HIstoire d'errance et d'hospitalité

Histoires d’errance et d’hospitalité

 

D’Homère à Mungo Park

et ... ? 

 

 

 

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant

 

(« Le Voyageur »

Alcools, Guillaume Apollinaire)

 

 

Il n’y aura rien, dans les quelques paragraphes qui suivent, que deux tâtonnements disparates (en attente de mieux ?) suscités par deux lectures quasi de hasard...  -- heureuses rencontres ou retrouvailles  de deux volumes, au gré de l’hospitalière bibliothèque.

 

Lectures, donc :

-- de Harald Weinrich (qui fut professeur  au Collège de France de 1992 à 1998) : Le temps compté (paru en allemand en 2005, traduit en 2009 par Vincent Deroche aux éditions Jérôme Millon),

-- de Richard Holmes, grand lecteur des romantiques anglais, The Age of Wonder -  How the Romantic Generation Discovered the Beauty and Terror of Science (2008, Pantheon Books, New York).

 

Lisant ces deux ouvrages « philologiques », intenses et généreux, on découvre -- dans notre aujourd’hui si monstrueusement mondialisé (sur notre « terre mal déroulée », pour reprendre une fois de plus la formule tragique du poète chinois, suicidé en exil, Gu Cheng) -- que certains de leurs chapitres ou passages (ou citations) pourraient, discrètement, contribuer à enrichir nos interrogations sur les pratiques humaines de « l’hospitalité ».

 

*

 

Deux lectures hâtives,  et doublées du sentiment de se dérober – non sans un peu de culpabilité --  aux urgences de « notre » (quel prétendu  « nous », là ?) temps présent .

 

En ce début octobre 2018, c’est avec de tout autres papiers –– aux côtés de demandeurs d’asile (et dans l’attente de jugements de l’OFPRA, de la CNDA, ou dans la crainte de l’exécution, à la faveur d’un contrôle, de telle OQTF)  -- que « quelqu’un comme moi », aux côtés (virtuellement) de bien d’autres, se débat. Quelqu’un ? un ex-prof, un lecteur écrivant ses lectures, un parleur aussi (quoique non hologrammatisable), un « mondain » peut-être – glapirait quelque Mélenchon se doriotisant.

 

 *

 

Guidé par Weinrich, vais-je réouvrir l’Odyssée ? Oui :  pour y re-labourer  maigrement quelques passages parmi les plus célèbres !

Et puis c’est sur les traces d’Holmes qu’on aimerait soudain se laisser emporter à suivre (dans la toute fin du XVIIIème siècle) l’extraordinaire Mungo Park jusque dans un endroit et un moment où,  en tout anonymat, en plein dénuement, en complète détresse, il fut – pour une seule nuit, certes, mais combien réparatrice --  l’hôte inconnu que l’on fête avec une inespérée douceur...

 

... mais voici qu’après un coup de sonnette inattendu, il m’a fallu m’interrompre pour (sur la même table de cuisine où gisent les bouquins sus-nommés) rédiger (une fois de plus, mais toujours autrement),  sous la timide, inquiète, titubante dictée d’un tout jeune demandeur d’asile africain (je n’en dis pas plus : est-ce devenir paranoïaque que de craindre, même dans la publication ultraminoritaire qu’est une revue comme celle-ci, une lecture malveillante ?), le récit de son « odyssée »  --  à destination de l’OFPRA.

 

 

*

*     *

 

« Le cantique de l’hospitalité » : voilà, nous dit Harald Weinrich (dans le chapitre intitulé : « Economie du temps compté »), ce que l’on découvre (toujours à nouveau)  dans « plusieurs chants » de l’Odyssée.

« L’hôte, rappelle Weinrich, est ici le roi des Phéaciens Alkinoos, l’invité est ce naufragé dont pour un temps seuls nous, les lecteurs, savons que c’est Ulysse. Pour le roi et son peuple, c’est un inconnu, puisque les règles de l’hospitalité laissent à l’invité le choix de révéler ou non son nom et son origine. »

En fait, poursuit Weinrich, « il  suffit qu’il soit ho xenos, ce qui signifie en même temps « l’étranger » et « l’hôte » ».

 

Dans les traductions en français de l’Odyssée, respectivement celle de Bérard et celle de Jaccottet, le mot « xenos » (ou « xeinos » dans le texte homérique) est traduit (quoique pas toujours pour les mêmes occurrences) tantôt par « étranger », tantôt par « hôte » (voire « mon hôte ») et au double sens de ce dernier mot.

 

C’est Nausicaa – comment ne pas s’en souvenir ? -- qui d’abord accueille l’inconnu :  « elle propose à l‘étranger (écrit Weinrich) l’hospitalité  de son peuple, selon les règles de vie qu’elle a apprises. Car elle sait que « c’est de Zeus que viennent tous les étrangers, même les mendiants ». »

(Et Weinrich rappellera au passage que Zeus peut alors être invoqué  en tant que « xenios »  --  spécialement dans les supplications qu’élèvent vers le ciel ceux qui, loin de chez eux, sont en détresse.)

 

François Hartog, dans sa postface à la traduction de Jaccottet, évoque « l’hospitalité, réglée entre nobles par l’échange de présents, le don appelant, en retour, le contre-don ; l’échange de femmes... »

« Entre nobles » ?  Voilà qui ne s’applique guère à l’accueil fait par Nausicaa à l’homme nu et d’effrayante apparence qui ose lui demander secours.

Et cet « entre nobles » ne paraît pas convenir davantage pour l’accueil qu’au Chant XIV le porcher Eumée fera au misérable vieillard sous les traits pitoyables duquel apparaît  aux humains (par une ruse transfiguratrice d’Athéna) le noble Ulysse.

 

En revanche, on peut bien reconnaître une pratique de « don et contre-don » (selon les termes de Mauss) entre Ulysse et Alkinoos. Mais, comme le souligne Weinrich, cette tradition connaît ici une réalisation incomparable :

« [...] Ulysse se révèle un hôte extraordinaire en remerciant pour les dons qu’on lui fait grâce à un contre-don, hautement apprécié dans l’usage antique de l’hospitalité. » Ce contre-don, c’est son récit. Et c’est ce qui devient donc quatre chants de l’épopée homérique. « Ulysse, explique Weinrich, « prend sa revanche » , comme on dit, pour les bienfaits reçus en racontant des histoires sur un monde qui est resté inconnu de ses hôtes, pourtant eux-mêmes des voyageurs, jusqu’à ce qu’Ulysse leur fasse part du trésor d’expériences qu’il a accumulé sur de longues années. »

Oui, le contre-don d’Ulysse n’est rien d’autre que quatre chants de l’Odyssée.

« Au cours de cette longue histoire, poursuit Weinrich, les hôtes, auditeurs étonnés, non seulement apprennent ce qui se passe au loin dans le vaste monde, mais entendent même parler du monde des enfers où Ulysse est descendu dans son voyage aventureux. Il n’est donc pas seulement l’homme de la gazette. Il est le poète, comparable à Dante... »

Et si alors Weinrich retrouve Mauss  -- « Ce n’est pas une relation commerciale d’échange conforme aux règles de l’économie, mais un échange de dons au sens de Marcel Mauss » -- , c’est pour faire entrer, dans ce jeu de l’échange et dans la tradition de l’hospitalité, la littérature comme telle : « il me semble qu’il s’y instaure de façon primordiale et exemplaire un rapport entre hospitalité et littérature dont les effets se prolongeront dans l’histoire. » 

 

*

 

Don, contre-don ? Don d’hospitalité, contre-don de paroles ?

Voici qu’en ce point, comme retenu de côté par du présent épineux, je ne peux réfréner l’impulsion d’insérer (en tout anachronisme, évidemment, par rapport au texte homérique, ou même par rapport à celui de Mungo Park auquel je viendrai tout à l’heure) une double inquiétude (que je pourrais, il est vrai, apaiser  grâce à la conviction que personne ne lira ces lignes)...

 

Aurais-je, « dans la vie », et sans y penser, pratiqué le don/contre-don, et de manière dangereuse ?

Ai-je, de Khaled l’ami Soudanais (qui vécut huit années durant, jusqu’à sa mort, dans notre maison familiale) sollicité à l’excès un contre-don de paroles (récits, explications) dont, peut-être, sans jamais me le dire, il souffrit ?

Sans doute désirais-je recevoir de lui et de ses propos bien plus que du savoir sur des situations et expériences tout autres que les miennes (dans un monde à la fois unifié comme jamais – spécialement pour les brutales pratiques des puissants – et labouré de divisions que les divers pouvoirs et leurs démagogies voudraient rendre infranchissables pour les faibles).

 

Les effets de cette « naïve » pression mienne, je ne les aurai décelés –  rétrospectivement, et avec douleur – qu’après sa mort brutale... et il me sera(it) très difficile d’expliquer ce que je ne comprends ou ne devine qu’aujourd’hui : tout ce qu’il ne put me dire, quelques fortes qu’aient été sa confiance et notre mutuelle affection (dont, après sa mort, j’aurai eu confirmation à Khartoum).

 

Et encore :  du jeune Guinéen, hébergé aujourd’hui dans la maison où j’écris ces mots, n’aurai-je  obtenu un contre-don de parole (récits, explications) que dans des moments très particuliers, et qui mériteraient une critique serrée ? De surcroît, ne dois-je pas comprendre, à travers certains de ses silences, qu’il est réticent à l’égard de ce qu’il peut deviner des usages publics (si restreinte que soit leur portée) qu’il m’arrive de faire de ses paroles ?

 

 

*

 

Je reviens à Weinrich là où il nous rappelle que la générosité antique savait ne pas « s’égarer » au-delà d’un certain « réalisme » (ce sont là mes mots et non pas ceux, évidemment, de l’Odyssée  ni même ceux de l’auteur de  Le temps compté).

Oui, le temps de l’hospitalité antique était, en principe – et tout le monde, apparemment, le savait --  un temps « compté » : l’hôte ne devait pas s’attarder plus plus de trois jours. Cependant, nous dit Weinrich, « Ulysse finit par céder aux demandes de ses hôtes et reste un jour de plus qu’il ne l’avait prévu ».  Et, comme le souligne encore Weinrich, «  le roi est réjoui »  -- même s’il lui faudra trouver les moyens d’assurer les dépenses supplémentaires.

 

*

 

On ne peut quitter Homère et Weinrich sans mentionner ce que ce dernier appelle « l’antithèse hostile » de l’hospitalité. C’est ce qu’au chant IX de l’Odyssée, Ulysse raconte  (écrit Weinrich) de « la périlleuse rencontre avec Polyphème, le cyclope à l’œil unique, le monstre hostile aux étrangers pour lequel aucun droit humain ou divin n’est sacré. »

Au lieu d’accueillir Ulysse et ses douze compagnons, « Polyphème les fait prisonniers et les tourmente. » On sait comment il paiera cette violation des lois de l’hospitalité.

 

*

 

Et puis, comme on aimerait s’arrêter (mais ce n’est plus l’affaire de Weinrich) sur les moments, non loin de la fin du chant XV,  où c’est le porcher Eumée qui se fait tout hospitalité ! Mais à qui  s’adresse sa générosité ?  A Ulysse ? Oui,  le héros est bien de retour à  Ithaque – mais il ne peut d’abord y être reconnu, car Athéna a pris soin de changer son apparence en celle d’un pitoyable vieillard ... 

A son hôte et à la générosité qu’il a manifestée, Ulysse (en tant que vieillard anonyme, donc) s’adresse en ces termes[1]:

 

Puisses-tu donc, Eumée, être aussi cher à Zeus le père

qu’à moi, toi qui mets fin à mes errances, à mon malheur !

Rien n’est pire pour les mortels que ce vagabondage ;

et c’est ce maudit ventre qui leur donne ces soucis... 

 

Humbles et généreux, ces moments  entre Ulysse méconnaissable et  le porcher Eumée : au ras du temps, du sol...

 

Comment n’aimerait-on pas s’attarder encore avec ces deux personnages, dans le petit matin sur lequel s’ouvre le chant XVI ?

 

Dans la cabane, cependant, Ulysse et le porcher

qui avaient fait du feu, préparaient le repas de l’aube,

envoyaient les bergers aux champs avec les porcs. 

 

C’est alors qu’apparaît Télémaque, au retour de son propre périple. Il ne reconnaît évidemment pas Ulysse qui prend bien soin de ne pas laisser paraître son émotion.

La joie des retrouvailles avec le fils d’Ulysse, Eumée, du moins, peut la laisser se dire :

 

« Te voilà revenu, Télémaque, douce lumière ! »

 

Je transcris le grec, avec la transparence que j’ose croire y deviner :

« glukeron phaos » 

 ( que Bérard surtraduit par : « ô ma douce lumière ! »)

 

*

Lumière ? Douceur... ?

On en oublierait presque qu’Ulysse (le héros qui, dans deux circonstances, se sera tenu anonyme devant ses hôtes mais qui, à chaque fois, en vient à se nommer) fut l’un des guerriers de la mise à sac de Troie.

Oui, à ce point de ma relecture  de quelques passages de l’Odyssée, je neux qu’être rabattu, comme par un vent mauvais, vers l’odeur de sang de l’Iliade.

Mais il suffira, ici, de relire quelques vers de l’Odyssée qui évoquent  brièvement l’atrocité de la prise de Troie.

Au chant VIII de l’Odyssée, donc, lors de la fête donné en l’honneur de « l’hôte » qui n’a pas dit son nom, c’est d’abord un « illustre aède » qui aura chanté (avant, donc, qu’Ulysse n’en vienne enfin, au début du chant IX, à se nommer et à devenir lui-même le conteur).

Or le récit de l’aède s’est achevé sur les sept vers suivants :

 

« Il dit comment les Grecs avaient pillé la ville,`

se répandant hors du cheval, quittant le piège creux ;

comment chacun avait saccagé sa part de la ville,

comment Ulysse avait cherché Déiphobe chez lui,

tel Arès, avec Ménélas égal aux dieux ;

comment il y risqua le plus atroce des combats

et fut enfin vainqueur par Athéna la généreuse... »

 

Ulysse se met alors à pleurer : sur qui ou sur quoi ?

Et pour nous, ces violences  sont-elles d’un tout autre temps, réservées à un monde disparu, et poétiquement offertes à notre pure jouissance esthétique ?

 

***

 

En 1937, Simone Weil écrit : Ne recommencons pas la guerre de Troie  avec, en sous-titre (et entre parenthèses) : « (Pouvoir des mots) ».

Vingt-cinq pages où, par la plus intransigeante clarté, des siècles d’histoire sont soudain transis.

Je ne les mentionne et ne les cite ici, ces pages, que pour ne pas céder, lisant l’Odyssée, à trop d’attendrissement « humain » sur l’hospitalité – celle accordée  par le noble Alkinoos  ou par la générosité aimante d’Eumée.

 

L’ « humain », oui, c’est aussi ce que conte l’Iliade ; c’est le chant du massacre.

Or ce qu’affirme Simone Weil, en repensant, précisément, à l’Iliade  à la veille de la deuxième guerre mondiale, c’est que le massacre n’a pas d’autre but que... lui-même :

« Les Grecs et les Troyens s’entre-massacrèrent autrefois pendant dix ans à cause d’Hélène. Aucun d’entre eux, sauf le guerrier amateur Pâris, ne tenait si peu que ce fût à Hélène ; tous s’accordaient pour déplorer qu’elle fût jamais née. Sa personne était si évidemment hors de proportion avec cette gigantesque bataille qu’aux yeux de tous elle constituait simplement le symbole du véritable enjeu ; mais le véritable enjeu, personne ne le définissait, et il ne pouvait être défini, car il n’existait pas. »

Et, revenant, un peu plus loin, à son propre temps, elle s’en prend à l’emploi de certains mots et au « rôle » qu’on leur fait jouer : « Pour nos contemporains, ce sont des mots ornés de majuscules qui jouent le rôle d’Hélène. Si nous saisissons, pour essayer de le serrer, un de ces mots tout gonflés de sang et de larmes, nous le trouvons sans contenu. »

 

(Ce mots enflés de vanité collective, est-ce la poésie qui, soudain, pourrait les empoigner et leur faire dégorger leur vide sanglant  ?)

 

*

*    *

 

« Ayant ainsi rempli les devoirs de l’hospitalité envers un étranger malheureux, ma digne bienfaitrice... »

Où, cette fois, et en quel temps se produit l’épisode sur quoi je voudrais réouvrir un instant les yeux ?

On est en Afrique. Et à la toute fin du XVIIIème siècle...

L’« étranger » est un voyageur écossais  du nom de Mungo Park.

 

En 1799, ce voyageur fera paraître un récit sous le titre  suivant[2]:

 

Travels in the Interior Districts of Africa

Performed under the Direction and Patronage

of the African Association

in the years 1795, 1796 and 1797

by Mungo Park, Surgeon

 

Saisissant par une singulière justesse, le ton de Mungo Park dans son récit : non moins que ce nous entrevoyons de sa manière de voyager et de se comporter...  Suis-je naïf à avouer n’y sentir nulle morgue ni avidité d’aucune sorte ?

Lisant, il y a pas mal d’années, cet énigmatique voyageur  (que l’un de ses contemporains et commanditaires évoque comme comme un jeune homme « dégingandé », à « « la chevelure couleur de sable », et « silencieux » en même temps qu’ « impressionnant »), j’étais tombé sur un court passage  -- celui que j’ai commencé à recopier ici et auquel je vais en hâte, et trop sommairement revenir: peu de phrases, laconiques, et pourtant doucement bouleversées.

 

Or ce même passage, je me suis aperçu quelques années plus tard, par une autre hasard, que  Richard Holmes le citait dans le chapitre qu’il consacre à Mungo Park dans son somptueux ouvrage sur « l’âge romantique de la science » (où, à côté de savants comme, par exemple, l’extraordinaire Humphry Davy et ses recherches sur « l’électricité galvanique », sont présents Wordsworth, Coleridge, Keats, etc.).

Faut-il le dire ? S’il y a chez quelque chose de « romantique » dans le récit de l’Ecossais, ce n’est nullement au sens d’épanchements faisant fi des prosaïques et résistantes réalités  --  bien au contraire. Mungo Park est l’homme d’une pure mais très réaliste disponibilité ; il n’hésite jamais à s’exposer, impavide, à l’inconnu, et parfois, dépouillé de tout secours, il se retrouve livré aux plus dangereuses situations – et c’est cela même qu’il semble constamment accepter.

 

« Les récits des autres voyageurs ayant parcouru ces terres, écrit Adrian Adams dans son introduction à l’édition-réédition Maspero, -- Arabes qui l’ont précédé, Européens qui l’ont suivi – sont des documents historiques. Celui-ci est aussi autre chose, qu’on lit et relit pour lui-même, qu’on donnerait également volontiers à un ami ne sachant rien de l’Afrique, ou à un ami africain. » Et Adrian Adams s’interroge : « Qu’offre donc Park de si prenant ? Ni exotisme, ni aventure. »

Et plus loin, Adams reprend : « Pas d’exotisme ; il n’a pas l’œil à cela. Pas davantage d’aventures dont il serait le héros ; et celles qu’il a subies, il s’en serait bien passé. Il ne peut se soustraire à l’emprise des saisons, ni à celle des souverains. [...] Que reste-t-il ? sinon ce qui permet et récompense son endurance : la rencontre de plain-pied avec ceux qui, comme lui pris entre saisons et souverains, lui ménagent une place dans l’espace de leur survie, l’espace quotidien. »

 

Un inflexible désir de connaître, n’est-ce pas une part au moins ce qui anime Mungo Park ? Voilà bien ce qui justifie toute la place que Richard Holmes lui donne dans son vaste ouvrage sur le romantisme et la science. Cependant, cet appétit de connaissance est humble et discret autant qu’obstiné et, finalement, insatiable -- jusqu’à conduire Mungo à la mort.

 

Mungo Park  semble avoir incarné (sans bien sûr pouvoir se le formuler) un moment historique singulier : un suspens du temps entre des époques ou versions des avidités européennes, entre les monstruosités de la traite et, au XIXème siècle, les conquêtes coloniales (qui, par rapaces rivalités entre impérialismes, entraîneront les déchaînements de la première guerre mondiale)[3].

« C’est, écrit encore Adrian Adams, par temps d’accalmie, de vacance européenne  qu’il aborde une Afrique qui paraît neuve à son regard, ce regard libre et neuf posé sur les êtres et les paysages comme pour vérifier une mémoire antérieure, celle du matin du monde et d’un Créateur  épars parmi sa création... »

Une certaine African Association  commandite son expédition. « Mes instructions étaient simples et concises » souligne Park. « Elles m’enjoignaient de me rendre jusqu’aux bords du Niger... Elles me recommandaient de tâcher de connaître exactement le cours de ce fleuve, depuis son embouchure jusqu’à sa source, de visiter les principales villes du pays qu’il arrose, surtout Tombouctou et Houssa... »

Le Niger ? Au chapitre XV de son récit, Mungo racontera sa découverte du fleuve :

« Regardant devant moi, je vis avec un extrême plaisir le grand objet de ma mission, le majestueux Niger que je cherchais depuis si longtemps. Large comme la Tamise l’est à Westminster, il étincelait des feux du soleil et coulait lentement vers l’orient [4]. Je courus au rivage, et après avoir bu de ses eaux j’élevai mes mains au ciel, en remerciant avec ferveur l’ordonnateur de toutes choses de ce qu’il avait couronné mes efforts d’un succès si complet. »

 

Sans doute Mungo a-t-il à satisfaire les attentes de l’Association qui s’est engagée à lui payer un salaire de quinze shillings par jour, et devrait-il « ouvrir à l’ambition [de ses compatriotes], à leur commerce, à leur industrie de nouvelles sources de richesses. » Mais, comme le souligne Adrian Adams, ses propres motivations sont tout autres : « Je désirais passionnément – écrit Mungo Park – d’observer les productions d’un pays si peu fréquenté, et de connaître par moi-même les meurs et le caractère de ses habitants. »  « Connaître par moi-même » (selon l’ancienne et unique  traduction en français), c’est, en anglais : « to become experimentally acquainted with. » Faut-il souligner encore la parenté de cette attitude avec la science moderne ?

Mais c’est une autre composante du personnage de Mungo Park que souligne la forte (et déjà ancienne) préface d’Adrian Adams : « La mission profonde de Park, la sienne propre et la seule qu’il ait réussie, c’était de n’en avoir aucune. S’il s’est reconnu en Afrique auprès des gens du peu, c’est qu’il est leur semblable. Il n’est pas du monde des messieurs qui l’ont envoyé, possédants et faiseurs d’histoire ; les hôtesses de la bonne société de Londres s’en sont vite aperçues, qui le trouvent lourd, taciturne et pour tout dire ennuyeux. S’il a pu se faire transparent devant les puissants d’Afrique, c’est qu’il est né tel qu’il se retrouve : sans situation, sans substance, sans prise réelle sur l’avenir. »

 

Est-ce sa manière de se conduire, voire son apparence, qui vont rendre possibles de très simples rencontres en Afrique ? Pas seulement celles avec de plus ou moins puissants, mais d’autres, qui le mêlent aux plus humbles.  D’où, entre cent situations, la possibilité d’un geste  (qu’il a soin de noter[5] ) comme celui  d’un esclave auprès duquel il est réduit à dormir, et qui étend pour lui, sur le sol nu, une peau de bœuf.

 

A maints moments, en effet, Mungo Park (qui, lors d’autres épisodes, peut rencontrer l’hostilité ou se voir dépouiller de tout ce qu’il a sur lui) bénéficie de manifestations d’hospitalité. 

Ainsi, au chapitre XV encore, où, avant sa découvert du Niger, il a été « joint par quelques Kaartans fugitifs qui l’accompagnent  dans sa marche au travers du Bambara », il est accueilli dans une maison où il est permis de boire de la bière (« qu’ils appellent neo-dollo, esprit de blé ») :  « Je vis dans l’une de ces maisons environ vingt personnes assises autour de grands vases de bière. Ces gens avaient l’air fort gai, et la plupart étaient ivres. Comme le maïs y abonde, les habitants sont généreux pour les étrangers. Je crois que nous reçumes de différentes personnes autant de grain et de lait qu’il en eût fallu pour trois fois plus de monde que nous n’étions. Nous passâmes là deux jours, et nous ne vîmes point que cette prolongation de séjour eût rien diminué de la libéralité de nos hôtes. » (Comment ne pas alors penser au « temps compté » de l’hospitalité offerte à Ulysse par Alkinoos, mais aussi et surtout à sa « prolongation » ?)

 

Je ne citerai plus qu’un passage du  Voyage -- du livre XV encore : un exemple d’hospitalité qui, inoubliable, m’était resté en tête depuis une première et déjà ancienne lecture du récit de Mungo Park, et que j’ai retrouvé dans le livre de Richard Holmes.

L’épisode a lieu peu après la découverte par Park du Niger. 

« Des personnes  qui étaient passées avertirent le roi Mansong qu’un Blanc attendait au passage et venait pour le voir. Il m’envoya sur-le-champ un de ses premiers domestiques, qui me dit que le roi ne pourrait me voir jusqu’à ce qu’il sût ce qui m’amenait dans le pays. Je ne devais pas, ajouta-t-il, passer la rivière sans la permission du roi. Il me conseilla donc d’aller chercher, dans un village éloigné qu’il me montra, un logement pour la nuit... »

Mungo est contraint de se plier ce « contretemps désagréable ».

Et c’est alors qu’a lieu un épisode fort mince et pourtant inoubliable.

 

Dans le village qu’on lui a indiqué, Mungo (qui, alors, n’a plus de compagnons) fait un amer constat : « A ma grande humiliation personne ne voulut me recevoir dans sa maison. Chacun me regardait d’un air de crainte et de surprise, et je fus obligé de rester toute la journée sans manger, assis sous un arbre. La nuit paraissait devoir être encore plus fâcheuse, car le vent s’était élevé et tout semblait annoncer une forte pluie. Les bêtes féroces sont d’ailleurs si communes dans ce canton que j’aurais été obligé de grimper sur l’arbre et de dormir sur quelqu’une de ses branches. »

Et c’est alors que se produit un infime miracle :

« Cependant, vers le coucher du soleil, lorsque je me préparais à passer la nuit de cette manière et que j’avais lâché mon cheval afin qu’il pût paître en liberté, une femme qui revenait de travailler aux champs s’arrêta pour me regarder. Remarquant que j’étais abattu et fatigué, elle s’informa de ma position, que je lui exposai en peu de mots[6] ; sur quoi, avec un air de grande compassion, elle prit ma selle et ma bride et me dit de la suivre. M’ayant conduit dans sa hutte, elle alluma une lampe, étendit une natte sur le sol et me dit que je pouvais rester là pour la nuit. »

Humble, anonyme, l’accueil va se faire encore plus attentif et généreux : « S’apercevant ensuite que j’avais faim, elle dit qu’elle allait me procurer quelque chose à manger. Elle sortit en conséquence, et revint bientôt avec un fort beau poisson qu’elle fit griller à moitié sur quelques charbons, et me le donna pour souper. Ayant ainsi rempli les devoirs de l’hospitalité envers un étranger malheureux, ma digne bienfaitrice me montra ma natte et me dit que je pouvais m’y reposer sans crainte. »

Je ne sais pas pourquoi Richard Holmes avance qu’ « à l’évidence, Park attendait à moitié quelque sorte de proposition sexuelle ». Rien dans  ce passage ne me semble suggérer une pareille attente de Park (même si, en un autre endroit, il rapporte, sans insister mais sans pudibonderie, qu’une femme avait voulu voir s’il était circoncis).

 

Quoi qu’il en soit, rien de tel n’a lieu, et les moments qui alors suivent vont rayonner d’une singulière et ample évidence  :

« [...] elle dit aux femmes de sa maison, qui pendant tout ce temps n’avaient cessé de me contempler, qu’elles pouvaient reprendre leur travail, qui consistait à filer du coton. Elles continuèrent à s’en occuper pendant une grande partie de la nuit. Pour s’en charmer l’ennui, elles avaient recours à des chansons, dont une fut improvisée sur-le-champ, car j’en étais le sujet. Elle était chantée par une femme seule ; les autres se joignaient à elle par intervalles en forme de chœur. L’air en était doux et plaintif, et les paroles, traduites littéralement, répondaient à celles-ci. « Les vents rugissaient et la pluie tombait. – Le pauvre homme blanc, faible et fatigué, vint et s’assit sous notre arbre. – Il n’a point de mère pour lui apporter du lait, point de femme pour moudre son grain. --  Chœur : Ayons pitié de l’homme blanc. Il n’a point de mère, etc. » »

Mungo Park commente lui-même cet épisode, avec émotion, mais sans se départir de la sobriété qui est en général la sienne : « Ces détails peuvent paraître de peu de conséquence au lecteur, mais dans la position où je me trouvais j’en fus extrêmement touché. Emu jusqu’aux larmes d’une bonté si peu espérée, le sommeil fuit de mes yeux. »

Et il ne peut, en manière de contre-don, qu’avoir recours à une part du très peu qui lui reste de ses biens : « Le matin, je donnai à ma généreuse hôtesse deux des quatre boutons de cuivre qui restaient à ma veste. C’était le seul don que j’eusse à lui offrir en témoignage de ma reconnaissance. »

 

Richard Holmes souligne la portée de cette histoire d’hospitalité : « Les femmes renversèrent toutes les présuppositions de Park sur ses voyages en Afrique. Il comprit que c’était lui  -- l’héroïque homme blanc – qui était en réalité l’exclu isolé, ignorant, pitoyable, sans mère et sans amour. C’était lui qui était venu s’asseoir sous  leur  arbre et boire à  leur rivière. Il lui fut difficile de dormir cette nuit-là, et, au matin, il donna à la femme, avant de s’en aller, quatre boutons de cuivre de sa veste, un cadeau réellement précieux. »[7]

 

 

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*    *

 

 

Errer ? C’est, sans doute, ce à quoi je me serai livré ici, entre quelques textes d’époques, de natures et de positions si différentes. Aurai-je moi-même demandé à ces récits une manière d’hospitalité ou de soutien dans le temps présent  -- non, peut-être, sans abuser d’eux ?

 

Que peut-on recevoir  aujourd’hui de pareilles lectures ou relectures ?

Que nous donne encore la mythique cécité d’Homère ?

Et le clair regard – étrangement absent (comme nous le font sentir ceux qui l’ont connu) du moins lorsqu’il était en Europe --  d’un Ecossais qui disparut dans la nuit africaine lors de son second voyage ?

 

De telles rencontres -- trop prévisibles ou quasi de hasard -- auraient-elles de quoi nous rendre moins sourds ou aveugles, voire moins féroces, à l’égard de ceux (souvent si jeunes, comme l’était Mungo Park en Afrique) qui aujourd’hui ont tant besoin  d’hospitalité  --  et qui, s’ils la recevaient, pourraient, eux ou leurs descendants, la rendre un jour (ou une nuit) à nos propres descendants devenus, qui sait, des errants ?

 


[1] Je cite les vers 340-344 (ainsi que, plus loin, d’autres vers de l’Odyssée) dans la traduction –  une version rythmée -- de Jaccottet.

[2] Je cite d’après l’introduction et l’édition d’Adrian Adams dans le volume publié en 1980  et réédité chez Maspero.

« Cette édition (nous est-il précisé en tête du volume en français)  reprend le texte intégral de Mungo Park : Voyages dans l’intérieur de l’Afrique, fait en 1795, 1796 et 1797  par M. Mungo Park, envoyé par la Société d’Afrique établie à Londres, traduit de l’anglais par J. Castéra, Paris, chez Tavernier, Dente et Carteret, An VIII  (2 volumes).

[3] Rien de plus éloigné de Mungo Park que ce que deviendront, pour les Européens du XIXème siècle, les justifications idéologiques de la conquête, de l’asservissement, voire des massacres en Afrique. Rien de ce qui sera, à la fin du XIXème siècle, le dindonnant sentiment de supériorité d’un Jules Ferry (avec sa distinction entre « races supérieures » et « races inférieures ») dont une bonne partie de la gauche française n’aura jamais pu se défaire. Rien non plus, en matière littéraire, des ignominies proférées, au début du XXème siècle, par notre professionnel du raffinement français, Rémy de Gourmont, au retour d’une visite voyeuriste à telle « Exposition coloniale».

 

[4] Un des buts du voyage, c’est de découvrir l’orientation du cours du Niger. « Vers l’orient » ? Richard Holmes, citant cette constatation de Park, note : « exactement comme l’avait prédit Hérodote ».

 

[5] Noter ? En un endroit, si j’ai bien lu, Mungo Park nous fait comprendre qu’il garde son journal dans la doublure de son chapeau...

[6] Il faut rappeler que Mungo a passé du temps à apprendre des langues africaines.

[7] (Ma traduction.) Holmes, au demeurant, commet une petite erreur en écrivant que Mungo a donné les quatre boutons de sa veste : comme on peut le lire dans le récit, Mungo opérant un partage,  et il ne donne que deux boutons.

 

Claude Mouchard