Rhapsodie
Claude Mouchard
Rhapsodie Europe(s)
(une amorce ?)
Sur une boule ronde
Un peintre ayant des cartes qu’il copie
Peint une Europe, une Afrique, une Asie,
De ce qui n’était rien créant un monde[1]
On a round ball
A workeman that hath copies by, can lay
An Europe, Afrique, and an Asia,
And quickly make that, which was nothing, All
John Donne
à travers les brumes, par delà les fleuves, par-dessus les villes
Baudelaire Le Thyrse – A Franz Lizst
ne pas me hâter de dire que je suis humain
Muzafer Bislim
Cuisant, plus que jamais dans la France et l’Europe d’aujourd’hui, l’essaim – autour de nous, entre nous, en nous – des affaires (politiquement-administrativement traitées) d’appartenances ou de provenances.
Impossible aujourd’hui (septembre 2017) de ne pas s’en éprouver immédiatement la proie – fût-ce en tant que citoyen « légitime », « chez lui » – pour peu qu’on tente d’envisager « l’Europe » (ou la France dans l’Europe), pour peu qu’on vive ce qui s’y forme ou s’y fait imminences...
L’air européen aujourd’hui grésille d’interdits, de menaces. Et puis, parfois – où ? quand ? pour qui ? selon quelles dispositions légales pleines d’arbitraire ? – il s’y s’ouvre des droits, des chances – et voici que brillent de rares et brusques rayons de possibilisations.
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Schengen, Dublin ... : comme ils sonnent durement, ces noms, quand, avec et pour N’Famory (le guinéen de vingt-et-un ans aujourdhui en attente d’un entretien OFPRA), ou avec son copain (plus âgé, également guinéen, désormais rejeté par l’OFPRA et donc ici sans statut...), dans une rue d’Orléans (par exemple), ou à la gare, dans un centre commercial, ou de retour à la maison, on discute de leurs situations plus qu’exposées, on essaie... (mais ici il faut se taire)
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Un jeune noir devant moi dans la file à une caisse Carrefour achète (n’achète que) trois baguettes sous cellophane... Pour (ai-je bien entendu la caissière ?) 0,99 €.
Je me demande quelle peut être sa situation (appartenance ou position légale, ressources – et je ne déchiffre rien. Tout ce qu’à cet instant je crois sentir est en suspens dans la clarté fade de la « grande surface »...
(Et voici que je repense à Youssef, ami soudanais. Il m’a raconté qu’il y a maintenant des années, alors qu’il n’avait rien mangé depuis trois jours, il avait attendu à l’entrée d’un magasin Carrefour un autre Soudanais, un copain, qui devait lui apporter un euro ; le copain ne vint pas ; Youssef ne put s’acheter les baguettes qu’il espérait.)
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Quelles angoisse et répulsion, si vieilles-enfantines (partagées avec qui ?), auront été celles de « quelqu’un comme moi » (né dans la deuxième guerre mondiale – et c’est ici qu’il me faut re-penser, et qu’il me faudra revenir à l’Europe 51 de Rossellini) dès que je me serai senti protégé-enveloppé par une appartenance à quoi d’autres n’avaient visiblement pas accès (et dont je pouvais deviner qu’elle serait pour eux ardemment désirable – voire question de mort ou de survie) ?
Toutes les instances de décision, alors, dois-je m’avouer, avec une mauvaise naïveté, qu’elles me répugnent – elles ou ce dont elles émanent, notre prétendu « nous »...
Et qu’elles tombent, ne puis-je que me dire soudain, avec une vaine brutalité, « nos » appartenances, nos enveloppes protectrices, familières et cauchemardesques, comme de sales membranes, emballages souillés, qu’elles se remêlent au sol, fondent dans la terre obscure...
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Dans la maison ( au cœur de la France) où je forme ces phrases plus que jamais incertaines, plusieurs non-européen(ne)s auront vécu quelques jours, semaines, mois, années... Certain(es) en pleine légalité, d’autres au bord de la clandestinité : de Linda l’américaine ou Masatsugu le japonais à Laura l’angolaise recherchée par la police.
Et voici que se chantonnent-résillent à mn oreille, dans l’air du dedans de la maison, les noms de ceux ou celles qui vécurent ici au bord de toute appartenance française ou européenne – venus de Côte d’Ivoire, d’Iran, du Cambodge, d’Angola, de Guinée... (Et revient surtout la voix, un peu terreuse, combien familière – et, finalement, à jamais énigmatique –, de celui qui, venu du Soudan, fut, huit années durant, l’ami le plus proche : Khaled).
Que nous révélèrent-ils, tous ces habitants d’ici – de cette maison – chacun(e) à sa façon ? Que nous donnèrent-ils à vivre, à goûter, avec une étrangeté nouvelle, de nos propres inclusions franco-européennes-occidentales ?
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Bords de l’Europe, ou de la France ?
Crêtes de vagues – ou, acérées, de terre gelée, de neige...
Ibrahim, je crois me souvenir qu’il y a quarante ans, c’est par l’Atlantique (« clandestinant le bateau », comme il disait) qu’il était passé pour arriver en Espagne. Puis ce fut, nous racontait-il (lui que nous avions connu pour l’avoir pris en stop sur la route Orléans-Paris), la traversée à pied des Pyrénées (d’autres Africains moururent de froid, ajouta-t-il, quand lui s’en tira avec des orteils gelés, qu’il nous montrait)...
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neige et brume sur la Beauce vues-senties du train Paris-Orléans (quelques mois après la mort de l’ami Khaled)
... rien de moins frontalier : on se croirait au milieu de tout – la France, l’Europe, l’Occident, ou quoi encore, la terre ?–
s’il y a là des bornes ou bords, ce ne ne sont que ceux des champs
des volées de flocons horizontales ondulent –
la neige sur les champs est encore mince, j’entrevois du vert pâli, du brun ou du noir non seulement là où elle ne s’est pas encore accrochée, mais au-dessous, en variations presque imperceptibles, ce sont sur le sol comme des nuances de souvenirs
alors que dans ce qui reste des sillons des oiseaux courent en bande ... (des perdrix ?)
et endormissement... papiers froissés crissant ... tout cela roule, souillé
saveur du droit, des droits... quel élément créé entre humains se mêle et se souille à la terre, au sang... se restitue à ce sentir féroce où tout « soi » se re-dissout ?
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Dans la vaste (et évolutive) maison à poèmes et proses qu’aura été et que continue obstinément de construire Po&sie, maints textes (très explicitement, ou par insinuations ou dispositions furtives) nous re-donnent à sentir nos appartenances et inclusions de divers ordres – ou bien, ou surtout, ce qui d’un coup d’aile les traverse ou les abat au sol...
« Ne pas me hâter de dire que je suis humain » : ainsi parle le grand poète Rrom Muzafer Bislim qui fut traduit et présenté par Pierre Chopinaud (dans le numéro 128-129 de Po&sie 2e-3e trimestres 2009) et quaul nous devrions revenir, par exemple en (re)lisant ces vers:
NE PAS ME HÂTER
Ne pas me hâter, Ne pas me hâter de dire que je suis humain,
La déraison s’étiole le béjaune affolé ; Et Ouais ! qu’il en soit ainsi !
Ne pas me hâter
De prouver que je suis humain
– de toute éternité!
Devenir une fleur des prés, L’odeur même éjouit même la joie affranchit,
Tel est mon talent! Abattre la tour est aisé – la bâtir est biaisé !
Aisé d’entendre ritournelles et chansons, Biaise le travail atroce de la musique de peine !
Et dans un numéro ultérieur (133 – 3ème trimestre 2010), Pierre Chopinaud revint sur les dérives démagogiques et brutales de la politique de Sarkozy envers les Rroms et « gens du voyage ». Il faudrait, il faudra, relire ces propos – pour, bien entendu, se demander où (en France, en Europe) nous en sommes aujourd’hui. [2]
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Dans divers numéros de Po&sie, le nom d’ « Europe » aura surgi là où on ne l’attendait pas.
Je recopie, simplement, du n° 145-146 (3ème-4ème trimestre 2013) :
Franz Kafka
Browska
Traduit de l’allemand et présenté par Robert Kahn
Kafka a écrit ce court texte probablement vers 1914-1915, sur une feuille volante de son journal (« Cahier 10 »). Il en utilisera en 1922 le verso pour le manuscrit du Château. Il l’a barré d’un long trait de plume oblique. Le fragment a été publié trois fois :en 1962, par Sir Malcolm Pasley dans le cadre d’un essai sur les manuscrits de Kafka ; en 2007 par la revue Edit, qui s’était livrée à une petite expérience (envoi anonyme à quatre lecteurs de maisons d’édition, qui ont tous suggéré des améliorations). Enfin il a été republié récemment par le biographe Reiner Stach, dans son livre Ist das Kafka ? (Fischer, 2012).On peut le lire comme l er résultat d’une réduction fractale de l’univers de son auteur. Le texte est inédit en français.
Il est possible qu’il existe d’autres colonies européennes encore plus au nord que Browska, mais aucune ne peut plus être abandonnée. Browska deviendra éventuellement, dans plusieurs générations, une ville importante et pleine de vie, en fait quand un port naturel, à 100 km d’ici, sera libéré par des brise-glace, et lorsque la ligne de chemin de fer, que l’on a l’intention de construire depuis Gradula, à 300 km plus au sud, atteindra Browska. Mais tout cela ne concerne pas deux qui y vivent maintenant. Nous, gens de Browska, nous devons nous contenter de rester confinés à la place du marché avec ses quelques cabanes en paille, et nous ne recevons des message et des nouvelles de l’extérieur que deux ou trois fois par mois en été et pas du tout en hiver. Je pourrais raconter bien des choses s’il m’arrivait de retourner une fois en Europe, mais je n’y retournerai pas. C’est curieux, il suffit qu’un homme soit cantonné quelque temps dans un lieu pour qu’aussitôt il commence à sombrer. On pourrait croire que je désirer rien tant que partir d’ici, mais pas du tout. J’aurais eu une fois la possibilité d’aller à Gradula avec le facteur Brascha qui disposait exceptionnellement d’un très bon attelage, le voyage aurait même été important pour moi en considération de différents achats, on m’invita formellemnt à le faire, j’y réfléchis une journée et je finis par laisser la place à quelqu’un d’autre.
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Rhapsodiquement (et en m’écartant, pour le coup des textes déjà parus dans Po&sie), ne devrais-je pas tirer un fil Prague (ou Tchécoslovaquie) ?
Voici, soudain, que ce dévidement me mènerait vers un(e) Finis Europae : il suffiaitt de suivre les traces du grand tchèque Karel Capek – que voici cherchant à tâtons le bord extrême d’« un pays assez étrange, un pays soucieux qu’on appelle l’Europe ».
C’est dans Voyage vers le Nord[3]
Cees Nooteboom (l’écrivain néerlandais abondamment traduit en français, et auteur de L'Enlèvement d'Europe[4]) écrit dans sa préface) :
« Quand Voyage vers le Nord paraît à New York en 1939, Karel Capek est mort depuis un an déjà, brisé par ce qui se déroule dans son pays après la trahison à Munich des grandes nations d’Europe occidentale, qui ont signé avec Hitler les accords scellant le sort de la Tchécoslovaquie. Présageant ce développement, il avait lancé dans plusieurs de ses livres et de ses pièces une mise en garde tant contre le national-socialisme que contre le communisme, deux idéologies qui allaient maintenir son pays sous leur emprise pendant quarante ans dans une fatale succession d’événements.
Le mot « robot », qu’il avait utilisé pour la première fois dans son œuvre R.U.R., Les Robots universels de Rossum, l’avait rendu célèbre – il déclara plus tard que c’é ait son frère Josef, avec lequel il travaillait souvent, qui avait inventé ce terme. Quoi qu’il en soit, ni lui ni son frère ne pouvaoent savoir à ce moment-là, même s’iles le pressentaient, que les armées comme robotisées de deux puissances ennemies enfermeraient pour longtemps la Tchécoslovaquie dans leur étau.
Capek, qui a les yeux grands ouverts, fait partie, tout comme son frère, de la scène intellectuelle cosmopolite et animée du Prague de l’époque. Comme de nombreux écrivains de science-fiction, c’est un visionnaire. Dès 1924, à 34 ans, il écrit un roman sur une arme qui présente toutes les caractéristiques de la bombe atomique, une épouvante qu’il n’aura pas à connaître. »
Or voici qu’on découvre, dans le Voyage vers le Nord de Karel Capek, cette vision du bout de l’Europe :
« Le voilà donc, ce fameux cap Nord. On a le sentiment que l’Europe finit brutalement, comme taillée dans le vif, et un peu tristement. Ma foi, on dirait la tranche, noire, d’un livre. Venant du nord, on se dirait sans doute : mon Dieu, mais quelle est cette grande île triste ? – Eh bien, c’est un pays assez étrange, un pays soucieux qu’on appelle l’Europe ; ce pourrait être le paradis sur terre, mais le diable seul sait pourquoi, tout y va de travers ; c’est pour cela qu’on a mis ici cette falaise noire, ce panneau de mise en garde. En fait, ce n’est pas totu à fait le point le plus sppetentrional de l’Europe ; celui-ci se trouve sur un écueil bas et long qu’on appelle le Knivskjaerodden, ce qui signifie le « couteau » ; quant à l’ultime pointe nord du continent, elle est située un peu plus loin, sur le Nordkinn ; le cap Nord n’est que l’extrémité de l’île Mageroya. Mais quelle importance ! C’est lui que l’Europe a choisi comme point le plus septentrional ; elle considère que, tant qu’à s’attribuer une extrémité, autant qu’elle en vailel la peine. Elle a toujours eu la folie des grandeurs et elle prétend donc à des confins plus ostentatoires qu’elle n’a en réalité.
Le bout de l’Europe ; il est vrai qu’au-delà de cette mer blanche, là-haut, il y a encore l’île aux Ours et le Spitzberg , mais ça ne compte pas. La voilà donc, la fin ; ainsi notre continent chargé d’histoire s’achève-t-il simplement, brusquement, par un stoïque point d’exclamation, par quelque chose d’aussi primitif et originel que ce mur de pierre. Je sais bien qu’un jour, cette extrémité arborera une immense inscription – Shell, Fyffes [en note : « Société internationale d’importation de fruits tropicaux »], ou Dieu sait quoi encore ; mais pour l’instant, elle s’élève, pure, grandiose et grave comme aux commencements du monde. A bien y réfléchir, ce n’est pas la fin de l’Europe ici, plutôt son commencement. La fin de l’Europe est en bas, parmi les hommes, là où ils sont le plus affairés. »
*
Pourrais-je continuer, dans de prochains numéros de Po&sie, à tirer un fil Prague ?
J’aimerais suivrai Ivan Klima (Klima, né en 1931 à Prague, Tchèque et Juif , fut, enfant, déporté à Terezin) qui, dans son « Retour à Prague, Une conversation entre Ivan Klima et Philip Roth »[5] écrit:
« Quand je me représente ma ville natale, la Prague du début du siècle, je reste émerveillé de l’admirable métissage de cultures et de traditions, du nombre de grands hommes que la ville a produits : Kafka, Rilke, Hasek, Werfel, Einstein, Dvorak, Max Brod... Mais, bien sûr, le passé de Prague ne se résume pas à ce nombre stupéfiant de talents, ni à ces fastes culturels : l’époque a connu aussi nombre d’affrontements, haineux, furieux, mesquins, souvent sanglants.
Quant au merveilleux épanouissement de la culture juive dont Prague, plus qu’aucun autre lieu, a été le théâtre, n’oublions pas quand même que notre ville n’a jamais connu de longues périodes exemptes de poussées antisémites, quelle qu’en ait été la forme. Pour la plupart des Tchèques, les Juifs représentent l’élément étranger, que, dans le meilleurs des cas, ils tentaient d’isoler. Il est indéniable que la culture juive est venue enrichir la culture allemande, également prépondérante en Bohême à l’époque (rappelons d’ailleurs que la littérature juive de la Bohême a été très largement germanophone), elle est, pour la culture naissante de la Tchécoslovaquie étouffée, réduite au silence pendant deux siècles, une passerelle jetée vers l’Europe occidentale. »
Et c’est alors que le fil rhapsode « Europe » devrait bien entendu passer par L’idée de l’Europe en Bohême de Jan Patocka (et par d’autres études de ce philosophe).
Et puis, à Prague encore, comment ne pas retrouver des vers de Vladimir Holan ou des proses de Bohumil Hrabal (parlant de Prague, ce dernier écrit : « nous devons prendre en considération le fait que tous ces assemblages, collages et montages qui nous font trébucher dans les rues, qui ont été causés chez nous par le délabrement, la négligence, peuvent être compris comme comme le rendez-vous de tous les sens sans lesquelles la prose moderne ne serait pas moderne »[6].
Peu d’auteurs auront à ce point (et jusque dans le rire) réalisé – en s’immergeant dans l’obscurité centrale du XXème siècle européen –, l’appartenance ou la domination, l’absence de recours et, soudain, de fulgurantes mais brèves libérations.
Je ne m’entiens, ici, aujourd’hui, à quelques vers de Holan (au début du poème « Retour », dans le numéro de la Revue de Belles Lettres consacré à Holan, p19) qui disent organiquement « le pays » :
« Nuage, nuage balourd... Et pourtant nostalgique,
car il gonfle son péritoine gastrique,
mais le pays dessous, grossièrement étouffé,
est depuis longtemps déjà par la dentelle des jours déchiqueté... »
*
Mais je ne le lâcherai pas encore, aujourd’hui, ce fil rhapsodique « Europe » sans qu’il ait, un instant, comme épousé le mouvement d’au moins l’un de ceux qui, au vingtième siècle, quittèrent l’Europe – l’Europe centrale... (Et c’est alors que, du même coup, ce fil me ramène à la maison Po&sie.)
D’Avot Yeshurun, en effet, plusieurs poèmes, traduits de l’hébreu par Bee Formentelli, ont été publiés pour la première fois en français (dans la traduction de Bee Formentelli) dans le n° 89 (3ème trimestre 1999) de Po&sie.
(Ces poèmes ont été ensuite repris dans le puissant recueil La Faille syro-africaine[7].)
Je recopie ci-dessous la notice rédigée par Bee Formentelli pour la publication dans Po&sie n° 89 , puis deux poèmes et une prose de Yeshurun parus dans ce même numéro :
« Avot Yeshurun. Né à Nezkhisch (l’actuelle Ukraine), en 1904, le jour de Yom Kippur. En 1925, « abandonne » sa famille (qui périra dans la Shoah), son pays, sa langue (le yiddish), et part pour la Palestine (où il travaille des années comme simple journalier). Vit l’expropriation des Arabes d’Israël, en 1948, comme un véritable effondrement. Auteur de dix recueils de poèmes dont La Faille syro-africaine au titre emblématique. Meurt à Tel-Aviv en 1992. »
EN CACHETTE
J’ai abandonné des Juifs perlemuter (s), leur langue j’ai abandonné
pour séparer l’enfer de la spiritualité.
(22 décembre 1988)
A tout l’appartement je préfère ma petite cuisine, à tous
les lieux, à toutes les maisons, je suis ici, seul, en silence,
parmi les ustensiles, ma grande fourchette, ma cuillère
habituelle quand je me fais du café. Je suis là seul.
Je les chéris, tous ces ustensiles familiers.
Ils sont avec moi. Ne changent pas. Toujours les mêmes.
C’est comme si j’étais entre leurs mains.
Personne ne surviendra dans la cuisine.
Personne ne viendra la nuit
dans un endroit aussi petit. Presque oublié.
Personne ne viendra la nuit
dans la cuisine. 23 décembre 1988, 4h20 du matin.
Ce pot d’argile qui reste est seul rescapé
du service de vaisselle, et se rappelle
les assiettes brisées en larmes.
Bris repentir écriture gravure.
LA LANGUE
J’ai déjà raconté comment j’étais parti de la maison, mais je n’ai pas raconté qu’après la Première Guerre mondiale, le pouvoir en place avait changé. J’étais désemparé, et j’ai abandonné le pays, et j’ai émigré en Palestine, et voilà qu’il fallait tout à coup se débrouiller, et j’ai commencé à avoir faim, et j’ai commencé à voir, et j’ai commencé à écrire, et comme je ne connaissais pas beaucoup d’hébreu, j’ai réduit mes dépenses et j’ai écrit avec de petits moyens. Et voir, ça voulait dire loin des origines, loin de la maison, loin du yiddish. Mais peut-être que mon yan’dès [note de Bee Formentelli : « Mot qui signifie, dans le dialecte yiddish personnel du poète, « conscience morale profonde »] m’a permis de me rapprocher de la maison, à qui j’avais rendu la vie amère. Cette chose, yan’dès, je ne l’ai pas arrachée au peuple, ni au monde, ni à la Torah, ni à la bourgade, ni à la rue, mais à la maison. Maintenant que je parle de tout ça, où est la faute. Car tout le monde savait que je partais d’eux. Même s’ils ignoraient, eux, que je partais pour partir d’eux. J’ai encore bien des choses à expliquer. Mais comment expliquer ça ? Ma langue a grandi sur des arbres. Les Anciens avaient pris des fragments d’idiome étranger avec les choses autour. C’était la langue de leur temps. Et moi ?
La langue est à un écrivain ce qu’est un jouet à un enfant. La langue entre les mains d’un créateur – il ne la sent pas avant de l’avoir cassée ; et quand il la fait tomber – il entend la voix de la langue, la langue qui est la sienne.
Avec ce qui vit et meurt, avec ce qui est à la ressemblance et ce qui est inanimé, cette langue est modelée. Avec « ce qui va de ville en ville », avec le parler qui donne une reine à la ruche et fait danser abeilles et frelons, avec ce qui casse le polonais comme une façon de parler hébreu, avec ce qui affole le hongrois, l’allemand, le yiddish. Tout ça, c’est la langue de notre temps. Une langue où des mots d’hébreu s’enrichissent en émogrant de l’hébreu.
Un peuple se doit de prononcer une bénédiction sur la langue qu’il abandonne pour revenir à une autre langue, même s’il s’agit d’un hébreu qui vit, qui existe. Même s’il s’agit d’un yan’dès d’hébreu dans lequel on peut dire : « Le sacrifice monte. Le feu tombe. » Rien à voir avec ce qu’on fait aux maisons de Tel-Aviv vouées à la destruction, maisons à la vieillesse de gouttière qu’on barre d’une planche aux fenêtres, d’une planche aux portes, et qu’on mène en secret à la tuerie. »
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* *
Mais, ah !... au programme (dans des numéros à venir de Po&sie ?), il devrait y avoir encore... ni hors ni dans, mais plutôt face à l’Europe ou la France ou face à « l’Occident »... , qui ?
nul autre que le grand congolais (de l’ex « Congo français » !)
Sony Labou Tansi
– sa générosité crépitant d’intelligence, son (auto)ironie, toujours inattendue, libre jusqu’à lui faire frôler des dangers... – et son intrication-implication-explication impitoyable, oui, avec la France ( et la langue française), avec l’Europe ou, dit-il soudain, « l’Occident »...
Sony, poète, romancier, homme de théâtre, voudrait (dans un texte de 1983 intitulé « DONNER DU SOUFFLE AU TEMPS ET POLARISER L’ESPACE »[8] , avec en épigraphe : « Jouer, dit l’Occidental, se jouer, dirait peut-être l’homme de chez moi ») que « le théâtre de salle présenté par les Africains actuellement » soit désormais autre chose qu’ « un mauvais théâtre européen ».
Il faudra(it), comme on dit balourdement, « y revenir ».
Mais, dès aujourd’hui, comment recevoir (entre autres) cette remarque instantanément inoubliable : « L’homme devrait être malheureux et laid s’il ne devait toujours trouver sur le visage des autres que son image propre, plus ou moins torturée, plus ou moins maquillée, plus ou moins ratée » ?
Et ce qui suit aussitôt :
« l’Occidental est cela face à tout extérieur, parce qu’il a voulu enseigner aux autres hommes comment un homme doit se débrouiller face à une sale bête appelée existence ... »
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Le texte qui précède doit paraître dans le premier n° Europe de Po&sie.
J'ai l'intention de continuer dans le second n° Europe – et, s'il se peut, au-delà.
(Tout de suite : (re)feuilletant quasi par hasard hier 23 septembre 2017 « Encre, salive et sang » de Sony, j'ai effleuré des textes brefs où l'Europe est explicitement visée.)
« Rhapsodie Europe » (un livre?) serait à la fois une anthologie délirante et déchirante et un crépitement de notes bio-historiques. Quelle incorporation-exposition des textes cités et, avec eux, d'une attente informulable, informe ?
Il faudrait une présence multiple de la musique. En tant que liée à l'Europe, à de l'attente ? Mahler...
[1] trad. Emile Legouis, Dans les sentiers de la Renaissance anglaise, Les Belles Lettres 1955.
[2] On peut lire également : Roms, Tsiganes, Nomades, Un malentendu européen, sous la direction de Catherine Coquio et Jean-Luc Pouyeto, Karthala 2014
[3] Illustrations de Karel Capek, trad. du tchèque par Benoît Meunier – Les éditions du sonneur 2010.
[4] L'Enlèvement d'Europe (De ontvoering van Europa, 1993), essais, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble. [Paris], Éditions Maren Sell, « Petite bibliothèque européenne du XXe siècle » / Éditions Calmann-Lévy, 1994,
[5] Dans Esprit de Prague, Anatolia, Editions du Rocher 2002 (une traduction faite à partir de la version anglaise).
[6] Cité par Xavier Galmiche, Faits-divers sanglants et légendes : un « collage de genres » dans Bohumil Hrabal, palabres et existence, textes réunis par Xavier Galmiche, Presses de l’Université Paris-Sorbonne 2002)
[7] Poèmes et proses, traduits de l’hébreu, édités et préfacés par Bee Formentelli, Actes Sud 2006.
[8] Dans le recueil Encre, sueur, salive et sang, Seuil 2015.