Poésie et terreur

 

Poésie et terreur

 

« I cannot remember ev’rything.

I must have been unconscious most of the time… »

Arnold Schoenberg, A Survivor From Varsaw

 

Ce sont ici des notes pour un exposé oral, susceptibles de se modifier, avec plus de temps, et d’abord, sous l’effet de la discussion…

Les textes cités et commentés n’appartiennent pas à la littérature française.  Le sujet évoqué et les situations étudiées ont une dimension européenne. Il faut donc accepter la diversité des langues, et le recours aux traductions (en faisant confiance à un certain nombre de grands traducteurs, comme Rachel Ertel  pour la poésie en yiddish).

 

1

 

Il y a douze ans, sortant de chez moi, dans la rue grise, sans magasins, sans clartés autres que celles du ciel de Loire brillant parfois comme un ventre de poisson – dans une rue que quelques-uns de mes amis  japonais connaissent bien – , je suis tombé sur une voisine. C’était – c’est toujours – une femme un peu plus jeune que moi dont la famille, d’origine hongroise, s’était installée en France avant la deuxième guerre mondiale. Son père – qui n’était pas encore son père (elle est née après la guerre) – , était juif, et il avait eu à se cacher  quand, dans la France vaincue par les Allemands, le pouvoir était entré dans la collaboration avec le pouvoir nazi et s’était mis à participer à la persécution des Juifs et, par exemple, à en interner des milliers – dont des femmes et des enfants – dans des camps non loin de la ville où j’habite, avant des les livrer aux Allemands pour qu’ils soient déportées à Auschwitz et assassinés. Médecin, il avait donc dû cesser d’exercer jusqu’à la défaite allemande et la fin du règne de Pétain, nom honteux entre tous en France, mais dont certains semblent être encore des nostalgiques.

Cette voisine, légèrement étrange, toujours un peu fébrile, une des rares personnes dans cette rue qui lise des livres, me demanda abruptement : « as-tu lu le livre d’Imre Kertesz qui vient de paraître ? »

Je ne savais rien, alors, de Kertesz ; elle m’en dit quelques mots, et, dans les jours qui suivirent, je lus Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, publié à Budapest en 1990 et traduit en français en 1995. C’est un court roman, écrit par un homme qui, né en 1929, juif hongrois, avait été déporté à l’âge de quinze ans au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Un peu plus tard, je lus Etre sans destin. Ces lectures furent un bouleversement. Un double bouleversement : sous l’effet, à travers le témoignage de Kertesz, de ce qu’avait connu cet adolescent, et en même temps sous l’effet de cette écriture puissante, et que le lecteur de Kertesz reconnaît entre toutes.

 

Pourquoi ai-je commencé par cette note trop personnelle, où la biographie de ma voisine (ou celle de son père) intersecte, dérisoirement peut-être, un instant d’autobiographie ?  Depuis des années,  vingt ans peut-être, j’ai écrit sur la littérature de témoignage écrite face à – voire  dans – des situations de terreur. Je n’ai pas voulu en être le spécialiste au sens universitaire. J’ai cherché – je cherche toujours – à interroger ou réaliser les effets de ces textes sur les lecteurs, sur leurs manières de sentir ou penser, de se rapporter les uns aux autres, de parler ou, éventuellement, d’écrire.

Parmi les humains qui  ont connu les situations de destruction et de terreur massives du vingtième siècle et qui ont survécu (fût-ce provisoirement), certains ont voulu se faire « témoins ». Certains, malgré leur épuisement –  malgré leur détresse persistante, malgré un désespoir qui les a conduits parfois au suicide (je pense à Primo Levi, à Jean Améry, ou, pour prendre un tout autre exemple, à Hara Tamiki, l’auteur de  Fleurs d’été) –  se sont acharnés à faire « œuvre » :  autobiographies, romans, poèmes…

Les œuvres-témoignages nées de situations de terreur resteront parmi les écrits les plus significatifs et les plus inépuisables du vingtième siècle. La nécessité que le témoignage se fasse pleinement œuvre a été affirmée et réalisée par Chalamov, poète et prosateur  témoignant de la vingtaine d’années qu’il a passées à la Kolyma. L’œuvre-témoignage cherche l’autre, « l’interlocuteur » – comme disait le poète Mandelstam, disparu dans un camp en  … L’œuvre-témoignage anticipe et travaille d’avance la position de son « interlocuteur ». Elle le fait comme toute œuvre sans doute, mais, évidemment, avec une charge spécifique. Car l’œuvre-témoignage est formée par un humain qui a connu la décomposition de tous les liens dans un chaos où il risquait de disparaître, où il fut parfois englouti, et où il connut une sorte de décomposition individuelle. L’œuvre-témoignage retrouve presque, alors, la situation-limite de Zalman Gradowski. Celui-ci était membre d’un sonderkommando à Auschwitz : il travaillait  aux chambres à gaz et au crématoires. Avant de disparaître lui-même, il enfouit dans le sol son témoignage : un carnet de notes et une lettre dans une gamelle en aluminium. Et dans sa lettre, écrite en yiddish, il s’adresse à quiconque ; il convoque, dans l’horreur où il est, l’humanité. « Viens maintenant, toi, citoyen libre du monde, qui as eu le bonheur de ne pas connaître la domination des cruelles bêtes à deux pieds […] Viens  maintenant, tant que la destruction bat encore son plein […] viens maintenant tant que l’œuvre d’anéantissement se déchaîne. Viens maintenant pendant que l’ange de la mort règne encore. Viens maintenant, pendant que les bûchers brûlent encore d’un grand feu. »

 

J’ai essayé et j’essaie encore, en écrivant le plus précisément possible, d’ « effectuer les effets » de certaines oeuvres-témoignages. Ces  effets de lecture, si humbles et localisés qu’ils soient, ne sont pas étrangers à ce qui, en réaction aux violences massives, on a cherché à élaborer dans les relations internationales – lorsque, par exemple, un juriste juif originaire de Pologne, Raphaël Lemkin, a forgé et imposé le mot  de « génocide».

Lire aujourd’hui les livres où Jean Hatzfeld a recueilli et écrit des témoignages sur le génocide de 1994 au Rwanda,  c’est devenir le récepteur  des appels lancés par les survivants, mais c’est aussi être part de cette opinion française ou internationale où s’affirme – contre les politiques de certains pouvoirs nationaux, contre ce que fut, en particulier, la scandaleuse politique française au Rwanda – la nécessité d’instances internationales, politiques et juridiques.

 

2

 

Si Imre Kertesz était resté longtemps peu connu, c’est d’abord parce qu’il avait commencé à écrire  dans la Hongrie communiste. L’un de ses livres,  Le Refus, parle des obstacles qu’il rencontra pour publier son témoignage sur les camps nazis. Dans Kaddish… – livre semi-autobiographique – , on assiste à une scène où des amis comparent les camps qu’ils ont connus : nazis, puis staliniens. D’autres auteurs d’œuvres-témoignages ont fait la double épreuve de la terreur nazie et de la terreu soviétique : Margarete Buber-Neuman par exemple qui, après avoir été prisonnière en Sibérie, fut livrée par des officiers soviétiques au nazis et se retrouva  à Ravensbrück.

Serait-ce  le moment (discutant, par exemple, les travaux d’Hannah Arendt à partir de tant d’acquis historiographiques nouveaux) d’évoquer les différences entre les  terreurs d’Etat telles qu’elles ont fait rage au vingtième siècle ? Je n’entrerai pas ici dans cette voie…

Et  je n’entamerai pas non plus une lecture du Kaddish de Kertesz, livre sur lequel je me suis attardé ailleurs.

Je remarque simplement, ici, que « Kaddish » est le nom d’une prière juive : celle que disent les enfants pour les parents morts. Or le titre de Kertesz inverse ce rapport traditionnel : le kaddish serait dit pour un enfant, et il serait dit  par celui qui ne veut pas être père. Cette inversion violente, voire cruelle, est affirmée dans le texte par le personnage principal face à sa maîtresse qui voudrait un enfant. Mais elle est affirmée encore comme un don, douloureux et tendre, que fait ce personnage à cet enfant qui aura la chance de ne pas naître. On voit là, bien sûr, l’effet, chez le personnage central de  Kaddish,  de son expérience des camps nazis.

Je remarque encore, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que le texte entier de Kertesz est tissé de multiples citations. En épigraphe, on lit une citation de Todesfuge – Fugue de mort – de Paul Celan :

 

 …assombrissez les accents des violons alors vous montez en fumée dans les airs

alors vous avez une tombe dans les nuages on n’y est pas à l’étroit

 

Ces vers célèbres évoquent les détenus des camps nazis et leur disparition en fumée. Ils les font parler  – au « nous » – ou les écoutent – au « vous ».  Ces vers ne sont pas seulement cités en marge du texte, ils s’insinuent entre les phrases mêmes de Kaddish. Ce texte est tressé lui-même selon un « fugato » : un ou des thèmes  y surgissent, s’effacent, reviennent, se superposent, sonnent ensemble. La plupart des citations qui jouent dans le texte ne sont pas identifiées, leurs auteurs ne sont pas nommés. Leur intégration au texte est d’autant plus forte. Ainsi l’écriture de Kaddish est-elle fait de liens avec des textes alors que cette œuvre dit la quasi impossibilité des liens humains pour celui qui a connu Auschwitz.

Lisant Kaddish il y a douze ans, j’étais tombé sur une phrase qui m’était familière et dont, d’abord, je n’avais pu identifier la provenance. « Der springt noch auf » : la phrase est en allemand dans le texte, comme un bloc dur, encastré…

Et puis, soudain, j’ai su où j’avais lu cette phrase. C’était dans des vers du poète hongrois Miklos Radnoti. Et déjà elle y apparaissait comme une citation non traduite, cruellement encastrée. Voici ces vers,  dans la traduction en français de Jean-Luc Moreau :

 

Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute

son corps, raide, s’est retourné.

La nuque, à bout portant… Et toi comme les autres,

pensai-je, il te suffit d’attendre sans bouger.

La mort, de notre attente, est la rose vermeille. –

Der springt noch auf[1], aboyait-on là-haut.

De la boue et du sang séchaient sur mon oreille.

 

    Szentkiralyszabadja, 31 octobre 1944

 

Ce poème en hongrois avait été traduit en français vingt avant le Kaddish  de Kertesz. C’est par hasard que j’avais lu le recueil intitulé Marche forcée paru chez PJ Oswald – un petit éditeur de poésie. Voilà qui est caractéristique de l’écoute ou, surtout, de la non-écoute des témoignages  et, spécialement, des poèmes-témoignages.

Ce court poème, terrible, écrit en pleine terreur, s’était fiché, comme un éclat de verre, dans mon oreille. Les vers ont été longtemps, traditionnellement, liés à l’exercice de la  mémoire. Mais dans ce cas, c’est d’instants de terreur que les vers nous imposent la mémoire. 

Radnoti est mort peu de jours après avoir écrit ce poème ; il a été assassiné par un SS hongrois. Quand on exhumé le corps de Radnoti, on a retrouvé, dans la poche de sa veste, un carnet où étaient tracés ces vers. Ce sont les derniers qu’il ait écrits. Ces vers disent la mort de l’autre, l’ami le plus proche, mais ils anticipent aussi la mort de celui qui les écrit.

Je résume maintenant quelques renseignements qui ont pu être recueillis à partir de témoignages de survivants ou de « bystanders » – telle vieille femme qui aurait vu de loin ce qui arrivait, etc. Miklos Lorsi, violoniste, vient de recevoir dans la nuque une balle tirée par un SS. Il perd son sang. Radnoti et un ami essaient de le relever alors que les SS aboient des ordres de marche. Lorsi tombe à genoux après avoir  reçu un coup de  pied d’un SS, qui l’abat d’une balle entre les deux yeux. Le sang dit dans le dernier vers est celui de l’ami assassiné.

« Der springt noch auf » : c’est la phrase du SS au moment où il va abattre Lorsi. Elle est citée telle quelle, encastrée brute, dans l’un des vers de Radnoti. Elle crée, pour le lecteur, un effet d’obscurité. Cette obscurité, je l’ai dissipée, peut-être abusivement, en donnant quelques renseignements.

La mort de Lorsi a probablement eu lieu le 8 octobre. Le poème porte la date du 31 : c’est peut-être celle où il a été recopié par Radnoti dans son carnet. Il dit d’avance la mort de Radnoti, qui aura lieu en novembre : « Et toi comme les autres, pensai-je… »

Ce poème-témoignage a la force de faire s’inscrire – juste après ou juste avant – l’instant extrême. En même temps, ce poème est un « tombeau ». Par là il hérite de toute une tradition poétique. Quand Mallarmé  (et Radnoti est un lecteur de poésie française) écrit un « tombeau » de Baudelaire,  il dit dans ses vers ce qu’il a reçu de Baudelaire.  Ainsi Radnoti dit-il, en même temps que la mort de Lorsi, le musicien qu’il fut ; il fait de son corps mourant un instrument de musique qui se brise :

 

….Comme une corde qui saute,

son corps, raide, s’est retourné… 

 

La musique, la poésie, Radnoti les aura amenées jusque-là : dans la terreur, ou, comme dit Nelly Sachs, « dans les demeures de la mort ».

En 42 ou 43, Radnoti avait écrit des « Eglogues » : c’est la tradition pastorale, celle des Bucoliques de Virgile,  qu’il faisait venir dans le monde de la guerre et de la violence extrême. Il amasse des siècles de poésie dans le témoignage sur la guerre et sur la terreur.

 

Kertesz cite-t-il Radnoti ? Il cite ce que cite Radnoti.

 

Car, en ce qui me concerne, si je m’y mettais, mes souvenirs privilégiés, solennels, j’ai failli dire bénis, et puis, je veux bien, du moment qu’on emploie les grands mots, soit : bénis et sanctifiés à la messe noire de l’humanité, mes souvenirs laisseraient échapper du gaz , une mitraille de voix gutturales et : Der springt noch auf, le Survivant de Varsovie gémirait son ultime Shema Yisroel, et puis le fracas de la fin du monde… Et ensuite il y aurait la bruine silencieuse, chaque jour renouvelée et qu’il faudrait dissimuler, de l’étonnement – tiens, voilà, je me suis quand même redressé, ich sprang doch auf, et je suis toujours là, bien que je ne sache pas pourquoi, par hasard, de la même façon que je suis né, je ne suis pas plus complice de ma survie que de ma venue au monde, bon, d’accord, la survie recèle un tout petit peu plus de honte, surtout si on a fait tout son possible pour survivre : mais c’est tout, rien de plus… »

(Imre Kertesz, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas,

trad. Natalia et Charles Zaremba, Actes Sud 1995)

 

Il est difficile de citer Kertesz. Le tissu de  Kaddish est si serré ! Dans les phrases que je viens de citer, les souvenirs de la terreur sont chargées d’une valeur sacrée, mais sarcastique. L’évocation des chambres à gaz, des coups de feu (« mitraille »), et des voix « gutturales » des tueurs fait venir la citation de la voix allemande que Kertesz a entendue en lisant le poème de Radnoti.

La citation en allemand reprise du poème de Radnoti fait un trou dans la prose de Kertesz. A cet endroit, ce n’est pas seulement la mort d’un individu qui semble sur le point de survenir,  mais « la fin du monde »… Il faudrait, lisant les phrases de Keretsz, laisser s’engouffrer un espace immense… Et puis la prose recommence, elle dit la vie qui pourtant continue.

Kertesz ose alors un geste d’écriture que seul  peut se permettre un témoin-survivant.  La phrase allemande, en tant que parole d’un bourreau,  est ignoble – vulgaire, aboyée. Mais, prise dans le poème qui témoigne de la mort de Lorsi, elle a une valeur quasi sacrée,  elle est fixée, intouchable…  Or Kertesz ose la reprendre. Le ton est alors ironique – non pas à l’égard de Lorsi ou de Radnoti, mais à l’égard du « je » qui parle. Ce « je », après ce qui aurait pu être un effondrement du monde ou une rupture totale de l’histoire, peut dire soudain : «  … je suis toujours là… » C’est la survie qui est dite maintenant, celle qui fait l’objet de tout le livre  Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Aussi Kertesz se permet-il de jouer avec la phrase de l’assassin allemand. Il la modifie. Du « Der », troisième personne, on passe au « je », au « Ich » :  « ich sprang doch auf », écrit Kertesz –  « pourtant je bougeais encore »

 

Je crois identifier une autre citation dans ce passage : « …le survivant deVarsovie gémirait son ultime Shema Yisroel ». Pourquoi, dans ce contexte hongrois, « le survivant de Varsovie » ? Je ne peux qu’y reconnaître une œuvre musicale – la musique encore, combien présente chez ces Hongrois ! – ,  celle de Schoenberg. L’opus 46 de Schoenberg est intitulé « Un survivant de Varsovie » ; il est daté de 1947. Ce sont 6 minutes où la parole dramatique d’un récitant  s’unit au chant d’un chœur. Dans l’anglais du récit, fait irruption l’allemand, celui des ordres qui sont, dirait Canetti, des aiguillons… Aux clairons et percussions du côté des bourreaux, s’opposent  les violons du côté des victimes…  Il y a probablement des échos de cette musique dans le texte de Kertesz.

 

Laissant  bien trop vite Radnoti[2] et Kertesz, et ne cessant de me demander à quoi bon des œuvres dans ces « temps obscurs » – comme dit un titre d’Hannah Arendt (Men in Dark Times) –,  ou que font là des poèmes, je prendrai un second exemple. Il relève encore de la persécution des Juifs par les nazis. J’ai ailleurs abordé d’autres situations du vingtième siècle. Mais ici, de peur de dispersion, je m’en tiens aux événements monstrueux dus au nazisme.

 

2

 

Le poème que je vais lire maintenant a été écrit un peu plus tôt que celui de Radnoti. Et il a trait à un autre pratique persécutrice des nazis contre les Juifs : l’enfermement dans des ghettos, où ils étaient réduits à mourir faute de tout, nourriture ou soins, avant d’être, pour les survivants, déportés. Un autre ghetto, celui de Varsovie, est évoqué par l’œuvre de Schoenberg, mais aussi, du dehors, par un poème très célèbre, « Campo dei Fiori », de Czeslaw Milosz. Mais le poème que je vais lire a été écrit dans un ghetto – par Avrom Sutzkever, en 1943, à Vilnius (ou Vilno, ou Vilna), capitale de la Lituanie.

La violence contre les Juifs en Lituanie fut extrême. C’est d’ailleurs le moment, ici, de rendre hommage à un Japonais. Sugihara Chiune, consul du Japon à Kaunas, une des villes les plus importantes de Lituanie, et où, comme dans la capitale, Vilnius, vivait une communauté juive nombreuse et célèbre par la richesse de ses traditions culturelles. Quand les nazis, avec la collaboration particulièrement active de toute uen partie de la population lituanienne, commencèrent à exercer leurs exactions, les Juifs cherchèrent à fuir. Et le consul du Japon, nation pourtant alliée à l’Allemagne  nazie, ne put s’abstenir de venir au secours d’un certain nombre – d’un grand  nombre d’entre eux –  en leur fournissant des visas pour quitter le pays. Il paya cet héroïsme de sa carrière. C’est ce que sa femme, Sugihara Yukiko, a raconté dans un livre intitulé (dans la traduction en français, parue chez Philippe Picquier  en 1995) Visas pour 6000 vies.

Mais voici donc le poème de Sutzkever, traduit (avec d’autres, de dates voisines) du yiddish par Rachel Ertel (dans le n° 70 de la revue Po&sie) :

 

Mon souffle ma malédiction

tout instant me rend plus orphelin

orphelin que moi-même je façonne

avec des doigts que je frisonne de regarder

dans la nuit la plus noire.

 

Sur la chaussée du ghetto en bringuebalant

est passée une charrette remplie de chaussures

encore chaudes des pieds qui les avaient portées

cadeau effroyable des exterminés et j’ai

reconnu de ma mère la chaussure éculée

à la bouche béante ourlée de lèvres ensanglantées.

 

Courant derrière le convoi j’ai crié

je veux être offrande à ton amour

tomber à genoux et baiser

la poussière de ta chaussure frémissante

et la sacrer phylactère sur mon front

en prononçant ton nom.

 

Toutes les chaussures dans le brouillard des larmes

sont devenues chaussures de ma mère.

Et ma main tendue est retombée inerte

se refermant comme sur le vide du rêve.

 

Depuis ma conscience est une chaussure tordue.

Et je lui adresse ma prière comme autrefois à Dieu

prière et lamentation et attente

de nouvelles afflictions.

Et mon poème n’est plus qu’un hurlement

une corde arrachée au corps d’un autre

qui vibre à jamais pour personne.

Je suis seul.

Seul avec mes trente années – fosse où pourrissent

ce qui jadis avait pour nom

père

mère

enfant. 

 

    Ghetto de Vilna, Juillet 1943

 

La date et le lieu mentionnés par le poète à la fin du poème sont évidemment décisifs, en ce temps de terreur. D’autres poèmes, dans de tout autres situations, comportent  la mention d’un lieu et d’une date.  Ainsi le recueil Les Contemplations de Hugo est-il organisé selon des dates, autour de la mort de sa fille : un événement privé acquiert noblement une résonance publique. Avec les poèmes de Sutzkver, et dans les circonstances où il écrit, le particulier – cette mère, ce fils –  est écrasé dans la confusion générale.

Paul Celan a souligné que chacun de ses propres poèmes, est « à sa date » (Derrida s’est arrêté sur ce point dans Shibboleth). Et les dates sont également cruciales pour certains poèmes de  Mandelstam, jusqu’à en faire le titre. Si Celan se sentait si proche de Mandelstam, n’est-ce pas que la parole poétique, pour l’un comme pour l’autre, ouvrait « la terre noire du temps » ? 

Le poème de Sutzkever est écrit au cœur des événements (à la différence des poèmes de Celan, qui ne cessent de travailler leur décalage, ou plutôt leur latéralité irréductible par rapport aux événements mêmes). Le poème de Sutzkever serait-il sans horizon hors ou au-delà  de la terreur[3] ?

Le lieu, la date indiquent une situation historique parmi les plus extrêmes du vingtième siècle. Dramatique fut , à ce moment de la guerre,  l’histoire de la Lituanie entre URSS et Allemagne nazie. Les Juifs furent victimes des haines religieuses, politiques, nationalistes, racistes. La communauté juive de Lituanie était traditionnellement l’une des plus cultivées…Mais sa créativité même –  sa continuité maintenue au milieu de divisions multiples – l’exposa à la haine.

 Le poème de Sutzkever est écrit en yiddish. Cette langue, proche de l’allemand, mais avec d’essentiels apports de l’hébreu ou des langues slaves, était parlée dans les communautés juives d’Europe centrale ou orientale. Son statut était problématique pour une partie des Juifs eux-mêmes, ceux, surtout, qui souhaitaient s’assimiler. Le yiddish comme tel est un enjeu pour Sutzkever. La poésie doit le faire entendre.

Une trentaine d’année plus tôt, le jeune Kafka, écrivain juif tchèque de langue allemande, s’était épris un moment du yiddish. Il en parle, dans des notes de 1910-1911, avec gaité et douleur[4]… 

On n’oubliera pas, au passage, combien la multiplicité des langues, leur inégalité de statut, en Europe centrale a participé à la fois d’une fécondité incomparable[5] et de dangers, ceux des appartenances enflammées…

Sutzkever – comme d’autres poètes-témoins de langue yiddish[6] – aura accédé à la poésie au coeur de ces tensions et de ces dangers. Mais le poème que nous lisons est né, non pas de dangers imminents, mais de l’horreur en acte. Il montre les effets d’un massacre : un entassement anonyme de chaussures (et le lecteur pense alors à ce que Sutzkever ne connaissait pas lorsqu’il écrivit ce poème : des tas de restes, lunettes, cheveux, valises, dans les camps de concentration). Mais, par contraste avec l’anonymat de la mort en masse, le poème dit aussi le lien singulier, absolument précieux – alors même qu’il vient d’être détruit. La chaussure vide du pied qui s’y logeait montre, comme un cri, la disparition du corps de la mère. Cette chaussure sans emploi. ne laissera plus jamais de trace dans les rues ou dans cette neige sur laquelle Sutzkever, ailleurs, dit avoir vu courir sa mère nure et ensanglantée. Béante, cette chaussur a quelque chose d’une bouche, ou d’un organe génital. Cependant, du sol, le « je » du poème l’élève à son front ; il en fait un objet sacré – un phylactère –, une aide, un soutien, entre vie et mort.

Le poème, comme s’il se  sentait incongru dans le monde qu’il dit, a besoin de se dire lui-même. Il use d’une image qui, étrangement – ou prévisiblement ? – est proche de celle qu’on trouvait dans le poème de Radnoti : celle de la corde qui, arrachée à un corps comme à un instrument de musique, vibre encore dans le vide :

 

Et mon poème n’est plus qu’un hurlement

une corde arrachée au corps d’un autre

qui vibre à jamais pour personne.

Je suis seul.

 

« Pour personne », vraiment ? Vibrant, même s’il se rompt comme une corde, le poème peut-il ne pas espérer un interlocuteur ? Il est vrai que toute réception du poème est, dans ces circonstances, au sein du ghetto, imprévisible ou improbable. Les poèmes des ghettos que nous pouvons lire ne sont que débris surnageant sur un océan de destruction. Ils ont été écrits  dans la quasi certitude de leur disparition, et sans pouvoir viser un avenir figurable.

Mais Sutzkever n’aura pas été seulement témoin en poèmes. Après avoir combattu dans le ghetto et après avoir réussi à s’en évader,  il rejoint les troupes russes. Amené à Moscou, il va être chargé de témoigner, en février 1946, au procès de Nuremberg. De ces moments saisissants, il nous reste des traces : des pages de journal intime, où Sutzkever dit son attente du procès[7], et les images filmées au procès de Nuremberg.

Au moment de témoigner, Sutzkever s’avance à la barre, face aux responsables nazis en accusation. Devant eux, il aurait désiré parler en yiddish, pour faire entendre cette langue – celle de sa mère assassinée, une langue qui est elle-même mère. Mais on ne le lui a pas permis : il parlera en russe. Alors, pendant quelques minutes, face aux chefs des assassins, face aux juges et au public, Sutzkever fait silence avant de commencer. C’est une forte insertion de silence au milieu de la salle, dans le temps réel du procès. Ce silence n’est pas sans analogie avec le silence  qui, tout autant que les mots, constitue un poème. Le geste du poème en formation est de capter un peu de l’espace-temps où il naît et d’en faire son élément interne – souvent en le disant thématiquement, comme air, neige, fumée,  etc., mais aussi de manière à en faire le support-tension où ses vers font, de tous leurs divers traits, autant de traces…

Sutzkever aura donc été témoin en  trois sens. Il fut un poète-témoin dans le ghetto de Vilnius. Il fut témoin au sens judiciaire – au procès de Nuremberg. Et, troisième rôle, il travailla à témoigner pour contribuer à l’histoire.

Ce dernier travail, nous le découvrons dans le Livre noir[8] dont deux écrivains soviétiques, et juifs, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, organisèrent la rédaction à partir de 1941, en plein tourmente, alors que Hitler, rompant le pacte germano-soviétique, avait lancé l’opération Barbarossa, et que les troupes allemandes, entrant sur le territoire soviétique, se livraient à une violence sans limites, spécialement sur les Juifs[9].  Alors, avant les chambres à gaz, commence l’extermination des Juifs.

Le Livre noir devait rassembler des témoignages sur les exactions commises par les envahisseurs allemands. Le but était d’appeler les gens ordinaires, et d’abord les Juifs, à résister, dans un moment où la situation militaire était dramatique pour l’URSS. Mais le Livre noir ne fut jamais publié en URSS. Au moment où il se trouva prêt, la politique de Staline avait changé, et elle prenait une orientation de plus en plus antisémite. C’est une histoire extraordinaire que celle du  Livre noir. Plusieurs versions ou traductions en circulèrent après la guerre. Mais une édition intégrale  ne fut possible qu’après l’ouverture des archives soviétiques en 1989 ; cette édition fut réalisée en 1993, à Vilnius – la ville même où Sutzkever  avait écrit ses poèmes. Le témoignage de Sutzkever et les témoignages qu’il a recueillis sont évidemment consacrés au ghetto de « Vilna » à partir de juillet 1941. Je ne peux m’arrêter sur ce texte d’une centaine de pages. Les atrocités qui y sont rapportées sont innombrables et glaçantes. Cependant, jusque sous la pire oppression, certains essaient de maintenir une vie artistique. Ainsi organisa-t-on un théâtre, dont Sutzkever devaut être le directeur artistique. Ou bien c’est la musique qu’on voulait encore faire vivre. Je cite Sutzkever :

 

Dès les premiers jours de la terreur de la Gestapo, plusieurs musiciens de Vilna avaient enterré leurs instruments. Plus tard, lorsque la population juive fut enfermée dans le ghetto, on réussit à sortir en ville par les égouts, à déterrer les instruments cachés et à les rapporter dans le ghetto. Un orchestre symphonique fut créé… 

 

Il faudrait aller beaucoup plus loin dans la confrontation des divers types de témoignages auxquels Sutzkever s’est livré de toutes ses forces en ce temps de terreur.

Le poème, il est vrai, ne contribue pas vraiment au travail de l’historien. A ce dernier, il ne fournit pas des « faits ». C’est le sens du « de fait » qu’il donne à tout lecteur. Ses vers prennent la saveur atroce du présent de la terreur. Ou ils nous font sentir les perceptions dilatées et, dans cette réalité délirante, la présence-absence de ceux qui tentaient de survivre, et même de combattre, dans le ghetto en flammes. Toujours, cependant, contre l’entreprise destructrice, le poème maintient le sens du lien ; ses mots sont déjà un lien – avec le lecteur inconnu, qu’ils n’atteindront peut-être jamais.

 

3

 

Je vais terminer par un commencement – par la simple esquisse d’une interrogation difficile...

Ce n’est pas seulement par leur charge de témoignage que les poèmes de Radnoti ou de Sutzkever s’imposent à nous, lecteurs de plus en plus lointains. Au plus près de la mort, au sein même de la destruction massive, Radnoti ou Sutzkever ont voulu écrire des poèmes, et s’affirmer encore comme poètes : ne pas le reconnaître,  ce serait les trahir … Les vers de Sutzkever débordent d’images. Ils me semblent apparentés à l’expressionnisme allemand, non seulement poétique, mais aussi pictural ou, comme chez Schoenberg, musical (même si certains expressionnistes se laissèrent gagner par le nazisme, comme le poète Gottfried Benn).

Voici un extrait d’un poème daté d’octobre 1942, qui dit, au sein de la terreur, une vision : un « il »  voit un autre homme, un corps qui, courant vers les portes du ghetto, devient transparent, sans aucune intériorité :

 

Saisi par le collet

comme un voleur

à la lumière des vitres défoncées de ses yeux

il voit :

un homme la taille d’un dé

et bien plus grand que tous

et dans sa nudité pareille au vent.

Sa peau en vagues bleues de verre

toute transparence

révèle – terreur –

tout ce qui est caché :

ses sens tels des meurtriers

les uns aux autres enchaînés

sous les lanières rouges du fouet

se lacèrent la gorge

de leurs crocs et crient

c’est toi le coupable, toi. 

 

« Terreur » , dit le poème. La violence,  dans cette vision d’un corps de verre minuscule ou énorme, est-elle réductible à celle que fait régner la haine nazie ? N’y aurait-il pas, dans ce poème par exemple, une contre-violence poétique ?

Je généralise trop brusquement la question : n’y aurait-il pas, dans les œuvres modernes, un potentiel de violence spécifique qui, paradoxalement, se maintiendrait jusque dans les poèmes de témoignage, et contre la violence massive s’abattant du dehors ?

 

J’écarte toute évocation (qui serait interminable) de toutes les œuvres occidentales où, depuis Homère ou les tragédies grecques[10] ou les historiens grecs[11], ou chez un poète romain comme Lucrèce[12], sont dits des situations de terreur, des massacres, des ravages  – dûs aux hommes, aux dieux ou à la nature – affectant des collectivités  entières, voire tous les humains… 

Un certain nombre de grandes œuvres de la tradition occidentale auraient-elles une affinité particulière avec des moments d’horreur ? Comment ne pas penser, dans le monde chrétien, aux œuvres poétiques, picturales, et surtout musicales, évoquant la terreur du Jugement dernier ?

 Mais c’est sur une Terreur tout historique – celle de 1793 en France – que ne cesseront de revenir des auteurs français ou européens du XIXème siècle – historiens (Michelet, Quinet), autobiographes, romanciers ou poètes (de Chateaubriand à Hugo), dramaturges (Büchner, dans  La mort de Danton).

Cependant, dans un certain nombre d’œuvres d’art modernes, la terreur ne s’impose pas seulement comme un contenu préexistant – historico-politique ou religieux . Il arrive qu’elle paraisse sourdre de l’œuvre même, dans son autonomie de plus en plus radicalement affirmée.

C’est peut-être à Milton qu’il faudrait remonter, ou aux lectures qui furent faites du Paradis perdu  au dix-huitième siècle et surtout au dix-neuvième siècle, dans la France post-révolutionnaire par exemple. C’est la possibilité même de la représentation artistique qui semble alors portée à sa limite – jusqu’au risque de son auto-destruction.

Chez Milton, la Mort, aux portes de l’Enfer, apparaît comme l’irreprésentable même, comme une sorte de chaos mouvant. N’est-ce pas là qu’Edmund Burke, au XVIIIème siècle, écrivant, avant Kant,  sur le beau et le sublime, trouvera un exemple de sublime[13] ?  

Il faudrait redécouvrir, dans le ou les dix-neuvièmes siècles, comment le faire-œuvre de l’art cherche constamment le point où il se trouve mis en difficulté – non pas seulement à cause des objets qu’il se donne, mais comme par l’effet d’une violence interne, naissant de son propre geste… Avec Keats, dont les vers ont une intensité intrinsèque très neuve, et avec d’admirables passages de ses deux Hypérion, on touche à une terreur qui cesse d’être simplement « thématique »,  ou d’être seulement  pour le poème un « objet », fût-il irreprésentable. C’est à l’œuvre même – au faire-œuvre qui se cherche et se dit dans le second Hypérion ­ – qu’une certaine terreur se révèle inhérente. 

Y a-t-il, demanderais-je – si j’en avais le temps et les moyens – une terreur structurelle que comporterait l’œuvre au sens où celle-ci s’est radicalisée en France, aux temps de Flaubert ou de Mallarmé ? C’est dans le rapport même de l’auteur à l’œuvre à faire que s’impose une terreur spécifique. Mallarmé le dit dans les lettres qu’il écrit au moment où il conçoit un projet poétique qui restera en chantier jusqu’à la fin de sa vie : Hérodiade.

Par exemple, dans une lettre à Cazalis de l’automne 1864 :

Pour moi, me voici résolument à l’œuvre. J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente ne langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle…

Dans les lettres de cette période, Mallarmé se dit souvent réduit à l’impuissance – pas seulement par les circonstances extérieures, mais aussi par l’effet de l’œuvre à faire et qui le terrorise.

…moi, stérile et crépusculaire, j’ai pris un sujet effrayant, dont les sensations, quand elles sont vives, sont amenées jusqu’à l’atrocité, et si elles flottent, ont l’attitude étrange du mystère. Et mon Vers, il fait mal par instants et blesse comme du fer.

Le sujet d’Hérodiade – beauté totale en même temps que désir et décapitation – trouve une réponse ou plutôt une anticipation dans le rapport du « je » poète à l’œuvre simplement possible. Quelle étrange  terreur évolue, froide et fluide, entre ces positions et dans ces rapports ?

Une radicalité comparable pourrait être décelée chez Flaubert, avec une même circulation de violence sourde entre ce qui est thématisé au registre des personnages et le rapport du romancier à son œuvre se faisant. On est donc au-delà des limites de genre. Et c’est encore chez Kafka, pour qui l’œuvre de Flaubert était l’exemple le plus pur, qu’on trouverait une logique analogue.

Est-on loin de la terreur politique, exercée avec une brutalité destructrice, par des Etats du vingtième siècle ? La terreur d’Etat s’abat du dehors ou d’au-dessus, sur des masses anonymisées… On est au plus loin. Et les idéologues des totalitarismes nazi ou stalinien ont haï spécialement des œuvres comme celles que je viens de mantionner – Kafka, par exemple – et l’autonomie ou la solitude littéraire qui s’y affirme…

La terreur au sens de Mallarmé ou de Kafka naît dans le mouvement même du faire œuvre ; c’est un individu, ou, au fond de la nuit, une présence plus solitaire qu’un individu, qui la suscite en s’adonnant à un faire-œuvre qui le dépasse avec une exactitude cruelle, dans un mouvement d’auto-transcendance qui s’arrache à lui-même… Mais c’est par là qu’elle peut,  chez Kafka – ou pour les lectures qu’on en fera apès lui –, devenir globalement et radicalement, dans sa constitution même (et non pas thématiquement)  interrogative à l’égard des totalitarismes du vingtième siècle.

J’en reste à cette énigme ou à ce qui, simplement, demanderait de mieux penser que je n’ai su le faire ici.

Un hasard – ou plutôt le travail pour l’établissement du texte des lettres de Blanchot et du poète russe, juif russe, Kozovoi –m’a récemment tombe sur une comparaison provocante entre terreur politique et radicalité terrorisante de l’œuvre…

C’est une lettre de Kozovoi à Blanchot probablement du 11 nov 91 (et publiée dans Po&sie 112-113) :

 

Dès ma première lecture de Kafka j’ai été frappé par son obsession de pureté qui, pensais-je alors, le rapproche, grâce à une étrange « combine » de notre être plongé dans l’histoire, du …chaste Robespierre (Saint-Just ?) ou d’un certain type révolutionnaire russe. Il n’a, certes, nullement l’idée, au nom de cette pureté de couper les têtes ; il traque, bien douloureusement, sinon atrocement, sa propre impureté, sa « crasse ». Mais la passion purificatrice chez ceux-là, ne va-t-elle pas, le plus souvent et pour la même raison, de pair avec le sacrifice de leur propre tête ? Mais tant ses récits, le « Procès », même la « Métamorphose » et peut-être l’utopie du « Château », ne sont-ils pas aussi – si ce n’est mille fois plus – révolutionnaires et terroristes que le Comité de Salut public ou le fameux glaive de Dzerjinski ? L’herbe de la parole humaine et même l’herbe tout court – peut-elle pousser après lui ? (La question qui avait déjà été posée à propos de Gogol.) 

 

Kafka, Gogol (et avec ce dernier je penserais au Japonais Akutagawa) : une terreur intrinsèque à l’art ?

L’homme – Kozovoi – qui a écrit cette lettre à Blanchot est un poète qui a passé plusieurs années dans un camp soviétique, et qui y a connu sa femme. Cette dernière avait été incarcérée  pour avoir fait partie de l’entourage immédiat de Pasternak. C’est avec elle et Monique Antelme, ainsi qu’avec Martin Rueff, que je tentais de déchiffrer les lettres échangées entre Vladimir Kozovoi et Maurice Blanchot.

Lisant un poète russe ex-zek parlant de Kafka à Blanchot, nous étions plongés dans les paradoxes brûlants de la littérature  et de la terreur.

 

 


[1] « Celui-là bouge encore »

[2] Je cite un autre court poème de Radnoti :

« Du mufle des bœufs coulent sang et bave,

tous les prisonniers urinent du sang,

nous piétions là, fétides et fous,

et souffle la mort au-dessus de nous. »

            Mohacs, 24 octobre 1944

 

[3] Un poète français a écrit sans autre horizon que la mort, immergé qu’il était dans une tout autre terreur, celle de la Révolution française: c’est André Chénier, dont certains vers sont littéralement et à tous les niveaux engrénés sur le temps, sur les heures, les minutes. Et Mandelstam a écrit un texte sur Chénier.

 

[4] Il avait été attiré par  des comédiens itinérants jouant du théâtre yiddish – et en particulier Yitshak Löwy – venus d’Europe  de l’Est à Prague et qui jouaient des pièces en yiddish, le genre de personnages qui suscitaient le mépris du père. Kafka va même jusqu’à prononcer  début 1912 un « discours sur la langue yiddish ». On lit dans son journal des fragments, en 1911, passionnants sur la littérature juive, sur la littérature des petites nations… Dans son discours, il adjure le public – un public juif – de ne pas avoir peur du yiddish. Etrange existence de cette langue, ancienne mais fragile, précieuse pour les uns, méprisée par d’autres…

 

[5]  Cette fécondité fut non seulement littéraire, mais aussi, tout spécialement, musicale… Le grand compositeur György Kurtag manifeste une extrême sensibilité à la différence des langues quand il a recours à des textes en hongrois (le poète Voerres), en allemand (Kafka), en russe, en anglais ou en français (Beckett).

[6] Ainsi le poète Yitskhok Katzenelson participa à la lutte du ghetto de Varsovie. Il fut déporté et interné au camp de Vittel, où, en 1943, il écrivit, en yiddish, « Le Chant du peuple juif assassiné ». Il fut envoyé à Auschwitz où il fut gazé. 

[7] Avrom Sutzkever, «Mon témoignage au procès de Nuremberg » (traduit du yiddish par Gillez Rozier), Europe août-septembre 1995 («1945-1995, Les écrivains en guerre »)

[8] Titre complet : Le livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945.

[9] Plusieurs historiens ont consacré tout récemment des travaux importants à ces moments où commence vraiment la terreur nazie – en particulier Christopher R. Browning dans The Origins of the Final Solution, The Evolution of Nazi Jewish Policy, Septembr 1939-March 1942, University of Nebraska Press (Lincoln) et Yad Vashem (Jerusalem), 2004.

[10] Au début d’Œdipe roi de Sophocle, la peste qui frappe les Thébains apparaît comme un châtiment divin et pousse le peuple vers Œdipe – vers le héros qui bientôt aura à prendre sur lui toute la terreur de la collectivité

[11] Chez Thucydide, c’est la célèbre évocation du massacre des Méliens, telle qu’elle fut froidement décidée par l’assemblée d’Athènes.

[12] Lucrèce, dès le début du  De natura rerum, semble vouloir, par la connaissance des choses de la nature, délivrer l’humanité de la terreur à laquelle la religion voudrait l’asservir. Il redoute de voir son lecteur « vaincu par les paroles terrifiantes des prêtres » (« terrioloquis victus dictis »). L’étrange, comme toute la tradition l’a remarqué, c’est que la fin du De natura rerum soit consacrée à une description terrifiante de la peste qui se répandit à Athènes en 430 av.J.C. et qu’avait évoquée Thucydide.

[13]  Dans Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) la « section II » de  la « partie II » est intitulée « la Terreur », et la « section III » de cette même partie, intitulée « l’obscurité », cite « le portrait du roi des terreurs » – la Mort – dans le Paradis perdu. Et ce même Burke, polémiquant, plus tard, contre la Révolution française, n’anticipera-t-il pas le déchaînement de la Terreur de 1793 en des termes qui rappelleront l’horreur sublime de l’Enfer miltonien ?

Claude Mouchard