Jack London correspondant de guerre

 

 

 

 

« tout voir de ses propres yeux » ?

Jack London écrivain correspondant de guerre

 

« La guerre ressemble à un thé – celui qui invite dirige tout, et les invités doivent sourire et être polis même s’ils s’ennuient. »

 

« La différence entre la guerre et un combat de chiens vient de l’existence, dans le cas de la guerre, de machines pour tuer et de médecins pour soigner. Les buts sont les mêmes, tuer, tuer rapidement, et tuer le plus possible. »

 

 

Tout droit ? Fendre l’espace et le temps, vaincre tous les obstacles, géographiques, administratifs, linguistiques, traverser des foules – pour rejoindre les événements mêmes, les combats, la mort ?

« …Nous étions venus pour voir les combats » écrit Jack London dans l’un des articles qu’il écrivit en 1904 sur la guerre russo-japonaise pour le San Francisco Examiner, et qui furent recueillis en 1970 dans le volume intitulé Jack London Reports (New York, Doubleday, 1970) et traduits en français en 1982 sous le titre La Corée en feu.[i] 

Les combats, ce sont ceux que le monde entier s’attend à voir éclater entre la Russie et le Japon après les incidents de février 1904. 

Et  « nous » ? Il s’agit des journalistes, des correspondants de guerre occidentaux.  Envoyé par le San Francisco Examiner en janvier 1904, Jack London était parti pour Yokohama. Et dans ses articles des mois suivants, il lui arrivera de se nommer lui-même : « Le correspondant de guerre de  l’Examiner»[ii].

Voir les combats : est-ce là ce qui va se révéler  une entreprise impossible ?

Durant l’été 1902,  London avait mené une enquête dans les bas-fonds de Londres. Celle-ci fut publiée en 1903 sous le titre The People of Abyss : « Je m’enfonçai dans le sous-monde de Londres avec un état d’esprit que je comparerais à celui d’un explorateur. »  Dans les premières pages du récit qu’il fait de son aventure dans l’ « East End », celui-ci – ce monde de la misère londonienne – semble d’abord se dérober. « Mais nous ne savons rien de l’East End, avouent des amis londoniens de Jack London, c’est par là, quelque part. » Le cocher du fiacre où Jack London est monté n’est pas moins embarrassé : « « Conduisez-moi à l’East End », indiquai-je en prenant place. / « Où, monsieur ? » demanda-t-il avec une franche surprise. / « A l’East End, n’importe où. Allez. »

C’est maintenant – au printemps 1904 – un tout autre « East » que London doit maintenant découvrir, et ce sont des réalités autrement inaccessibles.

 

*

 

Voir, faire savoir, ou, par des reportages, faire quasi voir? Le souci constant du correspondant est d’atteindre le lieu et l’instant où être enfin au « contact » de la guerre – non, bien sûr, sans garder un autre contact, avec le journal qui finance le reportage ou avec les lecteurs de ce journal.

 La  communication avec le journal (et avec les lecteurs, auxquels London aime à s’adresser dans ses articles) sera difficile à maintenir. C’est d’abord que London se heurte à la censure japonaise, qui voit partout des « secrets militaires » : chaque envoi doit obtenir « le visa du censeur ». Mais c’est aussi qu’il faut que le message franchisse les distances : ainsi, dans son article daté de «Antung (Première Armée japonaise), le 2 juin 1904»  (Antung est en Chine, où London a fini par aboutir) London remarque-t-il qu’il doit faire parvenir son article par courrier coréen à Ping Yang, situé à 300 km au sud, d’où il sera télégraphié à son agent à Séoul, d’où il devra être câblé, via le Japon, à son journal. Encore doit-il redouter d’apprendre que, finalement, « tous les câbles sont bloqués. »

Cependant le risque majeur est de ne jamais arriver au contact des événements eux-mêmes. D’où une inquiétude permanente à découvrir toujours de nouveaux obstacles: « … je me demandais ce qu’il me resterait à voir des combats, le temps d’y arriver. »

Ce souci, bien entendu, n’est pas propre à London. Il est le lot de tous les correspondants de guerre, qui risquent toujours de se heurter aux obstacles opposés par les militaires d’un côté ou de l’autre. Comme l’écrit Marc Ferro dans  L’information en uniforme (Ramsay, 1991) : « voir vraiment la guerre (…), ce serait la faire avec les militaires. »

Sans doute London, alors qu’il ne parvient pas à se rendre sur le « théâtre » des opérations, peut-il s’évertuer à rassembler le plus possible de renseignements ; sans doute encore cherchera-t-il à tirer quelques conclusions des propos que lui tiennent les gens bien informés (« L’ambassadeur Conger me dit… »). Mais le contact « réel »  reste à ses yeux (et, suppose-t-il, à ceux de ses lecteurs) l’essentiel.

Il arrive que London, avec ses ressources d’écrivain, et à la faveur de son lien – oratoirement invoqué – avec ses lecteurs (« Arrête-toi, un moment, aimable lecteur, et contemple  la situation»), joue à détailler tout ce qui s’interpose : «Tout d’abord apprenez que Moji est une place forte, et qu’il y est interdit de photographier « des paysages de mer ou de terre ». Je ne le savais pas. Cependant, je n’ai photographié aucun « paysage de mer ou de terre ». Mais maintenant, je suis très au courant, comme si je l’avais effectivement fait. »    

Soumis à des interdictions multiples, victime de manœuvres dilatoires, le correspondant de guerre doit-il entretenir ses lecteurs de ce qui lui est refusé, et de la manière même dont les choses lui échappent ? Chateaubriand, trois-quarts de siècle plus tôt (dans certaines pages des Mémoires d’outre-tombe  ou de la Vie de Rancé), avait su pratiquer une écriture négative pour dire ce qui, fuyant dans l’espace ou le temps, se refusait à son regard.  Mais pour le correspondant de guerre London, il n’y a rien là qu’une écriture faute de mieux. Aussi ses articles le montrent-ils brûlant d’impatience.

 

*

 

Entrer en contact avec les combats, ce n’est pas seulement le souci du correspondant de guerre.  C’est également celui de l’écrivain. N’est-ce pas d’ailleurs en tant qu’écrivain reconnu que Jack London s’était vu confier cette mission de correspondant?

Se trouver sur place – non pas seulement en se tenant face au « théâtre de la guerre », mais en entrant sur ou, faudrait-il dire, dans la scène même où se déroulent les combats –, serait-ce la condition pour qu’en celui qui va écrire s’unissent pleinement l’écrivain et le correspondant de guerre ? Le feu des combats devrait-il permettre la fusion incandescente de ces deux positions ?

«Personnellement, écrit London le 2 juin 1904, à Antung, je suis entré dans cette campagne avec de belles idées sur ce que devrait être le travail d’un correspondant de guerre. Je savais que le taux de mortalité des correspondants était plus élevé  que celui des soldats. » Au foyer des « belles idées » de London, faudrait-il déceler le désir de risquer sa propre vie au milieu de ceux qui perdent la leur ?

London poursuit : « J’avais lu The Light that failed  [de Rudyard Kipling – note de F. Lacassin]. J’avais en mémoire les descriptions de Stephen Crane [The Red Badge of Courage : La Conquête du courage – note de F.L.] sous le feu à Cuba. » Celui qui se remémore de telles lectures (et voudrait se mesurer à elles) a, de toute évidence, une ambition d’écrivain. Au courage, voire à l’héroïsme, du correspondant de guerre, il voudrait adjoindre une autre exigence radicale :  celle du faire-œuvre. Comment pourraient s’unir les deux élans ?  Il faudrait atteindre des moments faits de mort et d’immortalité, et connaître des instants où – sous l’effet du danger suprême – la vie serait en feu.

« Belles idées » :  London, il est vrai, n’a évoqué ses espoirs que comme une image reçue de ses lectures ou de ses conversations. Tout cela, à l’épreuve de la réelle condition, plutôt prosaïque, du correspondant pris dans cette guerre étrange, va se dissiper : « J’avais entendu parler – mais Dieu, de quoi n’avais-je pas entendu parler ? – de toutes sortes de batailles et d’escarmouches, se trouvant au plus fort des combats, où la vie était brûlante, et où se vivaient des moments immortels. En bref, je suis venu à la guerre dans l’attente d’émotions. » Ces émotions, auxquelles London découvre peu à peu qu’il va devoir renoncer, auraient été d’une nature absolument singulière. Là, en effet, la puissance propre de l’écrivain aurait pu s’exposer au présent des événements extrêmes. Et de ce fait, la publication en journal aurait pu être sentie, par les lecteurs du San Francisco Examiner non moins que par l’auteur, comme doublée par une destination infiniment plus ample : les phrases des articles écrits et publiés en 1904 auraient paru comme nimbées  de l’éclat d’une œuvre capable d’atteindre l’immortalité.

 

*

 

Totale, donc, la déception de London. Il l’avoue, ce 2 juin 1904, dans l’avant-dernier de ses articles : « Mes seules émotions ont été l’indignation et l’irritation. »

Un peu plus haut dans le même article, avec une cruauté ironique, il s’était retourné sur ce qui avait pu advenir, au fil de ces semaines, de l’écrivain qu’il avait espéré ne jamais cesser d’être (ou qu’il aurait voulu plus réellement devenir) au contact de la réalité de la guerre. « Reste l’écrivain. Les combats à longue distance, les officiers qui le guident à l’arrière comme les touristes de l’agence Cook sont guidés à Rome et à Paris, les secrets et les censures le tuent. »

Etre « tué » de cette manière, dans ses pouvoirs mêmes d’écrivain, est plus grotesque qu’héroïque. Rien, là, du risque d’une mort sanglante et brûlante dans des combats où l’écrivain serait uni au correspondant de guerre et où il tenterait de voir et dire in extremis ce qui l’engloutirait…

Etre tué comme écrivain ? Voilà qui n’aura consister qu’à se trouver – par mille tracasseries et ennuis – confiné à distance de ce qui arrive : « Quand il a décrit deux ou trois batailles invisibles, et a vu ses conjectures coupées par le censeur, il [l’écrivain] est tué. Il ne peut pas, durant toute la campagne, passer son temps à décrire le bruit des fusils et des canons, les explosions des obus et des shrapnells et les ombres mouvantes des soldats. Il ne peut pas non plus continuer à décrire les convois de l’arrière, les seules choses qu’il voit souvent, trop souvent, et qui n’ont pas encore été placées sous secret militaire. »

La « note de la rédaction » de l’Examiner  qui, un mois plus tard, précède le dernier article de London (daté du 1er juillet 1904, et intitulé « Le Japon rend inutile la mission des correspondants de guerre »), sonne à nos oreilles de lecteurs tardifs avec une tonalité involontairement moqueuse : « Jack London, qui a ajouté à sa renommée littéraire de nouveaux lauriers gagnés en tant qu’envoyé spécial de l’Examiner à la guerre orientale, est rentré hier sur le « Korean ».»

 

*

 

Cependant, l’impossibilité du « contact », ou d’une immersion dans les choses mêmes dont il parlerait[iii], London découvre ou croit découvrir qu’elle n’est pas seulement due à la censure, aux distances, ou à des ennuis divers. Les choses mêmes de la guerre, au moment où il va les atteindre, se révèleraient-elles  n’être pas ce qu’il avait imaginé ?

La « guerre moderne », avance London dans ses premiers articles, serait elle-même toute de distances; elle ne serait faite que de l’évitement des contacts physiques, et donc de la mort réelle : « Le massacre décidait autrefois du résultat des guerres, l’éventualité d’être massacré décide du résultat des guerres d’aujourd’hui. En bref, les merveilleuses et horribles machines de guerre actuelles ratent leur but. Faites pour tuer, leur principal résultat est de rendre le massacre tout à fait inhabituel. / Quand les machines de guerre deviendront pratiquement parfaites, il n’y aura plus du tout de massacres. » (Serait-ce là l’idée, déjà, d’une « dissuasion » ?)

Voici, en tout cas, que la guerre  semble devoir s’effacer au profit d’une forme de jeu : « Quand une armée arrive à dominer complètement, l’autre armée se rend et cède ce dont elle est gardienne. Et alors, l’adieu d’un soldat à sa mère sera le même que celui qu’il lui fait aujourd’hui pour partir en vacances. » Ainsi se conclut, avec légèreté et amertume, l’article envoyé le 30 avril 1904 et intitulé : « Des combats à grande distance ».

 

*

 

Pourtant, dès son article daté de « Ping Yang, le 5mars 1904 », London avait cru pouvoir parler de « contact » entre combattants.

« Le premier combat terrestre !

Le premier contact entre les Japonais et les Russes, et la première action militaire effectuée par les forces terrestres, se sont produits à Ming Yang, au matin du 28 février. »

Mais, même après qu’on ait enfin tiré, même après ce premier « feu »,  il semble que rien, ou presque, ne se soit produit. « Fait remarquable, écrit London en relatant ce qu’il a pu apprendre de ce premier contact, ce feu à distance ne fit aucune victime. Les Japonais l’expliquent en disant qu’ils ne voulaient pas toucher leur propre cavalerie. Ils s’avèrent, cependant, que deux cosaques furent démontés, évidemment parce que leurs chevaux furent touchés, et ils les ramenèrent à pied. Ainsi, au cours de ce premier engagement, du sang russe fut répandu, bien que ce fût du sang de cheval. »

Du sang de cheval ! Est-ce là l’ironie d’un correspondant déçu et d’un écrivain sans emploi ?  Le « contact » n’aurait été réel, doit-on admettre, que si du sang humain avait coulé…

Du moins, le caractère évanescent de ces affontements militaires pourra-t-il excuser – ou rendre sans importance – l’incapacité où s’est trouvé London d’être présent sur les lieux mêmes de l’action. Cette dernière, en fait, se réduirait quasiment  à rien, à du sang de cheval.

 

*

 

Aurait-il fallu du sang – celui des soldats, mais aussi, éventuellement, celui du témoin qu’il voudrait être – pour que London puisse s’éprouver à la fois, dans un même présent, correspondant de guerre et écrivain ?  Avec les risques courus par tout témoin pénétrant dans les lieux mêmes de l’action se fondrait le mouvement sacrificiel de l’écrivain donnant ses forces vitales à ce qu’il réalise en œuvre : une double manière de vivre enfin réellement – ou de brûler sa vie.

London ne s’est-il pas rêvé en poète consumé à mesure par cela même qu’il aurait vu, vécu, et dit ?

C’est en poème qu’il a tenté de quasi effectuer son rêve :

 

I would rather be ashes than dust!

I would rather that my spark should burn out in a brilliant blaze

than it should be stifled by dry rot.

I would rather be a superb meteor,

every atom of me in magnificent glow,

than a sleepy and permanent planet.

The proper function of man is to live, not to exist.

I shall not waste my days in trying to prolong them.

I shall use my time.

 

*

 

London, pourtant, – contrairement à ce qu’il avait pu avancer sur la « guerre moderne » – , va devoir reconnaître que, finalement, de la mort survient.

Il est vrai que, dans les premiers moments où il apprend que le sang a coulé, London s’en tient à des euphémismes militaires.  « Trois cents de leurs hommes [les Japonais] furent mis hors de combat… »   Formules froides, et comme dictées du dehors. Serait-ce que, de l’événement même de la mort désormais massive, il continue de se sentir tenu à distance ?  Ce n’est plus seulement affaire d’interdictions ou de reports d’autorisations.

London se trouve du côté des troupes japonaises. Or, la mort japonaise semble ne jamais pouvoir être tout à fait réelle à ses yeux.  Ou plutôt, ce serait pour les Japonais eux-mêmes – voire pour les « Asiatiques » en général – que la mort n’aurait pas la même réalité que pour « nous » : « … Les Japonais sont des Asiatiques, et l’Asiatique n’attache pas le même prix à la vie que nous. »

En plusieurs passages des articles qu’il écrit à Antung, London médite sur le sens ou le goût du sacrifice qui serait le fait des Japonais. Ces propos sont-ils déjà, à cette époque, des stéréotypes répandus en Occident ? Ils ont, dans le texte de London, l’allure d’un savoir péremptoire. Et, par une sorte de justice immanente, ils prennent l’allure de phrases bavardes et répétitives :  « Les Japonais sont ainsi faits que seule l’annihilation peut les arrêter. Le patriotisme est leur religion, ils meurent pour leur pays comme les martyrs des autres peuples meurent pour leur Dieu. » Ou:  « Les généraux du Japon n’ont pas à craindre de reproches sur le coût de la victoire de la part de la presse ou du peuple, tandis que cette presse et ce peuples exigent la victoire, une splendide victoire, quel qu’en soit le coût.» Ou encore : « On ne connaît pas le montant des pertes russes. Le coût, pour le Japon, a été de mille hommes tués ou blessés. Ce fut le tribut du Japon, qu’il était tout à fait disposé à payer. » Et enfin : « Un officier japonais définit les volontaires qui répondent en grand nombre comme « des hommes déterminés à mourir » . »

En tout cas, aucune communication ne se crée, pour London, entre le sacrifice des Japonais et ce qu’il avait pu, pour sa part, espérer rejoindre au feu des combats. Il est vrai qu’il ne peut voir les affrontements où meurent des soldats japonais que de loin, et comme abstraitement. Mais ses propos le font sentir – du moins au lecteur d’aujourd’hui : la mort des Japonais n’est rien avec quoi il y ait, pour le correspondant-écrivain, à entrer en contact.[iv]

 

*

 

London va rencontrer et, dans ses articles, dire la mort, mais ce ne sera pas celle qu’il avait imaginée. Ce ne sera pas la mort «au feu » qu’il devra faire sentir à ses lecteurs, mais celle qui lui sera révélée dans des instants où  la contiguité ne sera que dure et glaciale distance.

 Elle surgit, cette mort froide, à la fin de l’article intitulé « Tentatives russes pour retarder l’ennemi » et daté de « Antung ; 1er mai 1904.»  London vient de lancer un appel à ses lecteurs américains : « Et maintenant, prêtez-moi attention. » Et il rappelle « les mois » pendant lesquels il a « fait route » avec des « soldats asiatiques » ;  il évoque les « peaux jaunes et brunes »,  et « des yeux, des pommettes et des peaux différentes des nôtres ». Juste auparavant, il  avait d’ailleurs pris soin de noter qu’en passant « devant des morts et des blessés japonais le long de la route », il avait été « quelque peu ému par les horreurs de la guerre»…

Mais ces ternes propos, les clichés racialistes (London se défend parfois d’être raciste), et l’accablant stéréotype sur les « horreurs de la guerre », vont laisser place à de tout autres évidences . A deux au moins.

 

*

 

London a aperçu, nous dit-il, « des soldats japonais qui regardaient avec curiosité à l’intérieur d’une grande maison chinoise ». Le voici qui se met lui aussi à regarder « curieusement ».  Et alors, pour la première fois peut-être depuis le début de son aventure, London reçoit, de ce qu’il voit, un choc : « … ce que je vis fut pour moi comme un coup au visage, et abasourdit mon esprit comme si j’avais reçu l’impact sec d’un poing. »

D’où, ce coup ? On va comprendre pourquoi London a rappelé les caractéristiques physiques des Japonais ou des Asiatiques en général : « Il y avait un homme, un homme blanc aux yeux bleus qui me regardait. Il était sale, ses habits aussi. Il venait de participer à une bataille féroce. Mais ses yeux étaient plus bleus que les miens, et sa peau était aussi blanche que la mienne. »

D’autres prisonniers encore sont là rassemblés. D’autres « hommes blancs ». « Je suffoquais, écrit encore London, une sensation d’étranglement me prit à la gorge. Ces hommes étaient de ma race. » Comment, lecteur de 2004, ne pas se sentir soi-même  « étranglé » par les propos de London ?

« Je me trouvais soudainement et profondément conscient du fait que j’étais un étranger parmi ces hommes bruns qui regardaient par la fenêtre avec moi. Et je me sentais bizarrement solidaire des hommes de l’autre côté de la fenêtre. »  London se sent en effet, « parmi » les « hommes bruns » avec lesquels il se presse pour regarder dans la maison, essentiellement séparé. En revanche,  avec   ceux qu’il regarde à travers la vitre, il se sent essentiellement lié : du fait, simplement, qu’ils sont des « hommes blancs ».

Dans ce moment, London se retrouve encore  – à en croire sa manière se montrer à ses lecteurs – en position de spectateur. Certes, il est presque au contact  de celui qu’il regarde. Cependant la séparation n’a pas seulement la minceur de la vitre ; elle est aussi celle, infranchissable, entre un correspondant de guerre libre et un soldat prisonnier de guerre. Mais c’est justement dans ce moment que London s’éprouve au bord de passer du côté de celui ou ceux qu’il voit ; c’est alors qu’il se sent, dans une vague d’émotion, prêt à confondre son existence avec la leur : « Il me semblait que ma place aurait plutôt dû être de leur côté, en captivité avec eux, que dehors en liberté au milieu de gens tout à fait étrangers. »

Le bouleversement que London entend faire partager à ses lecteurs de l’Examiner est suscité par la proximité où il se sent à l’égard de ce « blanc » impuissant. Mais le sentiment de proximité est, à l’évidence, renforcé par celui de la distance entre « blancs » et « bruns » ou « jaunes ». Cette distance, il est persuadé d’en avoir fait l’expérience, et d’en toucher  à tout moment la réalité irréductible. En fait, bien sûr, il l’a reçue et ne fait que la renforcer ;  il l’entretient ; il la reconstruit toujours, de ses pauvres phrases, et, en la disant, il soutient sa communication avec les lecteurs de son journal.  Mais voici que, pour le lecteur de 2004, le partage de l’émotion qui a envahi London s’avère impossible et que les phrases qui voudraient la communiquer se réduisent pour nous à un remâchement idéologique cartonneux.

 

*

 

Cependant,  la découverte du prisonnier « blanc » n’aura fait que préparer une autre évidence.   Et ce sera, cette fois, la vision d’un mort – « blanc » lui aussi.

C’est l’un des passages les plus saisissants de tous les articles de London. La réalité de la mort s’y impose enfin – et d’autant plus que le cadavre ne sera découvert et dit que par morceaux.

Elle se révèle, cette mort, tout autre que les « belles idées » – celle, centralement, d’une mort flamboyante – qui avaient lancé London dans son aventure de correspondant-écrivain.  Mais c’est alors aussi que les notations de couleur semblent, brièvement sans doute, perdre leur grossière charge idéologique.

Le « blanc », soudain, n’a plus la même évidence racialiste ou raciste. Il ne s’oppose plus au « brun » ou au « jaune ». Il se dégage de ce registre racial pour s’imposer autrement.

« En route, je vis un chariot pékinois tiré par des mulets chinois. Des soldats japonais accompagnaient le chariot. C’était la grise tombée du jour, le chariot était chargé de gris – de couvertures grises, de vestes grises, de manteaux gris. Des deux côtés, sortant de ce monticule de gris, se dressaient des baïonnettes de fusils russes. Sur le sommet du gris, on voyait une tête couverte de cheveux comme les miens et un front blanc. Le reste du visage était caché, mais à l’arrière dépaissaient un pied et une jambe nue. C’était la jambe d’un homme qui avait mesuré presque un mètre quatre-vingts, et elle était blanche. Elle montait et elle descendait au rythme du chariot à deux roues, battant sans cesse une mesure monotone en s’éloignant de moi. »

Le « blanc » est entré, à la faveur de la tombée du jour, en relation avec des « gris », et ces deux couleurs, minimales, se sont alliées au rythme, lui-même élémentaire, qu’auront déroulé, pour nous comme pour les lecteurs de 1904, ces quelques phrases, très sûres, soudain, de London.

 

*

 

Je ne me suis pas arrêté sur les nombreuses pages où, pour ses lecteurs, London se met en scène parmi des Coréens.  L’article daté de Sunan, 10 mars 1904, est intitulé « Travel in Korea », et celui du 17avril 1904 porte un titre où flotte quelque ironie : « How the Hermit Kingdom behaves in Time of War ».

Sans doute London pense-t-il satisfaire la curiosité de ses lecteurs américains en retraçant ce qu’il vit et voit dans le royaume « ermite » qui passe encore pour mystérieux. Mais, en correspondant de guerre pressé de rejoindre le lieu des éventuels combats, il montre d’abord celles des « réalités » coréennes qui, à côté des tracasseries japonaises, contribuent à le ralentir, voire à le bloquer : routes boueuses ou gelées, demeures misérables, nourriture inquiétante, vols, couardise, incohérences ou incompétences multiples des Coréens (incapables, par exemple,  de ferrer correctement un cheval)…

Des sympathies sont-elles fugitivement possibles entre l’Américain et  des Coréens ? Ce sera toujours en des moments où la supériorité de l’occidental (efficacité, générosité, sens de la justice) ne s’affirmera que plus éclatante.

Des rapports de réciprocité  s’esquisseraient-ils  au moins dans l’échange des regards ? « Pour un Coréen, « voir un peu » est le summum des délices. La  chose la plus banale, l’événement le plus quelconque l’intéresse pendant des heures, et pendant des heures il restera debout ou accroupi, juste pour « voir un peu ». »  Si le regard des Coréens est lui-même vu par London, ce ne peut être que comme tout autre que celui de l’Américain.

Ce qui, au lecteur de 2004, est insupportable dans ces phrases de London comme en maints autres passages de ses articles, c’est, avant même les hiérarchies que l’occidental se permet d’établir entre les peuples,  sa pratique des caractérisations unifiantes – «le » Coréen, « le » Japonais, « le » Chinois – et qui ne se fondent que sur un voir-savoir fruste et exorbitant à la fois.  Alors London révèle qu’il n’est pas sans rapport avec les « savoirs » les plus grimaçants de la fin du dix-neuvième siècle, et en particulier avec des sociologies d’inspiration prétendument darwinienne ou avec les orientations aberrantes de l’ « anthropologie physique » sur lesquelles Stephen Jay Gould a jeté une lumière impitoyable dans  La malmesure de l’homme.

 

*

 

Il arrive cependant que London se déprenne de ses certitudes et qu’il offre, à ses lecteurs de l’Examiner,  non de l’idéologie  martelée, mais la reconnaissance de ses propres contradictions ou celle de certaines de ses incohérences .

Et par bonheur, London, alors même qu’il se trouve en proie aux urgences du correspondant de guerre,  ne cesse pas d’aimer – en écrivain qu’il demeure – à laisser flotter ses pensées. Et c’est en effet ce qui le rend capable de moments d’écriture dont le lecteur de 2004 peut accueillir l’humour avec gratitude.

Certes, l’article daté du 8 mars 1904 intitulé : « Interpreters and how they cause troubles» avance des remarques qu’inspire le plus grossier « savoir » de London : « La principale difficulté, avec un interprète coréen, est de le faire penser, ne serait-ce que pour lui-même . Mais, avec un interprète japonais, la principale difficulté est de l’empêcher de penser  à votre place. En outre, l’interprète japonais est un asiatique. Il ne comprend pas plus le processus intellectuel d’un Blanc que ce dernier ne comprend le sien. »

Cependant, au fil des phrases, l’évocation des malentendus dus à la traduction tourne elle-même à une sorte de jeu de pensées, et bientôt on ne sait même plus si ces pensées évoluent dans une seule tête ou entre plusieurs – et peu importerait alors qu’une tête soit occidentale et les autres asiatiques : « Les pensées deviennent aussi insaisissables et fuyantes que les joueurs dans un jeu de colin-maillard ; joueurs qui seraient très mobiles et auraient tous les yeux bandés. Vous êtes le chercheur, mais vous êtes devenu incapable de reconnaître une pensée quand vous l’attrapez. C’était votre pensée le moment d’avant, mais entre-temps quelque chose lui est arrivé. Elle est devenue autre. » 

Peut-être – en lecteur gagné par la contagion des traducteurs asiatiques tels que ce passage veut nous les faire voir ? – suis-je en train de détourner moi-même le sens ou l’orientation des pensées de London. Peut-être London avait-il voulu nous montrer comme un méfait asiatique cette fuite des pensées que je reçois ici comme une chance. Mais ce qui peut arriver de mieux à certaines des pensées de London,  ne serait-ce âs d’être, par des lecteurs qu’il ne prévoyait pas, détournées ?

 

*

 

La simple contiguïté des lectures d’un Français de 2004 me fait penser, lisant les descriptions de la Corée et des Coréens par London, à Yi Sang, dont ont été récemment traduits en français des poèmes et des proses[v].

Yi Sang naquit à Séoul en 1910, dans la Corée alors occupée par les Japonais, et  mourut à Tokyo en 1937. Certes, c’est quelque trente ans après le passage de London en Corée – alors que le « royaume ermite » était en grand bouleversement – ou au Japon qu’il écrivit. Cependant, dans la détresse où il se trouva – misère, maladie,  promiscuité, prostitution de sa femme, etc. – , il aurait pu être vu par London  comme un de ces Coréens qui lui semblèrent tout justes bon à fournir des serviteurs. Yi Sang fut pourtant, parmi les auteurs du vingtième siècle, et en quelque langue qu’ils aient écrit, l’un des plus « brûlants ». A ce feu, qu’aurait su voir Jack London ?

 

 

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Ouvrir la question de l’ici maintenant du point de vue du correspondant.

Le « désir » du correspondant ?

Ce qu’il espère atteindre ?

La dualité correspondant-écrivain.

 

L’appartenance « raciale ».  Le « nous » occidentaux, chrétiens, américains.

 

Opposer à ce que Yi sang a reçu…

 

Les couleurs. Du « visible » au « visuel » – comme Masatsugu me rappelle que dit Didi-Huberman.

Les pensées d’une tête à l’autre. Ce que les romanciers depuis le XIXème siècle ont fait jouer (des intériorités fictives, avec qq inaccessibilité – ou le contraire – des dedans séparés), London le réalise lourdement :  entre races, mutuellement inaccessibles dans leurs intériorités mentales.

 

Avec le visuel du cadavre, London est-il vraiment enfin écrivain comme il a voulu l’être dans son expédition (par elle ou malgré elle). ? Non pas au contact des combats et du sang versé, mais de la mort d’une autre manière…  Il y a là non du feu, mais de la froideur, du froid, du cendreux

Mais c’est peut-être mon désir de lecteur que de vouloir trouver là une résolution à ce qui me devient parfois insupportable dans le texte de London. Qu’est-ce qu’aujourd’hui nous pouvons recevoir de tout cela ?

 

 


[i] . Dans ce volume paru en 10/18, la traduction, de Jean Louis Postif, est accompagnée d’une préface, d’une bibliographie et d’un choix de documents  de Francis Lacassin.

 

[ii] . Ainsi (comme le précise une note de l’édition 10/18) les lecteurs du San Francisco Examiner  purent-ils lire le dimanche 5 juin 1904 un article de London daté de « Wiju, le 30 avril 1904 » et précédé du préambule suivant : « M. London est un des sept représentants des agences de presse ou de grands journaux du monde qui se trouvent auprès du premier corps d’armée japonaise. »

Les chapitres qui constituent La Corée en feu sont autant d’articles d’un reportage que London a « câblés », parfois aux prix d’énormes difficultés, au journal de William Randolph Hearst  – celui qui, comme le signale Francis Lacassin, fut le modèle du personnage de Citizen Kane.

La bibliographie que Francis Lacassin a fait figurer à la fin du volume 10/18 donne les titres en anglais des divers articles de London, ainsi que leurs dates d’envoi et leurs dates de publication. Les dates d’envoi s’échelonnent du 27 février 1904 au 26 juin 1904.

Le volume constitué par Francis Lacassin comprend également, outre les « Lettres de Corée à Charmian Kittredge », deux articles postérieurs au reportage : « Le Péril jaune », publié dans l’Examiner le 25 septembre 1904, et « Si le Japon réveille la Chine… », publié dans le Sunset Magazine de décembre 1909.

 

[iii]  Le désir  et le danger de s’immerger, au point de risquer de disparaître, dans les « choses mêmes », ne sont pas moins évidents au début de The People of the Abyss : « …pour la première fois de ma vie, la peur de la foule me saisit. C’était comme la peur de la mer ; et les multitudes misérables, rue après rue, semblaient autant de vagues d’un vaste océan malodorant, clapotant autour de moi et menaçant de monter jusqu’à me recouvrir. »

 

[iv] London ne s’abstient pas, en particulier dans « Le Péril jaune » et dans « Si le Japon réveille la Chine… », de poser au prophète. Il n’est alors que trop facile, pour le lecteur de 2004, de le remarquer : aussi bien lorsqu’il caractérise la guerre moderne comme « guerre à distance »  que lorsqu’il décrit les soldats Japonais comme ceux  qui « meurent pour leur pays comme les martyrs des autres peuples meurent pour leur Dieu », c’est à reculons que London s’approche de l’avenir ou, plus précisément, de la première guerre mondiale. Là, en effet, il y aura « contact » et combien sanglant. Et c’est au cœur de l’Europe que le « pro patria mori » retrouvera son actualité, et que la sacralisation des « martyrs » se révélera pleinement moderne et occidentale (comme le montre le célèbre article d’Ernst Kantorowicz « Pro patria mori » recueilli dans le volume Mourir pour la patrie, Fayard).

 

[v] Yi Sang,  Cinquante poèmes, Les Ailes, trad. et prés. par Kim Bona, William Blake & Co. édit. 2002  et Les Ailes, trad. par Son Mihae et Jean-Pierre Zubiate, Zulma 2004.

Claude Mouchard