Douceur et terreur

Douceur

et terreur

 

tohu-bohu de notes

 

Claude

Mouchard

 

 

 

Quant au réel, comme un pot qui se fêle,

qui ne peut plus garder forme, il attend

l’ultime éclatement qui le disloque.

Miklos Radnoti,

extrait du poème (daté du 27 mars 1944)

« Prisons paisibles de jadis »

trad . Jean-Luc Moreau (dans Marche forcée)

 

 

 

 

… « lettera del dolce mondo » dans la nouvelle Il discepolo

de Primo Levi…

Rastier, Ulysse à Auschwitz :

« A cette époque, Primo et le Hongrois Endre Szanto travaillaient à l’intérieur d’une citerne souterraine. C’est là que Primo traduisit en allemand à Endre une lettre reçue miraculeusement de sa mère, « lettera del dolce mondo ». La lecture finie, Endre lui offrit un radis noir et lui dit : « J’ai fait des progrès. – C’est pour toi. C’est la première chose que j’aie volée. » »

 

Une lettre de la mère, donc. Lettre (incroyablement) arrivée au camp – reçue de là-bas, de ce monde désormais, et peut-être pour toujours, autre, monde de la douceur…

 

…………..

 

« … le doux monde». C’est donc ainsi que le détenu pense à ce à quoi il a été arraché.

Pensées dangereuses, affaiblissantes, qui ne font qu’exposer davantage à la cruauté de la faim et des coups ?

Voilà ce qu’Antelme, parfois, redoute : rêver, dans le camp, à la vie d’avant ou de là-bas affaiblirait…

 

………..

 

«… ils devaient m’entendre. »

Antelme, L’espèce humaine :

« On n’arrête pas de provoquer, d’interroger l’espace. Tout à l’heure, à six heures, j’étais ici ; tandis qu’hier soir on parlait de moi pendant que je dormais. Quand je recevais un coup de schlague sur la tête, on se souvenait d’une promenade avec moi à Tamaris. Hier on parlait de moi, quand j’attendais la soupe et ne regardais et ne pensais qu’à la louche qui sortait et puis s’enfonçait dans le seau. Je ne les aimais pas à ce moment-là, il n’y avait que la soupe dans ma tête ; je ne les aime pas tout le temps, eux non plus. »

 

Danger ?

« Un soir j’ai appelé ; ils ne devaient pas dormir. Les copains, eux, dormaient. J’ai crié à voix basse, longtemps, sûr, un instant, qu’ils devaient m’entendre. En pleine sorcellerie. Jamais absolument assuré que l’on n’est qu’ici, que l’on peut bien finir ici. »

………..

 

Le pôle du « monde doux » peut ressurgir, amèrement, du côté du « ils » qui (à distance des camps) n’entend pas. Ou du côté de ceux qui, le détenu à peine rentré « chez lui », ne sauront pas l’écouter. Ou, le témoignage une fois écrit et publié, dans l’indifférence des (non)lecteurs.

 

Primo Levi, frontalement, agressivement, en tête de  Si c’est un homme , prend à partie un « vous », celui de la vie « quiète »,  où sont confondus les contemporains des camps et ceux, ultérieurs, de la parution des témoignages.

 

Se ré-citer ici son redoutable poème de malédiction ?

 

«  Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c’est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui ou pour un non.

Considérez si c’est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu’à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N’oubliez pas que cela fut,

Non, ne l’oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En, vous couchant, en vous levant ;

Répétez-les à vos enfants.

Ou que votre maison s’écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous. »

 

……………………

 

Il « l’a calmé doucement »…

Des ressources de douceur peuvent-elles se découvrir encore chez qui est encore dans cet « enfer » où, comme l’explique Antelme, on dit tout et où les mots passent par mes bouches comme des matières fécales ?

 

Dans la troisième partie de L’Espèce humaine (« La fin » – dernière partie du livre, qui est amenée par la dernière phrase de la partie précédente : « Il reste peut-être au SS encore un moyen de poursuivre l’exécution de l’ordre, c’est le train. »),

un « vieil Espagnol », dans le train donc, est « assis contre la paroi du wagon ».

A côté de lui un de ses fils (un autre de ses fils « a été fusillé en France devant lui ») est étendu.

 

Durant l’interminable transport, il ne se passe presque rien.

 (C’est ce quasi-silence qu’on entend mieux encore au début d’un poème d’Antelme intitulé « Le Train » ([dans Robert Antelme, Textes inédits] :

 

Le bruit du train use la nuit,

La terre doucement gémit sous le voyage,

Sur les visages le bruit

Plaque le bleu de l’agonie. )

 

Antelme, pourtant, raconte un incident minime :

« Dans la nuit, le vieux a été bousculé par son voisin, et ils se sont engueulés. On l’a entendu menacer, d’une voix aiguë et chevrotante :  Maricon ! Son fils aussi l’a entendu et l’a calmé doucement : Cailla, Cailla. »

 

Le lien – et son exposition dans la détresse : un des ressorts de la terreur  ou (comme nous le montrent nombre d’autres écrivains-témoins) un des moyens de son emprise.

Cependant, le lien entre le vieil Espagnol et son fils semble n’avoir pas été détérioré.

Le vieil homme est plus que nu sous les yeux de tous.

 

« Tous les secrets du vieux sont étalés sur sa figure. Le mystère de l’irréductible étranger que reste un père s’est apparemment dissous dans la faim et les poux. Il est transparent maintenant. »

 

Mais dans le lien père-fils, quelque chose subsiste, une capacité d’attention indestructible :

 

Les SS croient que, dans la partie de l’humanité qu’ils ont choisie, l’amour doit pourrir, parce qu’il n’est qu’une singerie de l’amour des vrais hommes, parce qu’il ne peut pas exister réellement. Mais, là, sur le plancher de ce wagon, l’extraordinaire connerie de ce mythe éclate. Le vieil Espagnol est peut-être devenu transparent pour nous, mais pas pour le gosse ; pour lui, il y a encore ur le plancher la petite figure jaunâtre et ridée du père et, sur elle, celle de la mère s’est imprégnée et, à travers elle, encore tout le mystère possible de la filiation. Pour le fils, le langage et la transparence du père restent aussi insondables que lorsque celui-ci était encore pleinement souverain. »

……………….

 

« Est-ce que quelqu’un pense, un doux matin d’été… »

 

Il arrive qu’un détenu n’ait pour se relier à la « vie normale », que le souvenir de ses ultimes intants de liberté juste avant une arrestation par surprise.

 

Aron Gabor (déporté en 1948 en Sibérie) :

« Est-ce que quelqu’un pense, un doux matin d’été, qu’il doit regarder la porte de son appartement parce qu’il n’aura plus l’occasion de le faire pendant quinze ans ? » ( Le cri de la taïga)

 

Ou, un peu plus loin dans le même ouvrage :

« Il retourna à la porte […] et embrassa sa femme. Elle était en train de se coiffer devant une glace et tourna la tête vers lui. Tout ce qu’elle a dit : « Dépêchez-vous de rentrer ». C’est là qu’ils se sont vus pour la dernière fois. Quatre ans plus tard, une lettre officielle faiait savoir à sa femme qu’il était mort de pneumonie en Sibérie.

Entre le premier et le deuxième étage, une planche était posée en guise marche, car l’escalier avait reçu un obus. Il l’a descendu en sifflant, joyeux. »

 

…………………

 

« … dans le brouhaha heureux »

Qui, des « autres », de ceux qui n’ont pas subi directement la terreur, aura essayé de dire la vie ordinaire se pousuivant tout autre ?

Vie dévorée d’attente (familles, Akhmatova et son fils en prison, Requiem).

Ou existences en fête se poursuivant comme si de rien n’était (« Campo dei Fiori », de Milosz).

 

Ce n’est pas au temps des camps nazis, mais plusieurs années après (au temps, il est vrai, des camps soviétiques qu’il est loin d’ignorer) que Mascolo (après avoir vu Nuit et brouillard) ressent non seulement la brutalité de l’indifférence ordinaire des gens heureux, mais la potentialité, en eux, de ce qui a produit le pire.

C’est dans Entêtements (Benoît Jacob, 1993) ou  « Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France » [avec les précisions suivantes : « Publiées aux Editions de Minuit en décembre 1957, ces réflexion ont pour source un voyage effectué en janvier précédent, en compagnie de trois amis très proches : Robert Antelme, Claude Lefort et Edgar Morin, dans la Pologne d’après le « printemps en octobre », contemporain de la révolte hongroise et de son écrasement. » –  «  I – En Pologne » « Auschwitz » [une série de titres et sous-titres emboîtés])

« Après la projection du film de Resnais, je m’étais déjà retrouvé, fin d’après-midi en juin, dans le brouhaha heureux de la foule des Champs-Elysées, en enfer. »

 

Un peu facile, la mise en contact mythologisante « Champs-Eysées/ enfer ». La suite aussi fait problème. Trop généralement accusatrice, elle soulage, au fond :

 

« L’humanité entière mise en accusation, le visage humain dégradé, ce que je venais de voir allait infiniment plus loin qu’une preuve contre les seuls nazis. Tout le monde était capable de cela. C’était là véritablement notre œuvre, inimitable, spontanée, l’œuvre de tous et de chacun l’incontestable accomplissement du réel-rationnel indépassable, le résultat de siècles de patientes recherches, toutes les ressources de l’esprit, de l’intelligence et du cœur mises en œuvre. Ceux qui coulaient à mes côtés leur vie tranquille et bonne le long de ces berges, je venais de les voir absolument dénoncés, et moi parmi eux dénoncé avec eux. Je ne pouvais même plus adresser la parole à l’amie qui m’accompagnait, n’osais plus la regarder en face. J’avais honte, d’elle et de moi, qui savions tous deux, comme si nous venions de faire cela ensemble, cela : Auschwitz. » 

 

« C’est là véritablement notre œuvre »… cet emploi  de « notre », ou du mot « œuvre » : douteux.

 

………………

 

«La soirée est merveilleuse »

 

Quels instants de douceur, pourtant, quelle légèreté subsistant (et à respirer en hâte) au contact voire au sein de la terreur, le lecteur de témoignages ne devrait-il pas méconnaître ?

Sans doute dans l’immédiate et puissante complexité de Etre sans destin de Kertesz.

 

  Ou dans quelques phrases de Yitskhok Rudashevski (fragments traduits dans L’enfant et le génocide).

 

Né en 1927 à Vilnius « où il vit avec ses parents

et sa grand-mère jusqu’à la liquidation du ghetto en sep-

tembre 1943 », Yitskhok « sera assassiné avec ses parents à Ponary.

Son amie Sarah (Sore) Volochine découvre le manuscrit du

journal à la fin de la guerre dans la maline où se cachait

la famille et le confie à Shmerke Kaczerginski et à Avrom

Sutzkever, qui connaissaient Yitskhok et l’avaient encouragé

à écrire pendant la guerre. »

 

On lit, dans le journal de Yitskhok (Togbukh fun VilnerGeto,

trad. du yiddish par Batia Baum), à la date du 24 novembre 42 :

 

« Au ghetto l’humeur est bonne. Le ghetto résonne de

bonnes nouvelles. On commence à s’imaginer que bien-

tôt… Bientôt on va sortir de notre prison… Les Améri-

cains marchent sur Tunis. La flotte française à Dakar s’est

rendue. Du Sud marche cpntre les Allemands l’armée sud-

africaine. Rome est bombardée. Et le plus important : l’ar-

mée allemande a subi une défaite à Stalingrad. Des milliers

de morts et de prisonniers allemands. Les Soviets attaquent

fortement le front central. (Le ghetto sent par tous ses sens

que la fin approche, ou plutôt que notre commencement

est proche.)

Le soir je me suis promené à travers les ruelles du

ghetto. La soirée est merveilleuse. Un peu frisquet. Il fait

clair. La neige scintille. Le vent rafraîchit… Le cœur se fait

léger. Les ruines de la rue de la Boucherie brillent dans le

gel, comme parées de diamants. Tout est silencieux et désert.

Les ruines enneigées se dressent sous un ciel bleu, gelé, où

vogue une grosse lune ronde qui se montre à tout instant

par un autre trou dans le mur de la ruine. J’aimais tant, par

de tels soirs, me promener à deux dans un coin tranquille

hors de la ville ! C’est si bon de respirer la fraîcheur gelée

du soir. Je ressens la même chose aujourd’hui. Je me sens de

bonne humeur, le cœur étrangement léger, car par une telle

nuit, je m’imagine qu’il va bientôt arriver quelque chose de

neuf… (Je sens que c’est tout proche, à portée de main. Je

le cherche à tâtons dans le froid.) »

 

……………..

 

Pas maintenant. Je ne peux pas ici poursuivre (je l’ai parfois tenté ailleurs), ou plutôt je ne peux (ne peux même pas désirer) réorganiser (en les entre-confrontant) – pas maintenant en tout cas (fin 2009-début 2010) –  les notes qui précèdent…, les citations,

les évidences brèves, mais qui aussitôt soufflent dans trop de directions

……………..

 

Notes, prises au fil du temps, de lectures ou d’écoute. A ôter une part au moins des gravats verbaux qui les dissimulaient à demi (mais aussi les rendaient prometteuses), qu’est-ce qui se découvre  – peut-être inadmissible ?

 

…………….

 

Terreurs et vie ordinaire/vie douce ? Pas vraiment un projet… Rien, dans ces notes, que ce qui au fil de plusieurs années se sera imposé en plus d’autres tentatives plus centrées (suscitées, par exemple, par des lectures de Chalamov, ou par l’écoute d’Ousmane le Soudanais, ou en repensant à Kim le Cambodgien, ou en essayant de suivre la trajectoire du chorégraphe et danseur Faustin Linyekula, ou …).

 

Notes-surcroîts …  perlant d’efforts plus décidés de réalisation, par exemple des conversations entre K et moi, ou révélant furtivement quel élément clair ou opaque filtrant entre différents essais plus décidés…

 

Constater-effectuer, en fixant quelques notes (parmi beaucoup d’autres), ce qui était tacitement impliqué par des tentatives plus continues,  ou ce qui suintait, amer, jaune noir, de leurs erreurs, de leurs forçages.

 

……………..

 

Ces notes que je voudrais laisser s’entre-confronter librement (il faudrait plutôt des sphères pulsatiles que des pages), voici que, par leurs seules juxtapositions, elles créent des effets de sens non prévus, au pire sens… Malentendus, alors (entre elles …) – ou mornes absurdités, fatigue soudain atterrée…. partir dans la rue…

 

………..

 

« Douceur et terreur » ? Ou : « Vie ordinaire/vie douce et terreurs »… Ou…

Qu’est-ce qui, non décidé, se sera imposé, au fil du temps (tout en lisant, écoutant…exposant de la continuité de vie à ces impacts), dans ou par ces notes (et bien d’autres) ?

 

En fait : pas simplement deux foyers (comme d’une ellipse), mais plusieurs termes gravitant les uns sur les autres, se substituant parfois (significativement) les uns aux autres.

 

« La vie douce »… Est-ce autre chose que la vie ordinaire se voulant « douce » (« … songe à la douceur… ») ? Vie agitée décomposée en courtes vagues par des reflets-images de ce qu’elle désire ou parfois croit être ?

Utopie  qui, insue d’elle-même, se disperse sur les minutes les plus répétitives, les métallisant soudain.

Idylle hantant la pauvreté du monotone, en brillances sur le grisâtre de l’effectif  ordinaire inaccomplissable : dangereuse, alors.

 

………..

 

Ces notes se méfient d’elles-mêmes quand elles se sentent (se) poser pour elles-mêmes ; elles sont faites pour être traversées ou pliées, fauchées, par ce à quoi elles ont trait : simplement, elles ne peuvent ni ne veulent pas exactement savoir ce que c’est.

 

………….

 

La recherche, par tous les moyens (pour qui et à quel prix pour d’autres) d’une prétendue « vie bonne »… : est-ce un des composantes de la violence nazie ?

 

L’ « espace vital »… Territoires à vider… pour de la vie kitsch ?

Browning, Les origines de la solution finale chap. 2 : « La Pologne, laboratoire de la politique raciale »

« La conviction de Hitler selon laquelle les Alle-

mands avaient besoin d’un Lebensraum impliquait que les

nazis se taillent, en Europe orientale, un empire comparable

à ceux que les puissances impériales européennes s’étaient

bâtis outre-mer. Et, bien entendu, cela signifiait également

que le régime nazi n’hésiterait pas à imposer aux peuples

conquis d’Europe, et notamment aux Slaves de l’Est, un

type de domination et des méthodes de décimation que les

Européens n’avaient jusque-là infligés qu’aux populations

conquises des autres continents. »

 

(Et il faudrait recopier aussi ce qui suit, par exemple :)

 

« S’étant montrée incapable de tracer une ligne

rouge en Pologne, l’armée devint « complice » du régime et

ne serait plus jamais capable d’adopter une position de prin-

cipe contre les crimes nazis, alors même que ses conquêtes

sur le terrain livraient sans cesse d’autres victimes à l’insa-

tiable Moloch. »)

(Browning parle encore de « terreur chaotique », de « terreur

anarchique » se transformant peu à peu en « terreur systé-

matique » – avec le projet de déplacer des centaines de milliers, voire

des millions de gens).

………

 

« L’idée de…., non, la vie douce même a été souillée définitivement… »

(je me dis ça avec une rage vaine, sur un solennel ton « intérieur »  – intérieur à moi ou à la maison, ou aux rues,  ou… à la société – 

ton d’imprécation qui voudrait ébranler quoi ?…)

(la bêtise sourd aussitôt de partout

comme du sang blanc).

…………..

 

Certes on pouvait depuis longtemps penser que la vie douce

des uns (mi-fantasmatique) était liée à la détresse (très réelle)

des autres (Villon : « et pain ne voient qu’aux fenêtres »), dans des rapports soudain durs comme du fer…

Mais l’intention de lier l’une à l’autre a-t-elle jamais été

exprimée comme elle le fut par Hitler ?

 

Florent Brayard, La solution finale…p.331-2

« Entre les 8 et 11 août, un membre de la Chancellerie

du Parti prit en note quelques propos de Hitler (…). Au

cours de ces monologues, Hitler décrivait, comme en rêve,

la façon dont il allait coloniser les territoires soviétiques :

« Le colon allemand devra vivre dans des fermes bel-

les et spacieuses. Les services allemands seront logés dans

de magnifiques bâtiments, les gouverneurs dans des palais.

A l’ombre des services administratifs s’organisera peu à

peu tout ce qui est indispensable au maintien d’un certain

niveau de vie. Autour de la ville, sur 30 ou 40 kilomètres

de rayon, une ceinture de beaux villages reliés entre eux

par les meilleures routes. Ce qui existe par-delà, c’est un

autre monde dans lequel nous souhaitons laisser les Russes

vivre comme ils le désirent. Il faut simplement que nous

les dominions. Dans le cas d’une révolution, nous n’aurons

qu’à jeter quelques bombes sur leurs villes, et l’affaire sera

liquidée. » »

 

Citer ces propos ici : en tirer quel effet ?

 

………..

 

Bourreaux : a-t-on

(« on » ? qui ? … par exemple : Gitta Sereny Au fond des ténèbres)

envie de scruter leurs existences,

y cherchant la part de la vie ordinaire, voire douce ?

 

insinuer une adhésion spécifique dans le repli de leur adhésion à eux-mêmes

dans leur banalité (dont la persistance est énigme)

 

Extrait de « Transgression » – article de Daniel Mendelsohn

dans le New York Review of Books du 26 mars 2009 sur

The Kindly Ones (la traduction de les Bienveillantes) de Jonathan Littell :

« Anyone who has studied the Holocaust will recognize

the bitter wisdom in this statement [de Littell, ou de son

personnage Aue qui déclare : « The real danger for mankind

is me, is you. »] ; its history is peopled with soldiers and civi-

lians, Germans and Poles and Ukrainians and Dutch and

Frenchmen, who went to church on Sunday, worried about

their health, took care of their sick wives, fretted about

their raises and promotions, slapped their children for lying

or cheating, and spent the occasional afternoon shooting

Jewish grandmothers and children in the head. »

………….

 

Et les victimes : hors de toute douceur de vivre, ou bien… ?

Kertesz, interview dans Der Spiegel n°18 1996 :

 

« Rimbaud a dit un jour que le malheur de tout être,

c’est le bonheur. En d’autres termes : le bonheur est un

piège pour les êtres humains, il les incite à continuer à vivre.

Même dans le désespoir le plus profond, nous ressentons

aussi des instants de bonheur, d’espoir. Ce n’est que lorsque

je ne crois plus à l’avenir que je me pends. »

 

Et plus loin, parlant du camp (comme il le fait

dans Etre sans destin – roman !) :

«Il y avait un bonheur végétatif : quand on

a la permission de rester allongé et qu’on n’est pas battu,

quand on a la permission de manger et qu’on n’est pas

affamé, quand on est saisi par le souvenir d’une belle jour-

née à la maison. »

Plus loin : « Oui, je ressens déjà du « bonheur » quand

je reçois plus à manger que de coutume. Et puis, il y a ces

expériences incroyablement intenses, qu’on n’oublie jamais

ensuite, par exemple quand on est plus près de la mort que

de la vie. »

 

……………

 

Questa vita è dolce troppo…

La vie douce, la beauté… : pour Simone Weil ?

Catherine Millot dans La vie parfaite, en part. p.145-

147 « […] elle raconte son émerveillement d’avoir vu jouer

l’ Incoronazione di Poppea de Monteverdi, dans les jardins

Boboli, sous un ciel étoilé. « Le public était froid (bande de

brutes !), écrit-elle. Heureusement j’ai joui, moi, pour tout

un amphithéâtre. Une musique si simple, si sereine, si suave,

si dansante… »

Un peu plus loin : « Elle pense sans cesse à l’Incoro-

nazione qui l’avait tant bouleversée, à la mort de Sénèque

que ses amis tentent de retenir : « Non morire, no morire

Seneca. No… Questa vita è dolce troppo… »

 

Sur son texte L’Iliade ou le Poème de la force, cité p148 :

« Elle avait retrouvé dans l’Iliade ce double accent de dou-

leur et de douceur, et elle ne l’avait jamais rencontré si pur :

« C’est par là que l’Iliade est une chose unique, par cette

amertume qui procède de la tendresse et qui s’étend sur

tous les humains, également, comme la clarté du soleil. »

 

Simone Weil citée… : « […] Tout ce qui, à l’intérieur

de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire

de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause

du danger de destruction continuellement suspendu ».

 

Plus haut, C.Millot citait commentait  de tout autres phrases de Weil :

« La guerre dénude l’impossible,

l’impensable : que l’homme, à tout instant, puisse devenir

une chose. Le héros est « une chose traînée derrière un char

dans la poussière. » Et l’homme suppliant, livré au vainqueur,

est déjà comme une chose dont l’autre dispose. L’esclave,

« dont la mort s’étire tout au long de la vie », est vivant, il a

une âme, « il est pourtant une chose », en lui s’incarne l’état

paradoxal d’une âme qui a « perdu toute vie intérieure » ».

 

…………..

 

La vie ordinaire/vie douce : soupçonnable toujours d’être sourde

voire hostile à ce qui pourrait –  pire que détruit, accablant – venir ou

revenir des lieux et temps de destruction,

 

mais aussi (dans son obstination à se refaire toujours continue,

à ne surtout pas cesser d’être auto-reconnaissable),

prompte à recouvrir les ruptures survenant en elle-même,

dans le prétendu ordinaire,

à méconnaître les dénivellations entre moments et places,

entre états de soi ou, imbriqués, des uns et des autres.

 

…………

 

longeant les murs (trottoirs à  croûte de neige vitrifiée), frôlant

des appartements éclairés (du brun troué d’orangé), d’une maison basse à l’autre

 

nourrir en soufflant dans l’obscurité la continuité

– traînées de braises qui faiblissent dans l’asphalte –

de l’ordinaire, ce qu’une averse de haine pourrait dissoudre…

 

…………

 

Aujourd’hui, début 2010, irruptions (qu’on pourrait encore ignorer ? repousser ?) (vies semi errantes, tournoyant dans le monde, dans des entre-mondes)

à vivre ? 

 

à effectuer (dans quelles autres vies)

 – en les disant, en les pensant, en leur exposant, ouvert tout autrement que jamais, l’ordinaire ?

 

gens du Rwanda, de RDC, du Darfour…

fixer, mal, trop tôt trop tard, ces ébauches en temps d’urgences énormes, de vies interrompues autrement, ou cherchant à se continuer par d’autres moyens,

temps de migrations

temps (dans tout le prévu, organisé, manœuvré) d’intersections et d’enchvêtrements de vies

 

Ousmane au bord de la Loire et maintenant ici, sans issue

 

temps de brutalités idéologiques (des gouvernements européens) et

de passages à l’acte, officiels (policiers) ou populaciers-manœuvrés (Calabre) ?

 

…………

 

Vie ordinaire/continue : puissance de réceptivité ?

Recevant soudain, parfois, pas toujours il s’en faut de beaucoup, de l’irruption…

 

Immigrations jusque dans le sentir immédiat, sensations séparées d’elles-mêmes par d’autres présences.

 

Vies plus  réelles lorsque disjointes (carrefours d’air vif clair) par des irruptions d’autres vies.

 

…………

 

« C’est pas-ma-la-vie… » 

« Claude c’est pas-ma-la-vie » : j’ai essayé  ailleurs de déplier ce que j’ai entendu soudain, dans la cuisine, de la bouche d’ « Ousmane » [ce n’est pas son nom] (d’abord assis accablé face à moi, larmes perlant, amorce d’un sanglot contenu, puis debout silhouette à contre jour dans la lumière pâle, affluant à travers les vitres, du jardin) après un énième échec de démarches admnistratives pour « le régulariser » ( !) …

 

Je n’en aurai jamais fini, quel que soit le temps qui me reste, je n’aurai jamais qu’ à peine approché ce qu’il aurait fallu (dans mes phrases) dérouler de sa séquence répétée (au bord du français – c’st-à-dire d’abord avec ce qu’il en a appris par écoute sur les îles de la Loire, ou dans les lieux de distrbution de nourriture) (il n’identifie pas les mots, ne segmente pas intelligiblement pour « nous »),

répéter en l’articulant ce qui fut une mélopée intérieure dans la rue,

ce que je me (mi)traduis comme « c’est la vie, c’est pas une vie, c’est ma vie, non c’est pas ma vie à moi ».

 

(Un autre jour, Ousmane sourit, parlant d’autres Darfouris qui, eux, ont obtenu de l’OFPRA le statut de réfugiés politiques : « chacun sa chance ».)

 

……….

 

la continuité de la vie d’ici, l’interroger-attaquer spécifiquement « avec Ousmane » –avec ses paroles ou, simplement, sosu l’effet de sa présence, souvent latérale mais par instants incisive, désemparante… ?

 

Vitale, la continuité de l’ordinaire – pour accueillir un réfugié ?

Mais dès lors qu’il en participe, n’est-ce pas sa propre expérience de là-bas (ou celle deses proches) qui lui devient difficile à « accueillir » (comme peut-être il est arrivé avec Kim le Cambodgien, de plus en plus dérivant) ?

 

…………

 

Ici, dans ces pages : rien que blocs faits de quelques notes détachées (hâtivement dans un temps très lent, comme dans un soir qui tombe entre des sapins) à coups de bêche mentale

 

évidences brusquement (re)mises à nu (éclat de métal et couleur sourde de terre) et s’oxydant sur-le-champ

 

choses venues à dire – et soudain exposées-effarées : insectes ou animalcules de mots grouillent aveuglés d’air.

 

…………

 

Ou bien… chacune de ces notes, dardée en trop de directions interrogatives (dont aucune, finalement ne se constitue),veut-elle se faire chose obscure, hérissée et blessante ?

 

………..

 

Ingeborg Bachmann (Problèmes de la poésie contemporaine, trad. Elfie Poulain, Po&sie 32) parle de « questions qui semblent externes à la littérature », et qui soudain se retrouvent  dans  les œuvres : « Ce sont des questions destructrices, terribles dans leur simplicité, et dans l’œuvre où elles ne se sont pas fait jour, rien non plus ne s’est fait jour. »

 

Faudrait-il qu’une formulation comme celle-là – avec ces questions dont je ne sais si… – regarde, écoute, ici, projette cruellement sa lumière sur les phrases troubles d’ici ?

 

…………

 

Micro-différencier du dedans un (peut-être)poème, voire une  note ?  Gras, italiques, variations de corps : Péguy.

 

Trop d’effets typographiques – italique, gras, justifications…qui se cherchent, flottent ?

 

Péguy, dans Victor-Marie, comte Hugo, en un endroit de son immense commentaire de Booz endormi, écrit :

« Il faudrait avoir en typographie comme en géologie des couleurs pour marquer les différentes couches d’une telle construction, les assises ; la structure ; ce qui est primaire, secondaire, tertiaire ; ce qui est plan et ce qui est courbe ; ce qui est horizontal et ce qui plie ; les courbes de niveau et les courbes de terrain ; les isométries et les planimétries ; ce qui est du roc et ce qui est un  humus, un dépôt, une courbe, une tourbe, une vase féconde. »

Et il passe à l’acte : il reproduit les sept derniers vers de Booz endormi en y introduisant des italiques, des gras, voire, peut-être (je vois mal dans mon exemplaire ancien), des différences de corps.

 

…………..

 

Des vitesses distinctes superposées dans les mêmes phrases, et glissant les unes sur les autres …

Des propagations impatientes parcourant des lenteurs ?

 

Des redoublements différenciants de la même évidence (en tant qu’à chaque fois insuffisante) ?

 

………….

 

Mais comment se sera-t-elle imposée ici, cette alliance (forcée, mauvaise condensation) « douceur et terreur » ?

(« Ca me fait peur » a dit –  si j’ai bien entendu, au téléphone –, et, m’a-t-il semblé, non sans répulsion à l’égard de la suggestion d’une liaison pareille, l’auteur de De quoi j’ai peur – Pachet.)

 

Voudrais-je donc suggérer une connivence entre les deux termes ?

Et jouer moi-même, verbeusement, à frôler des abîmes ? Faire des phrases, obscur et vacillant, au bord de précipices ?

 

…………

 

… parfois, ici, vient, à goût de cendres, une petite terreur, dérisoire, impartageable :

la crainte que ces phrases (entraînées par ce dont elles tentent de parler ou par la manière dont, soudain exaspérées, elles le font) en viennent à ne plus rien partager (avec quiconque les lirait, avec moi-même d’un moment à l’autre) au-delà du brut de fait langagier

 

vais-je devoir reconnaître que le sens qui, en elles, syntaxiquement subsiste, s’y trouve irrésistiblement changé en une houle courant s’écraser contre des fonds d’impasses murées de gris ou se déverser abruptement dans un chaos où je ne verrais plus rien ?

 

……….

 

Des « pensées »… ? Peut-être ces notes se font-elles ici… inévitablement forcées, mal formées – parce que (par quelle rage de vagues vitrifiées) se privant de la temporalité propre d’un penser interrogatif continu ?

 

plat enfer doublant avide guettant lapant tout ce qu’on (se) dit mal, flaques obscures, « infernaux palus » verbaux, où risquent d’être happées les pensées difformes

(les ténèbres de Queneau)

 

…………….

 

Interroger-recevoir,

recevoir – dans l’effectivité de la vie ordinaire – de l’énergie interrogative … attaquante?

 

… avoir reçu des questions, des impulsions, et les recevoir continument de Primo Levi ?

de Kertesz, ou Chalamov, ou …

 

recevoir quoi de Ousmane, demandes urgentes et questions venues de lui frontalement parfois, ou par moi nourries et vers lui retournées

 

avoir jadis reçu, quasi malgré lui, de Kim le cambodgien (qui a vécu ici quelques mois) ou plus tôt encore d’Ibrahim, de Côte d’Ivoire – sans que je l’aie alors su : et maintenant cela  (tardivement, en retard) cela revient ici,dans la maison, spécifiquement, demande à nouveau, demande autrement, in absentia, amèrement parfois …

 

…………

 

vais-je ici essayer, sous l’effet d’une énorme et tardive certitude d’insuffisance, de recevoir une seconde fois, des textes, voix ou gens – tout ce que je croyais, au fil des années – « chez »… nous  (quel « nous » ?) ou dans des ébauches de pauvres phrases –  avoir déjà reçu ?

 

et que devrais-je re-recevoir dans une écriture pointillée bégayante,

dans les quasi mêmes phrases, mais toujours de nouveau  rapetassées, comme celles que voici,

des phrases liées à la vie « ordinaire » (douce ?)… ou qui, plutôt que de croire la dire, la dériveraient en elles comme de la substance fluide étirable la rendant plus exposable aux irruptions et chocs imprévus ?

 

…………..

 

Le « sujet » ou… l’objet  – ou l’enjeu de ces notes ?

Il est aussi, pour une part (toujours par surcroît), dans la recherche – l’essai – d’une position de parole (ou d’une inflexion se reformant, pli transparent, à travers des gestes de parole divers, alors même qu’ils paraissent s’occuper d’autres choses)…

 

ou: comment, ici, le moindre effort pour penser-parler devrait manifester-travailler sa furtive dépendance…, son emprunt ombilical à… quoi, quoi vivant dans la vie ordinaire, dans les vies liées ?

 

une fluence d’« entre » :  une sombre rougeoyante masse

d’appartenance se déforme, se ravale soudain en nuées réelles virtuelles de potentialités brusquement aveuglantes.

 

………….

 

… « parler-penser »  – dans cet ordre ?  (contre la vieille injonction éducative:

« il faudrait savoir ce que tu veux dire »)

 

de la « pensée » ?  pas seulement un contenu préalable aux mots,

mais aussi ce qui  se met, doucement, à éclaircir de la parole déjà amorcée,

à rafraîchir des impulsions de paroles en proie à du vouloir-dire, à du « soi-disant »…

 

afflux léger respirant crépitant (comme de l’air, du sang mousseux

entre ou dans les mots) d’«élément »

 

irrigation des phrases par « l’entre » (dangereux, certes),

– l’entre plusieurs, ou entre soi et soi…

(et rougeoiements alors, ondes de violences, oui… chances brusques)

 

…………

 

Notes-irruptions, notes d’écoute mi-involontaire (l’ouïe trop souvent collée à quoi dans l’air ?) de la radio ou, par exemple, de la voix lente alourdie de Khaled, ou

 

c’est tout de suite trop ; c’est sans fin : tohu-bohu propre à ces notes auditives ?

…………

 

« – Ecoute-moi, écoute-moi encore. Ecoute-moi sans

regarder, par la fenêtre ouverte, l’autre rive du fleuve, toute

plate, et le crépuscule coupé, dans le lointain, par le siffle-

ment d’un train. – Ecoute-moi en silence… »

Pessoa, Le livre de l’intranquillité II p. 163

 

………….

 

Mâcher (tympans craquent) avant le lever du jour dans la lumière électrique de la cuisine un peu de pain :

recréer de la continuité bleuissant en pâte acide  de plomb laiteux ?

 

………..

 

Soudain explosant ici, dans l’ordinaire 

quelle horreur insurmontable… à ne plus pouvoir désirer vivre,

non  plus, apparemment, celle qui afflue avec les témoignages, les informations (et avec des voix  – celles, chacune si de Kim ou de Khaled)

mais celle qui … sourdrait ici même

entre moments de la prétendue continuité ordinaire, entre « états »  que soudain plus rien ne tient ensemble!

ou là où les ruptures de chacun (survenant vitalment en chacun ou produites par chacun) s’intersectent, s’intercalent, mordantes, avec celles d’autres…

 

………….

 

à quelle racine des choses ?

Comment se redire les mots apparaissant soudain Vladimir Holan (et pourquoi en

latin ? comme une sentence transcendante, au-dessus, en face, ou au fond …

Du Dante inversé ? Les lettres de feu dansantes au Paradis

« DILIGITE JUSTITIAM… QUI JUDICATIS TERRAM » – ‘’Paradis’’, XVIII) :

 

Holan (La douleur) donc :

 

UBI NULLUS ORDO SED PERPETUUS HORROR  

 

Il est terrible de vivre, car il faut demeurer

dans l’épouvantable réalité de ces années…

Seul celui qui se suicide pense qu’il peut sortir par des

portes

qui ne sont que peintes sur le mur…

Il n’y a pas le moindre signe que va venir le Paraclet…

J’ai mal au coeur de la poésie…

 

…………

 

… se sentir-croire accompagné d’attention autre (flammes étirées léchant les instants bordés d’une présence comme brûlant étirée souple au bord de tout ce qui arrive)

ou

croire être – devenir peu à peu – l’attention même… pour ce qui arrive à d’autres ?

 

si j’essaie de formuler ici ces croyances, est-ce pour qu’elles se décomposent ?

 

………………

 

envie, sensible dans ces notes, d’accuser la vie ordinaire (et son désir de se faire douce) ?

… ici se dévoileraient de douteuses raisons de l’obstination à accueillir (appeler en des phrases) du terrifiant : comme argument contre

 

………..

 

lire, écouter, recevoir

(par exemple des conversations, au vol – ou décidées, entêtées, face à face, dans la cuisine)

… n’être plus qu’aliment d’une substance réceptive capable de ne cesser de se modifier sous les afflux ou heurts de ce qui arrive, de ce qui, soudain, demande

 

………

 

« – Ecoute-moi, écoute-moi encore. Ecoute-moi sans

regarder, par la fenêtre ouverte, l’autre rive du fleuve, toute

plate, et le crépuscule coupé, dans le lointain, par le siffle-

ment d’un train. – Ecoute-moi en silence…

  Nous ne possédons pas nos propres sensations –

Nous ne pouvons nous posséder à travers elles. »

Pessoa, Le livre de l’intranquillité II p. 163

 

Sensations déroulantes… Les phrases d’ici voudraient-elles s’y allier ? Non refermables, non recouvrables

…………..

 

“For Life I had never cared greatly »

 

Du Bos, “Quelques traits du visage de Thomas Hardy”

(“Approximations IV”) :

 « “Je n’ai jamais éprouvé un sentiment d’amour bien vif

pour la vie”, nous dit-il dans un de ses plus beaux poèmes.

Oui, mais parfois chez les grands, – quand ils sont très

grands –, de n’aimer pas la vie n’a d’autre résultat que de

faire que davantage encore l’on aime les êtres humains,

qu’on les aime précisément parce qu’ils sont comme soi

sujets au sort de vivre. Et peut-être la noblesse dernière de

Hardy consiste-t-elle en ceci que non seulement à tous les

personnages qu’il a créés, mais à tous les êtres vivants sur

lesquels se posa un moment son méditatif regard, il pouvait

adresser la parole de Shakespeare qu’il plaça en épigraphe à

Tess:

Poor wounded name ! My bosom as a bed

Shall lodge thee.

Pauvre nom blessé ! Mon sein, tel un lit, te donnera

asile.” »

………….

 

ces femmes (aperçues à la télé) dans un camp de réfugiés

du Darfour, au Tchad, enveloppées de tissus éclatants,

– l’une travaille à la houe dans une étendue qui paraît

désertique,

d’autres font des briques de boue crue  –

à quoi tiennent-elles ? “à la vie” ? à celles des enfants ?

 

est-ce qu’elles ne peuvent (obstinées ? désespérées ?

se disant quoi ?) que reformer, dans l’air sec, le quasi vide,

du ce“en quoi” survivre,

des enveloppes comme leurs voiles colorés ?

 

…………….

 

infra-pensées qui ne cesseraient plus, s’éveillant au fond des moindres instants à vivre, d’y être en action (fiévreuses et transparentes mandibules de crabe),

 

insomniaques amorces broyeuses au dedans des évidences

 

ces notes ont-elles su se (re)former (si je les ai quelque peu « retravaillées »

c’était pour mieux les livrer à elles-mêmes)

de manière à ne plus cesser

de… –  quoi ? d’agir ?

 

……………..

 

Sortir compulsivement dans la rue au crépuscule, rue vide ou rue pleine de monde : aller, soudain, au bord, toucher à l’enveloppe d’ici (rôle de la rue…)… de vie ici ? de la société ? de l’humain en général ?

 

Aller doucement heurter  au contact de quel commun contour ?

… ou imperceptiblement le  refondre, dans le jaune brillant noir de la pluie

 

du bord se dissout n’importe où, en tel point si négligeable du monde

 

(rue de la République, et ce vieux carrefour depuis toujours comme un larynx suffoquant de nuit, rongé –  depuis le temps des guerres, Indochine, Algérie… et aujourd’hui les chasses aux migrants … )

 

…………..

 

Cette énorme globuleuse évidence (sous une lumière comme d’un scialytique :

est-ce là ce dont Pachet parfois m’a paru proche, avec son idée hyperbolique

de la continuité de la conscience, lumière inéteignable)

à laquelle prétend la vie la plus ordinaire – ou ce à quoi en elle

on tient –

n’est pas « naturelle », pas soutenue

par un ordre autre que forcé (« ubi nullus ordo… »), pas

voulue, pas attendue

 

………… 

 

L’ordinaire, plein de menaces, ou de forces destructrices qui doivent trouver des issues ?

L’historien Muchembled évoque les bandes de jeunes (hommes, bien entendu) au « moyen-âge »,

leur violence, de village à village, etc.

Autant que de l’agressivité tournée vers le dehors, les autres, etc., la violence est

mode d’appartenance à une communauté, affirmation de celle-ci et de soi en celle-ci…

 

Ceux qui examinent en « savants » la violence « physique » – ou du moins se manifestant par et sur les corps – des jeunes, à quoi appartiennent-ils eux-mêmes ?

Violence-concurrence entre « intellectuels ». Terreur, soudain d’être rejeté hors.

« C’est un con ! » Disqualification essentielle – révisable ?

 

Cruauté du jugement… contre les autres ? contre soi-même ? Ce qui se recourbe hérissé sur ses propres pensées ou sur les mots qu’on écrit et , bec (il le faut) acéré, y fouille, trie, tue.

 

Quête d’ « identité » ? de « reconnaissance » ? N’y a-t-il pas une douleur humaine spécifique d’avoir à s’y livrer ?

 

Désirer  inextinguiblement être distingué, extrait de la masse – par quel regard (quelle puissance) ? et au détriment des autres ?

 

Une promesse qui serait faite à chacun d’être distingué (par quel rayon d’attention ?) parmi tous : leurre  – démocratique ?

 

…………

 

La violence dans, par exemple, les banlieues, il y a un multiple mensonge à prétendre s’y opposer du dehors.

Ce n’est pas seulement  qu’elle est l’effet (voire le résultat) de la ghettoïsation, du chômage.

C’est encore que nous ne la regardons pas d’un « hors » violence : dénonçant la brutalité physique, nous dénions les multiples violences… non seulement économiques – massives –, mais politiques (Sarkozy n’en est qu’une incarnation parmi les plus grossièrement rusées), ou (et à celles-ci, nous, « intellectuels », contribuons, nous en vivons) « symboliques ».

 

Reconnaître (voire soutenir) des quêtes d’ « identité » et de « reconnaissance » ? Ou inciter à la « verbalisation » comme issue hors de l’enfer de la violence physique ? Alors nous nous masquons nos propres constantes violences entre nous (jugeant, rejetant, excluant et je ne vois pas comment ne pas le faire), voire (et parfois surtout ?) sur nous-mêmes, cruautés soudain impitoyables.

 

…………..

 

Trop ordinaire… La démocratie est-elle toujours menacée par le dangereux prosaïsme moderne dont elle serait consubstantielle ? (Déjà Chateaubriand….)

 

Reconnaître (après tout le XIXème siècle) le risque du « trop ordinaire » ?

La démocratie dérape très vite jusqu’à son propre bord, là où elle est au point de se détruire elle-même : Sarkozy, Berlusconi (et on annonce un président chilien… ) jouent sur ce bord.

 

Lefort a remarqué (« en substance » : je condense, sans contresens je l’espère, des souvenirs de lectures ou d’écoute) que dans les temps où le pôle du pouvoir (à cette place où, dit-il, subsiste « symboliquement » ce vide qu’il retrouve aussi, je crois, dans la possibilité même d’un espace-temps social où puissent jouer constamment des divisions) paraît aux yeux de tous approprié par d’éclatantes et opaques collusions d’intérêts (qu’ils soient économiques ou politiques au sens du carriérisme cynique de l’actuel personnel régnant), tout l’édifice peut s’écrouler.

 

…………

 

Là, dans la rue, soudain (sensation incomparable) tout – en

dépit de tout ce que je peux ou pourrais indéfiniment recevoir de loin, ou du passé, de tant d’autres, par exemple

par lectures –  tout est là, oui, soudain.

C’est du moins ce que j’ai besoin d’écrire, comme une évidence déjà dissoute, en revenant de Carrefour (achats minimes).

 

Aussitôt, le contraire s’est affirmée, sur un bord humide de trottoir : rien ou presque n’est là. Rien ici, aujourd’hui, n’est sensible de l’ailleurs ou de l’autrefois, rien de cet ici même tel qu’il fut jadis soudain métamorphosé dans la violence (Orléans sous les bombes ou la esée obscure de la guerre d’Algérie) ou tel qu’il pourrait l’être.

 

Et cependant, encore une fois (c’est comme un battant, un balancier,

en moi alors que je marche avec mes sacs en plastique dans

l’une et l’autre main), tout fut là, toutes les potentialités,

là… forcément.

 

Là, tout aura été un instant dans le vide réel.

 

……….

 

vie ordinaire/douce, continuités, paquets de liens ruisselants, dépendances se perdant…

: matière à impacts ou arrachements incessants

: matière à « états »,

: matière à continuité et à ruptures,

: matière à terreur,

: matière à guerre,

: matière à accueil,

: matière à œuvres et non-oeuvres

 

…………

 

A ras, un autre prosaïsme, cherché par tant (« à zéro », à l’horizontale, cherchée par plusieurs, Beckett ou Michaux ou Queneau)

… nappes de débris et poussières… et se ridant et rampant… et rosée perlant alors

 

passages mobiles horizontaux glissant à travers … quoi ? … quelles continuités ? et faisant passer l’un dans l’autre des états que des pouvoirs politiques ? des emprises religieuses ? s’entretiennent de scinder

 

… prose ensommeillée inarrêtable (se mouvant collée avide à des sols démesurés, traversant douceur et terreur) de l’immense Platonov

– par exemple dans « Le Hameau des Cochers » :

 

« Quand le noir de la nuit tombait, Svate s’arrêtait le premier et disait :

– Ca va, Filate, j’ai des crampes dans les jambes et l’âme toute vidée. Sors-nous un peu de pain du sac, quand on l’aura croqué, amen et bonsoir !

Un sommeil épais engluait le hameau, au point qu’une buée montait des maisons, mais c’était la terre qui haletait doucement, expulsant les poisons humains de la journée. »

 

……….

 

Du poétique ? les divers traits qui s’ébauchent font sourdre d’au-dessous d’eux – ou extraient (« adsorbent ») de tout autour, depuis le vide ou l’air du temps – un élément où flotter,

ils font se réaliser la substance (dès lors doucement crissante) d’un support qui leur résistera avec exactitude, qui saura ne plus cesser de les repousser élastiquement, les mettant en suspens définitif (sur le fond grisaillant d’autres possibles)…

 

… ciel pesant sur un déroulement de neige en Beauce (bosquets gelés)…

 

…………..

 

Dans l’imminence poétique (claire rougeoyante), le moindre trait sent sa place orageusement comptée…

 

Si un trait se pose et se fixe, c’est au prix d’avoir à dévorer sa place (c’est-à-dire de devoir, malgré lui, ne plus cesser de la disputer à d’autres possibles à cette même place).

 

Concurrence de traits…

 

(Places… : la rime peut donner le sens de la même place se déplaçant pour accueillir le quasi même.)

 

Mandelstam, « Celui qui trouve un fer à cheval » :

« Par où commencer ?/ Tout craque et ploie./ L’air frémit de comparaisons, / Pas un mot ne vaut mieux que l’autre, / La terre gronde comme une métaphore, / Et de légères carrioles/ Dan l’attelage criard d’envols d’oiseaux tendus sous l’effort/ Se brisent en éclats,/ En voulant affronter les favoris piaffants de l’hippodrome. » (trad. F.Kérel)

 

(Chalamov, dans « Cherry Brandy », imagine-pénètre les pensées d’un Mandelstam mourant dans quelque camp et esquissant mentalement un poème irréel :

« La vie entrait toute seule en lui, come une hôtesse tyrannique ; il ne l’appelait pa, mai elle n’en pénétrait pas moins son corps, son cerveau, elle entrait comme la poésie, come l’inspiration. »

Ou, un peu plus loin :

« Même maintenant, les strophes venaient facilement, l’une après l’autre, et bien qu’il ne notât plus depuis longtemps ses vers, qu’il en fût depuis longtemps incapable, les mots n’en venaient pas moins avec aisance, dan un rythme donné et à chaque fois extraordinaire la rime était exploratrice, c’était l’instrument d’une quête aimantée des mot et des concepts. Chaque mot était un morceau d’univers, il répondait à la rime, et l’univers entier défilait avec la rapidité d’une machine électronique. Tout criait « prends-moi ! », « non, plutôt moi ! »

 

……….

 

Dans la cuisine (éclairée par le jardin), Ousmane m’explique (on a trouvé sur la table un bout de papier, un crayon, il trace des lignes, des cercles, tente de rendre les trois dimensions) comment était faite sa maison dans son village au Darfour

 

il se passionne inopinément, du regard, du bout des doigts, pour l’âge des maisons d’ici – celle (si vieille) où il vit aujourd’hui ou celles qu’il a regardées dans les rues –, les matières dont elles sont faites.

 

………….

 

“Et le jardin vous aveugle comme un fleuve” (Paster-

nak).

 

……..

 

L’ordinaire au réveil avant le jour

 quasi douceur ? mesures naissant dans et pour l’espace-temps, battements de gongs des marteaux en coton bleu tout se cherche en frôlant heurtant des surfaces d’air

 

pesées s’amorçant dans des plans tremblant

existences qui dans l’air du temps se trouvent confrontées, et s’entre-soupèsent :

 

neige gelée rayonnant vers le ciel dans l’aube venue

des oiseaux en nappes maintenant rissolent de gel sur le sol

 

cerisiers écorchés d’air

leurs lames d’écorces caramélisées s’enroulent 

 

………….

 

Kafka, Journal de l’année 1917 Bouquins p1113  (traduction…)

 

« Ô heure merveilleuse, sérénité parfaite, jardin sauvage.

Tu tournes le coin de la maison et dans l’allée, la déesse du

bonheur se hâte à ta rencontre. »

 

…………..

 

Jardin – fait pour… quoi ? (« fait » par

opposition non seulement aux bois et forêts mais, différem-

ment, aux champs ?)

 

Et les champs…

[ébauche de peut-être quinze ans, voire plus, comme tant d’autres … flétries ? feuilles de maïs bleuies]

 

Eté obscur – fin d’été – en pleine explosion de lumière.

Folie, brusquement impérieuse, des haies confuses. Noirs, alors, les chênes. Trembles vert cendre.

(Et ornières, traces de tracteurs, rosâtre poudre de plaques d’engrais secs entre les moignons de maïs ).

 

Tout (bruissant, froissant, déchirant)  peut-il se précipiter hors de

tout, choses incontenables dans aucun contour,

   explosions brusques ou expansions

(au ras du sol, langues sinuant dans les herbes ou chaumes)

 

couleurs crépitent en alerte ou comme amorces – de quoi ?

  puis - grâce à elles, induites par leur trop

libres luminosités - s’évadant, se vomissant, les substances de

quoi que ce soit de senti,

    y compris ses propres

pensées, ses propres paroles, réelles, se réalisant et par là

devenant part de ce qui se répand…

 

confusion…

un énorme dedans sans dehors sans bord

……..

 

rouge-gorge seul sur le sol

en février parmi les feuilles mortes le vent les soulève gonflements bruns

il lève la tête darde un regard, vérifie l’espace, replonge

sol quasi de même couleur, mais ce rouge-orangé palpite en vie pure,

noir de l’œil il troue tout ce que je peux m’en dire…

 

……….

 

A ou de quoi (quoi du réel) est-on inévitablement plus qu’allié, consubstantiel en l’air ? de quoi dépendant (fût-ce dans une immédiateté transparente traversante abstraite : gestes rythmes positions soulèvements et glissements) au fil du temps au hasard de pulsations?

 

qu’y a-t-il là qui nous (ce « nous » soudain me répugne) tient ?

 

ce qui se produit alors passe-t-il par quelque croyance

(promise à cette destruction

spécifique des croyances, à une mort venimeuse)

 

(j’ai peur tout d’un coup d’être, à simplement sentir,

pris dans… , appartenant à …, ou le croyant…

de telle manière que … nuées mauves mauvaises … de la

violence obtuse serait là impliquée)

 

…………….

 

Mike Davis, Le pire des mondes possibles, de l’explo-

sion urbaine au bidonville global (trad. Jacques Mailhos, La

Découverte 2006) :

« Ainsi, loin des structures de verre et d’acier imaginées

par des générations passées d’urbanistes, les villes du futur

sont au contraire pour l’essentiel faites de brique brute, de

paille, de plastique recyclé, de parpaings, de tôle ondulée et

de bois de récupération. En lieu et place des cités de verre

s’élevant vers le ciel, une bonne partie du monde urbain du

XXIème siècle vit de façon sordide dans la pollution, les

excréments et la décomposition. De fait, des milliards d’ur-

bains qui vivent dans les bidonvilles postmodernes pour-

raient à juste titre envier le sort des habitants des solides

maisons de torchis de Catal Hüyük, en Anatolie, construites

aux toutes premières lueurs de l’aube de la vie urbaine, il

y a 9000 ans. »

 

………..

 

Pennsylvannia Station à Newark (avril 2009, jours violemment pluvieux) –

j’attends longuement un train pour Baltimore, assis sur un des longs bancs

disposés au milieu du vaste hall et surmontés de la mention – injonction,

interdiction – : « Seating for Ticketed Passengers only ».

A ma gauche, le long du mur, sous d’immenses fenêtres, un banc très long,

dépourvu de toute indication. Là, exhalant l’odeur pénétrante (trop facile à

identifier avant de rien voir, et tout de suite angoissante) de corps non lavés,

sont assis, plus ou moins serrés, des miséreux, presque tout noirs, certains

sans rien que leurs vêtements, d’autres tenant un sac (parfois sur un support

à roulettes). Femmes déformées (joues flasques : sans dents ?), hommes

encapuchonnés. Têtes tombant sur les poitrines ; chaussures en mauvais état.

 

Pendant que j’écrivais, presque telles quelles, ces phrases dans mon cahier

 posé sur mes genoux dans la vapeur tiède, un flic blanc est passé ; il a fait,

du bout de sa matraque, se redresser une femme – pourquoi ? ne veut-on pas

 que les gens se réfugient ici pour, trop visiblement, dormir ?

Plus loin, un autre flic, noir, au corps charnu (à l’américaine) , vêtements

collés au corps, insignes multiples, matraque, une antenne à l’épaule…

 

D’un individu, dont mon regard n’arrive pas à se détacher et c’est de cet agrippement

irrésistible que sont nées, encore, sur-le-champ et des mois plus tard, ces notes

qui cherchent  à palper-former, à faire place ?

outre le blouson sale et les jeans déchirés (pas comme ceux des jeunes : pure usure),

ne me sont visibles que ses mains, noires, avec de ongles plus clairs, et jointes sur

un très petit sac en plastique. Alors que je « note » avec une avidité elle-même

un peu salie, il redresse son buste, renverse sa tête en arrière, sans cesser de dormir,

yeux fermés, bouche ouverte… Il ?  Voici que je ne sais plus si c’est un homme ou une femme.

 

Quelle impulsion, intérieurement démagogique, de me faire témoin

d’autres vies, d’une vie choisie soudain... presque arbitrairement et devenant

précieuse par l’élection que j’en fais ?

 

…………..

 

Gestes marmottant qu’on fait tout seul dans la cuisine… Non pas ceux de la vaisselle, du rangement ; rien que des gestes pour rien.

 

Bras qu’on écarte du corps et laisse retomber (bruit sourd sur  torse) en découragement un peu théâtral…

pour se calmer dans la lumière électrique.

 

Gestes absurdement adressés à… personne,

et puis – affaissés

 

…………

 

Apotropaïques, certains gestes (au fil de la vie quotidienne)

– ceux, par exemple, que fait (plutôt dans des moments de solitude ?)

le personnage féminin (l’actrice Gena Rowlands)

dans  Une femme sous influence ?

 

Quelles instances soufflantes sent-elle (cette femme imaginée par Cassavetes)

dans l’espace-temps ou plutôt

quels pôles menaçants voudrait-elle obliger à se concrétiser, là,

dans les angles des pièces

–  pour  enfin les affronter, les repousser ?

 

………….

 

Hier 16 juillet (2007), au Lutétia, près de la cathédrale,

quatrième rencontre avec « Ousmane », du Darfour.

C’est la première fois qu’il est seul. Son ami Hamid, lui

aussi du Darfour, n’a pu venir (retenu par un rendez-vous

avec une assistante sociale).

L’avant-dernière fois, déjà, je me suis trouvé seul un

moment avec lui quand (après notre rendez-vous au café, où Hamid

était présent), nous sommes allés tous deux acheter,

chez Carrefour, une tente, un sac de couchage…

Jusqu’alors, Hamid servait d’ »interprète ». Il n’a que 22 ans,

alors que Ousmane a plus de trente ans. Hamid a été à l’école

jusqu’au niveau du bac, il a étudié l’anglais, il parle français

(même s’il parle trop bas et trop vite, et peut être difficile à

comprendre si on ne le fait pas répéter). Khaled est un paysan,

il n’a été que peu de temps à l’école, et peut-être

s’agissait d’une école coranique –  je repense à Ibrahim, l’Ivoirien, qui

vécut chez nous jadis)…

Je l’ai interrogé sur sa vie avant que les milices « arabes »

n’en viennent  à des exactions insupportables. Il travaillait la terre

avec son père

non, j’avais mal compris, plus tard

il m’a expliqué que son père – petit marchand ambulant

de fruits et légumes – était mort plus tôt…

à la ville, à Nyala…

 il s’agissait là de son grand-père (mais

il me fallut encore, au fil de nos conversations à la maison,

deux ou trois semaines pour démêler un malentendu, il parlait

de « grand-mère » pour dire qu’il s’agissait du père de sa mère).

 

Ce qu’ils faisaient pousser (à Nyala ?), son père et lui, j’ai du mal

 à l’identifier. Une plante dont il essayait, avec ses mains, de

me montrer la hauteur… J’y pense maintenant : du millet ?

Le père faisait le pain. Et on élevait des moutons.

Des vaches ? Je ne suis pas sûr d’avoir compris sa réponse.

Mais il a insisté sur les agneaux, sur l’intérêt de les vendre.

Il a parlé du marché, et je n’ai pas bien compris ce qu’il disait

de ce qui devait être un véhicule…

 

Hier, donc, Khaled s’est mis à parler d’abondance. Je lui

a fait remarquer plusieurs fois qu’il ne parlait pas si mal le

français…

Il a parlé de sa vie vide, à attendre. Il va souvent à la médiathè-

que, surtout quand il fait froid ; mais il n’a évidemment

pas rapport aux livres.

Il n’a pas de statut. Si les flics le contrôlent (il a observé

que depuis un an ou deux, les contrôles sont trois ou qua-

tre fois plus fréquents), ils le laissent en général aller.

Il mange là où on donne à manger…Dans la rue ? Je

me représente mal. Je m’aperçois que je n’ai jamais vrai-

ment vu ce qui se passe dans certains coins des rues

d’Orléans la nuit .

 

Il dit qu’il n’a pas une vraie vie. Qu’il a pensé à

mourir. Il ajoute aussitôt me suis-je alors senti…

fier ?  coup au foie en recopiant cette note,

que c’est la première fois qu’il dit pareille chose à quelqu’un.

 

Et il a parlé des îles de la Loire : il y a une île

qu’il aime bien (non loin du pont de chemin de fer où deux

de ses copains  nous avons reparlé de cet accident des mois plus tard,

et je ne me souvenais plus qu’il m’avait dit qu’ils étaient ses

amis, qu’il les avaient quittés dans la nuit peu avant

qu’ils ne meurent, et j’ai senti qu’il m’en voulait d’avoir oublié,

et… il  raconté, de manière très précise – il est vrai

qu’il parlait beaucoup plus aisément – ces instants

où, le matin, il a retrouvé au bord de la Loire quelques

copains qui savaient déjà ce qui était arrivé dans la nuit

et n’osaient pas le lui dire… ils me les mimait, un peu,

et

qui avaient trop bu se sont fait écraser… Ils

venaient d’échapper à un train en bondissant sur une autre

voie, et un autre train, en sens inverse, est arrivé…)

 

Là, sur cette île, des gens viennent – des jeunes, je

suppose – jusque tard dans la nuit, deux, trois heures du

matin… Je demande : « Gentils ? » – « Oui, oui… »

 

Quand je suis allé à Carrefour avec lui, nous avons choisi une tente,

la plus légère possible, pour qu’il puisse la transporter toute la journée.

Un sac de couchage, léger aussi.

Parlant de la tente, j’ai cru entendre qu’il disait –

par une amorce de plaisanterie ? –  :

« une petite maison ».

 

Deux ou trois nuits après cet achat, une pluie d’orage ruisselait sur le

toit juste au-dessus de moi

et j’imaginais, à un km peut-être, au bord de la Loire,

la toile de tente…

 

……….

 

La campagne, la vie tranquille ?

Khaled, 9 octobre 2007, dans la cuisine… Il a vécu à

Nyala (j’ai cherché cette ville sur une carte) du vivant de son père. Puis, après la mort de son père, la mère a décidé de vendre la maison et

de retourner au village (acheter des « animaux », moutons,

vaches – et un tracteur ?)…(jusqu’à ce que les jenjawids…)

 

A la campagne, dit-il, c’est tranquille. On n’a pas à pen-

ser à toute sorte de choses. Le soir, on a travaillé, on a la tête

tranquille…

 

Je lui montre les deux ou trois photos que j’ai de mes

grands-parents à « Bourbous » (sur les causses du Quercy).

Homme maigre droit devant un bœuf, tenant son aiguillon.

Femme si … restreinte.

Gens âgés, aux visages incurvés, avalés du dedans,

sans rapport à leur visibilité, ne s’avançant pas dans des

regards escomptés :  vie dure.

 

………..

 

Deux ans après son installation ici, avec nous, c’est de Baltimore (où j’enseigne), que j’appelle brièvement Ousmane sur son portable. Il travaille alors pour une régie de quartier, il coupe, avec une « équipe », dit-il (non, il dit : « une quipe »),

des arbres dans l’eau au bord de la Loire).

« Ca va ? » « Ca va… Tranquille ! »

 

…………..

 

Ousmane, un jour de décembre, plus d’un an après son installation ici :

nième blocage administratif ;

il est assis voûté  dans la cuisine.

 

Resterons-nous impuissants ?

Il est à côté, comme cette fillette qui (après quel cataclysme

en Amérique latine ?),

visage au ras d’une eau brunâtre entre des poutres ou gravats,

s’enfonça heure après heure sous les yeux de tous, sous les caméras

de toutes les télés…

du plus que connu, donc : le redire ici c’est palper l’advenu

ou l’étaler un peu au long de ce qui arrive à Ousmane

 

Glaciale abjecte, la note d’un responsable de la Préfecture 

(qu’on sait animé d’une idéologie) :

 

sous le langage administratif on sent de l’affect collectif, ce qui inspire

ces actes prétendument impersonnels,

on flaire dans les formules des croyances sales.

 

………..

 

Rire avec Ousmane ? Maigre ressource, quand il a honte… Jouer sur les mots c’est rire

de cette langue qu’il redoute (« tout se mélange dans ma tête », tout devient  humiliation… Comme dit Jinjia, l’ami chinois : à travers les guichets des administrations françaises, « monsieur » est lancé comme une insulte)

… nous marchons tous deux au bord de la Loire, regardant vaguement des animaux qui nous épient; un couple de colverts tout proches glisse sur l’eau, d’où il semble nous regarder: « deux connards, lui dis-je, regardent deux canards, deux canards regardent deux connards » ; il me répètera souvent (à mi-voix, par complicité, en pouffant, parmi d’autres personnes) (comme toujours revenant au bord de l’eau) ces mots qui ricochent.

 

……………….

 

Sensations : les plus pures sont-elles celles qui,

dans leur clarté même, se dédoublent ?

 

La transparence du ciel, le soir, à travers une haie de saules

(celle dont on ne peut nommer les couleurs)

est deux fois sentie

 

si je suis là à sentir ce qui vibre

c’est qu’en-deça de ma tête, de mes épaules,

je suis… soutenu ? menacé ?

 

 … être senti sentir

par une attention énorme

qui ne peut s’actualiser

 

genèse du croire ?

…………..

 

Se sentir  – se croire senti  – (désiré) sentant –

Henry Moore : le soutien et le vide (le musée de sculptures, vu avec Masatsugu en plein air sur le sommet arrondi d’une colline au Japon)

 

Moore : douceur et terreur ? Soudain, en bronze, un lien énorme – et tranché au milieu…

dans la coupure entre masses (pesant en l’air) de métal interrompant une (inter)dépendance d’un corps à l’autre ?

l’espace se condense ; happé il grésille… comme dans les interactions d’autant plus puissantes que courtes en physique :

de l’intra-atomique, infinitésimal-monumental ;

sculptures, par là, de l’âge atomique, du temps des rayonnements réels ou possibles.

 

…………

 

Les brefs récits quasi poèmes de Masatsugu (Ono), traduits il y a quelques années dans Po&sie : incroyables (c’est le mot) et si insinuantes (subtilement créatrices dans l’écriture) sensations prénatales d’enfants mal détachés ou violentés… ou  réécrasés dans des eaux antérieures…

 

…………

 

Devant la poste centrale (« place De Gaulle »… : ce nom comme un vaste pied sur la figure) à 9 h 15 (soleil pâle, ce 2 juillet 2009, il fait déjà très chaud. Une jeune femme mince, dans une longue robe minimale (rien de plus qu’un bout de tissu, comme un pauvre rideau), au visage qui me paraît à la fois enfantin et populaire (c’est-à-dire habitué, par ses expressions, à ne pas trop se confier à l’environnement, ou à ne le faire que d’une manière spécifique, en tout cas « autre » à mes yeux), parle à une femme (sa mère ?) d’une autre génération, épaisse, elle, et boudinée. « Pourquoi il pleure ? » dit-elle doucement. Elle-même semble avoir pleuré (son nez, sa bouche ont cette consistance humide qui, à l’école primaire, à voir les visages de certains autres enfants –  les « orphelins » à blouses noires et ceinturons de cuir –, me faisait penser à un coin de petit beurre trempé dans l’eau et rosi, et me donnait envie de les goûter). La grosse femme écoute patiemment, répond brièvement ; son élocution, malgré elle sans doute, est rude. Et voici qu’un homme, que je n’avais pas d’abord aperçu, se rapproche, avance la tête dans l’espace « entre » les deux femmes ; il a  une tête ronde d’asiatique court et  épais, un visage gentiment soucieux. « Il pleure tellement, dit la jeune femme, il y a un autre petit qui l’embête, je suis allée le trouver. »

Je ne peux pas écouter davantage, je ne saurais, sans créer de gêne ou de colère, me coller contre ce petit groupe ; je descends, en face, la rue ancienne, encaissée entre de hauts immeubles autrefois nobles, elle se tord un peu, grise argentée et bossue, jusqu’à la Loire ou du moins jusqu’au quai (à l’endroit même où, il y a plus d’un demi-siècle, à peine adolescent, il m’arrivait d’être noué  peur ? humiliation ? même aujourd’hui je ne ... et

ne parvenais à respirer qu’en regardant l’eau jaunâtre et des branches noires dériver, comme aujourd’hui, si vite.

 

Qu’aurait-il fallu comprendre … ?  Tout s’est éteint.

 

…………….

 

Wittgenstein Culture and value – p 2 :

« Anyone who listens to a child’s crying and understands what he hears will know that it harbours dormant psychic forces, terrible forces different from anything commonly assumed. Profound rage, pain and lust for destruction. »

 

……….

 

« Je parle de la peur. »

Ingeborg Bachmann, Franza :

« Je parle de la peur. Refermez tous les livres, l’abaca-

dabra des philosophes, ces satyres de la peur qui sollicitent

la métaphysique et ne savent pas ce que c’est que la peur.

La peur n’est pas un secret, ce n’est pas un terme technique,

ce n’est pas un élément existentiel, ni rien de supérieur, ce

n’est pas un concept, Dieu merci, cela ne peut être systé-

matisé. On ne peut disputer de la peur. C’est une agression,

c’est le régime de la terreur, l’attaque de masse sur la vie. »

 

……………..

 

La terreur-état, semblant naître du dedans…

Aurélia (seconde partie, III) :

«je me levai plein de terreur »

 

………………

 

Antjie Krog (cette poète sud-africaine, blanche, qui a « couvert » poru la radio –  et en poète… – les travaux de la commission vérité et réconciliation, ce dont rend compte La douleur des mots  p.203 :

 

« Il fait nuit quand je rentre dans le hall de l’hôtel de

Nelspruit. Je n’arrive pas à me mettre les idées en place. Les

cris de la nuit résonnent à mes oreilles, les visages joviaux

entrevus près du bar et l’air qui respire le printemps – com- ment combiner tout cela ?

Un mot m’attend avec la clé de la chambre :

 

La vie est terrifiante.

On peut passer sa vie en sifflant comme un étourneau

Ou la manger comme un gâteau aux noix

Mais nous savons tous deux que c’est impossible.

Ossip Mandelstam

 

Je contemple ces mots.

Le nœud serré de mon cœur frissonne. »

………..

 

La dépendance, l’impuissance…

S’éveiller atterré – non d’un coup, mais lentement –  à (se) vivre dépendant

 

Dépendance – au sens de Simmel, Les Pauvres… ?

 

Winnicott (à peu près) : qui, parmi nous, ou quoi, en chacun de nous, a la capacité de supporter la dépendance ?

Supporter que d’autres dépendent de soi  – ou de dépendre d’autres ?

 

………….

 

« … les gens vivent séparément ensemble… »

 

Gourevitch, We wish to inform… p33

Une nuit au Rwanda, un an après le génocide

“… Je ne m’étais jamais senti aussi dépourvu de protection.”

“Une heure passa. Alors une femme en bas dans la vallée se mit à crier.

C’était un son sauvage et terrible, comme le cri de guerre d’un

Indien de Hollywood la main battant sur la bouche. Un silence

suivit aussi long que le temps qu’il faut pour se remplir les

poumons d’air, et l’alerte hululante recommença, plus haute et

plus rapide, plus frénétique. Cette fois, avant que la voix de

la femme ne s’arrête, d’autres voix se joignirent à elle. »

 

Bientôt, on voit passer un groupe avec un prisonnier.

A Gourevitch un homme explique: “Ce type voulait violer la

femme qui qui a crié.”

L’homme, encore,  “ expliqua que le cri que nous avions entendu était

un signal de détresse et qu’il impliquait une obligation. “On l’entend,

on y va. On arrive en courant”, dit-il.” On n’a pas le choix. On doit.

Si on ignorait ce cri, on aurait à répondre à des questions. C’est ainsi

que les Rwandais vivent dans les collines.”

 

Et le même ajoute: « Les gens vivent séparément

ensemble. […] Je crie, tu cries. Tu cries, je crie. Nous arri-

vons tous en courant, et celui qui reste tranquille, celui qui

reste à la maison, doit s’expliquer. Est-il de connivence avec

les criminels ? Est-ce qu’il est un lâche ? Et que pourrait-il

espérer s’il crie ? C’est simple. C’est normal. C’est la com-

munauté. »

 

………………….

 

Véronique Tadjo L’ombre d’Imama, Voyages jusqu’au

bout du Rwanda, Actes Sud 2000

Cette Ivoirienne se rend au Rwanda en 1998 :

Arrivée à Kigali…

« Que mes yeux voient, que mes oreilles entendent, que

ma bouche parle. Je n’ai pas peur de savoir. Mais que mon

esprit, au grand jamais, ne perde de vue ce qui doit grandir

en nous : l’espoir et le respect de la vie.

Oui, porter aussi son attention sur la vie qui coule : ges-

tes quotidiens, mots ordinaires. La vie de tous les jours telle

qu’elle est. »

« […] la vaste majorité des êtres porte sa déchirure dans

l’âme et trouve encore l’incroyable force de vivre le temps

ordinaire qui reprend : les montres ont été remises à l’heure,

les calendriers raccrochés aux murs, le livres ramassés dans

la poussière, les photos retrouvées et recollées, sorties du

passé et de l’oubli. Des gestes sans importance mais qui ont

une valeur si grande qu’ils imposent le respect à toutes les

générations. »

Mais en même temps… la « vérité » n’est-elle pas par

là dissimulée ? « La vérité se trouve dans le regard des hom-

mes. Les paroles ont si peu de valeur. Il faut aller sous laa

peau des gens. Voir ce qu’il y a à l’intérieur.

Le Mal change de tactique et de champ de bataille. Il

surgit là où nous avons baissé la garde. »

Op cit p 100 La mort et la banalité…

« Enfants du génocide, ils sont la blessure qui pourrait

faire mourir encore une fois le pays car leur souffrance est

amère et leur avenir ne va pas plus loin que le bout de la

rue. Ils grandiront la rage au ventre et qu’importe l’apparte-

nance, la vie n’est pas chère, la vie ne vaut pas grand-chose.

Mourir n’est pas une grosse affaire puisque ça se fait au

bord de la route, dans la poussière ou la boue. Ceux qui

viendront armer leurs bras et les enrôler dans une armée de

va-nu-pieds sauront trouver les mots pour combler le vide

de leurs journées vagabondes. »

……………..

 

Le plus ordinaire – et le plus vital : être distinct, et inoubliable,

pour ses proches.

Qu’arriverait-il si un parent, par exemple, en allant

chercher son enfant à l’école, ne le reconnaissait pas parmi

les cent ou deux-cents qui attendent (et s’il lui fallait

consulter des étiquettes sur les vêtements) ?

Dès le lendemain de la naissance de Jean, en retournant

à la clinique, j’ai eu la certitude, en montant à l’étage parmi

tous les bruits et pleurs ou appels, de reconnaître son cri

(que j’ai encore dans l’oreille 39 ans après : « aloua, aloua »).

Mais ce sentiment d’un lien à nul autre pareil, cette

évidence d’une pure densité d’existence, logée en l’enfant

–présente, oui, incomparablement, seconde après seconde

(simultanément à toutes les secondes à vivre en tant qu’in-

dividu) en « son propre enfant » – cela, donc, qui fait faiblir

toutes les autres existences (qui rend si pâles, par exemple,

les présences des autres enfants dans la cour de l’école) –

n’est-il pas redoutable ?

…………….

 

…. il serait contradictoire (avec le mode d’existence ou de

consistance ce que je cherche constamment à rejoindre)

d’avoir à adhérer à mes propres pensées  (mot excessif ?)

jusqu’à en faire mes « idées », celles que j’aurais

à soutenir – voire à désirer imposer…

 

Des pensées qui ne soient pas fixées ni appropriées en « idées »

qu’on serait condamné à revendiquer

comme siennes et à défendre face aux autres…

(leur attribution à un personnage les possibilisant

d’emblée comme des masses mouvantes de traits qui palpitent)

(tandis que les « idées » deviendraient légèrement comiques)

 

n’est-ce pas ce que désire former un romancier essayiste comme Musil ?

 

…………….

 

Quelle chose multiforme, obscure ou trop colorée, savoureuse,

et oui affolée-agressive – faite de vies liées et enrecoupées, de

cassures et de continuités, d’appartenances se vidant

hémorragiques dans l’air, d’emprunts furtifs, d’entr’arrachements

pleins de rage, chose désirable et mobile brûlant au plus près de

la terreur –

 

chose absolument banale et redoutable, en fuite, à ne pas lâcher…

 

et sur quoi ces notes seraient, au vol (au plus près dans l’obscurité)

des prises

lâches ou souples, mais soudain, dans un claquement,

se resserrant … à en crever

 

mâchoires d’un chien aux yeux fous plantées au garrot fauve d’une

créature sans contour, et qu’il ne voit pas l’emporter, le balloter,

le déchirer à travers ronces et fourrés, incapable qu’il est,

rageur, de lâcher, de renoncer.

 

………..

 

« Il y a quelque chose qui vous sonne. On y revient et on plonge,

on s’éclabousse. »

Geneviève Asse, dans Celui qui ne peut se servir des mots,

à Bram van Velde

 

…………

 

Etre vraiment dans l’écriture (voilà  ce que j’ai,

jadis, enfantinement espéré – à Illiers)

allait me délivrer du désir de visibilité.

Ai-je cru (au bord des jours-nuits océaniques de la Beauce, en 1966-67)

que j’allais

dans la concentration  pure

des deux pièces où nous vivions, vent pesant contre les vitres,

 plainte, comme d’une chaîne de puits, d’un âne

faire l’expérience d’une écriture qui avalerait à mesure

sa propre visibilité,

 

ou plutôt de phrases qui ferait de leur visibilité

(anticipée, comme toujours, mais rattrapée et ré-incorporée en elles)

une part de leur substance,

traces comme de beurre, luisances rapides…

à retravailler et restituer (à quoi ?) tout de suite

sur la toile cirée rosâtre de

la table de la cuisine (notre minuscule hangar

sous vent de Beauce)

 

………..

 

Vies quasi douces / vies détruites…

Ce n’est pas une opposition simple, dans le plan de la réalité.

Les vies détruites le sont (ou risquent de l’être) réellement, et

si différentes que soient les circonstances,

elles sont par là dans un seul et même plan, celui de la

réalité brute.

La « vie douce », elle, n’est pas réelle, elle flotte, est

infixable, irréalisable,

elle double, perpétuellement, la vie « ordinaire »,

image scintillant, se collant, se soulevant, se plissant ou

se déchiquetant au long de la « vie courante », la guidant, l’éga-

rant…

……………

 

« C’est pas une vie ».

Ou, dit Khaled : « c’est pas ma-la-vie ».

Que serait-ce, pour lui (pour nous ici, par lui),

de reconnaître un jour,

que, voilà, « c’est la vie »,

oui, là, « c’est ma vie » ?

………..

 

Vite ! C’est une guerre infime mais vitale. Ramasser en peu de phrases – sinon des vies, du moins des instants de « l’entre ». Condenser, rageusement… Que des instants (chair à vif) de vies intersectées se fassent projectiles…

Contre quoi ?

Contre ce qui prétend nous tenir, avec une inventivité morne, suivant les lieux du monde d’aujourd’hui,

griffes sur les nuques, dans les yeux et les gorges, ou les bas-ventres.

 

Quand, d’où l’extrême fragilité aimée aiguisée prend-elle la force de se décocher  – pour aller se  ficher où ?

 

…………

 

Auswandern (Emigrer) : titre d’un unique (parmi ses œuvres) dessin de Klee

daté de 1933.

Un couple fait de traits fissurant tout appui dans du commun.

 

………

 

Après une démarche (pour « certificat de notoriété ») début 2010 chez un notaire (suggérée par une personne d’une association d’aide aux étrangers qui comptait quelques salarié(e)s et que le pouvoir – gouvernement, préfecture, et probable interventions malveillantes de la mairie – vient de détruire), nous (K., H, R.G. ex journaliste correspondant du Monde, et moi – les « témoins » soudanais ont repris en hâte le chemin de leur travail – allons boire un café au « Quick » dans l’accablant centre commercial (où je vais irrésistiblement tous les jours)… Chaleur (après le froid très vif du dehors, la neige gelée, etc.), vapeur des vêtements ou des corps. R.G. parle de conversations longues et intimes avec tel ami musulman – Afghan ? j’ai déjà oublié. « Il m’a expliqué, dit R.G., qu’il ne fallait  pas parler de sa mère ». Ah oui ? K. (gai, disert, dans son français où il a désormais beaucoup de  vocabulaire, mais qu’il prononce mal en particulier du fait que – faute de voir les phrases écrites ? – il segmente mal les mots, ne repère pas les articles, etc. – « l’équipe » » devient pour lui « les quipes » et ainsi naît un sigulier privé de sa première syllabe, comme il arrive, il est vrai, à d’autres mots dans sa bouche) confirme : il en va  également ainsi chez lui. « Tu vois », dit-il, « la mère, c’est comme un dieu ». J’ai peur soudain.

 

……………….

 

Le lendemain de la mort de ma mère (février 1996),

j’ai essayé, engourdi face à la baie vitrée

– nappes de perce-neige devinables

(mais comment dire ce que deviennent,

par exemple, leur blanc, leur vert, dans la nuit ?) –

de « me dire »

quelque chose.  Ai-je alors « noté »

un peu du silence de cinq-six heures du matin ?

Grésillements ou coups  externes-internes

se propageant,

sang dans les oreilles, échos dans les

murs, chaudière grondant derrière le mur,

ou, en enveloppes-pelures d’horizons auditifs,

voitures, roulements de poids

lourds  ou de trains sur un pont sur la

Loire, avions…

 

Soudain : brutalement (rêvée ?), une sonnerie appel ou injonction ?

 

Quel tracé de sang mental a sinué-perlé

dans le temps plâtreux ?

 

Rien qu’un sifflement du nez du chien

qui, dans la cuisine, sur sa couverture, a dû s’enrouler et

se serrer contre lui-même à cause du froid vif qui afflue

 sous la porte du jardin ou par les interstices des fenêtres.

…………….

 

Un jour de printemps 1995, chambre à « Sainte-Cécile »,

où ma mère survit).

Ma mère, assise dans l’unique fauteuil où, incapable désormais

de marcher, elle passe des heures, semble endormie. Ses paupières

ne sont pas tout à fait closes : j’entrevois

par les minces fentes des yeux noyés.

Je regarde vaguement par la fenêtre rectangulaire (cadre

métallique) ; rideaux de rayonne, fade odeur si familière,

exacte, de ce qui est identique à soi.

Me retournant vers elle : « je vais partir » lui dis-je. « Je vais

travailler » (histoire de ce mot… entre nous).

Elle entr’ouvre les yeux : « Pourquoi ? », souffle-t-elle.

« Tu voudrais que je reste ? – Oui ! »

« Pourquoi ? » lui dis-je encore, presque méchamment

(avec l’impulsion de lui glisser, impossiblement, un : « A quoi

bon ? « ).

D’un chuchotement égaré j’ai alors entendu sur-

gir, faible, un seul mot :

« Personne ».

……….

 

Un autre jour note d’avril 1991 sur laquelle

je suis tombé hier soir 21 nov 09, en prenant et feuille-

tant au hasard un vieux cahier avant d’essayer de dormir,

ma mère n’étant pas encore dans une maison

de retraite (mon père l’avait déposée ici pour quelques

heures et on s’affairait en l’oubliant un peu), je l’ai entendue

– avec, sur le fond vert sombre du fauteuil, de petits

volètements de mains, puis, soudain, un index tendu –

marmonner (entre autres phrases folles et sombres, menaçantes) :

« et il y en a qui mourront ».

 

………….

 

Ces notes, prises, presque, aussitôt, au fil de heures – les ai-je

trop réécrites ?

Sous le coup de l’idée d’une publication (partielle, provisoire) ?

Ai-je essayé de les dé-théâtraliser (de les délivrer des inévitables

minuscules poses et mises en scènes du soi notant) ?

Surtout : les défaire encore (durement étalées contre quel

un mur) de leurs protections contre ce dont

elles parlent (à travers tout «objet » momentané )

…………..

 

Woolf, Journal, 25 nov 1928

« […] Ainsi passent les jours et je me demande quel-

quefois si nous ne sommes pas hypnotisés par la vie

comme l’est un enfant par une boule d’argent ? Et si c’est

cela vivre ? C’est très rapide, brillant, excitant, mais peut-

être aussi superficiel. J’aimerais prendre la boule dans mes

mains ; la palper doucement, ronde, lisse et lourde, et la tenir

ainsi, jour après jour. Je vais lire Proust je crois, et revenir en

arrière, puis repartir en avant. »

……..

 

« une merveille infiniment chère et douce »

(une merveille à faire surgir en décrivant, en ne « mon-

trant » qu’allusivement ?)

Leopardi, Zibaldone, (8 ?) j’ai noté ce passage dans un

cahier de 91-92 il y a donc (aujourd’hui, en 2009) au moins

86

dix-sept ans, et, sottement, sans autre identification…

« … Décrivant en peu de touches, ne montrant que peu

de chose de l’objet, [les Anciens] laissaient l’imagination

errer dans le vague et l’indéterminé de ces idées enfantines

qui naissent de l’ignorance du tout. Et une scène champê-

tre, par exemple, peinte par un poète antique en quelques

traits et, pour ainsi dire, sans horizon, suscitait dans l’ima-

gination ce céleste ondoiement d’idées floues et brillantes,

d’un romanesque indéfinissable et d’une étrangeté, d’une

merveille infiniment chère et douce, semblable à celle qui

faisait les extases de notre enfance. »

 

……….

 

Reçue, l’adhésion à la vie – même si elle prend l’allure d’une simple et minimale auto-approbation, d’un négligeable redoublement (comme un repli de pierre truité sous de l’eau courante) qui se sera formé jadis et qui doit se recréer, s’il se peut, tout au long d’un existence.

 

 Cette adhésion s’est engendrée dans le lien et se réalimente dans la confiance, dans la fruste (illusoire ?)

certitude qu’on fut et peut-être qu’on est encore (fût-ce

en dormant) soutenu dans la vie comme par une paume,

ou … désiré être vivant 

 

Adhésion à reconfirmer, à baigner, dans la joie que donnent les enfants dans

l’espace-temps…

(et, pourquoi pas, un peu, beaucoup, latéralement – fût-ce, vite, au prix de la niaiserie (chiens et maîtres dans les rues de Manhattan), les animaux ?

oiseaux…, sensations d’oiseaux…)

 

Ce repli translucide de la confiance : est-ce à quoi, en

chacun pris dans la masse, les terreurs s’attaquent ?

………….

 

Améry à jamais contre toute vie douce ? Il suffit, pour

nier toute idée de vie douce, pour infecter la vie ordinaire,

de la torture – de sa seule possibilité (inéliminable bien sûr).

 

(La torture : certains des poèmes – traduits par Kim Bona, chez William Blake – de Hwang Ji-U emprisonné sous la dictature en Corée :

 

[…] Bruit de pas. Du long couloir dans la serrure

Un homme vient

L’homme est effroyable.

 

Par le nez de la serrure, l’eau assombrie de la montagne

Coule et entre. Dans mes méninges flotte ma lointaine

Enfance ; l’araignée d’eau,

Les plantes marines, le bruissement de l’eau

Qui tourbillonne une ou deux fois à mes oreilles,

« Avoue ! »

 

Par l’œsophage de la serrure, ardemment

Le téléphone sonne encore.

Dans la gorge, d’un seul trait

J’avale un couteau glacial.

Le couteau enfoncé,

Répondre à la question.

« Nous ne sommes plus des hommes »

 

Par le trou de la serrure, souffle le vent sonore.

Les feuilles de l’orme s’agitent

Quelqu’un le prend à la gorge et le secoue

Branche par branche,

Les papiers à deux faces flottent

Le dernier saisit l’empreinte

De mon doigt.

Je voudrais dormir.

« Ah, ce corps, pourquoi existe-t-il ? »

[…] 

 

Métaphores à l’effectivité pure. Ou métamorphoses. Le corps du prisonnier, par ses orifices (qui attirent la violence), s’unit à la porte et – comme fondu au bois ou au métal – à la serrure : gorge et lame, oesophage et, trou déjà couloir d’où viendra l’horreur, la serrure. )

…………

 

La vieillesse, la dégradation : rien de « naturel » pour Améry.

Le réel même dément, inévitablement, toute « vie douce ». Celle-ci, ce mensonge, semble dire Améry, est-ce là ce qu’on voulait défendre,

ce à quoi on aura tenu

en entretenant si coûteusement sa propre vie ? Garder, au

prix d’efforts surhumains, une chance de se décomposer en

paix ?

……………

 

Ai-je de toujours – enfance (années quarante), apparte-

ment mesquin, sans le moindre confort (pas de sdbains !),

dont la sécurité, après les bombardements, me paraissait suspecte…,

tension des murs irrigués de sang de nuit, peinture comme

décollée d’une inquiétante respiration (haleine de plâtre) –

été hanté par le secret – l’image d’un secret, pauvre et terri-

ble – propre à la vie ordinaire, à sa continuation ( ce pouls sourd) ?

Qu’est-ce qu’elle coûtait, cette vie prédatrice … – mais de

quoi ? de quoi enfin ?

 

De quoi dévoratrice, la substance même de la réalité ?

…………

 

… joie dans un hiver d’immédiat après-guerre : surprendre (écouter :

petits bruits délicieux) des mésanges à sautiller sur le

rebord de la fenêtre (sur fond de ciel  rougeâtre et du grand sapin

de conte en face) et à y crever le papier du beurre mis au

froid…

 

Ou hantise d’une famille, parmi d’autres habitants d’une maison

voisine à cour centrale (porte cochère brunâtre dangereuse)

pleine d’eaux sales,

des enfants amochés ?

ou, sous le ciel qui paraissait peser jusque sur son seuil,

la mère grasse aux cheveux grisâtres

épars aboyant…

………….

 

« la dépropriation comme le propre de la violence humaine »

Fethi Benslama « Le propre de l’homme » (dans Robert Antelme, Textes inédits, Sur l’espèce humaine, Essais et témoignages, Gallimard 1996)

« […] ce qui est spécifique à l’extrémisme de la violence humaine, c’est de vouloir déspécifier l’homme, l’exclure de ce qui lui appartient en tant qu’identité exclusive. L’exclusivité de l’homme, c’est exclure de l’exclusivité humaine. »

Commentant une phrase d’Antelme  – « Il peut tuer un homme, mais il ne peut le changer en autre chose » – , Benslama écrit : «Cet impossible, nous savons pourtant qu’il a été voulu, qu’il fut énoncé dans des discours et mis en actes, à divers moments, dans différents lieux, à travers de nombreuses expériences dans l’histoire de l’humanité, au point que l’on puisse dire que ce désir de l’impossible – cette possibilité de l’impossible – appartient universellement à l’humanité. » 

 

……………

 

Que dérober dans les zones où

quelqu’un(e) est trop et aussitôt à peine « soi » ?

Tout à l’heure (samedi 21 novembre 09), vers 15 h., je

sors de Carrefour, et dans une allée du centre commercial

(bondé), sur le bord, j’effleure du regard un couple arrêté,

avec une poussette (et donc, probablement, un petit enfant

dedans), derrière un poteau. L’homme, je ne l’entrevois que

de dos. La femme, maghrébine (vêtement long), une trentaine

d’années, plutôt grosse, est en train de porter quelque chose à sa bouche

– s’isolant un peu de l’homme, et de son enfant. Que font-ils

(gercés de vide) les contacts et tensions entre elle (regard – timide ?

soucieux d’elle-même, ou d’autre chose qui flotterait ?), ce qu’elle

mange, ses proches ou les passages de n’importe qui, moi à cet instant…

 

…………….

 

« … tellement agriffés les uns aux autres… »

« Le soldat, à présent incrusté dans la maison […] dévoilà à ses compagnons une nouvelle pensée :

– Le tsar et les riches, ils ne savent point qu’un peuple tout d’une pièce, ça n’existe pas, mais que ce qui vit par poignées, ce sont des fils, des mères, des femmes, et qu’ils se chérissent à qui mieux mieux. Et ils sont tellement agriffés les uns aux autres par leurs sangs, que les dégriffer, c’est pire que les tuer… Tandis que vus d’en haut, ça fait un peuple bien lisse et bien égal, qui se fiche pas mal des autres. Ah ! les fi’ de garce ! Comme si c’était admissible, ça, de priver les gens d’amour ! Et avec quoi qu’ils nous le revaudront, après ?

Tout en parlant, il remuait les doigts avec âpreté, comme si ses mains eussent modelé des familles et assemblé leurs membres à l’aide d’un sang épais et indivisible. Vers la fin, il se calma et dit à mi-voix :

– Ils laissent joliment trop courir leur imagination, les hommes – c’est le pire des maux… 

– Qu’est-c que tu dis là, mon vieux ! reprit Svate avec un petit rire.»

(Platonov, Le Hameau des cochers, trad du russe par Lily Denis)

 

……………

 

Vladimir Holan : « La joie ! Elle existe. »

Je voudrais recopier tout le poème qui commence par

ces mots. (La pratique des citations, faudrait-il que je l’in-

terroge ici, singulièrement dans ce mouvement problémati-

sant de La vie douce… ? comme une recherche de soutiens

légers… comme une garantie multiple de la réalité de ce

qui est à chercher…)

 

                          La Joie

 

La joie ! Elle existe. Elle existe réellement. Elle existe

vraiment !

Mais si pour nous, les « grands », elle n’est plus qu’une

tentation

incompréhensible comme les derniers mots des agoni-

sants,

elle demeure chez les enfants comme un trop-plein de

la vie qui vient de naître,

comme une profusion qui voudrait bien un tout petit

peu vieillir

et n’y arrivant pas chante, ou simplement s’avoue… »

 

………………

 

29 juillet 2007 20h45 A travers la vieille baie vitrée

sont visibles des entrecroisements de branches, tiges, feuilles : ils

ruissellent de pluie, plus ou moins éloignés, et diversement

éclairés (avec des nuances de vert-brun, de mauve ou vio-

let) par le jour qui baisse.

Ce hasard des végétaux et de leurs

croissances respectives (ou celui de mon regard, de ma position)

 – tout est soudain si juste, à la dérobée, vibrant,

accordé.

Elle brûle, acide (Pérugin), cette musicalité arbitraire, toujours neuve :

elle est – plus qu’elle ne le fut jamais pour des humains,

 dans  « notre » acosmisme – une surprise incompréhensible.

………..

 

jaune velouté : les flancs irrégulièrement arrondis voire

grumeleux de quelques coings encore sur l’arbre

 

sensations (nov 09) dont aucune n’est nécessaire

mais qui, à travers leurs hasards, donnent ce dont il est

terrible d’être privé

 

…………

Bonnard, Méditerranée…  1941-44 !

Cette douceur (voudrait-on y plonger, brièvement – exposition, foule ) :

comment ? « à cet âge ? » « à cette époque ? »

(… « grand âge » musical  – Chateaubriand, Verdi,

Strauss : entrer dans l’horizon de sa propre oeuvre,

y refondre cette visibilité qu’on n’a plus à désirer) ?

 

… de la délicatesse monumentale miniaturisée… dans l’un de

ses derniers tableaux, de petite dimension : des baigneurs

dans le soir.

Quelles allusions ultimes, impossibles… à quoi, filant

fondant dans toutes les directions ?

Humains nus foyers de vies en pures taches lumineuses dans le soir,

confiées à de la matière.

Corps signaux qui nous seraient encore adressés ?

Et enveloppes vitales qui vont laisser, béantes, s’écouler

le réel dans… quoi ?

ce qui se laisse encore un instant imaginer

comme la nuit la plus froide ?

 

…………..

 

Bonnard-douceur ? … d’autant plus irréfutable l’irruption (si lente :

toile commencée en 1936, terminée en 1946 !)

réaliste et onirique au premier plan, d’une terreur…

allégorique-historique :

le cheval blanc, « Le cheval de cirque » .

 

Ou Bonnard : terreur de l’œuvre (celle de Mallarmé : « mon vers… blesse

comme du fer »), mais refondue continument

dans du lumineux?

Une Hérodiade (« un baiser me tuerait

si je n’étais la mort »), cette femme nue dans la baignoire ?

… doucement glorieuse

dans des flamboiements refusifs où se continuent la peau, l’eau,

l’émail et la faïence…

……….

 

 Une des petites proses de Walser qu’Hartje et moi avons traduite – dans

Po&ie ? dans le Nouveau Commerce ? – dit du

trop beau, du trop heureux : elle s’achève sur un « c’était

beau ! c’était si beau ! » qui coupe le souffle… de terreur ?

………..

 

On se re-lie les uns aux autres en se racontant des histoire d’animaux.

Histoire de la poule un matin d’hiver.

La nuit avait été glaciale. Plus précisément, la soirée avait

été plutôt douce, pleine de brouillard (entre les vieux buis

ou les cerisiers bruns violets ou…). Puis, durant la nuit, la

température avait dû tomber très brutalement. A l’aube, on

avait pu voir, par les fenêtres de la cuisine, que le brouillard

avait gelé en manchons de glace qui, alourdissant les petites

branches déjà durcies par le froid, les avaient cassées, ici et

là.

Soudain, alors que le jour était à peine levé, une appari-

tion étrange nous fit pousser à chacun son exclamation.

Par la chattière ouverte sur le sol givré bleuâtre-ondulé

comme une tôle (le chat, d’ailleurs, n’avait pas voulu sortir,

comme s’il craignait de se brûler les pattes), une créature

venait de se précipiter comme de force dans la chaleur et

la lumière de la cuisine. C’était une poule que nous avions

dehors. Elle s’avança nue, rose mauve, dans la clarté élec-

trique. Le brouillard avait gelé également sur ses plumes,

et l’en avait dépouillée. Elle s’avança effarée de souffrance,

sous nos regards, sous celui même du chat, qui ne bougea

pas.

(Nous la gardâmes plusieurs jours dans la maison ; je

lui composai les nourritures les plus grasses possibles, sur

lesquelles elle se précipita ; en peu de jours, des moignons

de plumes apparurent ; elle survécut.)

 

Cette histoire, maintes fois redite (enfants impatients)

dans la cuisine, m’est revenue à lire, de Holan (La Douleur) :

 

LE POULET

 

D’ELLES-MÊMES, les portes s’ouvrent

devant un ange… Une autre fois, c’est un poulet

qui vient de la cour jusqu’à la cuisine

et jette autour de lui un coup d’œil si sévère

qu’aucun n’attend ici de voir comment cela va finir,

mais pour geste de se défendre fait vite le signe de la

croix…

………………..

 

Birgitta Trotzig, Contexte matériaux :

« dans la glace

Glace, la rue reluit grise de glace, lèvres et corps ombres

muettes

Sous le dur présent ici et maintenant gît une autre

chronologie, l’atemporalité noire, l’autre couche,

le dépôt de la masse originelle de mort »

………………

 

Czapski, op. cit.

« Dans les années 50, j’ai visité une exposition à Paris

avec un ami de Pologne. Parmi nombre d’autres toiles, nous

nous sommes arrêtés, comme pétrifiés, devant un tableau

de Matisse lumineux, plein de joie, de fleurs, de palmes, de

mer bleue, de soleil et d’’oiseaux.

– C’est de quelle année ? me demanda mon ami ;

– De 1943.

–   Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il, puis se tut. Nous

nous tûmes tous les deux. 1943 était pour nous l’année de

la découverte de Katyn, l’année de l’anéantisseemnt du

ghetto de Varsovie, c’était l’Europe dans ses déchirements

les plus cruels. »

……………..

 

Quelqu’un bondit au dernier moment, en coup de vent

(glissement-choc, aussitôt, des portes) dans le wagon RER

où je me trouve… Son expression alors, face aux (ou dans

les) regards des autres ?

Et, avec ce bond, cet « entre » voyageurs, s’engouffre

une seconde, en moi, ce que seraient des regards de

voyageurs proches (parents…) de celui qui bondirait et qui le

verraient louper son bond…, le sentant alors comme arra-

ché, sur le quai, au « dans » où ils seraient eux, et qui, à

toute vitesse, lui deviendrait hors de portée…

……………..

 

Au Jardin des Plantes (à peine sorti de la gare d’Austerlitz – juillet 09):

pour noter … n’importe – je me suis assis sur un banc.

Passent des troupes d’enfants (flottant

autour d’eux, souples-fragiles, les « dans »

sans quoi ils ne vivraient pas).

L’un de ces groupes (des petits de cinq-six ans) est

guidé par un grand jeune homme noir à tee-shirt rouge

(il tient le premier enfant par la main, il est calme, lent, dis-

ponible, sans mauvaise humeur) ; en queue (et tenant égale-

ment un enfant par la main) une jeune fille d’ «origine maghrébine »

(il est significatif que je ne sache plus quel mot employer).

Chacun des enfants porte un sac en toile brune. Ils vont

deux par deux, en se tenant par la main. Un minuscule gar-

çon, métis, cheveux hérissés, hurle, de sa petite voix per-

çante, et répète (redisant ce qu’on a dû leur dire au départ) :

« Doucement, doucement ! Il y a des gens ! »   La jeune fille

lui crie : « Mais tu fais encore plus de bruit ! ». Je ris, tout

seul. Passant devant moi, elle me voit rire et (peut-être aussi

parce qu’elle se rend compte, soudain, qu’elle a elle-même

ajouté au bruit) elle sourit.

…………..

 

Lorsque les enfants étaient petits, j’essayais de

m’allier à l’immersion (douce-tyrannique) dans les choses

à faire les plus répétitives

 

sortant, au début de la nuit, la poubelle

(non pas celle, standardisée, qui fut donnée plus tard,

mais la poubelle de la maison, parmi toutes les autres, alors hétéroclites,

sur le trottoir)

instiller fanatiquement de l’attention-sensations

… dans le platique vert même, dans ses fissures (comme

sous des petits coups de bec)

 

………

 

écrire « en lilliputien », je n’ai pas su… :

il aurait fallu cogner faiblement aux choses-soutiens,

à tous les pactes tacites,

s’insinuer dans leurs usures béant comme celles du bois,

tâter avec de minuscules mots-antennes leurs hésitations,

déverrouiller leur secret fuyant

dispersé, leurs promesses tyranniques

 

…………

 

Instruments à ventGran Partita de Mozart (en général, les instruments

à vent chez Mozart, dit à peu près Kurtag dans l’embrasure d’une porte, « ah… ! » – un geste de la main en suspens).

Sérénade de Dvorak. 

Et l’affirmation-flamme – « nous sommes ici ! » – chez Janacek (Mladi, Concertino).

 

(Une fanfare dans Rêves de Kurosawa.)

(Et cet instrument « traditionnel » joué dans un « groupe »

de jeunes Coréens un soir de fête dans l’île de Jeju.)

 

Des sonorités dans l’air se répandent

comme des pigments sur ou dans un support humide:

orbes vibratiles orangées, pâlies ou

soudain rougeoyantes, s’intersectant, se renforçant ou, ten-

drement, s’entr’apaisant…

 

………..

 

« Souvenirs du Valois », dans Zbigniew Herbert,

Un Barbare dans le jardin :

En épigraphe, une citation non identifiée, mais que je

crois de Sylvie :

« Adieu Paris. Nous cherchons l’amour, le

bonheur, l’innocence. Nous ne serons jamais assez loin de

toi. »

Chap. « Ermenonville », « La théorie des jardins »…

« Ce jardin est l’œuvre du marquis René de Girardin […] »

Herbert évoque plusieurs jardins comme autant d’œuvres…

« Ces entreprises s’accompagnent, dans la littérature,

d’une renaissance d’Hésiode, Théocrite et Virgile, que

viennent rejoindre de nouveaux poètes comme Thomson,

Gessner, Young et Gray. En France, c’est l’éternel Fénelon qui

patronne cette littérature bucolique : « Parmi les peupliers

et les saules dont la délicate et fraîche verdure abrite les nids

innombrables d’oiseaux qui chantent jour et nuit coule la

Xanthe. Toutes les vallées sont couvertes de blés dorés, les

collines plient sous le faix des vignobles et des arbres frui-

tiers qui y poussent en amphithéâtre. La nature entière y est

souriante et avenante, le ciel doux et calme et la terre prête

à faire jaillir de son sein de nouvelles richesses en échange

de la peine du laboureur. »

Le paysage sentimental est un décor pour l’économie

sentimentale et l’on peut dire sans exagération qaue c’est

en Arcadie qu’ont jailli les sources du socialisme utopiste.

Virgile s’y promenait en compagnie de Proudhon. La pay-

sanne Proxinoé « faisait d’excellents gâteaux. Elle élevait

des abeilles dont le miel surpassait en douceur celui qui à

l’âge d’or coulait des troncs des chênes. Ses vaches venaient

d’elles-mêmes offrir leurs ruisseaux de lait… La fille imitait

sa mère et chantait avec le plus extrême plaisir pendant son

travail, lorsqu’elle conduisait ses agneaux au pâturage. Et les

tendres agneaux dansaient sur l’herbe tendre au rythme de

ses chansons. » »  

…………

 

… « tradition pastorale », « idylle », « Arcadie » : versions  indéfiniment

transportées (en poèmes, romans, peinture, musique, danse, à travers

lieux et langues) de « la vie douce » ?

 

« Célénie m’apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe

des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l’odeur des prés, couronnée

d’ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes,

les dents de perle de la nixe germanique. Et certes, l’ourlet de sa robe

était très souvent mouillé, comme il convient à ses pareilles. »

 

Ce passage du chapitre « Chantilly » de Promenades et souvenirs de Nerval

est cité (plus longuement, en fait) par Inoué Kyûichirô dans un livre où

il évoque des promenades faites sur les traces de Nerval (et

sous le signe de Proust) – par exemple dans les phrases suivantes :

 

« Au retour, la voiture traversait la forêt de Chantilly.

Le vert des arbres qui avaient à peine commencé à bourgeonner s’exhalait en une

brume légère, le chemin dans la forêt continuait interminablement dans un air

froid où l’on ne pouvait savoir si le temps était dégagé ou couvert.

Au bord des étangs allongés de  Commelle, la voiture s’arrêta près des ruines

du vieux château de la reine Blanche, quand un gamin de village à l’air

rebelle a jailli vers nous ; il a tendu ses deux mains pleines de jonquilles

qu’il avait cueillies au bord de l’eau en nous suppliant de les acheter.

La couleur claire de ces fleurs était, entre les marais noirs et les troncs

des bouleaux blancs, indiciblement belle. »

 

Le livre d’Inoué a été suscité par la mort (en 1975) de Robert

Gallimard. C’est ce que précise Ishbashi Masataka (traducteur

de ces fragments), qui ajoute : « Inoué a choisi le mot

mono-gatari (comme Genji monogatari [Le Dit de Genji]) pour qualifier

son texte […]. « Mono », ce  sont les âmes désolées et égarées des morts.

Le mono-gatari est un genre littéraire ancien : celui où l’on vise à calmer

les âmes en leur racontant ce qu’elles auraient pu faire. »

 

 

…………

 

Radnoti, « Prisons paisibles de jadis, Eglogues… »

Qu’advient-il de la tradition pastorale ici ?

 

Comment recevoir (après avoir découvert Radnoti s’est

formé par ses tout derniers poèmes écrits, avec une ténacité

inouïe, lors d’une ultime « marche forcée »)

un poème – la « Cinquième églogue » – qui témoigne

d’une disparition :

 

« Toi, mon ami ! ô comme j’ai tremblé du froid de ce

poème,

j’avais si peur desmots que je biaisais encore.

Je començais des vers… Je m’efforçais d’écrire à

    propos d’autre chose,

en vain, et la nuit, cette terrible nuit qui s’embusque

me commande :

C’est de lui qu’il faut parler !  […] »

 

Qu’est-ce qui est repris, dans ces « Eglogues », de Virgile

– dont les bergers n’ignoraient pas la guerre !

En épigraphe de la « Première Eglogue », Radnoti cite

les Géorgiques (I, 505) :

 

Quippe ubi fas versum atque nefas :

tot bella per orbem, tam multae scelerum facies…

 

Et, dans cette première Eglogue (datée de 1938, et qui

va parler de la mort de Lorca), « le poète », à un moment de

son dialogue avec « le berger », déclare:

 

[…]A force d’habitude en ce monde d’horreur

je finis parfois par n’en plus souffrir, je n’ai plus que la nausée

 

…………..

 

Toujours l’explosion d’une couleur pure laisse intrigué

– voire décontenancé.

Pourquoi ? Rouge du coquelicot : la jouissance-joie courte

qui en naît est une énigme.

Croit-on se découvrir « naturellement » fait pour recevoir

cette évidence ? A quoi, par sensations, espère-t-on appartenir ?

……..

 

Par immédiateté abstraite – par arrachements et refusions sensitifs ou sensuels –, n’y a-t-il pas une appartenance moderne au réel ?

(En dépit de ce que Taubes – « Notes sur le surréalisme » (dans Le temps presse ) – voit, après d’autres, comme un acosmisme de la poésie moderne, qu’il dit quasi renouvelé de la Gnose en même temps que lié au déterminisme qui est celui de la science et de la technologie.)

 

……..

 

Tieck, cité par Béguin dans L’âme romantique et le rêve :

« Quelle chose merveilleuse que de se plonger dans la

contemplation d’une couleur, considérée comme simple

couleur ! Comment se fait-il que le bleu lointain du ciel

éveille notre nostalgie, que le pourpre du soir nous émeuve,

qu’un jaune clair, doré, puisse nous consoler et nous apai-

ser… »

 

………..

 

J.M. Pontévia, Ecrits sur l’art III, p 253

« On sait bien que, depuis Cézanne, la couleur a cessé

d’être traitée en vassale de la lumière. Ce qu’on a moins

remarqué, c’est que la fin de l’hégémonie de la lumière

avait laissé un vide et suscité une sorte d’appel d’air. Le

plein air des impressionnistes et peut-être déjà la perspective

aérée des classiques traduisaient un besoin profond, dont la

méconnaissance menace d’asphyxie toute peinture. A cela

répondent les « bleutés » de Cézanne ou, tout aussi bien, les

vides de Sam Francis ou d’Olitski ou les blancs de Hantaï :

au medium de la lumière, ils substituent celui de l’air et

de sa respiration. « Je respire, disait Cézanne, la virginité du

monde. » »

« Appel d’air » : quel rapport (il faudrait aussitôt aiguiser

cette question si pauvre) avec « L’air » de mon titre

ou de mon recueil ancien… ? Et avec « l’élément », ou l’

»entre », que depuis si longtemps je ne parviens pas à réel-

lement effectuer-interroger ? Ou encore avec ce rapport de

l’œuvre au monde par ce qui la tend si loin si près (cimes

bleuâtres de Flaubert), la disjoint du dedans (le non-peint

de Cézanne) et la repossibilise en se retournant sur qui

peint ou écrit comme une chance mais aussi, radicalement,

une menace.

Et encore : « … la splendeur des couleurs pures, qui

embarrassait Kant, et qui nous embarrasse par ce qu’a de

paradoxal sa promesse d’immédiateté. »

Oui, la couleur…, la stupéfaction – l’énigme : pourquoi

cette évidence ? cette joie ? – du rouge d’un coquelicot, c’est

ce que j’avais ressenti (comme une question sans réponse)

un jour de fin de printemps, en 1962, dans l’Yonne (à un

moment de ma vie où … presque plus d’attaches),

depuis un petit pont de pierre grise. Et je ne pouvais me

contenter d’y voir la profondeur d’un souvenir d’enfance.

Toute épaisseur de temps était trouée par cet éclat pur.

………

 

De Kooning, Ecrits et propos :

«… rentrer à la maison avec l’impression de faire partie

du monde, avec ce gris. Les couleurs sont plus intéressan-

tes quand elles sont douces, et le vent qui souffle de toutes

parts, c’est la vie qui respire. »

………….

 

Noir urbain… Pulsatile. Surfaces, reflets… Ou obstinées émanations… Capté détourné dans la peinture. Manet ? Kline. peindre à New-York.

 

Qui s’allie à ça ? Peinture réamorçage de circulations élémentaires,

flaques affluent

 ou…

 

………..

 

Nuit du « fait pour »,

 

dans le trop exactement adapté des produits

une feuille liquide de dévoration noire est glissée

 

…………..

 

Noir dans le port de Baltimore (et ses alentours). Dans la nuit, silos à grain abandonnés (on n’a pa d’argent à mettre pour les détruire), des gris plus ou moins blafards, cadvériques sous le ciel. Tas de charbon : noir condensant le noir. Machines énormes, compliquées et enfantines, laissant voir, comme des écorchés, leur anatomie.

 

Que font ces énormes débris que nul n’aurait profit à éliminer ?

Trop « faits pour », naguère, désormais inutilisés… , ils ne disparaissent pas ; réels, ils dévorent de l’espace bleu ou obscur.

 

……………

 

Lorsqu’on l’interrogeait sur la signification de Gluts, Rauschenberg répondait: «Nous vivons à une époque de surabondance. L’avidité est sans limite. Je ne fais que l’exposer, j’essaie de réveiller les gens. Je veux simplement confronter les individus avec leurs ruines […] Les Gluts sont des sortes de souvenirs sans nostalgie. À mes yeux, elles doivent permettre aux gens de regarder tout objet du point de vue des potentialités qu’il contient.»

 

 

Claude Mouchard