Effraie !

 

  Effraie !

 

Vitre

 

 

quelle brusque

face de l’irrespirable (ou pire : quelle présence avide de décomposer tout souffle)

 

était plaquée peu avant l’aube contre ma figure ?

 

*

 

cela, pâle

 cela dans le doute expire

     si....

 

se révéla agression ou fuite ?

crument déployé

étalé de l’autre côté de la vitre

 

*

 

une présence

ai-je cru sentir de la haine ?

mais non : rien qu’une faim

 

effarée

d’être exposée à la lumière électrique (que je venais d’allumer)

 

*

 

piégeuse piégée

une affamée se retrouvait là écarquillée   -- proie aveuglée !

 

*

 

en elle venait de se vomir une insaisissable présence qui jusqu’alors n’avait été que devinée vaguant dans la nuit d’hiver alentour

vol-souffle

qui me frôlait à chaque retour

(lorsqu’après une marche nocturne compulsive dans des chemins, je rentrais dormir – chambre dans un angle d’une vaste ex-étable aménagée pour les vacances d’été mais où, en décembre, il m’arrivait de venir afin de me croire seul ...

-- dehors, aucune lumière jusqu’à l’horizon –

champs haies vagues montuosités intensités d’ombre)

 

*

 

ce fut donc là un, une...

du jamais vu  – pourtant sur-le-champ reconnu 

elle/lui ?

 

large plate

double orbite de blême plumage 

en pleine nuit à odeur de pluie et terre

 

quasi visage 

où, captivé soudain, ne plus désirer que laisser s’absorber mon visage

 

*

 

«effraie » ?

 

 identifiée sur-le-champ d’après son image vue dans tel livre-catalogue d’oiseaux

mais aussi pour s’être signalée par des traces sur le sol du vieux hangar proche :

sous les hautes poutres mangées de rouille

des ... non, pas des excréments, mais des régurgitations :

des (citation) « pelotes de déjection[1] »

 

*

 

figée-éblouie, donc, à l’instant où (tiré du sommeil avant l’aube par un fracas d’abord inidentifiable)

j’avais allumé -- pour me découvrir soudain, là,

d’elle

vu

 

*

 

à la poursuite de quelque gibier (un des lérots hantant le toit de la bâtisse)

elle avait dû se glisser

entre la noire séculaire très haute porte en bois à deux battants et la récente porte vitrée qui la doublait

 

au risque d’y être soudain

proie coincée :

offerte

 

 

*

 

je m’écrasai la figure

 

dans  ?

au risque de m’enfouir en ces mille petites plumes, jusque dans le duvet crémeux au-dessous, jusqu’au contact avec des yeux sans regard, un bec dur, voire tueur ?

 

non : contre, seulement,

la vitre qui nous séparait

 

et ... ai-je alors murmuré d’enthousiasme ?

 

jubilation enfantinement balbutiant à toucher, quasi, cette trouvaille issue de la nuit

 

merveille de cette vie énigmatique

tombée là (don de la réalité !)

pour attendre, aveuglée de clarté,

que je lui souffle son nom 

 

 

 

 

haleine écran

 

 

or, si

il y a quelques jours (des années  plus tard – si loin de  la vieille étable...)

il m’a fallu, dans le doute  d’une préaube « à la maison »,

m’acharner à (mal)former, échardées,

des lignes comme celles ci-dessus 

 

n’est-ce pas du fait qu’émanant de l’écran de l’ordinateur que je venais d’allumer

 

dans le clignement des quelques secondes d’attente 

en une haine-haleine visuelle issue de la plus plate profondeur

(pleine d’innombrables connexions virtuelles)

 

a surgi

 

oui a paru s’incarner

pour s’écraser contre ou dans mon attention

 

quoi ? l’effraie de jadis ? non

 

rien

que la plus pauvre  --  aveugle et obsédante, morne-avide  -- non-présence 

mais aussitôt affairée à ... quoi ?

à

pire que nuire... 

 

messages spams-photos-pièges-séductions-captures imbéciles

 

« un vent d’immondices »... : ils me reviennent-- à travers  distances et traduction - ces mots de détresse de l’immense Platonov (isolé menacé dans l’URSS des années trente-quarante)

 

oui, il y a quelques minutes encore, dans un clignement entre nuit et jour,

ce fut, émanant de l’ écran

 

un filet venimeux

jeté à l’aveugle pour empoisser le regard

 

*

 

« messages » affluant par canaux

pubs aveuglantes ou ...« réseaux »...

connivences appels  à suivre quoi ?  à s’engluer où ?

menaçants virus piratages,

mécaniques simili-mafieuses aveugles criarderies visuelles !

 

ce grouillement à la Bosch, si, il y a une minute, j’ai pu, comme quiconque (milliards de doigts tapotant au même instant dans le monde connecté), l’effacer  --  ou plutôt : me le masquer -- d’un clic,

 

je sais (comme tout « utilisateur ») qu’il ressurgira à tout moment

 

ou qu’il ne cesse pas d’être là, implicite,  virtuel dans le fond sans profondeur de l’écran,

 

il grésille, inassouvissable, dans/hors de l’ordinateur

 

il est  sous la surface réelle-irréelle

celle où

loin de créer des traces comme sur un support (mur, papier...) dont le blanc, comme de la neige, se laisserait fouler, blesser, marquer

 

d’élémentaires traces-marques s’imprimant à pas précautionneux sur une croûte gelée cédant doucement à mesure (Chalamov, Stevens, Zanzotto):

tel se sera donné à sentir le plus élémentaire espoir de non-effacement pour tant et tant

 

j’essaie de former des phrases qui, comme celles-ci (avec leur mauvaise fièvre) resteront à jamais douteuses...

 

*

 

non, le pire, dans ce que peut l’écran bas-fond, est et sera encore à venir...

 

voici que vient, s’apparentant à un non-regard d’effraie ?

s’écraser, rageusement déjà là,

ce qui menace d’être la fadeur de tout avenir :

 

dans les mailles poisseuses fécales des réseaux,

est happé-empoissé – pour nourrir une insatiable platitude  --

toute vitale altérité

 

toute inidentifiable présence attentive depuis le fond des temps

(cela même que « créer » postule)

 

tout « interlocuteur » !

 

plus rien d’un « angelus » perpétuellement « novus » à la Klee espéré-pressenti (fût-ce au sein du pire) 

tourné vers « nous »

 

nulle écoute minime-immense, tout autre dans l’intime, 

capable, au plus près,

de se recourber en le plus simple pli somptueux,

et  d’...

accueillir

 

 

rien, donc, sinon

une figure, barbouillis excrémentiel, toute de morne avidité

 

un oiseau qui happera automatiquement, à jamais

aveuglé

 

 

 

 

 

 

 

évasifs, ces vols

 

 

ah ! pourtant... oui : sur le côté, à travers les vitres,  

l’aube

n’est-elle pas de nouveau là ?

 

la beauté (aujourd’hui plus que jamais inexplicable comme un défi)

à portée d’un coup d’œil oblique si une seconde  je m’arrache à l’écran

 

comment  --  et à quoi bon (alors que... ?) --  noter du tout proche   -- avril-mai 2018 ...

 

choses naturelles (ou semi-) ? arbres-alliances  -- les dire, un instant, serait-ce trop... se faire croire ?

 

le cerisier mort que nous avons fait enfin abattre (en reste un tronc coupé à un mètre du sol, tranche orange avec cercles – et d’autres tronçons posés ça et là) ; l’autre vieux cerisier, encore en vie ; et puis des arbres plantés il y a un demi-siècle – le magnolia  --  ou, un peu plus tard, le figuier, les pommiers, les  pruniers,  le cognassier, l’olivier,  le kaki... chacun d’eux familier, identifiable individuellement...

et animaux doucement, au fil des mois ou années, quasi apprivoisés : écureuil(s) (un, parfois deux ou trois) jusque dans la cuisine, mulots aussi, ou un vieux rat peut-être aveugle égaré jusque dans la cuisine.

 

et ...

« observer » les oiseaux ?

mésanges (charbonnières, bleues, ou, soudain, boréales) et merles et moineaux et pinsons – parfois le rouge-gorge (toujours seul sauf une fois où je le surpris à donner la becquée...)

ou gros-becs, verdiers, becs-croisés, chardonnerets

couleurs de nature à être vues, pour vibrer non moins que cris, chants, appels, défis..

 

(et encore, à l’approche du printemps, déjà, des geais, corneilles parfois, et, bien sûr, les pies, intrusives comme jamais, comiques.)

ou, soudain, merveilles, un pivert, ou ce pic-épeiche, --

 

joie aussi des noms

oui, il y aura eu ce don foisonnant et bientôt oublié (éventail frémissant, la balayeuse attention soudain replie tout).

 

 

*

 

 

« oiseaux tristes »

 

Ravel

 joue Ravel 

 

c’est une photo trouvée sur internet :

comment ne pas y entrevoir qu’en ces instants,

du musicien

(tenté  -- par quel défi ? --

de dériver dans une obstination folle,

en une répétitivité  mécanique)

nul

n’aurait su voir le regard – d’oiseau ?

 

 

*

 

et pourquoi empêcherais-je de revenir ici, depuis une quelconque année passée,

ce peu de lignes (becs et brindilles)

picorant l’air du temps ?

 

8. h., début mars : qu’est-ce qui vient de cligner dans la minute précédente, au-dehors ?

 

aux ramifications noires qui sur fond du ciel pâle de l’aube paraissent, vues d’ici (à travers les vieilles vitres, verruqueuses par endroits), aussi fines

que des mailles

 

s’est  pris ... quoi ...  une palpitation  – un battement, probablement, d’aile  (à contre-jour), ramier ou corneille...

 

et tout le senti a été, vibrant comme une toile,

brièvement sûr

 

rien de « nécessaire » ... mais ... si cela

n’arrivait plus

jamais... alors... quelle

mort ?

 

 

 

inouï ? réel

 

poèmes d’oiseaux (Keats, Hopkins...) ? faudrait-il un catalogue (au bord de Messiaen)?

 

il en est un qu’entre tous j’ai pu (dû), au hasard des années, me réciter  – me retrouvant (Corée..., Soudan..., etc., là  où je ne parlais pas la langue... ) dans quelque train  ou telle chambre inconnue

 

une nuit où, depuis l’autre côté de la terre,

 j’appris au téléphone la mort d’un des  plus proches : Cl aude Lefort,

je ne pus que me chuchoter

ces vers happant

– confondant dans quelle substance à l’impossible goût ? –

espace et temps

 

ce poème du, oui, réel

 

 

Petit Air II

 

Indomptablement a dû
Comme mon espoir s'y lance
Eclater là-haut perdu
Avec furie et silence,

Voix étrangère au bosquet
Ou par nul écho suivie,
L'oiseau qu'on n'ouït jamais
Une autre fois en la vie.

Le hagard musicien,
Cela dans le doute expire
Si de mon sein pas du sien
A jailli le sanglot pire

Déchiré va-t-il entier
Rester sur quelque sentier !

 

« commenter » ce mince poème (« de la longueur d’un sonnet », en heptasyllabes) ?

non : à tâtons, il faudrait (« faudrait » !) réaliser (si peu) ce qu’aura pu être, timide, un vital-furtif « avec »...

 

 dans son Calendrier de l’humilité, Miklos Szentkuthy parle de « Ma vie conjugale avec Rembrandt ».

« Ici [...], explique-t-il, je n’ « analyse » pas, je ne dis pas non plus de métaphores, mais j’inventorie une association toute simple et prosaïque qui a grandi en moi depuis mon enfance. Ma relation avec Rembrandt est absolument identique à celle que j’entretiens avec certains hommes ou femmes : cela me viendrait-il à l’idée d’écrire une « critique » ou une « étude » sur Mademoiselle X ? Si je parlais un jour plus longuement de Rembrandt, je ne pourrais donner d’autre titre à cet essai que :  My married life with Rembrandt. »

 

et  encore

                   comment y renoncer -- il faudrait insérer  ici un autre « avec » :

la fin d’un poème à peu près contemporain de « Petit air II »,

 

le « Henry Purcell » de Hopkins

où l’on voit-entend la musique

(même ou tout autre que tout  « hagard musicien » ?)

 s’abattre,

déployée-repliée (pourpre sourire d’un instant) en

un somptueux oiseau-tempête

venu marcher, avant de reprendre son envol,

sur quelque grève :

 

... some great stormfowl, whenever he has walked his while

 

The thunder-purple seabeach, plumèd purple-of-thunder,

If a wuthering of his palmy snow-pinions scatter of a colossal smile

Off him, but meaning motion fans fresh our wits with wonder. 

 

 

« with » ?

oui, il siffle-bat au tympan, tout frôlements et pulsations, le si vif poème-oiseau de Mallarmé

 

humblement impérieux, ses mots  -- mais pour être livrés à une métamorphose en laquelle le langage même se transfigurant deviendrait capable de... ?

 

élan ! oui : l’adverbe initial se précipite en prolepse

(cette dernière, dans un autre poème de Mallarmé bien antérieur, fut celle d’adjectifs se précipitant en un froissement de plumage furieux et blessé – dans, oui,

« Don du poème » :

 

 Noire, à l’aile saignante et pâle, déplumée,

 [...]

L’aurore se jeta sur la lampe angélique )

 

l’initial « Indomptablement »   (intrusion d’un « don »  cruel) déplie, hérissé tel un cou d’oiseau, ses cinq sombres syllabes  -- à l’étrave, donc, du poème...

 

(où, encore, un poème même palpite-t-il en oiseau ?

 

... « Au seul souci de voyager » :

 

Comme sur quelque vergue bas
Plongeante avec la caravelle

Ecumait toujours en ébats

Un oiseau d’annonce nouvelle
Qui criait monotonement
Sans que la barre ne varie

Un inutile gisement
Nuit, désespoir et pierrerie
)

 

si « Petit Air II » entame cruellement le silence, c’est en se jetant vers quelque « là-haut » -- celui de cimes non-dites et pourtant sues là

 

oiseau tout d’étrangeté (à la différence de, par exemple, l’identifiable anodin « bosquet »), plus que solitaire --

mais en tant qu’ultra-familier 

 

cri unique  -- de force à décomposer tout bord entre « dedans » et « dehors » ?

 

                                             Non loin, Wallace Stevens :

 

Not Ideas about the thing

but the thing itself

 

At the earliest ending of winter,

In March, a scrawny cry from outside

Seemed like a sound in his mind.

 

He knew that he heard it,

A bord’s cry, at daylight or before,

In the early March wind. 

[...]

 

 

 

pour « réaliser » la dissolution de la plus connue-inaccessible des limites (« soi »/hors),

il faut qu’ici le langage s’étire, qu’il se décompose en monosyllabes qui vont jouer d’échos et rebonds perles noires de sons qui roulent et crissent en s’anagrammatisant : 

 

si de mon sein pas du sien 

 

c’est à ce prix que le poème (tel l’oiseau  -- « tiny bird » – inconnu et ultra-familier qui aura chu pour se déchirer gisant en lambeaux à terre) aura osé se faire apte à rejoindre, mais pour crument s’y écraser, le sol le plus dur  -- ce réel que tout instant à tenter de vivre implique/élide

 

 

 

 

 

Mars 2019


[1] LI Jinjia, l’ami poète chinois de Meung-sur-Loire, relève (7 mars 2019), dans cette citation-souvenir d’un quelconque manuel ornithologique,  une erreur.

C’est « pelotes de réjection » qu’il faut dire.

« Déjection » ? en français, c’est du fécal (« stercoral », dit Littré) :  j’aurai confondu bec et anus.

Cependant, ce mot m’aurait-il été soufflé, depuis l’anglais (où « dejection », c’est le découragement, voire la détresse), par le souvenir d’une lecture (qui m’est resté inoubliable, à travers les années, telle une haleine nocturne) de Coleridge ?

« DEJECTION : AN ODE  -- WRITTEN 4 APRIL 1802 »  -- tel est le titre du poème (au centre duquel vibre, magnifique, la formule  : « O Lady ! we receive but what we give »).  Poésie de l’obscurité sans issue. Poésie de l’abattement : chute face contre terre.

Claude Mouchard