Yi Sang
« Couper l’eau avec un couteau »
Yi Sang ultracontemporain
« Il mit le disque à l’envers pour
dire qu’il renonçait à la vie commune »
Ecrits de sang
« Qui es-tu ? Toi qui est venu, devant la porte, tu frappes à la porte
et tu cries d’ouvrir. Qui me cherche ? un cœur, non.
J’ignore qui tu es, mais t’abandonner, je ne le supporterais pas.
Je veux ouvrir la porte, mais elle est fermée dedans.
Dehors, tu ne sais pas qu’elle est fermée.
Dedans, ouvrir ne sert à rien, que ferais-je ?
Es-tu né devant une porte délibérément close ? »
Cinquante poèmes, les ailes
« Couper l’eau avec un couteau » ? De l’impossible se lit partout chez Yi Sang. Le voici, cet impensable, dans des opérations comme celle-là, simple et folle (et il s’en trouve beaucoup de cette nature dans les écrits du jeune poète Coréen). Mais c’est partout que l’imaginable surgit du déroulement de ses proses ou des sauts, plus énigmatiques encore, de ses vers.
Un ultra-contemporain ? C’est tel que le lecteur français d’aujourd’hui peut sentir Yi Sang. En chaque phrase qui surgit, le jeune Coréen est plus loin que notre attente, il nous oblige à nous déplacer, à transformer notre propre attention...
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« Il ouvre les yeux. Il voit le réel. Le réel dans ses rêves et ses rêves dans le réel. Comme c’est amusant. » (« L’araignée rencontre le cochon »)
Rien, dans les écrits de Yi Sang, qui rende compte de ce qui serait d’abord arrivé dans un monde stable et représentable. Si des événements sont évoqués, il faut qu’ils naissent de l’acte même de les dire.
« Lorsque la lame effilée a coupé d’un coup ma conscience, j’ai sorti mon mouchoir tout froissé et je me suis essuyé les yeux, mon trésor, aussi limpides qu’un miroir. Comme si je craignais de loucher après ça. » Voilà, par exemple, ce qu’on lit dans « Anatomie des instants ».
Voir « le réel dans ses rêves et ses rêves dans le réel » ? A tout moment, Yi Sang nous entraîne à le lire comme en rêve.
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Yi Sang écrit dans la Corée des années trente du vingtième siècle : quoi de plus éloigné de nous, Français du début du vingt-et-unième siècle ?
La Corée, qui avait été un royaume singulièrement fermé – un « royaume ermite » disait-on (cette formule est encore reprise par Jack London quand, correspondant de guerre pour le conflit russo-japonais de 1904-1905, il dut séjourner en Corée) –, avait subi, depuis le XIXème siècle, des incursions ou agressions de l’extérieur. A celles venues de l’Occident – de la France en particulier –, les réactions furent violentes. Mais le Japon, lui, parvint, après sa victoire sur la Russie en 1905, à établir pour quatre décennies (jusqu’à la capitulation du Japon à l’issue de la deuxième guerre mondiale) sa domination sur la Corée.
L’emprise japonaise se fit tout particulièrement dominatrice dans les années trente : le Japon était devenu une puissance impérialiste qui en faisait le concurrent de l’Occident et qui l’emporta à l’extrême. Une fois créé (en 1931) l’état fantoche du Mandchoukouo afin d’exploiter les ressources naturelles de la Mandchourie et de faire de ce pays une base industrielle, les Japonais eurent besoin de prendre appui en Corée et d’utiliser la main d’œuvre coréenne. C’est alors que leur politique dans ce pays, qui s’était déjà durcie dans les années vingt, se fit plus durement assimilatrice que jamais[1].
La vie de Yi Sang (1910-1937) se déroula donc entièrement dans une Corée sous domination japonaise... Comment ne pas sentir, dans ses écrits (qui mêlent désespoir et ludisme), des effets de l’écrasement que connurent la plupart des Coréens à l’époque ? Le pseudonyme même « Yi Sang » (substitué à son nom de naissance Kim Hae-Gyeong) inclut le « Sang » japonais : un équivalent, ironique en l’occurrence, de « Monsieur ». Une partie de ses textes, au demeurant, est écrite en japonais.
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« Viens. Viens voir ma vie. » C’est un personnage nommé O qui, dans la nouvelle « L’araignée rencontre le cochon », a lancé cet appel au « je ». En ce dernier, O. voudrait-il trouver un témoin de sa vie ?
« O. lui a montré la lettre de son père, déchirante de chagrin. O. pleurait parce qu’il ne pouvait rester sourd au souhait de son père. Il devait renoncer à la peinture qui était toute sa vie à cause de cette histoire. De toute sa vie, ce fut la seule confession sincère que fit O. »
On sent ici le poids, si lourd encore dans la Corée d’alors, des relations familiales, et ce « désir de peindre » (selon le titre d’un poème du Spleen de Paris de Baudelaire) qui, non moins que celui d’écrire, posséda Yi Sang.
« En ce temps-là, lit-on ensuite, [O] espérait encore que la santé lui revienne avec le printemps. Cela faisait longtemps qu’il avait abandonné la peinture. En silence, il se contentait de regarder la surface humide de la terre qui ne tarderait pas à se fendre. Puis la tempête s’était levée brusquement. »
O aura donc cherché, un instant, à trouver dans le « je » cette libre attention d’un autre qui semble faire défaut à sa propre existence : « Viens. Viens voir ma vie. Il avait souri à cet appel d’O. et il était venu lui rendre visite à Incheon. »
Nul doute que l’on sente dans les écrits de Yi Sang les effets d’une absence d’attention (dans son enfance ou son adolescence) ou, pire, ceux de regards quasi persécuteurs caractéristiques du monde où il vécut... Les vies évoquées dans les proses de Yi Sang paraissent livrées à des enveloppes toutes de cruauté ou semblent vouées à s’évaporer dans le vide.
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Une composante autobiographique, variable selon la diversité des textes de Yi Sang, y est presque toujours sensible. Mais, immanquablement, elle se réalise en images qui se décollent, qui flottent et qui se froissent, et qui sont bientôt abandonnées.
« [Ma mère ] m’a vu par deux fois cracher le sang, et elle est impatiente de me proposer une épouse, pour notre famille qui vit dans une extrême froideur. J’ai 24 ans. Tout comme ma mère m’a enfanté, je dois faire naître quelque chose à mon tour. » Voilà ce qu’on lit dans « Page de la famille » (un texte qui ne fut publié qu’en 1956) .
Ce qu’on sait de la courte vie de Yi Sang est quelque peu différent. Ce n’est pas chez ses parents, trop misérables pour se charger de lui, qu’il grandit. Il fut élevé par un oncle, non sans essuyer l’animosité de sa tante. Ce qui ne l’empêchera pas, devenu adulte, d’éprouver des sentiments de culpabilité à l’égard de son père et de sa mère. Ainsi, récemment arrivé à Tokyo, où il devait bientôt mourir, écrira-t-il à sa sœur[2]: « Depuis mon arrivée, je ne suis pas tranquille, même un seul jour, car je suis en souci pour notre famille. Je suis un frère inconséquent, un frère qui ne marche pas dans la bonne voie. Autant qu’il est possible, je compte sur toi pour soigner nos vieux parents. »
Quels que soient les glissements, les ellipses ou les cassures qui affectent « Page de la famille » ou d’autres textes de Yi Sang, on y sent la douleur précoce que fut le rapport à l’univers familial (« notre famille qui vit dans une extrême froideur »).
Non moins intenables – ou enlisées – furent ses relations avec les femmes. A deux reprises il vécut avec une « gisaeng ». Et si, finalement, il épousa, en 1936, Byeon Dong-Rim, une « femme lettrée », ce fut bientôt pour la quitter en partant au Japon.
Un homme vivant avec une compagne « courtisane», pour ne pas dire prostituée : voilà ce qu’on découvre dans des pages extraordinaires. Le « je » qui vit, comme engourdi, dans la chambre voisine de celle où sa compagne reçoit des hommes, semble affecté d’une naïveté sans bornes. Est-ce pure ironie ? Cet adulte, si faible, en proie au froid, à la faim, à tous les manques, a des ébahissements enfantins ou semble en proie à des absences quand, trouvant sa femme avec un homme, il voit « ce qu’il n’aurait pas du voir ».
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La formation de Yi Sang avait été, sous l’impulsion de son oncle, celle, scientifico-technique, d’un architecte ou d’un ingénieur.
De cet apprentissage initial, des échos sont évidents dans certains de ses poèmes. Par exemple dans un poème de 1931 « le tracé du troisième angle – memorandum sur la ligne 1 »[3] qui commence par des suites de chiffres et où on lit par exemple :
(Le cosmos est fondé sur la puissance de la puissance »)
(Homme, renonce aux chiffres)
(En toute quiétude, examinons le proton dans
son rapport à l’électron)
Le sens de l’énigmatique injonction « Homme, renonce aux chiffres » se découvre peut-être à la fin du poème, dans le « désespoir » qui s’y manifeste entre de nouvelles parenthèses :
(Naissance due au désespoir du solide)
(Naissance due au désespoir du mouvement)
A ce désespoir, faut-il reconnaître une portée historique : entre tradition et modernité importée de force (via le Japon) ? Il règne dans certains des poèmes de Yi Sang une abstraction déconcertante – soudain aride, et comme arbitraire dans son apparence de précision. D’où ce « vide » que l’on découvre dans une ultime parenthèse qui conclut le même poème :
(Si la terre devient une maison vide, jusqu’aux larmes, on regrettera l’époque féodale)
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C’est à vingt-et-un ans que Yi Sang aura publié en japonais ses premiers poèmes dans la revue L’Architecture et la Corée. « Au cours des années 1931-32, précise Kim Bona, il écrit deux mille poèmes et publie une nouvelle Plan avec chambre obscure dans la revue L’Architecture et la Corée. »
Quand des poèmes de Perspective à vol de corbeau parurent dans Chosun Chungang Ilbo en 1934, le journal (nous apprend encore Kim Bona) reçut des protestations violentes de lecteurs.
Sans doute cette poésie transgressait-elle toutes les habitudes des lecteurs de poésie en Corée. C’est aussi, comme le souligne James Kimbrell[4] que le milieu où Yi Sang écrit était déjà influencé par dada et le surréalisme – qui, « ironiquement » remarque encore Kimbrell, arrivait à ces jeunes Coréens par l’intermédiaire des Japonais impérialistes et leur venait de ceux qui étaient, pour les Japonais, des rivaux dans le Pacifique, les Français.
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« On but.
On fut ivre.
L’esprit embrumé, je pensai pourtant à quitter ce pays. « Je vais partir au loin, Tokyo. Je vais partir pour Tokyo, oui. » »
On lit ces propos dans la nouvelle « L’illusion ».
Yi Sang, de fait, s’embarqua pour Tokyo fin 1936.
Espérait-il, alors même qu’il était affaibli par la tuberculose, prendre là un nouveau départ ?
A Tokyo, il rencontre d’autres Coréens, il écrit. Il va néanmoins se retrouver isolé, malade, sans secours. La police japonaise l’arrête en février 37, par erreur ou, selon Kimbrell, pour « crime de pensée »... Il passe un mois en prison. Il en sort très affaibli. Hospitalisé, il meurt le 17 avril, à vingt-six ans et sept mois.
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C’est donc par le biais de la langue japonaise et des écrivains japonais que Yi Sang, comme d’autres jeunes écrivains, avait eu accès à des auteurs lointains. « Depuis 1895, écrit Kim Bona[5], mais surtout depuis 1918, on pouvait connaître en Corée les écrits d’Edgar A.Poe, Baudelaire, Verlaine, T.S.Eliot, Jean Cocteau, et aussi Dostoievski par le biais du Japon. Dans les années 30, même le surréalisme s’introduit en Extrême-Orient, et il a exercé une certaine influence sur Yi Sang au début de sa carrière poétique (1932-1934), notamment dans « Vue à vol de corbeau». »
On trouve donc dans les écrits de Yi Sang bien des mentions d’auteurs russes, américains ou anglais, et français, ceux que mentionne Kim Bona et bien d’autres encore – et de manière souvent incongrue ou quasi fantastique.
Ainsi, dans « Anatomie des derniers instants », lit-on un passage d’allure critique ou réflexive mais qui se fait aussitôt bondissant et infixable : « Le paysage et la vue sont tellement beaux qu’on peut les comparer à la belle prose. Si on les transposait en prose, ils seraient comparables à une flaque d’eau où l’on risquerait de s’abîmer. Vous tous, n’en approchez pas ! Dostoïevski et Gorki prétendaient qu’ils n’écrivaient pas de la belle prose, les paysages déserts et pittoresques ne les intéressaient pas. »
Aux deux romanciers russes, voici que Yi Sang impute une ruse mystérieuse : « Leur imposture était techniquement bien au point et son effet est devenu absolu. Elle pourra encore abuser beaucoup de ceux qui aspirent à une vaine consolation pour des milliers et des milliers d’années. »
Mais voici que – comme il le souligne lui-même – il se déporte encore et retrouve brusquement l’architecture qui fut, on l’a dit, sa première formation et dont, ici, imaginairement, il décompose les ouvrages en leurs matériaux bruts: « Mais pourquoi est-ce que je pense d’abord aux matériaux comme armature de fer, charpente métallique, ciment et sable fin lorsque je regarde une architecture moderne ? »
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« Mon seul souhait, déclare brusquement Yi Sang dans « Anatomie des derniers instants », c’est que mon « anatomie des derniers instants » puisse effrayer les intellectuels du monde entier. » Et il ajoute, avec, encore une fois, toute l’étrangeté de ses propos critico-réflexifs : « C’est la raison pour laquelle j’explique modestement les raisons de mon économie stylistique. »
« Effrayer les intellectuels du monde entier » ! L’espace mondial des littératures, Yi Sang pouvait-il l’envisager non seulement comme ce de quoi il recevait des apports et des incitations libératrices, mais comme cela dans quoi il pourrait à son tour, fût-ce comme par effraction, se faire entendre ?
Yi Sang a-t-il réellement cru ou a-t-il, comme souvent, et non sans désespoir, joué à croire qu’il lui serait permis de produire, dans le monde entier, une frayeur « stylistique » ? Sa naïveté, ici encore, est rusée, ou ludique et provocatrice.
Le monde entier, certes, ne fut pas immédiatement informé des publications – dont un certain nombre posthumes – de Yi Sang. Et on constate qu’il aura fallu des décennies pour que l’œuvre de Yi Sang commence à arriver en France.
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Si, sans décision préalable, au hasard ou presque, j’ai découvert Yi Sang à la fin des années quatre-vingt dix (du siècle précédent), ce fut grâce à des étudiants coréens – Kim Hee Kyoon, Kim Chang-Kyum – de l’Université Paris 8. En réponse à ma curiosité ou à celle de quelques autres étudiants d’autres régions du monde, ils s’essayèrent, avec mon aide, parfois dans un coin à l’université ou sur une table de café, à traduire de la poésie coréenne moderne.
Yi Sang fut l’un des premiers poètes que Kim Chang-kyum, d’abord, choisit de traduire. Etait-ce les premières traductions en France ? Elles parurent dans la revue Po&sie au printemps 1999.
C’est en 1999 aussi que fut publié « Topographie à vol de corbeau » un recueil traduit par Shim Gohrie et Jean-Yves Darsouze, publié à cent exemplaires, chez « Public Underground » et qui me parvint alors mystérieusement.
Les traductions de Kim Bona parurent en 2002 : Cinquante Poèmes, les Ailes un livre magnifique chez William Blake & Co[6].
Puis d’autres traductions – dues à Son Mihae et Jean-Pierre Zubiate – parurent chez Zulma : Les Ailes, et Perspective à vol de corneille.
C’est, bien entendu, une chance pour le lecteur français que des poèmes soient traduits plusieurs fois. N’arrive-t-il pas alors que des possibilités recélées dans les textes se déplient, se multiplient ?
Un volume extrêmement riche vient de paraître (octobre 2011) chez Imago : Ecrits de sang – dans des traductions de Son Mihae et Jean-Pierre Zubiate.
On propose dans le présent volume quelques poèmes de Yi Sang dans de nouvelles traductions (qui ne prétendent pas se substituer aux traductions existantes, mais au contraire, contribuer à la possibilisation posthume et paradoxale de ces poèmes).
Quant aux proses qu’on lira dans le présent volume, grâce aux traductions de Ju Hyounjin et de Tiphaine Samoyault, elles n’avaient jamais été traduites, à ma connaissance.
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« Lointaine Corée » dit Mandelstam dans un poème. Pour un Français des années trente, la Corée était bien plus lointaine encore que pour le poète russe.
Dans Un Barbare en Asie, c’est à peine si Michaux mentionne la Corée : la partie intitulée « Un barbare au Japon » ne comporte qu’un court paragraphe sous le titre « A Séoul (Corée »). Bien entendu, dans les années trente, Michaux, alors contemporain de Yi Sang, était – comme, certainement, tous les lecteurs français – sans accès à la création coréenne de l’époque.
Le courant, à l’époque de Yi Sang, était donc à sens unique... De l’Ouest vers l’Est, de la France, en particulier, via le Japon, jusqu’en Corée.
Mais, plus de trois quarts de siècle après, voici que le vent se rabat vers nous, lecteurs français : avec, tout particulièrement, les traductions, désormais multiples, de Yi Sang. Et c’est un moment historique que cet afflux d’un passé coréen qui se révèle, comme jamais, bouleversant et si neuf...
Yi Sang, étrange et familier pour nous, semble avoir condensé dans ses textes l’air – ou « l’entre » ou le temps même – du monde. Il ne s’agit pas seulement du monde tel qu’il l’aura effectivement connu : dans ses courtes et bientôt désastreuses expériences de la vie sociale en Corée ou au Japon. Yi Sang, si fugace qu’aient été sa vie et son expérience aura capté la saveur même de l’espace-temps du monde du vingtième siècle en ses multiples modernisations. Dans ses écrits souvent oniriques, d’une abstraction vivement concrète, il dit – ou implique – l’aridité de cette « terre mal déroulée » dont parlera, un demi-siècle plus tard, le poète chinois Gu Cheng (qui, après Tian'anmen, se suicida en exil).
Les récits et images de Yi Sang, ses tracés dansants et acérés semblent faits, comme autant de traits qui se décochent et criblent toute attention possible, pour atteindre partout des lecteurs. Pourquoi aura-t-il fallu tout ce temps pour les recevoir enfin ?
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« J’ai frappé à la porte de ce logis détesté. Les veines barbares atteignant le mur – la tête se baissait de nouveau d’elle-même.
Une main blanche et glaciale à couper le vent a déchiré en mille morceaux mon bonjour servile. » (« Les chaussures » dans Ecrits de sang) :
Quelle est cette cruauté qui enveloppe le « je » – dans ce « logis détesté », ou qui – d’une « main blanche et glaciale » –, le traverse ?
La violence, volontiers ironique, chez Yi Sang paraît souvent émaner de l’espace-temps même. Mais c’est aussitôt pour se concrétiser dans des corps, pour précipiter en des fragments de corps, ou pour ne plus laisser que débris : « Barbe, cendre, restes, os, traces immondes et puis quoi encore ? » (« L’araignée rencontre le cochon »)
L’intimité corporelle – souvent entre homme et femme, mais aussi dans des moments de fusion des chairs avec les choses ou avec l’air même – se trouve exposée, et brûle en des frôlements, des frottements, des odeurs. Elle se fait cruelle là où l’individu devient quasi indistinct pour se trouver bientôt réarraché, rendu à son isolement, perlant de sang ...
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« Un an enfermé : tout se décomposait vivant devant lui. Le mois de janvier la gueule ouverte. » (« L’araignée rencontre le cochon »). Le temps, chez Yi Sang, se trouve doté d’une effectivité palpable. Il vient s’écouler dans les phrases mêmes. En elles, il devient le rythme, englué ou soudain accéléré, d’ « états » traversés par le « je », ou le « il », ou un « eux ».
« La lampe électrique les surplombait, elle semblait avoir pitié d’eux. De toute la journée, ils ne burent pas même une gorgée d’eau. Avec les vingt won, ce couple a transgressé l’adage selon lequel il faut manger pour vivre. La suite fut liée à cet état physiologique grotesque qu’on appelle la faim. Déplorable et honteux. »
« Etat physiologique » dit Yi Sang. « Je me demandais pourquoi j’étais si pâle et cela me préoccupa. Avec mes connaissances en médecine, je diagnostiquais des vers solitaires. Mais ce diagnostic avait une source profonde : si ce n’était pas des parasites ordinaires, ce devait être des vers au duodénum (ankylostomes) ; et si ce n’était pas ceux-ci non plus, ce devait être des vers au gros intestin (oxyures). »
Il arrive en effet que les « états » soient constatés dans les termes d’un « réalisme » médical. Tel est l’un des contacts qui s’opèrent, chez Yi Sang, entre une écriture imprévisible et, plus ou moins jouée, la rigueur scientifique (curieusement, c’est l’un des aspects qui peuvent faire penser à certaines tentatives de Michaux[7]).
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C’est en de véritables métamorphoses que les états évoqués par Yi Sang peuvent se concrétiser.
« Pourquoi suis-je ainsi ? C’est parce que je suis une araignée. Je suis maigre comme un crayon. Dans mes veines le sang ne s’écoule plus. Ma tête ne réfléchit plus, elle est complètement bouchée. Ma pensée est sans dehors. Ce qui ne sort pas de l’araignée. L’araignée. Ce qui ne regarde pas au-dehors. Ivresse. Folie. La chambre. La chambre en forme de chaussette. Ma femme. Elle est araignée. » (« L’Araignée rencontre le cochon »)
L’araignée, ici, n’est pas seulement une transformation du « je » masculin. Elle est bientôt ce en quoi se change également la femme. Ou elle vient à incarner les rapports humains (et ici, sans doute, ceux de la prostitution) tels qu’ils s’effectuent dans l’argent : « L’araignée, je l’avais oubliée, l’argent aussi est araignée ». Elle se fait odeur de même de l’ « entre », elle réalise la présence des billets palpés : « L’araignée à nouveau. Métamorphose. Il porta ses doigts à son nez et les flaira. L’odeur de l’araignée ? Non l’odeur des billets qu’il avait pétris et qui avait imprégné ses doigts. Cette odeur-là, elle rend le monde intranquille et détruit des innocents. »
Ainsi Yi Sang aura-t-il été l’un des écrivains de la métamorphose au XXème siècle (avec Kafka, bien sûr, ou avec Michaux, ou avec Canetti dans Masse et puissance). Chez ces auteurs, on ne voit pas seulement (comme chez Ovide ou comme, par exemple, dans les peintures du Titien) des corps humains devenir animaux (le cerf Actéon) ou végétaux (le laurier Daphné). C’est aussi dans des mécanismes et des instruments que, durement, les corps s’intriquent.
On voit, dans un poème, le dedans du « je » s’unir au métal d’une arme – dans un bouleversement organique ou, à l’évidence, sexuel :
Poème n° 9 Gueule de fusil
Tous les jours un vent chaud a soufflé et enfin une grande main me touche le flanc. En extase dès que dans la vallée d’empreintes digitales s’infiltre l’odeur de ma sueur, tire ! Je tirerai. Dans mon appareil digestif je sens un lourd canon de fusil et dans ma bouche fermée sa gueule lisse. Alors fermant les yeux comme pour tirer un coup de feu, qu’est-ce qu’au lieu d’une balle je peux bien cracher par la bouche ?[8]
Certaines métamorphoses seront plutôt d’inquiétantes transfusions de substances ou des continuités dans lesquelles les identités semble redouter de se perdre à moins qu’elles ne soient soudain avides de le faire, par exemple dans le « Poème n° 2 »[9]:
Quand mon père sommeille près de moi je deviens mon père et je deviens encore le père de mon père pourtant mon père est tel qu’est mon père mais pourquoi devenir toujours le père du père [...][10]
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Au cœur des états et des métamorphoses, au principe même de leurs engendrements multiples, c’est un « moi » divisé qui, chez Yi Sang, ne cesse de battre – ou de se multipler en reflets.
du fait du miroir je ne peux toucher le moi dans le miroir
mais sans le miroir comment aurais-je rencontré le moi dans le miroir [11]
Les miroirs sont innombrables chez Yi Sang (par exemple, ici même, dans le « Poème n° 15 »). Ils proposent moins une autocontemplation du soi que de rigoureuses coupures, ou des dédoublements glacés. Les poèmes ou les fragments de Yi Sang se font alors dispositifs et gestes, ou (au sens à la fois mathématique et chirurgical) opérations:
« Une mathématique, un chiffre fort court ne tourmentaient-ils pas ?
Il dressa le plan d’un miroir. Puis acheva sans incident l’opération physio-physique. » Ecrits de sang.
Les textes paraissent, en ces moments, devenir eux-mêmes des plans qui glissent translucides ou se font tracés acérés qui coupent l’air ou l’eau – ou la page...
D’où aussi des dédoublements, des dualités qui se reflètent à l’infini. Ou des symétries[12] qui cèdent soudain à de dures dissymétries (parfois, comme dans un portait cubiste, entre les deux côtés d’un visage de femme) :
Gauche, droite,
Chaque main agit sans loyauté avec l’autre,
et elle ne veulent plus se serrer la main. [13]
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Il arrive encore, dans certains moments fiévreux des récits, que l’identité d’un personnage se reflète dans celles des autres. Ce sera parfois à l’occasion d’un jeu à deux ou à trois – un trois qui pourrait devenir quatre ou qui pourrait au contraire cesser de l’être dans les moments où le lecteur ne discerne plus si pour deux hommes, il y a une femme ou bien deux étrangement ressemblantes :
« Je te présente ma femme. Elle s’appelle Yim, dis-je.
Ta femme ? Je rêve où quoi ? Je trouve qu’elle ressemble beaucoup à la mienne. » (L’enfant-squelette)
Soudain, voici un double qui surgit devant le « je » ou le « il » (et on pensera sans doute au « Doppelgänger » de Heine et de Schubert ou, plus plausiblement, au « double » chez Dostoievski) et le paralyse :
« Pourtant, il doit toujours être Yi Sang, avec exactement la même apparence que Yi Sang. Un homme plus opaque que l’ombre lui barre le chemin et il hésite, il tergiverse. Il n’ose pas lever les yeux sur l’ombre brune et fanée. »
Est-ce alors céder ou résister au double que de tenter de se faire, dans son être même d’individu, acéré, solitaire, « cruel » ?
« Si je ne peux plus vivre, il me faut être absolument cruel, tout seul. » (La succession malheureuse)
Dédoublements ou redoublements du « soi », fusions d’identités, éclipses d’existences... Ce qui se fait sentir à travers de pareils événements, c’est la faiblesse ou l’indifférence de tout espace-temps commun en lequel chacun devrait trouver à s’inscrire et aurait à trouver des ressources – psychiques aussi bien que matérielles – pour son existence individuelle.
Les proses de Yi Sang, dans leurs simples déploiements, happent, pour l’inclure, l’élément même dans lequel sentir, penser, parler – dans lequel aussi il arrive qu’on perde la parole, la pensée et le souffle.
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« Vivre, paresser et mourir » murmure Yi Sang
Dans les jeux enfiévrés sur l’identité et la consistance du « soi », l’épuisement n’est jamais loin. Ou la passivité, voire la paresse
« Quatre heures de l’après-midi. Comme si le matin s’était déplacé vers l’après-midi – ou bien est-ce là le matin ? Tous les jours identiques. Seule certitude : ils se succèdent. (Quel mère immense m’a abandonné là) – Paresser sans fin. » (L’araignée rencontre le cochon)
C’est par un tour ironiquement pervers que la paresse peut devenir un devoir : « Jusqu’à quel point puis-je paresser tout en faisant semblant de faire mon devoir d’être humain ? – Sois paresseux. – Sois paresseux jusqu’au bout. »
Mais le ralentissement confine bientôt à la dissolution : « Je m’éteins un peu plus chaque jour. À chaque réveil – depuis quand est-ce que je dors ? –, ma vie de peine recommence et, allongé sous la couverture, je vois ma jeunesse partir en fumée. » (Anatomie des derniers instants)
N’est-ce pas le temps même qui se décompose alors ? Les phrases de Yi Sang défont toute successivité ordonnée en un papillotement indéfini d’instants intermédiaires.
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La passivité, si fréquente chez Yi Sang, ne s’entête sans doute que pour glisser doucement, en surface, le plus longtemps possible, sur des béances pleines de terreur...
« Dans le gouffre de la terreur, j’entendais la respiration de la fureur » lit-on au cœur d’une description de paysage chaotique ( Ecrits de sang)
Cependant, la douceur, lorsqu’elle semble s’approcher et tendre à régner chez Yi Sang, n’est pas moins inquiétante que la terreur.
On aimerait savoir scruter les conjonctions de l’une et de l’autre dans plusieurs endroits des récits de Yi Sang et, tout particulièrement, dans ses mouvantes descriptions.
« Il n’y a là rien qu’on puisse appeler un paysage. L’immense tension hostile qui a tout englouti s’étend sans bornes. » lit-on par exemple dans Ecrits de sang.
Et la description se poursuit : «... ce qui me paraît brouillard doit être en réalité de la vapeur à très haute température. Nuit incommensurable, nuit sans fond !
La plaine aussi est engloutie. Et puis les monts, avec leurs herbes et leurs arbres. Et l’air. Qu’on dirait fin comme un plan. »
Bientôt, la terreur atmosphérique va chercher à remonter vers une douceur idyllique minuscule – « pré » et « fleurs » – et à s’y lover... – pour quelle dangereuse attente ?
« Mon corps se reflète en rétrécissant comme une étoile sans lumière. Ce n’est déjà plus qu’une respiration imprécise semblable aux larmes.
Mais je me tiens fermement à la rambarde. Quelque chose de froid coule. Sans pour autant que je puisse la lâcher. L’origine de cette terreur incommensurable et de cette brutalité est sans aucun doute un petit pré, un petit bout de terre de pâturage où de petites fleurs de saison ont fleuri. »
Comment la « terreur » et la « brutalité » peuvent-elles trouver leur « origine » dans un « petit bout de terre de pâturage », dans ce lieu d’herbes et de fleurs – que la tradition occidentale aurait pu appeler un « locus amoenus » ?
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Yi Sang, quelle que soit son étrangeté, touche à tout moment, nous le ressentons, au réel à nu.
Ces contacts n’indiquent nul lieu où s’établir. Le réel, là où les phrases de Yi Sang s’y posent, brûle.
D’où une danse perpétuelle : pour toujours rebondir plus loin, encore et encore.
D’un texte à l’autre, ou d’un moment à l’autre d’un même texte, c’est la position même d’écriture qui se soulève, se déplace, se multiplie – et crée par là des rythmes sans repos.
« Sois à l’aise, lit-on à la fin de « Paradis dans les bas-fonds » (Ecrits de Sang), ouvre tout, et piétine tout tel quel, comme le souffle te fait bouger. Et danse.
Et ris sans contrainte. »
[1] Voir par exemple Korea Old and New, A History, Carter J.Eckert, Ki-baik Lee, Young Ick Lew, Michael Robinson, Edward W.Wagner, Ilchokak, Publishers for Korea Institute, Harvard University, Seoul, 1990.
[2] Lettre traduite par Kim Bona, op. cit.
[3] Trad. Kim Bona, op.cit.
[4] Three Poets of Modern Korea, Yi Sang, Hahm Dong-seon and Choi Young-mi, translated by Yu Jung-yul and James Kimbrell – Sarabande Books, 2002
[5] op.cit.
[6] Cinquante poèmes, les ailes, le pivot de l’esthétique coréenne, textes traduits, présentés, commentés et annotés par Kim Bona.
[7] La comparaison entre Yi Sang et Henri Michaux a fait l’objet d’un travail inédit de Ju Hyounjin.
[8] Traduction Ju Hyounjin et Claude Mouchard.
[9] Traduction Ju Hyounjin et Claude Mouchard.
[10] Traduction Ju Hyounjin et Claude Mouchard.
[11] « Miroir », traduction Ju Hyounjin et Claude Mouchard.
[12] On pourrait penser ici à certaines proses, toutes de trouble, de Rilke qui, par ailleurs, lut avidemment le physiologiste et penseur de la symétrie et asymétrie dans le corps humain que fut Bichat.
[13] « Ventre affamé », trad. Kim Bona.