Walser et Kleist

Claude Mouchard

Naïvement d’accord? (Esquisse sur Robert Walser)

«A ne surprendre que naïvement d’accord La lèvre sans y boire ou tarir son haleine

Un peu profond ruisseau calomnié la mort. » Mallarmé, Tombeau de Verlaine

On est perplexe, lorsqu’on lit l’œuvre de Walser, ou quand on suit (dans ses lettres en particulier) ses démarches têtues et capricieuses : s’avance-t-il, dans ses textes aussi bien qu’en s’adressant à ses proches ou à des éditeurs, totalement à découvert ? ou bien procède-t-il selon une ruse énigmatique ?

Un destin qu’il se serait à lui-même ourdi (et pourtant non sans naïveté !), voilà ce qu’on a envie, presque contradictoirement, de lui reconnaître. L ’oubli où son œuvre est tombée pendant quelques décennies (et qu’en France la tra­ duction de Jakob von Gunten — sous le titre L ’Institut Benjamenta — par Marthe Robert dès 1960 n’a pas suffi à rompre), n’est-on pas tenté d’en attri­ buer la raison à un dessein de Walser lui-même?

Le 24 janvier 1929, à un peu plus de cinquante ans, Robert Walser est interné à l’asile d’aliénés de Waldau. Sur ce point, comme sur celui de l’oubli, pour­ quoi a-t-on cru si aisément (Canetti y met un sombre enthousiasme) à une déci­ sion souveraine de Walser ? L’étude minutieuse, pleine d’humilité et de retenue, que Bernard Echte consacre (dans le dossier Pro Helvetia - L ’Aged ’Homme 1987 sur Walser) à cet internement nous replonge dans l’incertitude. Walser semble bien n’avoir signé le «document qui précise qu’il est interné de son plein gré» qu’avec répugnance. Bernard Echte rappelle d’ailleurs un propos que Walser a tenu à Carl Seelig (et que celui-ci rapporte dans Wanderungen mit Robert Walser) : « Pourfinir ma sœur Lisa m’a emmené à l’asile de Wal­ dau. Devant la porte encore, je lui ai demandé : “Faisons-nous bien ce qui convient?” Son silence fu t explicite. Que pouvais-je faire d ’autre que d ’e n t r e r ? »

A vrai dire, ces précisions n’invalident pas absolument la remarque — sim­ plement un peu unilatérale — de Canetti : « L ’expérience qu’ilfit de la “lutte pour la vie” le conduisit dans la seule région où elle n ’existe plus : une mai­ son de fous, couvent des temps modernes*. » Elles s’y juxtaposent, à cru.

* Territoire de l’Homme, trad. par Armel Guerne, Albin Michel, p. 291.

96

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

Car Walser nous met dans l’impossibilité de trancher. Nos catégories s’y émoussent. Walser — « vie » ou « œuvre » (sur ce point également les distinc­ tions dérapent) — s’avance tel que nous ne pouvons croire ni qu’il décide de son sort, ni qu’il subit innocemment la cruauté du monde.

*

« Il nefaut que simplifier », écrit Walser à sa sœur ; « c’est une chose magni­ fique que de simplifier. »

Walser a la force de libérer une troublante simplicité. Il fait surgir sous son avancée un chemin qu’on n’aurait pas imaginé : c’est une crête d’où, lecteurs, nous ne cessons de retomber lourdement, roulant le long de l’une ou l’autre pente.

Lire Walser, n’est-ce pas, chaque fois, découvrir une mince ligne claire, un sillage d’évidence inespérée ? Bien sûr cette ligne paraît vite se perdre, elle poin­ tille, mi-dissoute... Et puis la voici reformée, brillant un peu plus loin, recon­ naissable quoique non prévisible.

En revanche, les successifs moments du texte — récits, descriptions, propos — semblent flotter. Dès leur émergence, ils sont déjà disjoints du sil­ lage qui va les laisser en arrière. On dirait d’ailleurs qu’ils ne peuvent trouver leur juste mesure, et qu’ils sont, non par maladresse mais inévitablement, un peu trop développés, ou brusquement elliptiques. Selon les écrits de Walser, selon les périodes, ces traits s’estompent ou s’aggravent — jusqu’à l’angu­ leux, au hérissé. En même temps c’est par là — par ce qui pourrait passer pour de la gaucherie — que nous est rendue sensible l’allégresse de la ligne qui va, juste au-dessus, toujours légèrement au-delà. On goûte là une agilité presque animale. Une joie légère, insolente.

*

Qu’est-ce qui le guide que nous ne voyons pas? Qu’est-ce qui l’appelle? Quel impalpable «accord» sait-il d’avance?

Kleist, tel que Walser nous le conte dans Kleist à Thoune — c’est l’une de ses proses les plus merveilleusement bondissantes (publiée en 1907, elle a été traduite en 1973 par John E. Jackson dans L ’Éphémère n° 19/20) — semble un instant pouvoir trouver devant lui, ou tout autour de lui, de quoi se sentir, dans l’espace bleu de l’été, appelé et soutenu :

« L ’air embaume de tilleuls et de sapins et de fleurs. Il y a là un carillon tranquille, àpeine perceptible, il l’entend, mais le voit aussi. C’est là ce qu’il y a de nouveau. Il veut de l’insaisissable, de l’incompréhensible. Dans le bas,

sur le lac, se balance un bateau. Kleist ne le voit pas, mais il voit les lampes, qui l ’accompagnent, vaciller de-ci, de-là. Il est assis, le visage penché en avant, comme s’ildevait êtreprêt au saut de la mort dans l’image de laprofondeur splendide. Il aimerait mourir dans cette image. Il voudrait n’avoir que des

97

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

yeux, n’êtreplus qu’un seul œil. Non, tout, tout autre chose. Ilfaut que l’air soit un pont et tout le paysage un dossier sur lequel prendre appui, sensible, bienheureux, épuisé... »

Walser (grâce à ses souvenirs de Thoune, où il fut en 1899) se donne l’image de Kleist dans le paysage. Il dit Kleist se penchant, s’appuyant sur « l ’image de laprofondeur ». Appui paradoxal (vite dangereux) pour Kleist. Soutien pour Walser — mais brièvement, élusivement.

Et puis Walser s’identifiant — mais dans la double instabilité qu’il attribue à Kleist et qu’il donne à son propre dire — à Kleist ne s’appuie-t-il pas sur l’identification, scrupuleuse et passionnée, de Büchner avec Lenz (dans la prose intitulée Lenz) ? Reflets ? ils aident, oui, et accueillent, comme en l’anticipant, le geste à faire, mais il faut qu’ils soient par ce geste à l’instant où il se fait, mis en suspens — et, soudain, dissous en pur élément libre, inattribuable...

*

En un éclair, le geste à faire — la phrase qui va se dérouler imprévue — est appelé par son tracé qui déjà brille dans l’air. Dire, alors, c’est bondir vers sa propre anticipation, c’est effectuer ce qu’on devine : cette zébrure qui file, sinueuse, à peine perceptible, entre ce qui se trouve là.

Est-ce «naïveté» que cette certitude? Cet accord n’est-il pas un peu trop un acte de foi? De la crédulité?

«Ilfaut que l’air... » : l’allant, soudain, peut être saisi comme trop tendu. Est-ce qu’on ne veut pas croire, ici ? Est-ce qu’on ne sefait pas croire ? Serait-ce là l’usage de la poésie?... C’est nécessairement, alors, que la prose de Walser pousse Kleist vers d’autres moments où tout se retourne : «Il est si doulou­ reusement heureux, trop heureux, et par là si angoissé, si sec, si douloureux. Si seul. » Ou, plus loin : « Son visage a les traits et la couleur d ’un être à l’âme entièrement rongée. Ses yeux sont encore plus morts que ses sourcils... »

Le mot d’«image», peut-être, et l’excès de beauté dite auraient dû nous en avertir : il court du doute — en rides d’ombre sans consistance — jusque dans les plus lumineux passages de Walser.

*

Les chemins aériens de Walser sont fragiles. A tout instant, ils pourraient n’avoir jamais été. Passages soudain dissous, voies décomposées.

Dire, chez Walser, c’est passer. C’est arracher, encore et encore, la possibi­ lité de ce passage, là, juste devant.

Le coût, ici, ne se mesure pas, comme chez Flaubert, en «travail», temps passé, ahanants efforts. Peu de préalables, nous le savons; guère de brouil­ lons ou de corrections. Il faut aller. C’est à mesure, dans un déséquilibre tou­

98

«Il faut que l’air soit un pont...»

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

jours rattrapé, dans le jeu qui se mène, parfois si âprement, entre la certitude qui file trop claire et l’excès-défaut où reste ce qui est posé (raconté, décrit, évalué) — que la phrase acquitte son prix.

*

Tâche légère et déchirante, toujours reprise, instantanée : W alser doit lais­ ser place à cet abstrait passage, au-dessus et au-delà de ce qui lui vient à dire. Tout ce qui se fait récit, description, déclaration, à chaque moment d’un

écrit de Walser, bat, finement mais implacablement désajusté, sous l’effleu­ rement d’un vent pâle. Rien ne se fixe sans prendre une consistance inquié­ tante : trop proche, et peut-être creuse. Dans les instants de plus vive effervescence narrative il flotte, pénétrante comme une odeur, de l’ironie. Ou plutôt de la distraction : lecteurs, c’est au moment où l’émotion est en nous imminente, que nous sommes plantés là — irrités, alors, humiliés peut-être, d’autant plus liés à ce qui fuit.

*

Dans la juxtaposition où ils sont délaissés, les moments successifs du texte de Walser prennent, sur ce qu’ils présentent, racontent, commentent, une sin­ gulière puissance d’égalisation.

Toute hiérarchie, dans les romans de Walser, est en péril. Il ne s’agit pas seulement d ’une solidarité ambiguë entre le haut et le bas (« Sérieusement, est-il dit dans L ’institut Benjamenta, les gens qui obéissent ressemblent générale­ ment trait pour trait à ceux qui commandent. Un laquais ne peut faire autre­ ment que de prendre le masque et les allures de son maître, afin de lesperpétuer,

pour ainsi dire en toute candeur. »). Et c’est encore moins une inversion du haut et du bas. Dans le temps souvent lacunaire, et soudain trop plein —blocs qui s’écartent ou se chevauchent — du roman, toute figure de la puissance, de l’autorité, du jugement (le patron de L ’Homme à toutfaire — ou le direc­ teur de L'Institut Benjamenta) perd sa portée : le moment où elle resplendit déjà se laisse oublier; elle n’aura pu tonner qu’enclose en ce qui, bien vite, reste en arrière.

C’est aussi dans de très brèves séquences que les évaluations s’affaissent. Walser parsème ses récits de commentaires et d’approbations — mais, aussi­ tôt, les voilà démentis par un caprice, un sursaut d’impatience.

A sa façon, immédiate et rusée, Walser vit-écrit les paradoxes de l’évalua­ tion, et la tentation ironique du relativisme. Comme il en joue, en paillette ses textes !C’est aussi le conflit des différentes sphères de valeur qu’il se plaît à enfiévrer, d’un mot, d’une phrase qui se recroqueville, noire brûlée. «J’ai agi vilainement (écrit Perceval à son amie, dans La Rose) à force de goûter la beauté. » Ou bien : «Le mal (lisons-nous dans Tobold) est aussi beau que le beau. »

99

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

*

Quand un texte de Walser se livre à une pure univocité, alors il vibre, sous l’effet d’une tension qui croît, et jusqu’au risque de se rompre.

L ’ascension nocturne, prose de moins d’une page (traduite dans Poésie n° 19), est en proie à une exaltation sans relâche. Toujours plus de joie et debeauté!«Unejoieprofondes’emparademoi. J’étaisheureuxd’êtredans la montagne. Et l’air pur, frais, froid. Comme il était superbe. Je l’inspirai passionnément. » Rien n’est raconté ou décrit qui ne soit sur-le-champ approuvé : « Oh qu 'elle était magnifique, cette première ascension dans la nuit.

Tout si calme. Il y avait du sacré sur toute chose. La vue des sapins noirs me donnait une joie profonde. »

Cette randonnée en montagne est donc aussi une ascension dans l’admira­ tion. Jusqu’à quel déploiement sans mélange de la beauté va-t-on s’élever? jusqu’à quelles exclamations dilatées, quel asthme de joie?

Bien entendu, l’affirmation répétée de la joie et de la beauté («nuit... divine», « mélodie si exquise », « dire et... chanter si pleins de mystère ») tout en se cris­ pant en stéréotypes compulsifs, fait peur. Une sombre contrepartie, mena­ çante, est impliquée.

Le court récit semble vouloir s’achever sur une rencontre qui, simple comme (dit-on) les rêves d’enfant, ou comme une image, comblerait l’attente. « Quelqu’un m ’attendait. Et comme c’est beau d ’arriver, par une calme nuit bruissante, dans un coin de nature désert, haut situé, à pied, tel un rude compagnon allant son chemin, et de savoir qu’on est attendu par un être aimé. Je frappai. Un chien se mit à aboyer, ce qui résonna au loin. »

Mais ce qui accourt enfin — « J ’entendis quelqu’un venir en courant des­ cendre les escaliers en toute hâte», ce qui est tout proche — «la porte fu t ouverte», ce qui éclaire et dévisage — «quelqu’un me tendit la lampe ou la lanterne devant le visage», cela n’est pas visible, cela n’entre pas dans la lumière. Car, sur un «on me reconnut» qui n’a pas de réciproque, c’est la rupture, dans un bégaiement : «Oh, c’était beau, c’était si beau». Collapsus au plus haut point de l’univocité.

Sans doute cette ultime exclamation approbatrice sonne-t-elle comme une supplication apotropaïque : il faut, une seconde encore — ou plutôt, à jamais, puisqu’alors le texte s’arrête — suspendre la rencontre. Ou bien, si cette der­ nière s’impose, c’est la possibilité de dire qui s’évanouit : «— —».

*

Devrions-nous alors, savants lecteurs, reconnaître l’innommable, et identi­ fier — ou nous assurer que nous pourrions identifier — ce qui est trop mena­ çant pour être montré dans Ascension nocturne ?

Canetti risque un pas dans ce sens. Walser, affirme-t-il, « est lepoète leplus caché qui soit. Il va toujours bien, il est toujours ravi de tout. Mais son exal­ tation demeurefroide, sinistre même, parce qu'elle omet une partie de sa per­

100

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

sonne. Il devient tout entier l’extérieur de la nature et, sa vie durant, il renie l’essentiel, le plus profond : son angoisse. »

N’est-ce pas négliger que l’angoisse aussi vient parfois à être dite, chez Wal- ser ? Et n’est-elle pas alors exposée à son tour à se décoller, à flotter ? Présen­ tée au premier plan, voici qu’une claire ironie la frôle, l’imprègne, la corrompt.

Pour Ascension nocturne, on peut rester plus modeste. Le mouvement même du dire, en se livrant à l’affirmation du beau sans mélange, amasse nécessai­ rement ce qui soudain l’étouffe. Walser, ici, a donné ses phrases à l’univo­ cité, c’est l’interruption. Ailleurs, au contraire, ce sont des glissements, des retournements qui permettent de plus longs déroulements.

*

« Quelle joie et comme cela peut faire mal tout ensemble ! » Cette phrase de Kleist à Thoune conjoint immédiatement un terme et son retournement. Mais c’est l’ensemble de cette prose qui progresse en renversant chaque moment en sa contrepartie. Le climat, les saisons peuvent en être le prétexte : du « bai­ ser du soleil» à des «jours de pluie » où « ilfait affreusementfroid et vide ».

Le proche est vite ravalé par le lointain : « Il s ’assied sur un large banc vert etfendu pourjouir de la vue, mais ilferme lesyeux. Affreux comme tout cela semble endormi, empoussiéré et privé de vie. Ce qu’il y a de plus proche gît comme en une distance lointaine, blanche, voilée, rêveuse. »

Quand l’envol semble imminent, prêt à se confier à l’air, à l’abîme, c’est le vide qui se révèle. Mais le vide n’est pas la fin. Il arrive que ce soit une souffrance de ne pouvoir aller jusqu’au bout d’aucune épreuve, fût-ce celle du vide, ou celle du manque. « Que te manque-t-il, Henri, lui demande sa sœur avec gentillesse. Rien, rien. Il manquait encore qu’on lui demande ce qui lui manque. »

Vitesse de Kleist à Thoune (Walser dans plusieurs de ses proses retrouvera la vitesse comme un thème — jusqu’à la tardive et incontrôlable Promenade enauto) :«Plusloin. Toutcouleetsombreauxregardsdecôté, versl’arrière, tout danse, tourne et disparaît. »

Les successifs (et parfois quasi simultanés) moments, les renversements, le jeu des équivoques, les glissements — rien ne semble être véritablement orienté, ni devoir se dépasser en un terme ultime et enveloppant. Ce qui passe, vite, c’est plutôt un léger surcroît abstrait qui de tout se défait.

*

Comment ne pas alourdir de pathos l’allégresse qui, chez Walser, subsiste, parfois si furtive, si près de s’éteindre, là même où il s’agit de dire l’angoisse ou la terreur? Victoire rapide. Vol qui rase.

Est livré à la prise et à la déprise ce qui, émergeant plein d’éclat ou gonflé d’ombre, dit en joies ou douleurs, aussitôt ploie, laisse filer.

101

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

L’écriture de Walser est hantée d’une attention qui ne comprend pas, n’a pas à comprendre ce qui est dit. Le passage lumineux abstrait qui suscite et délaisse à la fois les divers moments du texte a ce pouvoir (enfantin?) de ne pas être tout à fait contemporain de ce qui est présenté. Trop tôt, trop tard : les phrases de Walser sont affectées d’une boiterie dyschronique qui nous charme.

*

« Versimple nur. » Simplifier, c’est tout. Et peut-être aussi : se faire sim­ ple, simplet, balourd, en avance, en retard, ne comprenant pas, habile à ne pas comprendre...

Walser est disponible pour assurer dans ses phrases le passage d’une décon­ certante simplicité. N’est-il pas lui-même, d’un geste, d’un élan qui bascule, ce passage? Il est, disant, cette simplicité, cette trouée trop claire. Il est dans ses phrases trop près et trop loin de tout ce qui y est saisi, présenté. Il égalise les moments et les laisse, juxtaposés, hérissés, jusqu’à l’incohérence.

Walser n’a pas le sérieux qui toujours sépare la vie et l’écriture — ce réa­ lisme où (au plus près de l’écriture, mais comme pour un démenti, par une grimace) il faudrait être écrivain parmi d’autres écrivains, occuper une place.

« Prévisions et supputations ne sont-elles pas quelque chose de profane, d ’impertinent et de brutal? L ’écrivain doit se laisser aller, avoir le courage d e s e p e r d r e , d ’o s e r t o u t , c h a q u e f o i s ; i l d o i t e s p é r e r , i l n e p e u t q u ’e s p é r e r . » Cette phrase (citée par Jean Launay, dans sa postface pour sa traduction des Enfants Tanner) vaut aussi bien pour la façon de vivre de Walser que pour ses phrases. Elle dit aussi l’entrecroisement incessant, chez lui, du vivre et de l’écrire, la trouée réciproque de l’un par l’autre.

*

Blanche-Neige — dans le «dramolette» de Walser du même nom* — dit la force du « sentir » :

«Je sens, moi ! Sentir pense vif.
Il sait exactement la chose
en tout point. Oui, pardonnez-moi, sentir se figure une chose
plus noblement que la pensée. »

Sentir, participe — en se substituant agilement à la pensée, en s’insinuant dans le jugement — de ce qui glisse et passe dans les proses de Walser. Sentir, grâce à l’enfant Blanche-Neige (séparée des autres par le soupçon et le doute, bien sûr, mais aussi par une irréparable étrangeté temporelle), égalise, sou-

* Robert Walser, Blanche-Neige, trad. de Hans Hartje et Claude Mouchard, Le Nouveau Commerce.

102

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

plement ; sentir, tout de fluidité, est rebelle à se laisser déterminer dans l’entre­ choc des opinions et des jugements :

« Je prise donc peu la pensée. Pleine d ’opinions et de poses, elle ne fa it que rabâcher.

Voilà, tels sont les faits, dit-elle, bornée en son mesquin verdict. Gare au juge qui, sans plus, pense ! Son jugement a mal au ventre!»

Curieux moment : le sentir, par la bouche de Blanche-Neige, plaide ; argu­ mentant, appréciant et dépréciant, il devient presque lui-même le juger et le penser. Mais sa virtuosité même est aussi ce qui le fait bientôt glisser plus loin ; ce chuchotis un peu trop agile pour être entendu, cette fièvre, qui isole Blanche- Neige des autres, tout indique que déjà le sentir se déprend, et glisse...

*

Dès Blanche-Neige, ce qui est peut-être, chez Walser, le plus grand danger, révèle sa menace.

Il ne faut qu’une faible chute, un mince affaissement, pour que le sentir tombe, ou retombe, dans l’anesthésie. «Insensible aux vents chauds de vie» — telle se dit Blanche-Neige, qui vient d’avouer qu’elle «ne demande plus rien / qu’être morte en souriant, morte».

«Gelée et froide» : Blanche-Neige ne cesse jamais de frôler cet état. Elle peut à tout instant y retomber. Ou plutôt : ne lui arrive-t-il pas d’aspirer à le retrouver ? Cesser d’être en proie à la fièvre ! Ne plus être cet afflux intem­ pestif, ce regard écarquillé d’une enfant trop tôt ou trop tard venue, cette atten­ tion qui ne peut se laisser convaincre, ce sentir qui frôle les autres, les devine trop intimement, vient plus près qu’ils ne le sont d’eux-mêmes...

La neige, très tôt chez Walser — dans ses précoces poèmes —, est ce qui dans l’air « titube», « le grouillement desflocons, la neige, la neige» ; légère, fébrile, elle va vous dissoudre, consentant, brûlant d’excitation, pur sentir... Mais voici qu’elle se dépose, s’arrête, fige : anesthésie.

*

Ce qui, sous le passage temporellement étranger du sentir, sous l’effet de sa fébrilité, dans la trouée claire, se montrait hirsute, juxtaposé, tout le raconté, le décrit, l’évalué, toujours en trop ou en défaut, mal ajusté, tremblant, dou­ cement battant : tout cela ne s’arrête-t-il pas, à certains moments, crispé de froid ?

103

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

Qu’est-ce qui tarit la possibilité de la vitesse ? ou plutôt : qu’est-ce qui cesse de l’appeler, de l’induire? Comment l’accord, où courir se restituer, s’est-il évanoui ?

Mort, le jeu des contreparties ; inutile, le retournement des évaluations. Tout est égal. La mise à plat de toute hiérarchie devient — ou se révèle — indif­ férence.

*

Qu’est-ce, pourtant, dans la poésie, que la nécessité — évidente, aveuglante — de pareils vols de faux soudain inertes ? Pourquoi, ces moments où s’affaisse le hiérarchisé, où les évaluations se résorbent ? Doit-il être encore et encore frôlé, le risque d’une affreuse et terne indétermination? En quoi l’anesthésie est-elle quasi inhérente au pouvoir-dire poétique ? La poésie ne trouve-t-elle pas là un moment plus inévitable, et plus réel, que ce qu’on aime à déplorer sous le nom de relativisme?

Walser écrit avec ce danger. Le clair surcroît qui traverse ses phrases, et la distraction légère qui toujours les fait se déprendre de ce qu’elles disent, quand les sentons-nous soudain jumeaux d’une immense inertie ?

A tout instant, chez Walser, peut émerger, gris chaos étalé, la mate surface de l’égal. Mais c’est la force de Walser de faire rythme de ce risque. Encore la force doit-elle lui en être donnée — par l’accord que nous ne voyons pas.

104

© ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

Claude Mouchard