernier poème des Poèmes de la bombe atomique, intitulé « Espoir » porte, comme le dit le premier vers « sur les Tableaux de la bombe atomique » des Maruki.

 

je vois réellement dans ces tableaux

des visages d’amis proches qui ont fui, les visages d’être aimés qui sont morts

 

*

 

Impossible d’évoquer ici le tohu-bohu de paroles qui, à travers les interdits mêmes, se libéra dans la société japonaise d’après-guerre et sur lequel s’enlevèrent – par ces échos ou par ces silences actifs qui font la force des vers – les poèmes de Tôge.

Ce fut le temps, nous enseignent les historiens, de remaniements massifs et de continuités plus ou moins cachées, le temps, vers le dehors ou au-dedans de la société japonaise, de nouvelles confrontations, le temps, enfin, de nouveaux bouillonnements intellectuels.

D’une page à l’autre du recueil de Tôge, on sent que se cherche une position éthique et politique, mais toujours par les tensions internes et par l’écoute vibratoire propres à des poèmes qui ne se laissent jamais ramener à du discours idéologique.

 

Impossible encore de songer ici à ce qu’avait pu être, pour la société japonaise, les effets d’années d’aventures impérialistes souvent féroces ou ceux d’une guerre devenant, contre les Etats-Unis, totale.

Dans Japan at War[11], Haruko Taya Cook et Theodore F. Cook rappellent qu’ « environ trois millions de Japonais moururent dans un conflit qui fit rage des années durant sur une énorme partie de la surface de la terre, d’Hawaii jusqu’à l’Inde, de l’Alaska à l’Australie, entraînant mort et souffrance pour des millions d’oubliés en Chine, dans l’Asie du Sud-Est et dans les îles du Pacifique, en même temps que douleur et angoisse pour des familles de soldats et de civils sur tout le globe. » Mais ce mêmes auteurs n’hésitent pas à s’interroger sur ce que furent les devenirs individuels au temps de ces tornades : « Les expériences des individus japonais pris dans ce énorme conflit semblent n’avoir jamais émergé des images collectives d’une nation fanatique en guerre. Que fut la guerre pour les soldats, les marins, les ouvriers, les femmes à la ferme, les filles à l’usine, les enfants à l’école ? »

Dès la reddition, des changements politiques et sociaux imposés succédèrent à la mobilisation totale que le pouvoir militaire avait essayé d’imposer au Japon en guerre. Une démocratie importée ? C’est, comme le souligne par exemple John Dower, ce qui ne détruisit pas – dans l’ordre économique en particulier – certaines continuités profondes. L’économie militarisée a laissé un héritage que des historiens ont, des années après, révélé.

 

Quels retours, dans les écrits d’après-guerre, sur les quinze années précédentes, sur les aventures où s’était lancé le pouvoir japonais, sur les violences sans frein qu’il avait déclenchées en Chine  (culminant dans les massacres de Nankin) ou dans les Philippines ?

Et quels regards rétrospectifs sur les destinées individuelles dans une société que le pouvoir voulait mobiliser tout entière ? Selon Dower (Japan in…p26-27), «même pendant les années les plus désespérées de la deuxième guerre mondiale, les dirigeants du Japon ne parvinrent jamais à établir un état totalitaire, ou une politique consensuelle, ou un corps politique harmonieux. Contrairement à l’image répandue d’une population fanatiquement loyale et unie dans l’effort de guerre, c’est une intense compétition et des conflits  qui se développèrent entre les différentes composantes – les militaires, la bureaucratie civile, les vieux zaibatsu et les nouveaux zaibatsu, les partis politiques, les petite et moyennes entreprises, les intérêts ruraux oppposés aux intérêts urbains, etc. […] Le slogan du temps de guerre « cent millions de cœurs battant comme un seul » était un but illusoire bien plus qu’une description de la réalité,  , et cette tension et cette compétition internes furent un des legs importants aux années d’après-guerre. »

 

Hara Tamiki, après s’être consacré à dire, dans Fleurs d’été, la dévastation nucléaire, revient sur le passé immédiat dans une autre prose : « Prélude à la destruction »[12]. A la différence de l’auteur (et du texte même, où règne silencieusement l’imminence du démesuré) les personnages, eux, sont dans l’ignorance de ce qui va advenir. L’un d’eux s’interroge sur les effets, pour chacun, de la soumission au pouvoir militaire : « … je me demande, dit-il, si le mensonge de cette guerre ne finit pas par anéantir les esprits ? »

 

*

 

La population japonaise, remarque Tsurumi Kazuko (cité par Dower p87), avait subi une intense « socialisation pour la mort ». Et c’est comme si (dit Dower p 88) « la défaite – et, corrélativement, la victoire alliée, et l’armée américaine d’occupation elle-même – les avait libérés de la mort.  Mois après mois, ils s’étaient préparés au pire ; puis, abruptement, la tension était rompue. Dans un sens presque littéral, la vie leur était rendue. »

La vie ?  Sans doute, mais avec, aussitôt, sa dureté. Le manque de tout, les maladies, un certain cynisme ou, chez les plus isolés, du désespoir. D’où, dans certains des poèmes de Tôge, la prostitution (« Quand viendra ce jour, 4 ») ou le marché noir (« Dans la rue »).

En ces années d’après-guerre, ce qui se libéra, ce fut aussi, à en croire nombre d’auteurs, de journalistes ou de caricaturistes dans la presse, un certain « égoïsme ». Voilà ce qu’eurent à endurer  les  hibakusha  ou les soldats revenant de guerre – à moins que ces derniers n’entrent plus encore que quiconque dans les luttes du chacun contre tous. C’est un trait de comportement qu’Ôoka Shohei dans son Journal d’un prisonnier de guerre décela chez les prisonniers japonais des Américains avant même leur libération et leur retour chez eux. « Les loyaux soldats et marins de l’empereur, écrit John Dower (dans Embracing Defeat), semblaient s’être en une nuit métamorphosés en des symboles de la pire sorte d’égoïsme… »

Caractéristique de la société japonaise, sans doute, mais aussi de l’époque, fut le traitement réservé aux hibakusha. Mais ce fut non moins significatif de l’époque, e fu le retournement de leur sentiment de culpabilité en revendication. Est-ce donc un pacifisme spécifique qui se fit alors entendre ?  Résister à la guerre et à la menace de nouveaux recours à la bombe atomique, c’était, pour les hibakusha, se relier aux morts en même temps qu’aux générations à venir.

Le rêve d’un « pacifisme nucléaire» comme cause universelle est évidemment présent chez Tôge – par exemple dans le poème « Poteau funéraire ». C’est une lutte politique qu’en viennent à soutenir les vers :

 

… vers la prison dont les murs se dressent neufs

dans la plaine au loin

des gens qui paraît-il criaient « Jamais la guerre » sont aujourd’hui emmenés enchaînés

 

*

L’après-guerre fut aussi le temps de divers procès intentés à de responsables ou à des exécutants japonais.  

Dans quelle mesure et entre qui les responsabilités étaient-elles ou auraient-elles dû être partagées ? Pour nombre de Japonais, remarquent Haruko Taya Cook et T F. Cook, le sentiment le plus courant est alors, que « la guerre, comme un cataclysme naturel, leur est « arrivée » mais n’a en aucune façon été « faite » par eux. »

 

Le tribunal de Tokyo (dont, au demeurant, on peut remarquer, comme le fait Sejitsu Tachibana dans Hiroshima in History and Memory p 168-9, qu’il ne se préoccupa pas des victimes asiatiques) se réunit le 3 mai 1946, et poursuivit ses activités pendant trente et un mois – sans, paraît-il, passionner l’opinion japonaise, du moins jusqu’à la prononciation des verdicts.

Justice des vainqueurs ? « Là où, remarque Dower, les vainqueurs demandaient qui était responsable de l’agression japonaise et des atrocités commises par les forces impériales, la question la plus pressante du côté japonais était : qui était responsable pour la défaite ? Et là où les vainqueurs se concentraient sur la culpabilité japonaise envers les autres pays et les autres peuples, les Japonais étaient accablés de chagrin et de culpabilité envers leurs compatriotes morts. »

Du côté des vainqueurs, la victoire pouvait valoir comme une consolation à offrir aux morts mêmes. Mais la conséquence de la défaite, n’était-ce pas que les morts  étaient morts pour rien ?

 

*

 

« Dulce et decorum est pro patria mori » : longue, la destinée qui, en Occident, jusqu’à la première guerre mondiale, fut celle du vers d’Horace, ou, du moins, celle de la formule «mourir pour la patrie ». Ernst Kantorowicz, dans une étude célèbre, en a esquissé les avatars.

Dans son livre Kamikaze, Cherry Blossoms, and Nationalisms[13], Emiko Ohnuki-Tierney reprend la formule : « Je cherche des explications pour ce fait remarquable que ces brillants jeunes gens – beauoup étaient marxistes, ou chrétiens, et tous étaient hautement éduqués – ne luttaient pas contre leur gouvernement, mais étaient patriotes au point de se sacrifier pour leur pays. Par là, il reproduisaient dans leur action, sinon dans leur pensée, l’idéologie militaire centrée sur l’empereur. Afin d’explorer ce phénomène, je distingue le patriotisme du pro patria mori – mourir pour son pays – qu’épousaient les pilotes en tant qu’individus, du nationalisme politique qui était entretenu d’en haut et qui mettait en avant le pro rege et patria mori – mourir pour l’empereur/roi  et la patrie. »

Le choix du pro patria mori, quelles qu’en soient les motivations parfois contradictoires, s’incarnent en des personnages chez plusieurs écrivains de l’époque. On en rencontre un cas dans le  Journal  d’Ôoka Shohei qui montre, avec perplexité mais tendresse, un jeune militaire mourant « pour l’empereur ».

La « Chronique de l’entrepôt », prose au milieu des Poèmes de la bombe atomique,  nous fai entendre « un jeune ouvrier » qui « chante l’hymne national ». Dans son délire de mourant, des bribes de la propagande d’Etat  –  « … l’ennemi se croit si fort : il faut juste tenir un peu plus longtemps, tous, un peu plus » – voisinent avec des appels enfantins : « Tu es ma maman ! maman ! »…

Il se trouve que la dernière phrase de cette prose (appelée sans doute par la vue, dans celle qui la précède, d’un papier où doit être inscrite la liste des morts et des vivants de l’entrepôt) glisse, à une  vision de fleurs tombées :

 

Des pétales de lotus arrachés sont dispersés, blancs, sur le pavé.

 

Retrouve-t-elle, cette phrase finale, une esthétisation  florale du sacrifice comme celle des « kamikaze »  (ce qui était devenu, dit Emiko Ohnuki-Tierney, un « trope maître du nationalisme impérial depuis le début de l’ère Meiji » : « Vous mourrez comme de beaux pétales de cerisier tombant pour l’empereur »)? Peut-être faut-il aussi y entendre la mort – ou la mise à nu de la vanité – de cet esthétisme même.

La poésie – ou, ici, la prose au cœur d’un livre de poèmes – a la force de défaire les images captatrices élaborées, plus ou moins cyniquement, par un pouvoir lui-même en proie au fantasme de disposer intégralement des vies et des morts de tous. Cette force tient peut-être à la formation contamment renouvelée d’un vivre pour – touchant toujours au mourir pour : le poète Tôge, on le sait, donna tout ce qui lui restait de vie à l’achèvement des Poèmes de la bombe atomique et à ses ultimes poèmes.  On  a lu plus haut la lettre où, en avril 1952, Toge demandait à sa femme de comprendre : « que je ne dois pas fausser ma vie par des désirs personnels, que je dois vivre et mourir pour tous, que c’est la voie suprême par laquelle je suis moi. »

 

*

 

« ah ce ne fut pas hasard, ni désastre naturel » 

 

C’est dans « Quand viendra ce jour ? », le plus long poème du recueil (et dans un passage qui, entre guillemets au milieu du poème, a l’allure d’une citation – venue d’où ?) que Tôge se tourne vers la décision, vers la double décision, de larguer des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki :

 

« les premières bombes atomiques c’est par un projet d’une précision sans égale

et par ambition insatiable qu’elles ont été lâchées

sur l’archipel japonais, avec Hiroshima, avec Nagasaki pour cibles […] » »

 

« Quand viendra ce jour ? » est l’un de poèmes les plus militants de Poèmes de la bombe atomique. C’est pourquoi il lui revient d’affronter directement l’énigme, énorme et pauvre, de la décision prise par Truman.

Néanmoins, c’est partout dans le recueil qu’on pourrait déceler une courbure de l’espace et du temps du fait que cette décision, avec son caractère infime et démesuré, avec sa position surplombante et prosaïque, a pu, en un point et un instant, avoir lieu.

 

Le même poème se fait très informé historiquement et lucide politiquement :

 

… la croix gammée étant brisée

et le drapeau rouge déjà hissé à Berlin,

le jour de l’entrée en guerre des Soviétiques – qui devait avoir lieu trois mois plus tard –

flottait déjà amplement dans le ciel de l’histoire.

 

« Ils précipitèrent le largage de la bombe

ils savaient qu’ils devaient écraser le Japon avant ce jour

pour cet obscur et laid motif

ils précipitèrent le largage de la bombe »

 

Ou bien, un peu plus loin dans ce poème :

 

et aurais-tu pensé douloureusement

que même sans le largage d’une bombe atomique

la guerre se serait de toute anière arrêtée ?

 

Tôge est donc déjà au courant de certains des calculs[14] qui entrent dès alors dans la logique de la guerre froide et  sur lesquels continueront, bien après lui, de s’interroger les historiens, américains en particulier.

« Au début, tout au moins, la plupart des spécialistes étaient d’accord  avec l’ancien président Harry S. Truman et d’autres politiciens, qui voyaient dans la décision de recourir à la bombe le meilleur moyen de mettre rapidement fin à la guerre, d’éviter une invasion du Japon, et de sauver des milliers de vie américaines et japonaises. »  Voilà comment Michael J. Hogan[15]  résume l’état de la question au début des années soixante.

C’est alors, poursuit-il, que « Gar Alperovitz contesta cette manière de voir dans Atomic Diplomacy, un livre brillamment provocateur publié en 1965. Selon Alperovitz, les responsables de la décision américaine savaient qu’il existait des stratégies alternatives pour finir la guerre sans lâcher des bombes atomiques ou sans lancer une invasion sanglante. Ils écartèrent ces autres possibilités, cependant, et s’en remirent enièrement à la bombe atomique, et ils le firent moins pour des raisons militaires que politiques –  pour empêcher l’entrée des Soviétiques dans la guerre contre le Japon et pour donner à l’admnistration Truman la force nécessaire pour traiter successivement avec l’Union Soviétique sur les problèmes d’après-guerre. »

Bien entendu, les affirmations d’Alperovitz ne mirent pas fin au débat entre libres spécialistes. Mais dans la société américaine, puissantes furent les forces qui s’opposèrent à tout réexamen des motifs de la décision[16].

 

Dans un livre de 1995,  Hiroshima in America, Fifty Years od Denial (dédié « aux survivants – Japonais et Américains »), Robert Jay Lifton et Greg Mitchell, dans l’introduction, adoptent le point de vue d’un « nous » – américain ?

« Cinquante après, écrivent-ils, les Américains continuent de ressentir fierté, douleur, confusion quant à l’usage de la bombe atomique contre le Japon. Une part de nous-même désire croire que la décision de recourir à la bombe était raisonnable et justifiée, mais une autre part n’est pas en repos avec ce que nous avons fait.

Il n’a jamais été facile de réconcilier le largage de la bombe avec la perception de nous-mêmes comme un peuple honorable. Du fait que ce conflit est resté sans solution, il continue à provoquer des opinions tranchées. Il n’y a pas d’événement historique sur lequel les Américains soient plus susceptibles. Hiroshima est un nerf à vif. »[17]

 

Pour le poète japonais Tôge, irradié, ce qui est radicalement affecté, c’est l’élément spatio-temporel – physique, biologique, symbolique, indissociablement – en quoi sont possibles des vies et des liens. La (re)constitution de tout « dans » commun paraîtra désormais si fragile  – à moins peut-être que le poète ne retrouve confiance grâce à l’adhésion communiste et à l’ivresse des manifestations – comme dans « 6 août 1950 »[18]

 

Est-il abusif de déceler, dans certaines visions des Poèmes de la bombe atomique, un contact, allusif ou implicite, entre ce qui se donnait comme un mystique garant suprême – l’empereur, supposé assurer une continuité par le haut, ou, pour le chrétien qu’était devenu Tôge, Dieu –  et, s’abattant de la région du soleil et des étoiles, la très matérielle – mais issue d’une décision politique et d’un « projet d’une précision sans égale » – bombe ?

Par endroits, la poésie de Tôge retrouve, dans de tout autres conditions, le geste par lequel la poésie moderne (ou celle qui valut pour la modernité au Japon) touche au mal, ou – en France, de Baudelaire (« Race de Caïn, au ciel monte et sur la terre jette Dieu ! »[19]) à Lautréamont – à l’effondrement dans l’ici-bas de tout « haut » et  à la chute de Dieu.

Ainsi lit-on, à la fin du poème « Flammes » :

 

Cette nuit

la lumière en flammes de Hiroshima

se reflète sur le lit de l’humanité ;

avant longtemps l’histoire

aura tendu une embuscade

à tout ce qui ressemble  à Dieu. 

 

*

 

Bien entendu, Tôge – le militant, celui qui parle dans « Quand viendra ce jour ? » – n’en reste pas à un regard rétrospectif sur la décision initiale de Truman. Il s’en prend, dans ce poème en particulier, à la répétition telle qu’elle avait eu lieu  (Nagasaki) et telle qu’elle pouvait paraître (guerre de Corée) imminente. Et ce n’est pas sans incriminer alors le racisme – du moins non déclaré, mais se révélant dans la décision ou l’acte :

 

…quelques années plus tard, quand on fut sur le point de se servir de la troisième bombe

 atomique

la cible était encore

une race à visages jaunes

*

 

… toi                pliée en deux dans une pose de jeune fille

agrippant la terre de tes deux mains pareilles à de petits oiseaux

tu es morte à demi affalée sur le sol,

parmi de cadavres nus à la peau arrachée

seule tu es habillée je ne sais pourquoi

tu as une chaussure

 

Pour son ample geste militant, le poème « Quand viendra ce jour ? » part – ne cessera jusqu’au bout de repartir – de la vision d’un cadavre de jeune fille, et de l’impudeur de l’exposition de son corps :

 

… au fond d’un pantalon pareil à une jupe

et brûlé tout entier

tes fesses apparaissent rondes

un peu d’excrément poussé dans l’agonie

y est collé sec

éclairé par la lumière du jour sans ombre

 

 

La poésie de Tôge, en contraste avec les emportements de sensations dites comme désamarrées et inattribuables, redéploie toujours des détails individuels – ceux de diverses morts, ou, rétrospectivement, ceux de multiples petites vies : enfants (« Petit enfant chéri/ où es-tu donc ? »), jeunes filles, « vieille mère », un homme devenu aveugle… C’est sa manière de dire (là même où elle se fait militante) ou plutôt de dénombrer tendrement tout ce qui, finalement, compte – ou aurait dû compter.

 

Prendre en compte des vies diverses, au hasard, et leurs douleurs singulières (« pourquoi vous faut-il souffrir à ce point » – « Au poste de soins d’urgence » – ou « Pourquoi nous fallait-il / souffrir comme ça ? »  – « Vieille mère »), c’est les laisser peser, légères, dans les équilibres rapides et toujours changeant des vers  libres. Et c’est peut-être établir une justice-justesse immanente, certes, au poème, mais valant comme une interrogation à l’endroit de toute justice possible.

 

Ou bien c’est le désir de garder des traces – moins de son expérience que de cent autres – qui anime les vers de Tôge. Partout dans Poèmes de la bombe atomique on découvre des marques ou des vestiges : dans les rues, sur une place, au bord des marches d’une banque.

Le poème « Silhouette »  s’arrête à l’inscription – l’impression au sens, presque, typographique –  d’un corps  dans la pierre :

 

ce matin-là

un éclair de dix mille degrés

a imprimé sur une épaisse dalle de granit

les hanches de quelqu’un

 

sur les marches fissurées rouge pâle

en trace de sang écoulé avec des entrailles fondues en boue

une silhouette carbonisée

 

Et, certes, le risque est – comme en vient à le laisser entendre le poème – que la conservation institutionnelle de cette trace (sous le panneau « Vestiges de la bombe atomique ») ne la livre qu’à l’indifférence des passants : quelques soldats américains, ou un gamin moqueur : « C’est quoi, ça ! »

 

Plus ambiguës encore à dire, les traces, un peu partout dans le recueil de Tôge, sont celles de l’explosion sur des corps. Innombrables cicatrices (« Lunettes noires ôtées les cicatrices où se sont collées des paupières repliées au-dedans/ secrètent des larmes » – « Ami »), « chéloïdes » boursouflées, que les hibakusha  – les femmes surtout, au prix de ne plus sortir de chez elles, ou d’être constamment voilées – cherchent à dissimuler[20] : les poèmes de Toge s’attachent à les dire, à les faire s’inscrire dans ses vers :

 

la silhouette translucide d’un B 29

t’est soudain tombée sur le visage

la cicatrice de l’éclair

s’est incrustée de tes paupières jusqu’à ton nez

toi

tu dis que jusqu’à la mort tu ne verras plus personne

 

*

 

 Recueillir des traces – fussent-elles, insupportables, celles de cicatrices évolutives sur un visage ou des bras –, mentionner des vies évanouies, ou dire les places qui furent ou auraient pu (ou dû) être les leurs ?  Si la poésie le fait, dans Poèmes de la bombe atomique,  c’est en recréant toujours, comme impliqué ou induit (« adsorbé ») par et entre ses vers, un élément sui generis  où tout trait se met, sensiblement, à compter.

Cet élément, qui garde toujours quelque chose de virtuel, ou (comme dans toute poésie moderne) de révocable, ne se constitue – par, entre ou, pour ainsi dire, sous les vers des Poèmes de la bombe atomique – qu’en s’alliant conflictuellement avec la métamorphose (d’abord instantanée, puis à long terme) de l’espace-temps provoquée par l’explosion. Ce qui aura dû s’inscrire dans les vers de Tôge (dans leur élément propre) fut d’abord sensible – pour des sensibilités évanouissantes – dans un flash aveuglant sans mesure, dans un espace en feu, ou, bientôt, dans un mélange de bruits, cris et silence.

 

Rien de tel ne peut se réaliser sans le geste, très simple mais totalement en suspens, de donner.

La libération d’un élément propre au poème – à son présent – comporte le mouvement constant d’un retour dans le passé (ou plutôt dans des zones où rien n’est simplement du passé, là où toute sensibilité aura été, et continue d’être, enveloppée dans d’autres sensibilités, là où toute réceptivité aura été, et ne cesse pas d’être, attendue et soutenue) qui puisse basculer vers le futur d’une écoute vouée à demeurer éternellement possible – s’il est vrai que tout lecteur effectif ne trouve sa place qu’en se laissant traverser par une fuite vers d’incomptables lecteurs possibles.

 

La destination ou le « don » constitutif du poème, la dédicace initiale (« Dédiés à tous ceux qui perdirent la vie… »), les martèlements impérieux de l’ « Avant-propos » (« Rendez…/ rendez… »), l’adresse (« Pour une dame ») ou l’apostrophe au sein du poème («vieille mère, / il ne faut pas partir comme ça ! »), les appels entre mère et enfant («ta mère crie ton nom/ à toi seulement/ à toi seulement elle voulait/ dire ton père dire ta mère/ et maintenant dire/ le déchirement de te laisser seul…), l’interlocution murmurante (« Qui pourrait le dire ?/ Qui le pourrait ?/ Oui moi / à coup sûr je vais te retrouver/ coller ma bouche contre ta tendre oreille… »), l’appel ou la promesse quand le poème se fait militant : voilà autant de mouvements qui, non unifiables, tremblent les uns pas rapport aux autres, se dédoublent, se redoublent, se cherchent, « nous » cherchent.

 

Comment recevoir ces poèmes ? Qui devenir en les lisant, fût-ce en traduction ?

Leur geste de destination ou de don révèle une difficulté redoutable. Sans doute, comme tout poème, basculent-ils, par nous et à travers nous (qui nous sentons alors traversés ou légèrement décllés de notre place), vers un « interlocuteur » (selon le mot de Mandelstam) indéfiniment fuyant… Mais, issus de l’expérience de la bombe, et disant ce que (par endroits au moins) ils nous font entendre de toutes leurs dures vibrations, n’ont-ils pas d’emblée rencontré un bord qu’ils nous révèlent ? Aux présences humaines indéfiniment renouvelées que supposent, en général, les poèmes ou les oeuvres, voici qu’on sent se substituer (sous le signe de la bombe) une fin qui, éloignée ou non dans le futur, semble désormais déjà là.

A lire les poèmes de Tôge – en dépit de leurs appels à un libre futur commun –, le geste de la destination semble soudain aller au bout du temps ; il file jusqu’à y heurter un bord – virtuel, sans doute, mais dont les événements et les expériences dont parlent les poèmes pourraient faire supposer qu’il était toujours  déjà là, dans l’ombre du temps…

Est-ce d’une fin du temps (tout autre que celle du quatuor de Messiaen, composé en 1940-41 dans un camp de prisonniers en Silésie) que le geste des Poèmes de la bombe atomique nous revient et nous traverse, comme un son qui, durement, se serait réfléchi sur un mur ?

 

*

 

Lisant les Poèmes de la bombe atomique (ou tentant de les traduire – ce qui, à notre connaissance, n’avait jamais été fait en français), on ne peut que se réinterroger, come pour la première fois, sur Hiroshima et Nagasaki – en même temps que sur la poésie et sur ce que nous en espérons encore.

Secrètement, ou presque, il y a de années, des poètes qui ne connaissaient pas la poésie de Tôge ont du moins marqué qu’ils n’étaient pas oublieux de ce à quoi elle a trait ; à leur manière, ils nous guident.

C’est d’abord Nelly Sachs (avec la générosité de son attention en pleine solitude) :

 

O couteau d’un soir rouge, lancé dans les gorges

Là où des arbres de sommeil poussent en buvant du sang dans le sol

Où le temps s’écoule

Des squelettes de Hiroshima et de Maidanek

 

Ou c’est Paul Celan qui, dans une lettre du 10 août 1962 à Erich Einhorn,[21]  indique, parlant d’un de ses plus grands poèmes:

« Dans mon dernier recueil (Grille de parole), tu trouveras un poème, « Strette », qui évoque les ravages de la bombe atomique. Dans un passage central y figure, sous forme fragmentaire, cette parole de Démocrite : « Il n’y a rien que les atomes et l’espace vide : tout le reste est opinion. » Point n’est besoin que je souligne au préalable que le poème est écrit pour l’amour de cette opinion – pour l’amour des hommes, donc contre tout vide et toute atomisation. »

 


[1] Je tire l’essentiel des précisions sur la vie de Tôge de  WGZ et de Minear.

[2] Cité par Minear p281

[3] Ce sont des slogans de l’impérialisme japonais en Asie.

[4] WGZ p 174  

[5] Carte  – où l’on voit les rivières de Hiroshima (dont il est question dans certains des Poèmes de la bombe atomique.

[6] Tamiki Hara, Hiroshima Fleurs d’été, récits traduits du japonais par Brigitte Allioux, Karine Chesneau et Rose-Marie Makino-Fayolle, éditions Dagorno 1995 (texte publié en japonais en 1947).

[7] La stigmatisation, souligne Dower (Embracing Defeat p61), est particulièrement sensible, dans le Japon d’alors, à l’égard de tous les gens non conformes  – catégorie « qui incluait les survivants de Hiroshima et Nagasaki, avec les traces (ou, réellement, la pollution) qui leur restaient des radiations ; les orphelins et les enfants des rues, forcés de vivre d’expédients hors de la société « normale » ; les veuves de guerre, en particulier si elles étaient pauvres […] ; les ex-militaires sans domicile », etc.

[8] L’un des journaux de la région du Chûgoku qui comprend cinq départements, dont celui de Hiroshima

    [9] Embracing Defeat, Japan in the Wake of World War II, W.W. Norton  Company 1999

   [10] John Hersey…

[11] The New Press 1992

[12] traduit dans Fleurs d’été

[13] Kamikaze, Cherry Blossoms, and Nationalisms, the Militarisation of Aesthetics in Japanese History,  The University of Chicago Press and London, 2002

 

[14] Il faudrait ici, bien entendu, revenir sur la Conférence de Potsdam« Après que l’armée allemande eût signé une reddition inconditionnelle avec les Forcs Alliées le 7 mai 1945, et que le Troisième Reich, selon les mots de William L. Shirer, « eût simplement cessé d’exister », le Japon seul restait en guerre. » (Herbert P. Bix « Japan’s Delayed Surrender » dans H in H and M p89 sq

La déclaration de Potsdam du 26 juillet : un ultimatum au Japon.

La conférence de Potsdam :du 17 juillet au 2 août 1945, dans la région de Berlin. S’y réunissent : Saline, Truman, Churchill puis Attlee. On y règle la question de l’occupation de l’Allemagne, des réparations et de la dénazification.

Déclaration promulguée le 26 juillet

Le gouvernement japonais reçoit la déclaration le 27 et ne montre aucune intention de l’accepter immédiatement. Le 28, déclaration : « ignorer » la déclaration de Potsdam

Cf la suite p92

Déclaration de Truman :

« Ayant inventé la bombe, nous l’avons utilisée. Nous l’avons utilisée contre ceux qui nous ont attaqués sans prévenir à Pearl Harbor, contre ceux qui ont affamé, battu et exécuté des prisonniers de guerre américains, contre ceux qui ont renoncé à tout seblant d’obéissance aux lois internationales de la guerre. Nous l’avons utilisée pour abréger l’atrocité de la guerre, pour sauver les vies de milliers et milliers de jeunes Américains. »<

 

“…I voiced to him [Stimson, US Secretary of War] my grave misgivings, first on the basis of my belief that Japan was already defeated and that dropping the [atom] bomb was completely unnecessary, and secondly because I thought that our country should avoid shocking world opinion by the use of such a weapon whose employment was, I thought, no longer mandatory as a measure to save American lives. It was my belief that Japan was, at that movement, seeking some way to surrender with a minimum loss of 'face'.” Dwight D. Eisenhower:The White House Years: Mandate For Change, 1953 - 1956  Doubleday & Company Inc., New York, 1963, pp. 312-313

 

Rawls : argumentation sur la décision, sur ce que devraient être ceux qui décident ( « des hommes d’Etat).

La question des populations civiles – par opposition aux gouvernants. On ne peut pas considérer une peuple comme criminel (serait-ce que si on le faisait, les conséquences seraient incontrôlables ? rendraient celui qui juge éuivalent à ceux qu’il juge ?)

……..La question de la responsabilité des population gloablement, des civils dan la mobilisation totale et donc dans les violences…

Hiroshima’s Shadow les popluations civiles p XXXI-XXXII

Hiroshima’s Shadow p XXXI et suiv. Eisenhower XXXIII

Les alternatives écartées XXXVI et suiv

 

[15] Dans l’introduction de Hiroshima in History and Memory, Cambridge University Press, 1996. 

[16] Ce fut pour une part l’enjeu de l’exposition de la Smithsonian…

[17] Récemment, c’est un auteur français, un romancier, Philippe Forest, qui revient sur la question dans Sarinagara.

[18] C’est une singulière évidence d’appartenance que rapporte  Günther Anders au début de L’homme sur le pont, Journal de Hiroshima et de Nagasaki, 1958.  Retour sur l’instantanéité de l’explosion, en réponse à une décision humaine : d’où ne honte tout humaine…. etc

[19] « Abel et Caïn », Les Fleurs du Mal.

[20] Oé cite dans ses Notes des propos qui brûlent de rage. Ceux d’un poème de Takahashi Takeo  (p75)

Que tout ce qui vit

Se changeant en masses mortes

Au ciel et sur terre

A jamais s’anéantisse !

Cela me consolerait

 

Ou ceux (p131) de jeunes filles marquées de chéloïdes: « […] il y a celles qui souhaitent la venue de nouveaux bombardements atomiques, afin que l’humanité entière souffre, comme elles de chéloïdes ; elles trouvent dans cet espoir le soutien psychologique nécessaire pour affronter leur honte et leur humiliation. Ainsi disparaîtraient tous les regard que les autres portent sur leurs marques, puisqu’il n’y aurait plus d’ « autre », ainsi serait aboli l’effroyable clivage qui sépare en deux notre planète. »

 

[21] Lettre citée par Marina Dimitrieva-Einhorn dans « D’un tout petit tas de mots » (Europe,  n° Celan, janvier-février 2001)

Claude Mouchard