Avec Queneau
Poussière et traces
«... une sorte de grenier où sèchent les oignons, où germe la poussière...»
Morale élémentaire
Quelles sont ces traces ?
Des pas de limace ?
Le vol du coucou ?
Le cri du hibou ?
Quelles sont ces traces ?
Là-bas sur la place
le vide est partout
Morale élémentaire
Le chapitre « CXII » du « Livre sixième » des Enfants du Limon est tout entier consacré au balayage. Ast nettoie la cabane où jadis (« Livre quatrième ») Daniel, Noémi et Agnès enfants avaient installé leur « laboratoire ». Il en évacue diverses débris. Seul un cure-dent résiste, « planté dans le sol ». Et la poussière ? Avec cette dernière, le balai ne peut en finir. Il subsistera toujours une « vaguelette poussiéreuse », une « petite marge poussiéreuse qui ne se laisse jamais entraîner dans la pelle par le balai ». Le texte, alors, insiste : « On réussit à l’amincir sans jamais la faire disparaître entièrement ; lorsqu’on constate que chercher à la diminuer encore plus serait se fixer une tâche illusoire et dénuée de toute portée pratique, le plus simple est de disperser le résidu aux quatre coins de la pièce. »
Ce chapitre s’étale sur deux pages et demie (après un chapitre CXI constitué seulement du premier vers de la Divine Comédie). C’est avec minutie qu’il s’attarde aux résidus des jeux scientifiques d’enfants de jadis, ou plutôt à leur élimination. Il prend d’ailleurs – au « on » – une énigmatique portée générale et trouve une discrète ampleur parabolique en se livrant au minime.
La poussière s’insinue dans l’oeuvre de Queneau. Elle y est parfois dite en bouffées. Ou, plus insidieuses, ce sont des nappes qui glissent et sollicitent – comme une menace ou une séduction – tout ce qui s’édifie, tout ce qui se dresse, tout ce qui s’entête à durer.
On la retrouve des premiers aux derniers écrits, et aussi bien en vers qu’en prose. Y aurait-il, lisant Queneau, à recueillir une anthologie de la poussière – et du sable aussi, et de plusieurs autres substances poudreuses ou granuleuses ? Quelques pages n’y suffiraient pas...
Rien, certes, d’exhaustif. Rien qu’une traversée allusive de plusieurs écrits de Queneau (des poèmes surtout) – au risque de réduire les distances entre leurs situations historiques ou les écarts entre leurs positions d’écriture. Ces endroits, il est vrai, sont ceux où les textes eux-mêmes cherchent à descendre au bas du temps, où ils ont besoin de rejoindre une sorte de non-temps. Ils participent alors d’une égalité dans la décomposition. Par moments seulement. Jamais l’égalisation dans les étendues de l’infinitésimal n’est un résultat. Rien de définitif. Rien que pulsations de la poussière.
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Effet d’époque : disant la poussière, Queneau voisine avec d’autres auteurs ou artistes, qu’il les connaisse ou non.
Soulever la poussière et, en la présentant, crier la pauvreté des « hommes creux », comme dit T.S. Eliot, et la destructibilité d’un monde sans stabilité, durée ni grandeur ? « I will show you fear in a handful of dust » lit-on dans The Waste Land (1921-22) (« Je te montrerai l’effroi dans une poignée de poussière » traduit Pierre Leyris, dans T.S.Eliot, Poésie, Seuil). Plus tard, trois vers des Quatre Quatuors (1936-1942) suffiront à suggérer la fin, dans la poussière, de toute histoire ou la perte de tout abri : « Dust in the air suspended / Marks the place where a story ended./ Dust inbreathed was a house (...) ». (« De la poudre en suspens dans l’air / Marque une histoire terminée. / cette poudre fut un logis (...) »)
L’emportement apocalyptique n’aura pas été étranger à Queneau. « Les derniers jours », un poème très précoce – daté de 1917 (Pl.p.709) – est prophétique et catastrophiste : « ––– Et le soleil n’est plus qu’un astre noir, / il n’y a plus ni jour, ni nuit, /Car tout est plongé dans le Néant Relatif. / Et des hommes petits, vils, courent et courent / Comme des fourmis. Ils sont aveugles. »
Epoque ? Celle des destructions massives des deux guerres mondiales. Queneau n’a probablement pas lu Nelly Sachs, mais comment ne pas penser un instant à Eli, poème-pièce de théâtre (Nelly Sachs dit : « mystère ») où la poussière happe et fait se décomposer vivant le soldat assassin d’un enfant juif ?
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Sarcastique – contre toute pose, tout prétendu enlèvement vers le haut –, la connivence de certaines oeuvres avec la poussière ?
« (...) de tristes nappes de poussière, écrit Bataille envahissent sans fin les habitations terrestres et les souillent uniformément : comme s’il s’agissait de disposer les greniers et les vieilles chambres pour l’entrée prochaine des hantises, des fantômes, des larves que l’odeur vermoulue de la vieille poussière substante et enivre. » (Documents 1929, n°5, article « Poussière » – cité par Didi Huberman, La ressemblance informe, p.50-51)
D’autres retours « à ras », à « zéro » s’imposent chez Michaux ou Beckett. Ou, visuellement et tactilement, chez Masson. Dans « Topographies, texturologies » (Prospectus et tous écrits suivants, Paris 1967, II, p.155), Dubuffet écrit :« Jamais rien d’exceptionnel dans mes travaux. (...) C’est de banalité que je suis avide. La chaussée la plus dénuée de tout accident et de toute particularité, n’importe quel plancher sale ou terre nue poussiéreuse, auxquels nul n’aurait l’idée de porter son regard – délibérément du moins – (encore moins de les peindre) – sont pour moi nappes d’ivresse et de jubilation. »
C’est en se faisant latéralement parente de ces « nappes » et de tout ce qui indéfiniment s’égalise, c’est en restant obstinément en contiguité avec les déchets et déjections, c’est encore, si elle recourt au langage (là où Dubuffet et Queneua voisinent presque dangereusement), en recevant de côté mots et phrases tels que, partout dans la rue, dans la vie, ils s’effritent ou se recomposent, que l’oeuvre trouve une possibilisation inépuisable.
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« Nappes d’ivresse et de jubilation », dit Dubuffet. « Tristes nappes de poussière », écrivait Bataille. Dans les romans aussi bien que dans les poèmes de Queneau, si des nappes grises se glissent, c’est plutôt pour être dites de manière ambiguë – comme en offrant deux faces toujours susceptibles de passer l’une dans l’autre, entre angoisse et sourire, avec un humour inquiet.
Serait-ce parce qu’elle apparaît volontiers en des endroits des écrits de Queneau où ils cherchent à s’assurer de leur cohésion et de leur permanence, mais où la pensée même hésite ? Par la poussière, alors, un contact a lieu entre le très déterminé, rigoureux, et l’indéterminé, latéralement traversant, fuyant, invenveloppable... Les constructions de Queneau, dans leur précision même, sont de nature à ne jamais exclure l’indéfiniment fuyant. Leurs tracés d’épures seraient plutôt faits pour s’en laisser transir. Aussi ces passages ou ces appels de la poussière semblent-ils animés d’une immédiate nécessité. Ils paraissent libérateurs – en furtifs retours à zéro et chuchotis. Cependant, ils peuvent toujours glisser au désarroi, voire exhaler une secrète terreur.
C’est après la mention laconique d’une « angoisse démentielle » du « je » que, dans « Cassure et persévérance » (un sonnet de Fendre les flots), apparaît la poussière, celle d’un « chemin », et qui est dite «s’ébranler ». Rien, alors, d’une entrée en mouvement jubilatoire. Ce tremblement révélerait plutôt l’imminence d’une catastrophe. Tout effort pour s’élever ou pour édifier – « de la base au sommet » (on pense au titre de Char : « Recherche de la base et du sommet ») – menacerait-il alors ruine ?
Un rien un souffle a fait s’ébranler la poussière
du chemin qui menait de la base au sommet.
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La poussière n’est pas seulement dite au singulier – en masse ou essaim, ou, fluide, sous forme sans contour. Elle ne cesse pas d’être également plurielle : « poussières ». Par exemple dans le premier vers du poème « L’usure », qui ouvre le recueil Battre la campagne (Pl. p.435) :
Taches, usure, poussières
Un autre poème de ce même recueil (p.493) est intitulé, au singulier, « Poussière ». Mais c’est pour en venir, dans sa strophe centrale, à une active pluralisation, dans des vers qui différencient l’indistinct:
dans cette poussière il y a
de quoi rêver
du pollen des fleurs décédées
de la bouse de vache séchée
des éclats amenuisés
de silex ou de calcaire
du bois très très émietté
des feuilles pulvérisées
quelques insectes écrasés
des oeufs de bêtes innommées
Du « pollen » aux « oeufs » : la liste s’ouvre et se clôt sur ce que la poussière recèle de fécondité. Mais une autre fécondité, unie à la première mais distincte, a été, brièvement, celle du poème décelant dans la poussière « de quoi rêver » – c’est-à-dire y trouvant matière à se dévider en vers rapides. De surcroît, les formules qui détaillent les composantes de la poussière, alors même qu’elles associent répétitivement nom et participe (comme plus tard dans les poèmes de la première partie de Morale Elémentaire), logent en chaque vers quelque chose d’indéterminé.
... « innommées » disait le dernier des vers cités. Le mouvement de détailler se perd ici. Disant la poussière, il faut que le langage et son pouvoir de nommer ou de classer accepte ce qui le déborde, et qu’il s’y perde... Rien là, cependant, n’annule la brève jubilation qui aura été celle du poème à rendre distinctes dans notre attention toutes ces choses minuscules.
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Les vers ou les phrases en prose de Queneau ne se lassent pas de reconnaître ce qui à première vue ne se laisse guère distinguer : « dignité du grain de sable » lit-on dans « L’esprit et la matière » (Battre la campagne, Pl. I p.517)
Sables ou poussières : c’est, grain à grain, la juxtaposition du quasi même, et c’est une latéralisation inorientée et rebelle à tout contour.
Avec le polystyrène, dans Le chant du styrène (Pl. I p. 241), Queneau fait de la multiplicité des grains une source de joie, une danse :
(...) Le polystyrène
Vivace et turbulent qui se hâte et s’égrène.
Et l’essaim granulé sur le tamis vibrant
Fourmillait tout heureux d’un si beau colorant.
Nul doute, à lire Le chant du styrène, que les vers ne s’attachent à ce qui les incite à essayer leur propre organisation et leurs rythmes. Plus généralement, chez Queneau, l’allégresse de certains égrènements – aériens et ponctuant un espace suggéré – ne vient-elle pas aussi de ce que les poèmes peuvent y jouer leur existence même ?
Les oiseaux s’égrènent le long des fils télégraphiques
lit-on dans Le Chien à la mandoline (dans « Il y a dans le fond quelque chose qui beugle »)
Avec le mouvement qui fait s’égréner les oiseaux comme sur des lignes consonne évidemment la manière de se poser qui est celle des mots ou des poèmes eux-mêmes. Battements vifs, à chaque fois, de brefs présents poétiques.
Ailleurs, dans « La main à la plume » (Battre la campagne p.465), les grains appartiendraient plutôt au support – blés couchés sous le vent – « sur » (aux deux sens du terme) quoi d’innombrables poèmes auraient à s’écrire. :
j’écrirai des myriades de myriades de sonnets
sur le vent qui couche les lourds épis de blé
Et une double promesse de fécondité est au passage affirmée : l’effervescence poétique qui s’amorce trouve appui sur l’anticipation de la moisson.
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Dans les égrénements, dans les juxtapositions vives ou orageuses qu’ils font naître, ne se jouent pas seulement les relations entre mots ou entre poèmes. C’est aussi avec ce dont ils parlent que les poèmes créent une relation de simultanéité, une dansante latéralité. Choses ou personnes, événements, configurations instantanés, tout ce qui vient à dire dans les vers rapides de Queneau insiste ; tout gagne le pouvoir de rester contemporain du présent bref de chaque poème ou de chaque vers.
Les écrits de Queneau en général, et spécialement les poèmes, n’avalent ni n’achèvent rien; ils suscitent comme contemporain ce qu’ils désirent dire et ils le laissent subsister. Du même coup, c’est selon leur réalité propre qu’ils se posent au sein ou au bord de l’éparpillement des existences, et qu’ils en participent.
Egrénements et multiplicités : serait-ce, chez Queneau, un choix sans équivoque ? Il arrive cependant que les poèmes s’avouent séduits, mais aussi menacés, par l’approche – pareille au frôlement d’un ample vol – d’une vérité une.
Tel est le cas dans quelques vers de Chêne et chien – dans ce texte où il s’agirait de laisser venir se formuler la « vérité » d’une vie, ou de faire s’imprimer dans les mots la « réalité », opaque à lui-même, d’un individu. Cinq vers (Pl. p.23), dans ce long et complexe poème, sont amorcés par une citation, en italiques, du « Don du poème » de Mallarmé (la citation, d’ailleurs, déborde hors des italiques, telle une tache noire qui gagne, là où « bitumée » parodie « d’Idumée ») :
Je t’apporte l’enfant d’une nuit bitumée
Ce qui s’approche alors et frôle le « je » ou le lecteur, c’est une « aile », c’est un « papillon réel » (et qui, insistant, reviendra). La vérité à dire enfin ? Mais on lit : « vérités ». La pluralisation est déjà à l’oeuvre :
l’aile est phosphorescente et l’ombre, illuminée
par ces reflets de vérités,
charbons cassés brillants, reflète en chaque grain
le papillon réel et qui revient demain.
Vers magnifiques, dissimulés et somptueux. Ils ne nient pas l’unité (« l’aile », « le papillon réel ») de ce qui demande à être dit. Mais ils reconnaissent dans la parole – celle de la cure psychanalytique (« mes rêves sont multipliés / par les récits à faire » disaient les vers qui précèdent la citation de Mallarmé) ou celle des poèmes – une non moins vitale multiplicité. C’est celle que disent les vers par ces « reflets » ou ces « charbons cassés brillants » qu’anticipait « bitumée »). Mais, en elle, c’est aussi le pouvoir de « chaque grain », parmi tous les autres, de capter l’unité qui fuit.
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Le « vivace et turbulent » des granulosités, l’aérien et le dansant, le scintillant, la jubilation des détails à dire, la fécondité des grains ou graines – tout cela nous a-t-il fait-il oublier ce que la poussière a d’excrémentiel et de décomposé, et ce qu’elle recèle (par exemple dans « quelques insectes écrasés ») de mort ?
Retour à la poussière : c’est ainsi que meurt le « je » dans « Le Havre de grâce » (L’Instant fatal, IV - Pléiade I, p.126-7) :
Je meurs par tout quartier et la ville entière
Saute dans le matin en petites poussières
Dont l’une fut mon coeur dont l’autre fut ma main
Et ma tête et mon pied et mes cahiers scolaires
Et l’angoisse et le pain et les jeux et la nuit
Un balai un balai pour toute la poussière
Il est vrai que, de la décomposition, ces vers font aussi une restitution. On pense à Bouvard et Pécuchet : « Après tout, (la mort) n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la nature ce qu’elle vous a prêté (...) »
Si le « je » du « Havre de grâce » retourne à la poussière, c’est comme à une infinitésimale et inépuisable appartenance. Serait-ce la certitude, pour ce « je » mourant, de ne pas (dirait Freud) « tomber hors du monde » ?
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Ambigue, la présence de la poussière. Quelque chose, chez Queneau, résiste à y trouver une certitude. Quelle assurance pourrait bien offrir la restitution à l’infime omniprésent ?
Certes, comme Diderot l’encyclopédiste (en proie, donc, à la multiplicité des savoirs) et comme d’autres après lui (Michelet dans La Mer), Queneau peut s’abandonner, et non sans lyrisme, à l’attraction des « grains » innombrables où la vie se réengendre sans fin : « .... l’océan accouchait/ de merveilles de monts et d’algues diatomées/ de grains albumineux de spores de pleine eau/ boiteuses bactéries rotifères grumeaux/ poivres gélatineux glaviots à l’air de morve/ milliasses de points vifs larmes à l’air de larve... » (Petite cosmogonie portative, Pl. p.204).
Mais Queneau épouserait-il, par exemple, les rêveries de l’Entretien entre Diderot et d’Alembert ou du Rêve de d’Alembert ? L’Entretien fait dire à Diderot : « Bonsoir, mon ami, et memento quia pulvis es, et in pulverem reverteris. », mais c’est pour annoncer bientôt que la poussière ne meurt pas, que toute « poudre impalpable » est faite encore de « molécules sensibles », et que chacun, après avoir vécu « en masse », est assuré de vivre « en détail ».
L’angoisse, chez Queneau, de la dissolution de soi ne s’apaise pas à si bon compte. La destruction de l’identité et de la conscience de chacun ne restent-elles pas, chez l’auteur des Enfants du limon, une énigme, et ne partcipe-t-elle pas du mal ? Contrairement à Diderot (« Je ne meurs donc point ? ... Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit... »), Queneau ne nie pas la mort : celle – à côté des autres, certes, ou parmi tant d’autres, mais néanmoins nue et solitaire – de chacun.
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Un très tardif et très ample poème de Queneau (l’un des « Derniers poèmes en cours », Pl. p.909 à 915) troublerait encore toute trop simple caractérisation de la présence de la poussière et de la mort. Dans ce poème sans titre, la poussière, en effet, se lève encore, pour la dernière fois.
C’est que ce poème dit la – ou une – résurrection des morts: « Tout d’un coup aussi sec voici qu’une trompette éclate/ en un long aboiement métallique qui se répercute aux quatre coins de l’horizon ». Et tous ceux qui alors se relèvent sont faits de poussière. « C’est de la brique humaine du ciment charnel poussiéreux ». Voici que s’ébranlent des « agrégats (...) formés pour la plupart de terre ou de suie / ou bien de cendre ou bien de grains de couleur neutre ». Voici que marchent des « tas de poussière » qui « vont donc au coude à coude »...
La poussière, alors, dans cet état inouï mais partagé par tous, est-elle définitivement ce à quoi appartenir ? Ce serait au moment où, précisément, s’abolirait enfin sa pulvérulence. Le poème en vient en effet à suggérer une réunification totale : « La terre se recolle en portant ces poussières », « La terre se nivelle en portant ces poussières », ou encore : « Pour tout le monde alors il y a de la place/ Le sol est bien uni, il n’y a plus rien qui plisse ».
Cette soudure finale, telle qu’elle s’esquisserait dans un présent intégral, n’a-t-elle pas la puissance d’une énorme simplification ? Celle, définitive, d’une terre nivelée, d’un sol où plus rien ne fait un pli ? Pourtant, ce grand poème qui fait se relever et marcher les morts en masse n’a pas effacé, chemin faisant, la question de la mort et de la résurrection pour chacun.
« Je », dès le début, a donné le départ : « A la tête des morts je reprendrai du poil de la bête » (Pl. p.909). Et « je » encore ressurgit plus loin avec éclat (p.911) : « Qu’est-ce qui pourrait bien résurrecter en moi ? A quoi bon ? je suis là comme / Je suis Eyeh asher eyeh ».
C’est aussi qu’en plusieurs endroits (et en particulier vers la fin du poème), la multiplicité innombrable, envahissante, est dite et martelée comme celle des identités personnelles
Ils deviennent ce qu’ils deviennent et ils sont ce qu’ils furent
Ils sont Untel tel qu’Untel au berceau
Ils sont Untel tel qu’Untel au tombeau (p.914).
Et il arrive bientôt (p.914 encore) qu’en peu de vers, le poème redescende des masses incomptables aux « unités » irréductibles qui les composent :
Ils sont bien des milliards, ils sont bien des millions
Ils sont bien des milliers, ils sont bien des centaines
Ils sont bien des dizaines, ils sont des unités
Et chacun se disant : Oui c’est bien moi c’est bien moi.
Cette résurrection n’a-t-elle pas impliquée, plus tôt déjà dans le poème (p.913), le retour en chacun de la conscience de soi ?
Et leur conscience recommence à leur dire c’est toi c’est toi
cependant que là-haut les trompettes s’époumonnent
*
« Pour tout le monde alors il y a de la place » dit, au passage, le poème de la résurrection. Dans cette affirmation ordinaire en même temps qu’apocalyptique se glisse peut-être l’inquiétude la plus générale et la plus intime que recèle ce poème. Le problème de la vie et de la mort de chacun, pour lui-même ou pour les autres autour de lui, le problème qui se reforme toujours entre brûlure de la présence et insaisissabilité de l’absence, est d’abord, très simplement, celui de la « place » occupée par chacun dans la vie commune. Or, au problème de « la place » de chacun, et à celui de savoir si « pour tout le monde...il y a de la place », les romans de Queneau aussi bien que ses poèmes n’auront-ils pas toujours touché, et sous les angles les plus divers ? Et n’est-ce pas là aussi que le sens même de tout « faire oeuvre » se trouve impliqué ?
Dans son introduction (1948) à la traduction de Moustiques de Faulkner, Queneau écrit quelques phrases d’une éloquence étrangement rageuse: « Le rapport de l’homme à l’oeuvre, quoi qu’on en pense, dans un esprit classique, ce n’est pas une recherche méprisable ; et ça transcende l’anecdote. L’écrivain, même crevé, est-il un tel néant que l’oeuvre puisse s’inscrire dans la « culture » humaine sans sa signification originelle d’oeuvre DE quelqu’un ? Alors ce quelqu’un est quelqu’un. Une littérature commence dans une civilisation lorsque le quelqu’un en question signe Homère, par exemple. On ne peut plus dès lors considérer cette signature uniquement comme quelques lettres assemblées, un mot ultra-particulier, un nom propre à l’abandon, perdu, plus utilisable, sans renoncer à toute curiosité humaine. »
« ... s’inscrire dans... » : l’oeuvre répondrait donc à ce désir élémentaire. Non sans que se révèlent certaines difficultés propres à sa réalisation ou à son mode d’existence. L’un des risques, pour Queneau, serait que l’oeuvre subsiste au détriment de son signataire. Sans doute Queneau ne s’emporte-t-il là que contre une mode critique. Cependant, les mots amers dont il use – « crevé », « un nom propre à l’abandon, perdu, plus utilisable » – nous font sentir davantage... L’oeuvre et l’auteur ensemble ont dû, depuis toujours chez Queneau, affronter une angoisse majeure (et qui a pu susciter le désir même d’écrire) : la crainte d’être, vivant, sans place, la terreur d’être comme un mort dans la vie. Et la poussière apparaît encore ici.
*
La poussière à laquelle il faut une dernière fois revenir, c’est alors celle des livres oubliés. Des Enfants du limon à Morale élémentaire Pléiade p.621) :
Livres roussis Livres jaunis Livres brisés
Les débris que constituent tant de volumes mêlés sont dangereux. Non loin de Nodier des « fous littéraires », Nerval, dans « La bibliothèque de mon oncle » (en tête des Illuminés), dit le risque : « Ayant fureté dans sa maison jusqu’à découvrir la masse énorme de livres entassés et oubliés au grenier, – la plupart attaqués par les rats, pourris ou mouillés par les eaux pluviales passant dans les intervalles des tuiles, – j’ai tout jeune absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l’âme ; et plus tard même, mon jugement a eu à se défendre contre ces impressions primitives. »
La menace n’est pas seulement celle de la poussière où s’enfouissent les livres ou celle où se désagrègent leurs pages. Les pensées mêmes, ou les prétendues pensées, que renferment ces ouvrages constituent par elles-mêmes, du fait de leur multiplicité hétéroclite, une menaçante poussière: « Les siècles concassés, lit-on dans Morale élémentaire (Pl. p.668), fournissent une sorte de poudre bonne pour le combat des doctrines. »
Mais il ne s’agit pas seulement des productions, périmées ou non, du passé. Voici encore ce qui ne cesse de surgir au présent et de se faire simultané : des propos ou des pensées qui peuvent toujours, en soi-même ou en d’autres, se révèler mal formés, insistants et absurdes. Telle est la version la plus inquiétante de la latéralité, celle où s’imposent d’excessives proximités et où se décident durement des « dans » et « hors ».
Les oeuvres, les propos et les pensées mêmes peuvent naître quasi morts – tels qu’ils ne sauraient trouver de « place ». Ce n’est pas véritablement affaire d’exclusion (contre quoi il serait du moins possible de se révolter). Les pensées défintivement mal venues sont peut-être celles qui ne peuvent ou, pire, ne veulent pas – parce qu’elles ne peuvent que désirer occuper toute la place – entrer dans l’espace où des places se différencient et se distribuent. Dès lors, elles ne subsisteront que hors, en trop, hétéroclites, excrémentiels.
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« ... s’inscrire dans... » : en diverses pages de Morale élémentaire affleure le risque d’être impuissant – par ses pensées ou ses paroles, par des vers ou des phrases – à marquer ou compter. Avec l’inquiétude de ne réaliser aucune trace, ou de ne rien laisser que d’absurde, c’est l’acte même d’écrire qui hésite.
Ainsi le premier texte de la troisième partie de Morale élémentaire (Pl. p.669) dit-il le cauchemar d’être soudain privé de voix ou celui d’écrire sans produire la moindre trace : « On a eu beau tourner sept fois sa langue dans sa bouche, on reste sans voix. On a eu beau choisir une encre d’un noir absolu, la page reste blanche. On a eu beau acérer le stylet, les signes demeurent invisibles. On a eu beau choisir avec soin couleurs et pinceaux, la toile se montre toujours vierge. » Il est vrai que soudain, dans cette prose, l’impuissance cède, et qu’elle paraît alors n’avoir été qu’une épreuve à franchir : « Alors, contrairement à tout ce que l’on pouvait imaginer, la parole se profère et il devient possible d’écrire. (...)
A la fin de « La bibliothèque de mon oncle », Nerval avait recouru au même proverbe que Queneau : « Mon pauvre oncle disait souvent : « Il faut toujours tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. » » Mais la valeur libératrice de l’épreuve moins claire que chez Queneau. Nerval se contente d’un dernier doute : « Que devrait-on faire avant d’écrire ? »
Sans doute la labilité et l’effacement peuvent-ils paraître, ici ou là dans Morale élémentaire, acceptés avec une sorte de grâce. Dans un paragraphe consacré à des « Eaux dormantes », on lit : « (...) la nage des plumes y tracent des sillons sans prétentions à l’immortalité. Ils s’effacent avec autant d’aisance que les ondulances des plongeons. Voilà des rêves qui ne désirent point s’inscrire. »(Pl. p.669). Mais ce ne sont ici que sommeils et eaux. Pareil abandon suppose, trop facilement peut-être, une appartenance toute donnée – et seulement rêvée.
Ailleurs dans Morale élémentaire, des tracés pourraient se faire au contraire excessifs. Il s’agit par exemple (Pl. p.663) d’ « écritures analphabètes » – celles, probablement, des lignes mêmes de la vie. Ce sont des « lignes » qui « sont empreintes avec force » et telles que « leur tracé semble indélébile. » Mais de ces tracés opérés par la vie, que fait l’oeuvre ?
Qu’est-ce qui, enfin, s’inscrit – marque et compte – , et en quoi ? Morale élémentaire essaie, très visiblement ou secrètement, la surface et la marque, le support et la trace.
Que serait-ce, pour finir, – et comme le nom de Keats, dans l’épitaphe qu’il s’était composée, était dit « écrit sur l’eau » – qu’écrire sur la poussière ? Peut-on n’avoir marqué que dans ce qui réégalise indéfiniment ? Y a-t-il à espérer être finalement compté dans ce qui efface tout mais, incomptable, ne disparaît jamais ?
Parfois, la poussière même semble écrire sur la poussière. Il suffit (Morale élémentaire, Pl. p.621) que s’y distingue, à peine, le trait « vif » d’un minuscule poisson d’argent :
On cherche
sur une planche
le trait de poussière
le lépisme vif