Poésie et traduction
Poésie et traduction : quelques situations
Claude Mouchard
Traduire[1] en français douze poètes coréens, de Yi Sang à Ki Hyong-do : telle a été, à Paris, l’entreprise d’un groupe de jeunes Coréens ou Coréennes, avec la collaboration de quelques Français. C’est un travail qui a duré plus de deux ans – pour aboutir à la publication d’un numéro spécial de la revue Po&sie.
La collaboration entre traducteurs coréens et français, a été longue, patiente, accidentée parfois – et aussi scrupuleuse que possible. Mais d’abord, bien sûr, il y aura eu le désir de traduire. Il aura fallu l’envie d’accéder – ou de faire accéder – à de la poésie coréenne en français.
À l’université, ou sur une table de café, quelques traductions esquissées par Kim Hee-kyoon furent l’un des points de départ de toute l’entreprise. La première fois, il s’agissait, je crois, d’un poème de Cho Chong-kwon, une des « Tombes du sommet » Peut-être le vers : « pour parler je suis venu mais je n’ai pu que crier le silence ». Il y eut – étrangement au milieu des bruits d’un café parisien, et comme les interrompant – ces arrachements vers le haut que dit et fait le poème, il y eut des irruptions de froid ou de l’excessive lumière, et des chutes à pic, il y eut du silence.
A travers les ébauches de traduction – de ce poème, puis de plusieurs autres –, à travers les questions multiples, les malentendus parfois, brilla de plus en plus clairement la certitude qu’il y avait « quelque chose » là, et qui mériterait qu’on lui donne des forces et du temps.
Ce genre d’évidence n’est pas étrangère à celle qui fait écrire un poème. « Quelque chose » s’impose au poète, qui demande réalisation... Le traducteur, lui, a affaire à un poème réalisé, mais il doit savoir par moments le restituer à l’état de possible, et il lui arrive, presque comme le poète, de le sentir comme une pression qui demande une nouvelle réalisation.
Vaudrait-il mieux que le collaborateur français ait accès à la langue originale ? Sans doute. Ce n’était pas mon cas. D’où un certain sentiment de risque – mais d’un risque qu’il valait la peine de courir – pour au moins amorcer l’activité de traduction de la poésie coréenne en français, pour susciter, peut-être, d’autres envies de traduire...
Des risques par désir, par soif de la poésie des autres dans d’autres langues – c’est ce qu’ont su courir certains poètes. René Char, par exemple, dans La Planche de vivre, une anthologie qu’il a composée, s’aventure (avec l’aide de Tina Jolas) dans la traduction de poésies en plusieurs langues, dans des langues qu’il ne connaît pas.
Un sentiment d’étrangeté dans sa propre langue, n’est-ce pas ce qu’il arrive au poète d’éprouver ? Après tout, écrire de la poésie, c’est toucher à sa propre langue pour y réaliser du nouveau, c’est en quelque façon la transformer, c’est participer intimement de sa temporalité historique. Et c’est aussi, à certains moments, se retrouver au milieu de sa propre langue comme si on ne la connaissait pas ou plus tout à fait. Voici que tous ses traits, phoniques, syntaxiques, sémantiques, rythmiques, deviennent problématiques. On est comme dans un paysage langagier où tout se fait surprenant : tout y est attrait et obstacle à la fois, reliefs ou trajets où circuler, comme dans un tableau de Paul Klee. Tout est vu du dehors et au plus près à la fois.
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Traduire de la poésie ? Aussitôt un vieux soupçon menace. La poésie serait ce qui ne passe pas l’épreuve de la traduction. Qui n’a entendu cette objection ? Elle trahit, à l’égard de la poésie, une volonté d’appropriation – qui va exactement contre ce que bien des poètes, modernes en particulier, ont voulu et vécu. Rilke, par exemple, pour qui le poète est essentiellement « apatride ». Ou Marina Tsvetaeva déclarant : « Il m’est égal en quelle langue ne pas être comprise et de qui. » Mais il suffira ici de rappeler combien la traduction littéraire – et poétique en particulier – a été féconde dans l’histoire des littératures, dans leurs interactions et dans leurs métamorphoses.
Nombre de poètes furent de grands traducteurs ; et, dans chaque entreprise de traduction poétique, c’était une situation historique de la poésie qui se révélait. On pourrait penser, dans la poésie russe du xxe siècle, à Mandelstam, à Pasternak (traducteur de Shakespeare), qui se tournèrent vers d’autres langues – l’italien, l’anglais, le français – à la fois par désir poétique et sous l’effet de la violence politique en Union soviétique.
Je pourrais évoquer Paul Celan, grand traducteur de poésie, à partir de diverses langues vers l’allemand – cette langue dans laquelle il écrivit toute sa poésie alors même qu’elle était devenue pour lui, sous l’effet du nazisme, la « langue de l’ennemi ». Ainsi fut-il le traducteur de Henri Michaux. Lire ses traductions en allemand de poèmes français, c’est redécouvrir, et activement, inventivement ces poèmes eux-mêmes. Étonnante, par exemple, sa traduction du Bateau ivre de Rimbaud : il réouvre le poème, avec audace et scrupule, il le fouille, il y insinue de nouvelles possibilités...
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Des poètes traducteurs français ? On pensera certainement à Baudelaire – chez qui la notion de traduction prend d’ailleurs une curieuse extension. Je vais ici me contenter d’évoquer deux autres cas : Du Bellay et Nerval. Et je ferai au passage une allusion à Chateaubriand.
Du Bellay est l’un des poètes français du xvie siècle – de la « Renaissance » – les plus connus. Associé à Ronsard dans l’aventure poétique et théorique de la Pléiade, il eut, toute sa vie, à se comparer à lui. Obligé de partir en Italie et de vivre à Rome dans un environnement politique et religieux qu’il méprisait, il se sentit exilé, loin de la brillante vie poétique française dont Ronsard occupait le centre. Nulle acrimonie d’ailleurs à l’égard de Ronsard, qu’il admire. Mais l’impression de n’avoir jamais pu utiliser au mieux ses forces poétiques.
Du Bellay, après une période d’oubli, fut redécouvert au xixe siècle par des critiques historiens, comme Sainte-Beuve, mais aussi par des poètes – avec la reviviscence du sonnet au xixe siècle, à laquelle Nerval, Baudelaire, Mallarmé prirent part.
Du Bellay semble parler singulièrement aux lecteurs du xxe siècle, surtout avec Les Regrets. Serait-ce au prix de malentendus à propos de la mélancolie, voire de la détresse que disent souvent ses poèmes ? En tout cas, il a été magnifiquement relu par des historiens de la littérature, comme Gilbert Gadoffre, ou par des poètes, comme Michel Deguy. Dans son Tombeau de Du Bellay, ce dernier associe à des analyses de poèmes de Du Bellay, outre des réflexions sur l’histoire de la poésie, un certain nombre de ses propres poèmes : ainsi vivent ensemble la poésie et la pensée sur la poésie.
De la présence de Du Bellay pour des lecteurs français du xxe siècle, deux exemples me viennent l’esprit. Celui de Robert Antelme, le jeune mari de Marguerite Duras, qui fut déporté politique en Allemagne et ne fut sauvé des camps que par un concours de circonstances, et qui est l’auteur d’un livre exceptionnel, L’Espèce humaine, paru en 1947, et où en un endroit, des détenus décident de se forcer à « parler ». L’un d’entre eux commence : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». Et Antelme écrit : « Il disait très lentement, d’une voix monocorde et faible... » Il s’agit d’un des plus célèbres poèmes de Du Bellay, qui dit la nostalgie, le désir de rentrer à la maison. Le détenu ne l’a pas choisi au hasard.
L’autre exemple, c’est un souvenir qu’on m’a transmis jadis. Il faut s’imaginer, une dizaine d’années après la fin de la Première Guerre mondiale, dans une petite ville du Sud-Ouest de la France, une pension de filles. Toutes sont venues de la campagne – villages, hameaux, fermes plus ou moins isolées. L’une récite, debout dans la classe, devant ses camarades, ce même poème de Du Bellay. Et elle s’effondre en larmes, bouleversée par la nostalgie d’un poète français du xvie siècle... Dérisoire pour nous aujourd’hui, ce sentiment d’exil – à quelques kilomètres de chez elle. Naïve, cette appropriation d’un poème. Et pourtant c’est bien le poème qui l’a rendue possible : les déplacements de sens et de portée appartiennent pour une part au poème, à sa transparence précise, qui lui permet de traverser des situations dont le poète n’avait évidemment aucune idée.
Entre ces deux recours à un même poème ancien et la poésie d’aujourd’hui il y a une faille. La récitation poétique (celle qui aide un détenu dans un camp à résister – comme Primo Levi récitant Dante à Auschwitz) n’est-elle pas associée à des formes plus ou moins héritées et partagées, au vers régulier, à l’alexandrin, par exemple, en français ? Qu’advient-il aujourd’hui de la mémoire poétique ?
« Heureux qui comme Ulysse... »
Ce début de poème évoque l’Odyssée. L’épopée homérique se reflète dans ce court sonnet. Il est caractéristique de la situation poétique de Du Bellay qu’il réponde par de brefs poèmes aux œuvres monumentales du passé grec ou latin – aux épopées d’Homère ou de Virgile, aux odes de Pindare. Ronsard, lui, s’efforcera de rivaliser directement en écrivant de grandes odes, et une épopée. Rivaliser, imiter : c’est un aspect essentiel dans la tradition épique. Du Bellay, lui, c’est à une autre tradition qu’il s’est rattaché en imitant la poésie amoureuse de Pétrarque, le grand poète italien du xive siècle. Avec ce dernier, il a d’ailleurs partagé une certaine mélancolie, un sentiment de déception à l’égard du présent... Mais il amorce, plus que Pétrarque, un renoncement à la grande poésie plus ou moins ritualisée et qui se définissait par la noblesse de ses thèmes ou de ses destinataires, selon une hiérarchie héritée. Il ouvre, sans le savoir, secrètement, une modernité de la poésie qui s’affranchit de la gloire des grands objets traditionnels.
Or Du Bellay est aussi un traducteur de Virgile. Il traduit deux livres de l’Enéide, le quatrième – qui est une tragédie amoureuse – et le sixième – une descente aux Enfers, moment pivot de toute l’épopée, investigation nocturne, philosophico-religieuse, et dont des souvenirs se retrouvent partout dans la littérature occidentale, et d’abord, bien sûr, chez Dante. Du Bellay traduit les hexamètres de Virgile en décasyllabes – souvent deux vers français pour un vers latin –, et c’est peut-être, depuis plus de quatre cents ans, la seule de toutes les traductions de l’Énéide en français qu’on puisse lire à haute voix.
Il laisse lui-même entendre que la traduction prend ici la place de la création d’une épopée nouvelle. Plutôt qu’à la grande rivalité quasi héroïque qui peut se dessiner entre les poètes épiques, Du Bellay aurait affaire à la « translation ». Ce mot signifie, dans le français de son époque, traduction. Mais on parle aussi en latin de « translatio studiorum » ou de « translatio imperii » : transport – déplacement, glissement – du savoir ou du pouvoir. De la Grèce à Rome, par exemple, ou, plus tard, entre les diverses nations européennes. C’est toute l’histoire occidentale qui s’engouffre là.
Dans ses réflexions sur sa traduction de Virgile, Du Bellay rapproche et différencie imitation et traduction. Entre les épopées produites dans les diverses langues et les divers pays, s’il y avait imitation, c’était pour une part sur le mode d’un duel chevaleresque, d’un noble affrontement pour l’affirmation propre de chaque nation. La traduction, en revanche, oriente autrement la filiation poétique, vers d’autres relations entre langues et littératures. Et Du Bellay est partie prenante de ce mouvement, discrètement – avec une puissance qu’il n’ignorait pas, mais dont jamais il ne se satisfaisait.
La mélancolie active de Du Bellay anime son travail de traduction. Il y a en elle, déjà, certaines des chances et des dangers de l’historicisme moderne. Nietzsche, dans la deuxième des Considérations intempestives souligne le caractère équivoque du goût pour les grandes créations du passé : ne serait-ce pas, suggère-t-il, le signe d’une impuissance du présent ? On pensera peut-être aussi à certaines caractérisations de l’inconscient selon Freud – cette sorte d’espace qui fait parfois penser aux enfers des anciens, dans lequel il n’y a plus de succession temporelle, et où tout est co-présent.
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J’aurais pu évoquer un autre grand traducteur d’épopée : Chateaubriand. En 1836, il publie une traduction de ce qui est probablement le plus grand – et peut-être le dernier – poème épique moderne : le Paradis Perdu de Milton.
C’est en prose que Chateaubriand traduit le grand poème que Milton écrivit en pentamètres iambiques non rimés. Chateaubriand avait osé auparavant composer des épopées ou épopées-romans en prose : Les Martyrs et Les Natchez. Le rapport entre prose et poésie, entre vers et phrases a trouvé dans la traduction (et spécialement celle de l’épopée, depuis le xviie siècle en France) des aventures remarquables, trop oubliées – non loin, pourtant, des débuts du poème en prose et, bientôt, du vers libre. Cette réversion de l’épopée du vers à la prose, Chateaubriand la poursuivra dans ses Mémoires d’Outre-tombe, qu’il lui arrive de caractériser comme une épopée de son temps reflétée dans l’histoire d’un individu.
Chateaubriand s’est présenté, après la Révolution française, comme l’écrivain de la reconstruction catholique, et, au temps de la restauration des rois, comme le partisan de la légitimité royale. Or voici qu’il traduit un poète protestant et, comme on disait, « régicide » (puisqu’au moment de la Révolution anglaise du xviie siècle, il avait pris position pour l’exécution du roi). L’auteur du Génie du christianisme s’explique là-dessus, non sans humour – et avec un certain cynisme historique. En tout cas, la poésie, entre français et anglais, dans les vers « sublimes » – chauffés à blanc – de Milton ou dans la prose rythmique de Chateaubriand, a la force de traverser les oppositions religieuses et politiques, et toutes les violences de deux siècles au moins. Il arrive d’ailleurs à Chateaubriand d’imaginer une conversation qu’à Londres où il vécut un siècle et demi après Milton, il aurait pu avoir avec lui, sur la rive de la Tamise, ou au bord de l’histoire – un soir, dans une nuit peu à peu épaissie.
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Je ne m’arrêterai pas beaucoup plus à mon dernier exemple. Gérard de Nerval n’eut jamais, de son vivant, la célébrité de Chateaubriand. Au moment où il se suicida en 1855, à l’âge de quarante-sept ans, il était connu dans le monde littéraire – ayant participé au mouvement romantique, ayant en particulier collaboré avec Alexandre Dumas. La plupart des écrivains contemporains parlent de lui avec une affection un peu distraite. Mais son œuvre fut bientôt quasi oubliée. A la redécouverte de ses merveilleuses proses – Sylvie ou Aurélia en particulier – Proust contribua décisivement. Quant à ses sonnets, peu nombreux, absolument singuliers – ceux, surtout des Chimères –, Baudelaire (qui a connu Nerval, et qui parle parfois de lui) n’en dit rien, pas plus, dans la génération suivante, qu’un Mallarmé. Mais Nerval lui-même avait eu des formules de doute, voire de désespoir, sur sa propre œuvre poétique. « Je n’aurai été, dit-il, qu’un rêveur en prose. » (Cette dernière formule fait le titre d’un ouvrage récent de Jean-Nicolas Illouz).
Or très tôt, Nerval fut un traducteur – à partir de l’allemand. Sa traduction du Faust, Goethe dit encore, à la fin de sa vie, le plaisir qu’il a à la relire. Nerval a traduit des poèmes allemands célèbres, il lui est arrivé de traduire plusieurs fois les mêmes, en variant des vers à la prose. Il devint le traducteur de Heinrich Heine, qui vivait à Paris et avec lequel il collabora. Les traductions de Nerval n’ont été republiées dans leur ensemble que récemment. Elles mériteraient de nouvelles analyses (dans l’esprit, par exemple, des travaux d’Antoine Berman sur la critique de la traduction).
Selon quelle situation poétique un poète comme Nerval, solitaire au milieu de tous, se tourne-t-il vers la traduction, et vers quels poètes ou poèmes, et avec quels éventuels effets en retour sur son écriture ?
Le premier sonnet des Chimères – probablement le poème le plus connu de Nerval – intitulé El Desdichado, s’ouvre dans ses tercets à une interrogation du « je » sur son identité. Tous les écrits de Nerval tremblent d’ailleurs de dédoublements multiples. Les personnages masculins ou féminins qui apparaissent ont plusieurs faces, ou bien se multiplient en reflets sans fin. Le « je » lui-même, dans ces vers ou ces proses, ne cesse pas de s’échapper à lui-même, de tenter de se ressaisir. Il perd toute mesure dans ses rapports aux autres, il perd même le sens de ses propres contours dans l’espace, jusqu’à se sentir soudain, dans la rue, se dilater jusqu’aux étoiles. Dans Aurélia, Nerval revient sur des épisodes de délire qu’il a vécus, et tente de les ressaisir en écrivant.
Or dans ces troubles dont les vers cristallins et pleins de nuit de Nerval tentent de faire leur substance, la religion joue un rôle singulier. Ou plutôt les religions. Car Nerval cherche un cadre symbolique dans lequel retrouver une position subjective, des liens, de nouvelles possibilités de penser et de dire. Or les religions se proposent à lui, excessivement, dangereusement. Voilà qui est caractéristique aussi de la crise de la croyance au xixe siècle (de la « mort de Dieu », dont parle Nerval) et de l’historicisme du xixe (pour lequel les religions se juxtaposent en un spectacle séduisant et bientôt vide – comme dans La Tentation de saint Antoine de Flaubert). Nerval est en proie comme personne à ces questions modernes – entre l’extinction ou l’excès de présence des religions. « Me verrai-je entraîner à tout croire ? » écrit-il dans Isis.
Cette poésie où le « je » ne se dit qu’en vacillant, ces vers ou ces proses avides de croire – jusqu’au délire – et qui cependant décomposent les croyances dès qu’ils les disent, tout cela a été écrit par un poète très précocement traducteur. Il me semble que traduire, dans le cas de Nerval, c’est éprouver et travailler, sur le plan du langage ou de la différence des langues, sa propre position – une ou multiple, divisée –, sa propre appartenance à un ou des cadres communs, et son rapport à de l’altérité : à d’autres langues, à d’autres œuvres.
Nerval publie ses traductions de Heine en 1848, au temps des révolutions qui secouent la France et l’Europe – « dans un moment où l’Europe est en feu » écrit-il. Il présente les poèmes de Heine qu’il traduit avec une étrange intensité. « Chacune de ses phrases est un microcosme animé et brillant ; ses images semblent vues dans la chambre noire ; ses figures se détachent du fond et vous causent par l’intensité de l’illusion la même surprise que des portraits qui descendraient de leur cadre pour vous dire bonjour. » Et encore : « Ce n’est plus une lecture qu’on fait, c’est une scène magique à laquelle on assiste ; vous vous sentez enfermer dans le cercle avec le poète, et alors autour de vous se pressent avec un tumulte silencieux des êtres fantastiques d’une vérité saisissante ; il passe devant vos yeux des tableaux si impossiblement réels, que vous éprouvez une sorte de vertige. »
Nerval caractérise ici non seulement ce qu’il croit déceler dans ces poèmes, mais aussi la présence globale de ces poèmes pour lui. Ces écrits d’un autre poète s’imposent à lui – entre le noir et le brillant – avec un excès de présence. Les poèmes de Heine sortiraient-ils d’eux-mêmes, « impossiblement réels » ? Seraient-ils de nature – séduisants, quasi fantastiques – à s’emparer, dans un dangereux « vertige », de la faiblesse désorientée de Nerval, de sa disponibilité douloureuse ? La traduction, chez Nerval, vit jusqu’au « vertige » ces équivoques du rapport à l’autre.
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« Pourquoi avais-je si peur de ces religions obscures et légères qui ne devaient m’être ni espoir ni mort ? » C’est une phrase de la prose « La tombe du vignoble » de Ki Hyong-do – dans la traduction de Kim Hee-kyoon, à laquelle j’ai tenté de collaborer. Dans un article sur ce poète, le critique Kim Hyon évoque des poètes européens : Gottfried Benn, Paul Celan. J’ai moi-même, dans Po&sie, mentionné Trakl. À ces trois poètes de langue allemande, j’ajouterai maintenant Nerval. Autant de poètes du lent travail de l’obscur et de la limpidité brusquement reconquise. Poètes qui se mettent comme traducteurs ou qui mettent leurs traducteurs dans des situations difficiles de fièvre et de... vertige.
Puis-je évoquer un instant comment, à partir des séances de travail en commun, au-delà d’elles, en vivant, en parlant, des phrases comme celles de Ki Hyong-do travaillaient en moi ? Ce n’est pas directement (sinon en les écoutant lire à haute voix) que j’avais affaire aux phrases de Ki Hyong-do, mais aux esquisses – essais et retouches multiples – proposées par Kim Hee-kyoon. Et cependant ces phrases, à travers ces esquisses, devenaient pour moi, comme aurait pu dire Nerval, « impossiblement réelles ». Elles exigeaient que je leur apporte toute la disponibilité, la fluidité, l’inventivité en français dont j’étais capable – pour tenter de revenir toujours au plus près de ce que proposait Kim Hee-kyoon.
La traduction en collaboration ne doit pas pousser à isoler du poème un « sens » – comme la chose la plus facile à échanger – ni à construire une interprétation qui bientôt ferait préférer ce qu’on se dit du poème au poème lui-même. Les tentatives, les diverses ébauches qui sont d’abord formées dans la langue d’arrivée (avec le plus de liberté et de mobilité possible dans cette langue) doivent plutôt rendre le traducteur de plus en plus réceptif à ce qui lui vient du poème dans la langue de départ, à des traits auxquels il n’avait pas d’abord été rendu justice et dont l’évidence se précise au fil du travail. Être le plus fluide possible dans la langue d’arrivée devrait rendre capable de se laisser traverser (un peu comme un acteur ou un musicien) par tout ce qui ne cesse de venir – de plus en plus différencié, aigu, pénétrant – depuis la langue de départ.
Ce qui ne signifie pas que le résultat publié soit satisfaisant sur tous les points, ni, surtout, définitif. Il y a beaucoup de risques d’erreur. Le résultat est toujours provisoire, il pourrait, il devrait, être repris.
Walter Benjamin a remarqué que la durée de vie des traductions est en général plus courte que celle des œuvres. Sans doute. Mais on aimerait imaginer des traductions qui seraient toujours en voie de révision – surtout pour la poésie.
Peut-être faudrait-il des traductions de poésie qui jouent plus activement avec le caractère périssable de la traduction. Peut-être aussi des pratiques plus libres de la traduction poétique pourraient-elles avoir des effets sur l’écriture poétique elle-même. Pourquoi des poèmes ne seraient-ils pas maintenus dans un état semi-provisoire, révisable, mobile dans le temps ? À vrai dire, c’est ce qui se rencontre déjà, mais en marge. On en trouverait des exemples subtils chez Nerval, chez Trakl, chez Benn. Chez d’autres poètes plus récents encore – le grand italien Sereni par exemple. Il arrive, sur ce point, que la traduction poétique ouvre des voies à la poésie.
La traduction fait se confronter ou s’échanger le proche et le lointain. Aujourd’hui, elle le fait dans un monde où le sens de la proximité et celui de la distance changent – dans un monde désormais « fini », comme disait déjà Valéry, et où les interactions – d’un pays ou d’une région à l’autre – sont telles que les possibilités d’agir dans le plus proche semblent souvent interceptées par le plus lointain. C’est dans ce monde que les appartenances – sociales, culturelles, religieuses, langagières – peuvent aussi bien paraître s’affaiblir que brusquement se renforcer, voire s’enflammer. La poésie et la traduction de poésie touchent à tout cela, presque invisiblement, elles travaillent à leur manière ces chances et ces dangers d’aujourd’hui.
[1] Les propos qui suivent furent prononcés en juillet 2008, lors d’une rencontre à l’Université Yonsei, en Corée du Sud. Cette situation et cette destination ont évidemment déterminé certains traits de l’esquisse parfois sommaire que voici. Peut-être est-il légèrement dérisoire de proposer aujourd’hui à d’éventuels lecteurs français (ou en français) ce qui n’était destiné qu’à être entendu en traduction (en coréen) et loin de l’Europe...