Tout ça c'est du temps

 

 

 

 

tout ça c’est du temps

 

 

Tout ça c’est

du temps. le

temps que je

cherche à

créer.

Du temps

qui ne

veut pas.

Du temps qui n’aboutit

pas

___

 

Sony Labou Tansi

 

 

 

« sensations »: à mi-dire (souffle à tout instant coupé)

dans la gueule béante et l’haleine sale du réel

 

....................

 

odeur du temps de tous à dévorer, à disputer : en lambeaux

 

..................

 

sensations, oui, happant plissant dévorant de l’enveloppe temporelle en délire...

 

petite enfance bouche bée

 

choses 1944         vrombissements       sirène

 

roulés chacun dans une couverture

course dans l’escalier le vasistas flambe

 

pieds nus sur la terre humide du petit jardin sous un ciel illuminé de fusées

 

une valise s’ouvre lâche le peu d’argent et... papiers se répandent!

cris et

course à quatre pattes dans la boue

 

puis à l’aube : maisons voisines arrachées du sol, racines cariées sanglantes

 

stupeur définitive

 

…………………….

 

sur le dos des minutes

n’être plus qu’incessants et furtifs surcroîts,

crêtes violettes écumeuses de mi-mots charnels 

 

(est-ce que ce fut – depuis le fond de l’enfance, dans la cour de l’école, ou au retour dans la rue – l’espoir même ?)

(mais rien d’aussi effectuant n’aura jamais, dans l’air terne,

consenti...)

 

………

 

in extremis

c'est du ventre de pierre du temps commun

partout où il ne cesse, opaques blocs grinçants, de se joindre-disjoindre

que des phrases sentant-senties devraient enfin, ici,

s’accoucher 

 

................

 

re-naître murmurant – contre quel fond  de refus grondant où le temps explose en embruns ?

 

il y a des endroits-instants où, plaquée contre une voûte comme minérale

la moindre ébauche d'un soi

aura filé s’écraser ... débris d’insecte :

alors... oui !

 

...............

 

« La fin du temps n’existe que la nuit.

alors qu’on la touche et on est pris  de chagrin et d’une fureur. »

Cheimonas ( Le Syndrome de Balint – trad Volkovitch)

 

...................

 

sensations-doutes en alerte s'incurvent et rampent le long des voussures du temps

elles auscultent en permanence des contours grondants, ceux par lesquels les vies ne peuvent qu'être durement contenues – ou plutôt renvoyées au mensonge

 

........................

 

imminences ferreuses

là où les sociétés ne sauraient  (ou du moins ne sauraient, agressivement, que croire)

maîtriser leur propre « institution » (comme disait naguère, à peu près, Lefort)

 

chacune ne s’acharnant à se fermer à un généralité humaine inappropriable

qu’au prix d’une violence  qui, non seulement externe, mais interne,

n’en finira pas, aveuglément, de détruire la liberté de la vérité

 

……….

 

la générosité, cependant, d’un donner-recevoir élémentaire, ou « élémental », sa force obstinée, vitale, de flux-reflux...

c’est ce qui aura manqué – à moi ? « quelqu’un comme moi » ?

(je n’aurai pas évité de participer, vaguement, de la vanité française..., le règne de prétendus savoirs... une croyance à la centralité...  ) – ,

 

oui, aura fait défaut la force de puiser et restituer

à... quoi ?

 

à une nuit comme celle avec laquelle furent aux prises Holan ou Hrabal à Prague,

une nuit – fût-elle ruisselante de détresses, labourée de violences, ou brutalement contenue du dehors (URSS) – ressourdant  toujours

 

cette nuit oui, de Prague après la deuxième guerre mondiale,

que j’imagine, donc, commune et déchiquetée

 

le poète ou le conteur (ou l’un et – en – l’autre) s’éveillant au milieu des voix et silences des uns et des autres comme qui aurait dormi la tête sur la table dans une taverne et, soudain ranimé, se mettrait à parler irrigué par les conversations braillardes ou pâteuses

 

................

 

se juger elles-mêmes, dans leur isolement, les à peine phrases d’ici s’y trouvent-elles vouées ?

les voici aigres-révulsées… : scorpions au feu... odeur infecte

 

...............

 

main dévideuse de phrases continues qui (dans un farouche, un merveilleux « territoire ») seraient  désormais libres d’échapper à la tête :

c’est contre les blocages du jugement et leur minable – servile – lucidité que Robert Walser s’est mis à écrire « au crayon »...

 

………..

 

Penser ? pouvoir penser ? (mais jamais, ici, bien sûr, par arguments confrontables) 

 

des vagues affluant du fond du passé se jettent là où un avenir, en vagues contraires, vient non moins aveuglément s’écraser

alors

du possible, oui, brièvement pensant ... rejaillit

crépite

 

................

 

penser comme une corde tendue vibrant à travers le pire du temps ?

dans  La Fouille de Platonov, une fillette supplie sa mère épuisée de ne pas arrêter de penser : à ce prix seulement elle ne mourra pas...

(j’ai déjà « noté » ça et je ne saurais cesser d’y repenser)

 

..................

 

Platonov encore – dans  le Hameau des cochers...

Svate – au ras du sol, des débris..., des vies décomposées et du vent qui vient apportant au ras de la steppe des bruits lointains (ceux de la révolution ou de la guerre) ou des souffles désertiques ... –  pense-t-il, se sent-il penser dans la poussière?

 

en lui, à travers lui, dans l’aridité où il est,

penser sourd, en une continuation sans raison, en ruisselets inutiles, inaperçus – comme une résistance, ou ne serait-ce qu’une réticence insue d’elle-même –

 

et c’est sous (furtif « sous ») le règne

de ce qui se veut pouvoir-savoir absolu, de ce qui se croit toute-puissance

(Lénine : « la théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie »)

 

(il arrivera à Platonov, dans la « science-fiction » du Chemin de l’éther, de jouer avec la croyance en la toute-puissance des pensées – celle qui agirait directement sur les choses.)

 

...................

 

« compagnons de la pensée qui ne s’éteint pas » – Krzyzanowski, Rue involontaire

(c’est écrit, je crois, dans les mêmes années que Platonov, et au fond de l’obscurité, échappant à toute attention, fût-elle persécutrice)

 

de la pensée qui ne se maintiendrait dans le temps qu’en glissant inaperçue à travers plusieurs ?

 

Krzyzanowski ne dit guère le contenu de « la pensée » ou de ces « pensées » dont le « je » serait le siège ; 

rien, à chaque page, que le lancement légèrement fictif d’une ébauche, ne serait-ce que par un paragraphe ou une phrase... 

 

ce qu’il rend sensible, c’est leur survenue, leur allure et leurs mouvements, leur insistance ou, bientôt, leur fuite...

 

............

 

« Pensées à la nage merveilleuse, qui glissez en nous, entre nous, loin de nous... »

Michaux 1938 

 

...................

 

les pensées chez Krzyzanowski sont des entités  furtives, faibles mais insistantes, capables d’arracher une singulière autonomie

elles acquièrent leur liberté dans la solitude extrême – mais aussi dans le temps (avec, contre) de la révolution... ou, bientôt, de la terreur...

 

c’est là l’une des énigmes de Krzyzanowski (et d’autres ? Platonov ? Harms ? etc.)

 

............

 

Impasse de la pensée, ô cruel cul-de-sac ! Ô

gâteaux secs en masse intrinsèque !

Sommations à consommer, poussées plus

espacées, ô coincement transcendant !

 

Oskar Pastior [1]

il faudrait suivre... par exemple : « Sommations à consommer »... je ne le puis, mais un jour ?

 

…….

 

se nourrir à cru du temps commun  – réel, banal, rebelle !

 

le remâcher (par sensations-pensées) là même où il est partout grossièrement approprié – comme du plâtre qui se serait oxydé d’avoir été « gâché » dans et par toutes les vies –

et

qu’il devienne, humide, rouillé,

la substance syntaxique de ces phrases-ci

 

............

 

temps de pré-aube :  temps arraché – dérobé par avance – au jour 

(avant que celui-ci, obtus, ne veuille plus rien savoir ...  de quoi ?)

joie libre du moins-que-je   – une durée infra-intime  soudain enivrante comme du sang bu à l’air du temps !

 

..............

 

temps-élément uni dans les rues à l’entre tous (mais ce « tous » ment)...

temps par quiconque inhalé – approprié quelques minutes (désirs errants) par des corps pour être reperdu souillé, brûlé, dans de la brume fibrineuse rougie

 

.......................

 

mais comment se révèlerait-elle, in extremis, l’erreur longtemps inaperçe, la mauvaise orientation de toute une vie ?

 

sous quel astre va-t-il luire alors le dos fiévreux de ce chemin infernal où ne pourra plus que se sentir absorbé ou plutôt décomposé vivant celui qui va découvrir s’y être depuis toujours égaré ?

 

..............

 

comme une secrétion qui mousse et se dissout – ou comme les soins intimes de soi...  jusqu’au bord de la mort,

oui comme les choses qu’on se sera chaque jour marmonnées pour s’en laver,

les phrases d’ici chercheraient-elles à donner quelque persistance à ces impulsions verbales qui,

jour après jour, heure après heure, ne viennent à  (se) dire

que pour ne pas durer ?

 

..............

 

se sentir à mesure reçues  – est-ce le désir enfantin qui aura distordu des phrases comme celles-ci ?

sont-elles privées de la puissance poétique de la patience :

de ce geste merveilleux et perpétuel : la destination resuspendue-relancée à un interlocuteur en fuite ?

 

...............

 

«aujourd’hui » ... , alors que le temps humain semble devoir être   – en vertu de quel désormais ?  dans l’accomplissement de quelle irréversibilité ? –

dépouillé du délire mythifiant d’un au-dessus/au-dessous de l’humain

(du divin qui regarderait, de l’infernal qui, latent, attendrait),

 

on sent

– à l’envers exact de chaque instant, et comme son revêtement fatal-vital,

nourricier mais cruel –

 

une doublure d’huile noire ... :

une pure obscurité labile

et si proche qu’inflexiblement autre 

(et si banale qu’aucun Orphée n’y aura jamais accès ...)

 

..............

 

or les phrases d’ici (elles le découvrent en se formant) voudraient, c’est brièvement clair comme le jour, moins tenir et durer que

se re-décomposer à tout moment

– pour nourrir elles-mêmes le temps affamé

 

et c’est une joie douce quand le temps, secrètement... oui... quand c’est lui, le temps courant, chuchotant, qui..., à ces phrases mêmes,

demande – et les fait se défaire

 

............

 

la première et inévitable donnée,

l’évidence puissante, mais irrattrapable

c’est forcément  le temps d’avant soi 

 

la nécessité d’avoir été (et de pouvoir croire continuer à être) désiré-soutenu dans le flot de la vie séculaire

 

c’est elle, partout impliquée, qui constamment réafflue

pour s’insinuer dans tout instant

 

et c’est de quoi le chuchotis des phrases ici cherche sans doute à être parent

en redissolutions scintillantes, en suspens qui re-virtualisent,

en insertions de vive indétermination

 

ou par ces éclipses de nuit qui ouvrent du dedans, pour la faire respirer, la moindre activité ou assertion du jour

 

.................

 

précession, élan  de « l’œuvre » s’anticipant...

le temps bascule

 

« Celui qui trouve un fer à cheval » de Mandelstam  commence avant de commencer

c’est seulement après une phase d’attente, de fluidification marine,  et au milieu du poème 

que la question « par où commencer ? » peut enfin vibrer, impérieuse

 

...............

 

oui, il arrive chez Mahler que la musique se précède

elle paraît, pendant de longues minutes, s’engendrer elle-même...

et au sein d’une quasi dissolution  universelle

 

il y aura donc eu telle phase-plage d’inorientation temporelle (ou, s’il se pouvait, d’hésitation cosmique)

d’où voici que, comme inévitable, se lève

sans soutien – mais en obtenant une presque excessive unanimité –

une phrase toute d’acquiescement

 

..............

 

entre temps et dire 

y aurait-il une question, un débat – certes non argumentable, aussi court que la respiration  –

qui battrait continument au fil des heures et où ils se mesureraient réciproquement ?

 

curiosité, pénétrante, toute en avalements et résurgences

 

double inquiétude fade et forte, brute, pouls tendu

 

réversion entre ce à quoi on tient et ce par quoi on est tenu

 

…………

 

voler du temps – à qui ou quoi ?

ou (comme on vole quelqu’un) voler le temps en personne... :  le duper !

 

..................

 

furtif, donc...

 

 

« tout le monde entre dans l’ascenseur

s’envole vers le faîte lumineux

je suis laissé en arrière dans l’escalier ténébreux

le souffle court         je gravis     marche après marche

un voleur qui a réussi son cambriolage

file vers le bas de l’escalier             rencontre inopinée

nous nous regardons en riant          voleurs et poètes

aiment aller à pied

moi-même j’ai dérobé quelque chose au temps

sans dommage pour personne

pourtant je me sens comblé »

 

Yu Jian [2]

 

est-ce, oui, au temps commun même qu’on pourrait dérober un peu de sa substance

mais ... « sans dommage pour personne »

et de manière – humour du poème  –

à la lui restituer non moins furtivement, mais

sensible, métamorphosée, précieuse ?

 

................

 

ce temps de la terre – l’air respiré  happé par tant de bouches, l’élément vital restitué et contre tout espoir recomposé argenté rougi –

ne serait pas

l’élément où encore et encore vivre

si nous ne le nourrissions, aveuglément, de nos boîteuses élaborations qui bientôt s’effondrent, s’y décomposent

 

..................

 

ce qui arrive à d’autres quasi en même temps... et sur quoi on n’a pas prise...,

quand et comment cela  

 – une lame rasant la terre déroulée –

vient-il nous faucher centralement, nous disjoindre ?

 

………..

 

si l’en même temps des autres vies vient transir toute minute, c’est peut-être grâce à la générosité de la fatigue : quand on ne peut-veut plus tellement tenir à sa propre vie

 

...................

 

tenir « compte » des existences simultanées ? celles qui, dès qu’on y songe, s’élèvent comme des reproches ? celles dont on sait trop / trop peu, celles sur lesquelles nos propres vies ont trop/trop peu d’effet ?

 

De Signoribus : imaginer-effectuer l’en même temps des vies sans protection ...

 (Anders : nous manquons crucialement d’imagination.)

 

……….

 

l’attention latérale enfin immergée dans quel élément commun avec ce sur quoi elle porte ?

Wang Bing,  Trois sœurs : le moment où on devine (induit rapidement) que le cinéaste se trouve face à celui qu’il filme et où on décèle qu’il est vu par ce dernier avec surprise, comme une irruption

 

on voit dans tout ce film trois fillettes vivant par elles-mêmes ou presque dans une campagne reculée du Yunan  (la mère a abandonné la famille, le père est le plus souvent à la ville, il ne revient que de temps en temps)

et voici le moment où le père a décidé de retourner à la ville avec  les deux filles les plus jeunes. L’aînée va rester seule…

 

au moment du départ, le père se hâte avec les deux petites : un autocar vient d’arriver sur la route en bas d’une pente, il ne faut pas le manquer

le père, chargé de ses enfants (moins une), se trouve soudain face à la caméra : il s’adresse (en un souffle, avec un sourire incrédule) à celui qui la porte et la braque sur lui : « Vous avez fait vite ! »

 

le caméraman est donc descendu plus vite… on devine un halètement:  celui du  père ? ou du cinéaste ?

 

Wang Bing lui-même, dans des entretiens, a souligné ses propres problèmes respiratoires… 

son épuisement corporel soudain sensible semble être une mesure, presque une vérification, du don qu’il fait de lui-même à ce qu’il réalise

 

...........

 

si l’en même temps  – des vies, des œuvres – s’impose constamment, presque férocement,  à « quelqu’un comme moi », est-ce par une faiblesse de mon attachement à ma propre vie, par un défaut de créativité locale

– un peu comme Nietzsche (mais si autoritairement) voit dans l’historicisme l’effet d’une défaillance..., d’une pauvreté du présent moderne ... ?

 

............

 

(se) parler  encore et encore d’une œuvre lue ou entendue (Sony Labou Tansi), c’est tenter d’en recevoir des inflexions dans le déroulement même ce qu’on vit ou fait : en faire une composante du perpétuel et fiévreux en même temps

 

……………..

 

sous le noyer avant le jour  la terre trempée monte,  noire

et sourde

on dirait qu’elle gronde  

 

est-ce alors le temps même qui, oui, liquide, pourrait s’inclure dans une phrase-lacune

et y amorcer une minuscule mais absolue attente ?

 

.................

 

nulle beauté – cette aube à travers les branches brunes-bleutées –ne s’impose (évidence claire comme le jour) que vibrant en une imminence injustifiable

 

oui, au réveil, ce pourrait être une joie  de renoncer à rendre compte 

 

mais aujourd’hui...

le mutisme de la beauté

(dans les choses faites de main d’homme ou non, ou à demi : mélange-alliance qu’est le jardin ) 

est-il  autre qu’il ne fut jamais... ?

 

ce silence du beau se ferait-il, ce matin, irréversiblement hostile ?

est-il le prodrome de ce qui va arriver à la réalité ?

 

............

 

alors, en retrait, faisant s’enrouler le temps, qu’est-ce qu’elles chantonnent au lever du jour les bribes de jouets de jadis en bois ou métal  ou plastique – petites roues, bouts de papier collé, assemblages disjoints – en voie d’être rendues aux granulosités du sol ?

 

et, pour les disjoindre, de tendres pousses sans nom (celles d’arbustes qui porteront l’année prochaine des fruits globuleux blancs)

 

et encore, sous le noyer, sous les lilas

moussent de minuscules mystères

 

Que serait-il donc le monde, si jamais privé

De l’humide et du sauvage ?

 

 Hopkins

 

..................

 

JARDINS

 

Ombre, ombre verte, verte humide et vivante.

Par où délire au fil des années,

pour de vives années jamais eues, une tulipe, une rose.

 

Vittorio Sereni,  Les instruments humains

 

 

...........

 

clous bruns du laurier scintillant sous la pluie

 

à ce que furent, jadis, ici, les enfants, leurs enthousiasmes...

demander soudain de me retenir, rattrapé, comme par de frêles mains,

au bord du vide, ou au-dessus du

du tourbillon du faux

 

..................

 

 

« [...]

Intimité de l’homme,

Parfum de la fourrure d’une bête robuste,

Ou simplement senteur de la sarriette frottée entre les paumes.

L’air est parfois sombre comme l’eau et toute chose vivante y nage comme un poisson,

De ses nageoires écartant la sphère,

Compacte, souple, à peine tiédie

[...] » 

 

Mandelstam, « Celui qui trouve un fer à cheval »[3]

 

............

 

Mungo Park,  Voyage dans l’intérieur de l’Afrique  p. 247

Au cours de sa première tentative (ou « mission », sans rien de religieux) d’exploration en Afrique (1795-96), le jeune Ecossais vient d’être agressé et dépouillé ; il se retrouve quasi nu..., en pleine solitude, dans une situation désespérée... :

 

Dans ce moment, quelque pénible que fut ma mission, la beauté singulière d’une petite mousse en fructification attira malgré moi mes regards. Je note ce fait pour faire voir de combien de petites circonstances notre esprit peut quelquefois tirer de la consolation. La plante entière n’était guère plus grande que le bout de mon doigt, et cependant je ne peux m’empêcher d’admirer ses racines, ses feuilles, son urne. Comment, me dis-je à moi-même, ce dieu qui dans un coin écarté du monde a planté, arrosé, et fait fructifier une chose de si petite importance pourrait-il voir sans intérêt la situation et les souffrances d’un être qu’il a formé à son image ? 

 

...................

 

temps timide-cruel des plantes = temps des phrases ?

 

des phrases jamais assez ou toujours déjà trop réalisées... : qu’est-ce qui rend inévitable qu’il en soit ainsi ?

 

des végétaux semblent avorter juste au-dessus du sol

 

..........

 

substance noire des coques de noix pourrissantes, graviers oranges qui scintillent au lever du jour –

là se nourrissent d’aveugles phrases-animalcules : elles ne cesseront de se reformer et de se réaliser autres qu’elles-mêmes

(et parfois contre elles-mêmes venimeuses ?)

 

...............

 

ce qui compte

ne jamais prétendre le savoir...

 

tout toujours, dè lors que vraiment dit, se réégaliserait-il comme sous un souffle ?

 

il n’est rien qui ne puisse, par instants, entrer tacitement dans un comptage sans limite :

rien qui ne pèse alors dans une prise en compte sans contour

 

et tremblent des plateaux de balance bougeant à travers toutes choses

 

............

 

ce serait au poème de savoir, subtilement, à la dérobée, laisser s’entre-mesurer ... 

 

et les vers  – les phrases en vers/rêves – seraient faits pour que

des vagues sombres  et toujours réégalisatrices du temps

émergent  en crêtes de nouvelles, brèves mais claires évaluations

à jamais en suspens

 

..............

 

« [...]

 

Ton œil me regarda, vit plus loin,

ta bouche

prêta sa voix à l’œil, j'entendis :

 

Mais nous

ne savons pas, tu sais

mais nous

ne savons pas

quoi

compte. »

 

 Telle est la fin  du poème de Paul Celan (dans La Rose de personne [4]) intitulé :

« ZURICH, ZUM STORCHEN pour Nelly Sachs »

 

..................

 

le défaut-excès (non délibéré, certes, mais cependant actif, entêté) de ces phrases-notes ?

 

il leur manquera toujours que passe sur elles, à travers elles, un « enjeu » commun,

ou le souffle d’un attente,

l’imminence d’une reprise globalisante jamais satisfaite ...

(ce que fut l’œuvre chez Flaubert – et que Kafka y sentira  –  ou Mallarmé,  ou Cézanne, ou encore Proust cherchant, disait-il, des « lois » ?) 

qui puisse les arraser ou les transir –  qui les fasse d’emblée se donner à..., leur évitant de consister en elles-mêmes

 

n’y a-t-il rien, ici, d’une œuvre-loi, de cette consistance d’œuvre dont chacun des traits se livrerait à un « mourir pour » moderne-archaïque... ?

 

..............

 

voix minimes, chuchotements du sans rien au-dessus ?

inflexibles distorsions auditives ?  ... comme celles, par exemple, produites par un petit poste de radio vert continuant d’émettre aujourd’hui au fond d’un cratère blanc de plâtras dans d’énormes décombres (45)...

 

................

 

 

... en l’air soudain !

vols de taches  ou viscosités sans contours se déformant à mesure affamées

 

sensations nées du seul air du temps

il faut qu’elles palpitent  – dans qui, et à travers quoi... ?

 

ailes cruelles si elles se déploient et battent c’est en trouant la grille des côtes

 

................

 

notes-sensations balayées d’une bourrasque au ras du sol, et collées ébahies contre la barrière la plus connue – avec son goût métallique 

(abords de la mort, bien sûr)

 

..............

 

l’en même temps ?

 

ce qui nous fait vivre – désirer vivre, et les uns par et pour les autres (ou contre...), « agriffés les uns aux autres » (comme dit – la traduction par Lily Denis de – Platonov) – se réexhale toujours...

 

fraîcheur du brûlé, du détruit, du pourri,

ressurgissant, pour une part des failles de toute consistance, des disjonctions internes à un ordre ou sourdant entre des ordres incompatibles...

c’est un en même temps le plus souvent oublié ou dénié – là pourtant ; on ne peut pas vivre explicitement selon ces souffles vitaux, souvent arides, acides, mais on en vit.

 

....................

 

si évidents, les flancs brusquement déchirés de quelque « en même temps »

 

l’en même temps que fut soudain « Ousmane » ?

il avait suffi de deux rencontres, un regard, une voix, un accent d’amertume et de honte, pour ne plus pouvoir entendre le bruit de la pluie sur le toit dans la nuit en feignant pour moi-même d’ignorer que cet homme-là était dehors au bord de la Loire...

 

ainsi s’amorça... quoi ?

 

.....................

 

ciel d’aube  mi-septembre             une jeune corneille braille dans les hauts arbres

 

c’est une demeurée me dis-je (non sans quelque connivence)

à cette date elle devrait se nourrir seule

 

en tout cas les parents obéissent aux injonctions...

et, régulièrement, le criaillement se mue en un gargouillis enthousiaste

– aux instants, probablement, où le bec adulte fourre une proie dans le gosier gueulant-palpitant

 

cependant, à deux pas, ce qui bée, trou de la nuit la plus impitoyable, c’est la radio tiédeur-terreur dans la lumière jaune de la cuisine

 

..............

 

quelle est cette sensation-hantise en délire

que réengendrera, à jamais distordu, démoniaque, tout dedans/ dehors maison, jardin, ville, pays, etc. ?

 

le cœur même y pourrit vivant

 

....................

 

« nous », ici...

un peu d’air et de temps ...

 

qui, là (les enfants jadis), aura reçu quoi – et pour la vie ?

 

l’haleine, encore, du noyer, les minuscules mystères de « la petite forêt »

 

et « Ousmane » l’ami soudanais tout à l’heure va arriver en sifflotant à la recherche de quelque outil oublié rouillant déjà sous la pluie par tel(le) d’entre nous

 (mieux que moi, il voit – il aime détailler, ou me dire-donner, dans ses phrases tâtonnant en français, qu’il faudrait savoir citer –  le « nous-ici » et ses singularités)

 

....................

 

« il faudrait » me dis-je perlant de la minable sueur bleu de prusse de ces « il faudrait », avec leur regret poseur...

il aurait fallu (mais quelle attention-dextérité aura une vie durant fait défaut ? )

 

happer-effectuer

des odeurs-saveurs humaines qui passèrent dans cette maison, ce jardin...

avant « nous », depuis nous...

 

non, ce ne fut pas hasards ou anecdotes...

ici furent sensibles

des appartenances – Espagne ou, oui ! Afrique(s), Asie(s), etc. !

 

et langues, chaos de paroles, et droits perdus-recouvrés,

et odeurs, encore, de  guerres ou d’autres violences,

et possibilités ou avenirs obstrués respectivement dans des « cadres » se superposant, s’intersectant

 

...................

 

mais toujours, têtu, se re-porter au bord au quasi hors !

espoir d’enfance ?

 

bruits de trains, trépidations...  sensations errant dans... des rues... des carrefours

..............

 

mais les refus ...  jour après jour... de quoi contre quoi 

quels groins de rage se seront acharnés nuit après nuit ?

il y aura eu des matins pleins, dans la pluie, de plaies phosphorescentes

 

..............

 

un des réengendrements perpétuels de la bêtise  et de la brutalité est à flairer (ne serait-ce que dans la formation de ces phrases) là où chacun « se » reçoit et se change en

la charge même du faux

 

.................

 

fourchure que c’est d’être quelqu’un  livré à son propre temps

un « chacun »... se séparant comme un membre... de quelle massive présence, de quel trop-corps opaque ?

 

avoir à être soi : se scinder de la continuité substantielle et entr’enveloppante (faite, de l’un à l’autre, de désirs, soins, langage, etc)  – non sans quelque moiteur haineuse d’aisselle, d’entrejambes

 

..............

 

« impossible, tout à l’heure, de raconter à quiconque » 

Deligny, Lointain prochain...

 

ses phrases, plus qu’elles ne se succèdent, se repiquent végétalement l’une dans l’autre

 

à sept ans, il tombe dans une « Foire » sur des singes en cage

 

« [...] ils regardaient de tous leurs yeux ; ils me regardaient donc puisque j’étais seul dans l’allée, seul dans la vaste foire, seul sur terre à en croire ce que, sur l’instant, j’en ressentais ; un effondrement. Seul ? – « qui n’est pas avec d’autres semblables ». Ainsi parle le dictionnaire. »

 

« Jusqu’alors, à mes semblables, je n’y avais jamais pensé. Je les savais innombrables. Pour ce qui concerne les plus proches, je m’étais efforcé de mériter leur estime.

Ce que je voyais, ce fronton délabré, la cage monumentale surmontée d’un dôme, ces quelques mains toutes petites alors que les autres étaient cachées vers les ventres en quête de chaleur, des yeux si noirs qu’ils scintillaient, ce que j’étais obligé de voir me navrait ; j’étais abasourdi de honte et de colère ; impossible, totu à l’heure, de raconter à quiconque ; tout ce qui me serait dit serait une tentative de réconciliation alors que je savais la rupture irréparable.

 

Voilà ce qu’on venait voir dans le hourvari, les cris les lumières. On ; j’ai pensé on ; comme on apprend le nom de l’inéluctable. »

 

........................

 

régnant soudain férocement sur l’espace- temps enfermé :

des voix dans le train – est-ce leur intensité, leur timbre, leur vouloir-dire ? une haine sui generis me soulève

 

tyrannie des voix !

l’adjudant qui, à la centaine de tout frais conscrits que nous étions, massés, gelés, avant le jour dans une cour de caserne enneigée, hurla : « on va vous faire bouffer vos couilles ! », j’ai su aussitôt que j’aurais pu – si nous n’avions pas été réduits à l’impuissance – lui planter un couteau dans la bouche ou plutôt, gargouillis sanglant, dans cette voix....

 

..................

 

le mal existe-t-il encore ?

on n’offense plus une puissance tout autre (nous surmontant de son hors inaccessible en même temps que s’insinuant pour  murmurer-menacer dans l’obscurité du dedans)

on est en proie à des forces désormais entièrement sues comme « « d’ici », libres,  réelles, prosaïques, fluant dans le pur entr’humains, exsudées, avec la saveur du plus que connu, en toute immanence et bassesse

 

sans fin, donc, le souffle – tout de puanteur humaine – de ce vieillard

 

télé (12 juin 2011), sur les massacres de Nankin

on explique ? la militarisation totale du Japon aurait abouti là

 

tueries... viols

un vieillard interrogé chez lui (par une Japonaise, une dame polie et déférente, mais qu’on découvre inflexible, à mi-voix, pour le ramener, comme en toute innocence, sur ou dans le pire de ce qu’il a commis – avant que la vieille femme de ce criminel de jadis n’intervienne avec une brutalité feutrée pour le faire taire et d’abord pour couper court à de nouvelles questions de l’investigatrice) dit qu’il violait, avant de les tuer, des femmes chinoises, et cela tous les jours

 

pourquoi, dit-il avec le plus grand naturel, ne pas les violer puisqu’elles allaient mourir ?

 

oui (c’est mon vain commentaire) comment  laisser se perdre une pareille occasion ?

 

elles ne reviendraient pas pour accuser

on ne risquait rien

on en profitait

 

(si son épouse voûtée mais vigilante s’est inquiétée, c’est pour ce qui leur reste de leurs deux vies à vivre parmi des voisins qui leur en voudront...  non pas, probablement, du fait des exactions anciennes du vieux, mais pour avoir laissé échapper ces énormités dans l’espace public, voire mondial)

 

c’est alors qu’un court bout de film fait entrevoir trois Américains, deux hommes et une femme, qui avaient essayé de protéger des Chinois

les deux hommes, après la deuxième guerre mondiale, témoignèrent au procès de Tokyo

 

la femme, rentrée aux Etats-Unis, se suicida

 

...............

 

Le temps n’est pas une ligne toute droite, il est un enfer plat, comme un désert.

Kim Hye-soon

 

...............

 

absence – clair refus – de tout espoir ? à contenir durement : nulle relativisation, jamais

 

..............

 

la réduplication (Pascal-Kierkegaard-Levinas) 

 

... dans la confusion et l’aridité ordinaires

elle ne devrait pas cesser d’être possible-sensible

 

la secrète et si fraîche et réversible cascade

à ne pas laisser tarir

 

entre trois niveaux 

ce qu’on dit,

la manière de le dire (posture ou ton, adresse/destination),

et la position – en général, « dans la vie »  –  de qui dit

 

une permanente fluidité

certes coûteuse

 

oui, la tresse liquide, à tout moment sensible,

de la vérité

 

...............

 

mais pourquoi faut-il qu’à certaines heures arides des phrases comme celles-ci se décharnent en silhouettes noires-amères ? convulsives-allusives pour avoir expulsé l’essentiel de leur substance ?

 

qu’incarnent-elles alors, et malgré elles ? quelle misère ? quel minuscule enfer en plein temps ?

 

..............

 

 

témoigner ? Albert Londres (qui voulut révéler les réalités de la vie au bagne – déjà su de tous, évidemment, mais comme monde du dehors) :

« Pendant un mois j’ai regardé les cent spectacles de cet enfer, et maintenant, ce sont eux qui me regardent ! »

 

............

 

vision de télévisions ?

 

PAYSAGE

 

le terrain est un lieu d’écrans mobiles toujours allumés : ils

font face à tout un chacun, aveuglant et beuglant.

Vus d’en haut, on dirait des bouches éternellement

ouvertes... : elles consument leurs propres images

sanguignolentes ou mielleuses, d’une même vocifération

obtuse... [...] 

 

De Signoribus, Ronde des convers (trad. Martin Rueff)

 

..................

 

De Signoribus... énigmatique –

ses poèmes se collent

lèvres-haleine d’enfant s’écrasant en chair de marron cuit contre une vitre

 

à quel réel trop proche ?

 

............

 

sur le quai de chemin de fer  avant le jour

centaines de corps – multiplication de dedans/debors

coups sur des barres de métal qui vibrent

 

dans l’air gris de pluie des foyers rougeâtres nagent

 

et ...  haleines de fausses pensées

 

comment ne pas croire à une écoute inlocalisable une attention filtrant

d’en-deça du langage, d’avant tout « échange »

 

les mi-pensées non-dites, les sensations mêmes ne peuvent-elles que s’halluciner enveloppées d’une insaisissable réceptivité (impossible à défaire, voire à concrétiser imaginairement) ?

 

.................

 

les gestes de mains des gens qui parlent – dans la rue, au téléphone, dans le train... – : si étranges...

ils font peur, soudain...

 

qu’est-ce qu’ils osent, inaperçus en pleine visibilité, qu’est-ce qu’ils imposent de tout autre dans une évidence en ... sous-main au milieu de tout « entre » ?

 

je pourrais les haïr..., et le droit qu’ils s’arrogent sur l’air de tous

 

..................

 

l’écriture la nuit si elle rampe en secret c’est pour aller boire à la substance venimeuse des liens ... (terreur le lait ferreux de Mallarmé)

 

............

 

Kafka à sa fiancée Félice Bauer, le 19 octobre 1916 :

«... moi qui le plus souvent ai manqué d'indépendance,  j'ai une soif infinie d'autonomie,  d'indépendance,   de liberté dans toutes les directions (...).  Tout lien que je ne crée pas moi-même,  fût-ce contre des parties de mon moi,  est sans valeur,  il m'empêche de marcher,  je le hais ou je suis bien près de le haïr ».

 

.............

 

aimer aveuglément des phrases lues ou dites  – certaines mémorables ou d’autres quelconques ?

vivre (dormir, se réveiller) avec elles, soudain plus nues que des corps, sensuelles

 

..............

 

si des mots étaient, ici, réellement sentant-sentis, ils déclencheraient, hyper-localisés, cet impossible agir sur soi désiré depuis toujours ... 

mais oui, déclic, en chaque phrase une serrure est sur le point de jouer  et

 

.....................

 

...  secouer de grotesque (les Marx) tout « au-dessus »

savoirs rituels, la France, l’université, les penseurs, couvertures de verbeuse légitimation...

 

ce fut souvent un recours

ça ne pouvait se décider 

– de temps en temps ça survenait : fraîcheur !

 

..................

 

au tout début des années cinquante (préadolescence), la vie ordinaire m’apparut

(par instants, au retour du lycée, dans les rues presque vides

12h15, cette petite place d’où partait, en pente douce, la rue du Parc – avec non loin dans la rue Caban, l’orphelinat – et jardinets, et façades à peine vaniteuses  – mais aussi un mur plus haut marqué d’entailles dont on disait qu’elles provenaient de tirs allemands...),

 

comme une menace

 

celle de l’évidence sans alternative de la banalité,

celle d’une fadeur tyrannique (craintive et autoritaire)

 

la guerre d’Indochine se déroulait alors

mais elle était trop loin, et ne suscitait guère d’idées à ma portée – même si des images de l’infect Paris-Match (ses fabrications de légendes : Geneviève de Galard, ou je ne sais quels pièges gluants, ses insinuations antisémites, par photos – contre Mendès-France) se jetaient soudain sur nous...

 

cependant, c’était moins de dix ans après la guerre mondiale..., quelques années après le retour des camps, après la découverte si tardive des traces et des restes – mâchoire de Lulu, mon cousin mort à Dachau...

 

l’ordinaire s’était reconstitué en une peau de crème fade sur du sanglant-boueux

 

(quelques années plus tard, infirmier à l’armée (deuxième classe  sous des officiers et sous-officiers revenant de la guerre d’Algérie et d’une médiocrité humaine sans égal), je tombai, dans un coin de l’infirmerie, sur un bouquin sali, taché de produits pharmaceutiques ou de sucs humains : J’étais médecin à Dien Bien Phu)

 

............

 

l’insuffisance doit-elle pour chacune de ces phrases devenir son halètement même,

son mode d’inhérence, voire d’acquiescement, à l’obsédante réalité, l’odeur de son haleine

 

............

 

aujourd’hui, donc, et pour la première fois, si tard ! par des emportements substantiels de quoi ?

commence à « réaliser »

l’aller à la mort

 

gare dans l’aube

voici que va démarrer vraiment et rouler sensiblement      ce que je n’aurai que trop connu

 

l’opacité la plus familière (ce paquet qu’aura été une vie durant l’attachement à soi, cete masse oui qui n’aura pu que perpétuellement retomber à sa propre charge)

 

air humide  sifflements          

le temps est sensiblement compté l’air se raréfie

les phrases se font réelles : se mouvant, ce qu’elles emportent, c’est la chaleur même de la vie... là-bas

 

..............

 

oui transports de chair en vie par phrases-wagonnets rouillées

sous le ciel blanc des Aubrais jusqu’à

leur basculement au bord –  là-bas, dans l’horizon actif 

 

........................

 

 

sentir...  enfin ? langues bleues de gaz enveloppant les choses-événements

 

...............

 

menthes foulées tout à l’heure dans le début de la nuit

minces issues ou infiltrations bleuâtres

 

de l’hors s’insinue minime-infini son souffle déboîte de lui-même le sentir

 

............

 

déroulant ici des phrases langues de lézard

happer agilement (pour en plisser, mâchurer, refondre la substance giclant jaune) toute emprise d’au-dessus,

toute enveloppe  prétendant tenir « ensemble » les vies, la vie...

 

............

 

nuit océanique catastrophique de quel « commun »

dans un poème de Holan ou dans la prose de Hrabal ... ?

 

la vie interne, multiple et accidentée, de ces écrits inespérés

aura été impitoyablement empruntée-arrachée

à leur immersion...

dans quoi d’élémentaire et – par force – partagé ?

 

souffles brûlants

dans de l’obscurité (Prague ? Europe « centrale » ?) disputée, labourée de violences, disjointe en incompatibilités infinies ...

 

..............

 

« regarde de tous yeux ! regarde... » contre la lame rougie à blanc qui les frôle

seules des larmes protégeront tes yeux

(Michel Strogoff )

 

.............................

 

les fragments de De Signoribus (publiés dans Po&sie) « sur » Lampedusa (les corps vivants des clandestins qui émergent de l’océan et de la nuit, et les cadavres ballotés rejetés) réagissent bien entendu à des informations

n’ont pu être écrits que sous le coup de « choses vues » par photos (journaux), télé, internet : surfaces tremblotantes qui happent-brûlent l’imagination 

 

mais à quoi bon là, des phrases-poèmes ?

 

« à quoi bon ? » : cette question est constitutive de la poésie, elle est le battement du poème (qui peut à tout instant n’avoir jamais été) au milieu de tout le reste

 

les phrases de De Signoribus font qu’il arrive substantiellement quelque chose à cette question

 

................

 

dans quelques secondes ça va arriver et ça ne cessera plus d’arriver

 

un enfant de quelque onze ans, en Afrique...  un gamin noir en short

c’était une photo publiée dans Le Monde il y a peu d’années... je l’avais découpée...

je l’avais perdue, la retrouve par hasard...

 

il est assis par terre, jambes minces pliées, ce n’est qu’entre ses gros genoux de gamin (auxquels ses mains s’agrippent) qu’on voit son visage

on ne discerne rien sur lui ou à côté de lui (pas d’armes, par exemple, d’enfant soldat... j’imagine..  je cherche à « comprendre » la situation)

 

il a le visage tourné un peu vers le haut, en direction de quelqu’un – pas celui qui prend la photo, quelq’un de côté, et qui doit être debout tout près

il a la bouche ouverte, fendue d’un oreille à l’autre – presque comiquement

il pleure ; il attend, il sait ce qui va arriver

 

il sera abattu d’une balle dans la tête un instant plus tard : la légende nous l’apprend

(et même... n’y avait-il pas une autre photo où on voyait... une flaque... ? je ne ...)

 

faciles, ces phrases : est-ce que j’en tire un bénéfice ? hé bien oui

 

(De Signoribus ne parle pas frontalement comme je viens de le faire

on ne peut pas accommoder – trop loin/trop près – sur ce à quoi il a affaire

 

regarder ou parler sont eux-mêmes arrachés et ballotés dans les marges des clapotis sans contour à quoi ils ont trait)

 

..........

 

une femme répandant de la farine sur le sang écoulé du corps d’un homme abattu en pleine rue : vue sur quelle photo (journal ou internet) prise au Mexique ?

 

le revêtement noirâtre du trottoir au bout de la vieille rue (parallèle à la Loire, maisons basses) du Lièvre d’or est imprégné de farine – et de la boulangerie semi-industrielle dont il provient, on sent le souffle

 

................

 

la nuit même : c’est elle que la Loire avec son odeur de vase emporte vers l’Ouest

 

mais juste hors d’une autre eau brune qui, plus que connue, file à travers jours et nuits

qu’est-ce qui pourrait bien affleurer-émerger

 

quels moments-museaux ensanglantés... – et pour happer  des lambeaux de quoi ?

 

..........

 

les pensées construites, il m’aura fallu encore et encore, elles et leur poids, les flairer du dehors – sans jamais vraiment entrer dans l’une d’elles...

 

rien que bâtiments engendrant malgré eux  leur propre à côté indéfini, voire sale ... terrain vague, broussailles, urine

mes phrases sont-elles là des rats ?

 

…………………

 

« idées » (ce qui peut être formulé comme partageable ou confrontable – avec celles des autres, ou ne serait-ce qu’avec soi-même d’un moment à un autre) : des ennemies ?

 

du moins m’auront-elles toujours demandé (les idées) – par un secret surcroît qui les descelle, les fait tituber, les avarie – à être senties ?

 

...............

 

quand la musique écoute  (En plein air  de Bartok, le Nocturne...) !

immergée..  immergeante

 

elle révèle des propagations horizontales qui l’alimentent

elle se forme-reforme sous l’effet de maintes courtes respirations nées de quelles surfaces ...

 

............

 

alors

années quarante, à jamais ?

 

 cessa de palpiter un rouge croire être cru

 

il avait  fallu reconnaître que

« les choses ne nous regardent pas » 

 

– même, se reflétant d’en face

dans le mur bleu de la cuisine, 

le petit toit d’ardoises limpides de la buanderie ?

 

petits pactes avec buis dru ou chair de briques

mésanges crevant le papier du beurre sur le rebord de la fenêtre en hiver

 

..................

 

aurais-je – « dans l’idéal » ! – à traduire ici des passages du poème de Mongane Wally Serote : « History is the Home Address » ?

 

y sentir, y boire, la générosité de la prise de parole poétique (celle dont je suis privé) ...

 

(Tentative pour le début J

 

nous étions alors étendus là

et  dans la nuit

bourdonnante

ronronnait le temps qui passait

il passait lentement

ce temps

et nous ne sentions pas qu’il passait

 

tandis qu’à la nuit succédait le jour et au jour la nuit

étendus nous conversions

elle demanda –

pourquoi demandent-ils s’il est apte à gouverner ?

et le grillon

et le ronronnement du frigo

et le poids de l’obscurité

et la nuit sans souffle ni bruit

répondirent en silence

 

et je demandai –

qui sont-ils ceux qui demandent cela ?

elle tourna son visage vers le haut

et nous laissâmes une distance entre nous

 

« s’il est apte à gouverner » (fit to rule) :

Mandela devient président en1994.

Le poème est publié dix ans plus tard.

 

Plus loin :

 

elle dit –

l’histoire c’est le domicile

elle réside en toi

elle est ton sanctuaire et tu es le sien

si tu l’ignores

ou l’oublies

elle te rejette

et c’est comme si tu entrais dans le désert

où il n’y a que sable et sable et sable,

dit-elle

 

..............

 

orienté... dans – avec, contre –  le temps ?

forêt sans directions de toutes  les nuits, fausses éclaircies des aubes

 

..........

 

hé bien oui c’est entendu je m’acharne dans la mauvaise direction je vole à une victoire imbécile !

mais qu’est-ce ici que « mauvaise » ?

ou, d’abord, que « direction » ?

 

qui sait ?

 

............

 

comment se dire que l’histoire puisse avoir une direction, recéler un sens ... ?

 

(et proclamer que c’est à nous de lui donner du sens ne s’est-il pas révélé risible, voire sinistre ?

tel fut le volontarisme de Sartre – qui le conduisit à s’aplatir devant le surmoi obscène que fut pour lui « la classe » et le parti, le PCF, supposé l’incarner )

 

................

 

et du sens dans un poème ?

c’est la possibilité même du sens qui parfois ne peut que s’abattre, dans quelques phrases, et y agoniser comme un papillon collé à plat dans la boue

 

..............

 

« L’éternité même était

puérile, terreurs

rouge sur rouge, bâillement famélique

de l’ennui

au son de la pluie sur les parvis... »

 

Sereni,  Les instruments humains

 

.................

 

à la caisse du supermarché, on est en file, mi-complices, mi s’évitant

(sauf incident : quelqu’un qui, vaguement alcoolique, retarde le déroulement, ou faisant des difficultés parce que le prix qui figure sur la facture qui vient de sortir de la caisse ne correspond pas à celui qui, paraît-il, se lisait sur la publicité distribuée dans les boîtes aux lettres),

 

les regards glissent avec une précise négligence sur les corps les plus proches, ou parfois s’attardent, à la dérobée,

sur les choses qui, achetées par le client précédent,

étale l’intimité de ce dernier sur le tapis roulant noir luisant avec des traces comme... quoi ? une membrane

oui : un péritoine qui, extirpé, douteux,

se dévide.

 

…………….

 

tout est-il donc « là » ? oui et si bien à portée qu’on ne sait pas s’en saisir

 

Giacometti, Entretien avec David Sylvester, L’Ephémère 18, p.188 :

« Mais en tout cas, depuis que je suis beaucoup plus sensible à la distance entre une table et une chaise, 50 centimètres, une pièce, n’importe laquelle, devient infiniment plus grande qu’avant. Ca devient aussi vaste que le monde d’une certaine manière. Donc ça me suffit pour vivre. »

 

.............

 

chez : quoi de plus équivoque ... ? quelle trouée coûteuse (voire brutale) d’un bout d’espace dans le temps ?

 

rien, ici, d’un « chez moi » ?

ce « jardin » (ce mot même...), son histoire séculaire : rien à quoi j’appartiendrais, n’y étant que de côté, facultatif – quelles qu’aient été mes contributions, arbres plantés au fil des années, etc. –, et y demeurant « effacé » (comme Lefort me reprochait de l’être, et tel que je me serai senti vivre et désirer vivre, pas seulement par rapport aux gens, mais aussi – oui surtout, comme en vertu d’un secret –  à l’égard des choses)

 

(il y avait plusieurs mois, déjà, qu’ « Ousmane » vivait chez nous, après avoir passé plus d’un an sur les îles de la Loire et sous les ponts, quand, alors que lui et moi revenions ensemble en voiture de chez Bricorama, il s’écria joyeusement : « A la maison ! » : je constatai alors, sans bien sûr le manifester, que j’étais ému, certes, mais aussi envahi d’une inquiétude, d’un doute..., de la crainte d’avoir, peut-être, menti)

 

..............

 

Chez...

 

quarante et quelque

près de l’évier

une zébrure de ciel jaune lilas courut jusqu’au sol (oh le carrelage brisé vomissant un peu de  terre)

 

mais quand le réel vibre-t-il stupéfiant, fiévreux-furieux, dévorant ses enveloppes, monstruosité noire sans contour ... ?

 

....................

 

sensations noires-sèches avant l’aube        lignite             résorption exacte : la terreur vitale

 

et soudain Messiaen (à la radio)

sa réalisation, par la musique trop évidente, de ce que serait une présence effective du tout autre :

s’exhale soudain, grandiose, une suavité obscène

 

.................

 

la fade amertume dans le jardinet ancien de l’alliance-alliage de la fin des années quarante 

fut pâte de lait lunaire

biscuits fusant mâchonnés

 

c’est elle encore qui, si tard, nourrit la question que je n’arriverai jamais à formuler

 

..................

 

venelles de terre de jadis

planches bleues veinées d’une petite porte dans un mur affaissé

le bois comme un perpétuel son sourd

 

tout jadis rayonnait de sa propre réalité nue

 

mais aussi, déjà, hélas,

c’était l’injustice de l’existence de toute chose,

oui, de la moindre tenue

 

et des notes comme celle-ci sont alors

des choses

 

...........

 

Et ne fût-ce qu’un trottinement de poules

– si chantait clair l’invite

d’une bave céleste dans le faible jour. 

 

Sereni,  Les instruments humains

 

....................

 

Le jour se lève, nous sommes tous deux dans la cuisine, lumière encore allumée ... Un papillon de crépuscule, un sphinx au corps épais-cotonneux, aux ailes courtes et vibrantes, palpite contre une vitre en haut de la cuisine (au-dessus de la porte sur le jardin). Il bute, tressaute. C’est une petite douleur silencieuse dans l’espace clos. Le capturer ? Il volète juste hors de portée... On ouvre une des fenêtres. Il semble ne pouvoir renoncer à se cogner au plafond ou au mur juste au-dessous. Il s’abaisse enfin et, après quelques hésitations ou erreurs, trouve la sortie : aspiré par la clarté grise du dehors, il s’en va virevolter parmi les feuilles de l’olivier tout proche de la maison.

 

..............

 

s’il y a des sensations politiques, brûlent-elles en plein « dans » : en le révélant du dedans  ?

 

elles grésillent non moins sur des bords, dans ces incurvements par lesquels se crée et recrée du « dans » tressautant grondant comme dans un wagon lancé à pleine vitesse ...

 

..............

 

elles sont présentes et évasives, les sensations politiques, dans les couleurs et odeurs de trop familières (pour être sues) enveloppes (et de ce que continument elles coûtent)

 

elles  s’insinuent cruelles comme des nervures de séreuse

elles palpitent en ramifications de capillaires aériens...

 

..................

 

et puis l’épuisement de l’âge relibère des clartés d’inattention vitale ...

 

 dansantes clartés, aussi capricieuses que l’attention qu’enfant on pouvait non seulement porter aux choses,

mais  qu’on tentait, pour désirer (ou ne pas trop craindre d’avoir à) vivre,

de leur attribuer

herbes sensibles,  chuchotantes

 

..............

 

du jugement ?

 

: que sur ces phrases coure soudain une flamme courte (allumée spontanément ? ) pour en calciner les divers traits qui dès lors ne subsisteront qu’en effet jugés-rougis-noircis

 

Comme, dit Job, d’une touaille

Font les filletz, quant tixerant

En son poing tient ardente paille:

Lors qu’il y a nul bout qui saille,

Soudainement il le ravit

 

..................

 

surfaces et reliefs, matières, éclats, couleurs... minuscules attractions et répulsions... :  tâter, du regard et de l’odorat, et, imaginairement, de la langue ... oui goûter ! – les graviers, les rides de la boue, les petites végétations obstinées, des feuilles mortes déjà pourrissantes, débris, les micro-corps morts qui crisseraient sous les dents, les miettes d’aliments ou d’excréments, les graines résistantes, l’inidentifiable :  s’absorber partout, être bu par de la rouille ou de la brique fondue – et oui, enfin, n’importe où, disparaître – en détruisant donc (triomphe secret !) toute emprise d’une quelconque échéance (comme jadis avant d’entrer en salle de cours)

 

......................

 

frôlant la paroi inconcrétisable, si familière, on sent soudain qu’à un degré vitreux de plus il sera impossible de « réaliser »

 

nul ne peut sentir-penser continument le fait aveuglant qu’il n’y a pas d’autre espace-temps, pas d’autre « élément », où faire flotter ce qui arrive

(et dès lors tout semble s’étouffer, fumant, alors même que senti) ...

 

..............

 

« L’enfer c’est de se rendre compte qu’on aurait pu aider et qu’on ne l’a pas fait. » James Mawdsley (The Heart Must Break)

 

................

 

voilà des années que j’ai ébauché, en vain, un texte – « En Alsace » – où j’essayais (essaierai encore ?) de capter, à travers plus de cinquante années écoulées,

ce qu’avait été, à l’armée, à l’infirmerie du 9ème RG àNeuf-Brisach,  plus d’un an durant,

l’espèce de silence qui régna en moi – de sorte que je n’écrivais rien, ne songeait pas à « noter » ... alors qu’il y aurait eu matière à tant...

 

silence due à la domination  imbécile ?

bribes que je retrouve... par exemple :

 

un delirium » (nuit de Noël 1963)

celui  d’un guère plus qu’adolescent

à maîtriser,

blond maigre meuglant, non sans avoir le temps

à coups de poings,

de briser l’unique  miroir

de l’unique  sdbains,

 

puis corps trop blanc

dénudé,

linges puants d’urine et de sang,

d’où désemballer

un pénis durant toute une vie d’enfant probablement jamais lavé –

et aujourd’hui blessé de fureur

coton Daquin, etc.

etc.

 

..............

 

phrases collées contre l’enveloppe de l’entr’humains, la plissant-fondant, s’il se peut... comme une membrane d’œuf, la plus fine pellicule –  celle du jaune  à peine contenu, prêt à se répandre mollement

 

........

 

les sensations qui s’imposent immédiates chez Kafka  (sous les regards devinés à travers les volets se retrouver seul les pieds dans la neige ; les flaques de bière et de sperme sous un comptoir où on s’est accouplé et endormi, etc.) 

 

authentification de quoi, quelle effectivité spécifique de la chose écrite ?

 

................

 

dans les rues où... Orléans ... il y a des décennies

retour la nuit, après une conférence (quinze personnes, maigre lumière) de Bréchon, je crois,...

ce fut dans un éclair d’espoir (à quinze ans) que les phrases ou vers de Michaux jadis m’apparurent – avec une naïveté jamais dépassée !

 

l’expérience poétique au présent (un présent sans fin) dans ses phrases mêmes devait (croyais-je sans me le formuler) se réaliser purement et simplement  –

se consommant-consumant à mesure : là, pourquoi pas, dans mon effervescence même sur ce trottoir mouillé dans la nuit vide,

 

donc : une réalisation sans visée au-delà, sans souci d’être sue-vue,

sans désir d’aucune attention

 

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samedi 21 décembre 2013, 9h5, rue de la République en approchant de la gare, je passe près d’un des deux mendiants (est-ce qu’on n’emploie plus ce mot ?) à qui je donne quelque chose très régulièrement (Simmel m’a appris que cesser de donner, c’est rompre un contrat)

 

l’homme a peut-être quarante-cinq ans ; il est « basané », courte barbe noire, invariable bonnet, yeux brillants, et (je m’en suis aperçu à quelques reprises) privé de ses dents de devant, toujours assis en tailleur dans l’embrasure d’une porte (mais c’est lui aussi qu’une fois j’ai croisé dans le centre commercial avant la gare, et il était suivi d’une femme)

 

je lui donne 2 euros (j’ai toujours des pièces prêtes), il me remercie, comme à chaque fois, en souriant et en mettant une main sur son cœur

cette fois-ci,  à peine me suis-je penché pour lui mettre cette pièce dans la main qu’en me redressant et en m’apprêtant à continuer à avancer (je suis pressé), je me trouve frôler une femme qui me regarde à la dérobée; elle est plus jeune que l’homme, elle est un peu épaisse, teint coloré, cheveux très noirs ; elle sourit avec quelque gêne ou, presque, une expression de culpabilité, et je sens qu’elle a envie de me parler: « Moi aussi je lui aurais bien donné... pour Noël [Noël ? ai-je pensé... n’est-elle pas arabe, musulmane ? et si c’est le cas, qu’est-ce que Noël pour elle ? ], mais j’ai pas d’argent, j’ai des enfants... »

 

l’ayant à peine dépassée, je me retourne légèrement vers elle, je lui souris à mon tour ; je voudrais lui faire sentir de l’indulgence, voire de la tendresse, comme à un enfant : « mais oui, je  sais, je comprends ! »...

 

à plat, ce qui précède – et, pire, tout de bons sentiments ?

fade-faux dès lors qu’écrit ?

 

ou bien : réalisé ici selon la nécessité oedématiante du faux ?

 

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réellement sentir, est-ce aussi se sentir  – et d’abord : s’être autrefois, mais pour la vie, senti –  désiré sentant ?

est-on voué à ne vivre-sentir (c’est la banalité absolue : plus vieille que le fond de l’humanité)

que grâce à ce fond toujours fragile d’altérité ?

 

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phrases noires mauvaises– elles me happent (yeux-flaques-océans) me clignent  je ne les vois plus... –  j’en sens trop l’existence – toute de refus !

 

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« nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays » :

 

c’est le premier vers de l’ « Epigramme sur Staline » qui valut à Mandelstam d’être persécuté jusqu’à la mort :

de la non-sensation – politique

 

terreur : insensibilisation –  anesthésie glaciale

 (avec la quasi extinction de la moindre voix :

« et l’on ne parle plus que dans un chuchotis »)

 

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étalée sur la table de la cuisine, une page de journal où sont évoquées les brutalités ignobles commises en Italie par les troupes coloniales françaises à la fin de la deuxième guerre mondiale 

 

ravaler ma naïveté-vanité de vieil anticolonialiste, « petit-bourgeois » sentimental balloté par ce qui arrive (ou par du jadis arrivé)

 

« il n’y a pas de bon côté » (alors qu’il y en a, bien sûr, d’absolument mauvais)

 

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Thomas Clarkson (abolitionniste cité dans Marcus Rediker,  A bord du négrier, une histoire atlantique de la traite), s’adressant « au comte de Mirabeau », le 8 novembre 1789, « décrit le chant d’une femme qui perdit peu à peu la raison, alors qu’elle était enchaînée à l’un des mâts du pont principal »

 

puis, parlant de l’atroce cargaison, il écrit : « Dans leurs chansons, ils évoquaient leurs parents et leurs amis perdus, faisaient des adieux à leur pays, se remémoraient la luxuriance de leur sol natal ainsi que les jours heureux qu’il y avaient vécus. A d’autres moments, ils ne chantaient ni ne parlaient, étaient mélancoliques et déprimées, et déversaient leur chagrin à travers d’inexorables torrents de larmes. A d’autres moments encore, ils dansaient, hurlaient, étaient envahis par la fureur. Telles étaient les terribles scènes auxquelles tout témoin était obligé d’assister dans les sinistres cavernes des vaisseaux négriers. »

 

rues de Nantes, il y a quelques jours

 

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Cheimonas ( ibid.) :

Cette colère et cet instinct vengeur sont des passions totales et sans cause. Nul événement précis de ma vie ne les justifierait jamais. Car la forme donnée à ma vie par une faveur obscure est parmi les plus heureuses et les mieux loties. Je ne manquais pas de me venger. Sans mobile ni aucune émotion. La colère inspire une méfiance étudiée et nous fait accueillir presque avec euphorie la moindre provocation. 

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de la vieille haine, recuite ?

 

au Tabac de l’Arrivée (en face de la gare d’Austerlitz), hier, s’impose à moi, de côté, un couple de vieux en train de déjeuner avec un gamin de sept ou huit ans

aucun des trois ne dit mot

j’épie, captivé de dégoût, l’homme (visage rougeâtre, ventre arrondi – mais pas si gros) qui mange : frites, évidemment, salade, viande

il procède avec lenteur, sa concentration est totale

il découpe soigneusement un morceau de viande, prend du bout du couteau un peu de la moutarde qu’il a déposée sur le bord de son assiette, il en nappe la bouchée qu’il va porter à ses vieilles lèvres, et sa bouche est dans cet instant totalement concentrée, elle existe plus que tout

 

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vieillards

 

à la télé, on parle de la « canicule » : celle qui s’annonce (début de l’été 2011), celle qui avait sévi en je ne sais plus quelle année... on parle de l’hydratation des vieux, etc., on montre, quelques secondes, une institution

C’est à Sainte-Cécile que ma mère passa ses dernières années, mois, heures... chuchotant on ne savait quoi, des menaces qu’elle lançait ou dont elle croyait être l’objet (et... chuchotis apotropaïques)

 

vieux corps assis hébétés, regards vides : qui, à les voir, ne songerait qu’il y a quelque chose de vain à maintenir le plus longtemps possible ces vies ? et pourtant, on le sait aussitôt, ne pas le faire serait affecter, infecter, aussitôt tous les rapports des contemporains

 

j’avais esquissé jadis – sous l’effet de la présence de la mère d’Hélène constamment couchée quasi absente (mais chez elle), sue, simplement, encore en vie… –

des lignes… :  je voulais ne pas oublier, au moins, cette fleur que j’approchai de son visage, situai dans son regard fiévreux de mourante, et à laquelle elle sourit

 

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dépendances incarnées-assumées en dispositifs, produits ...

auréoles de persistances organiques... exhalaisons d’excréments et de désinfectants

 

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vieillards dans des lits-barques

dérivant (amertume océanique) au long de tout « nous » possible

 

corps ne  survivant vitaux équivoques que par et pour nos vies là où elles s’éprouvent laidement liées

 

flottement de débris de temps ou de pôles déchus lunaires

 

simultanéité toujours à demi oubliée, dans l’implicite énorme des co-existences..., dans leur latéralité évidente et irréalisable, nécessaire et fuyant de mille manières, plate et rebelle...

 

j’avais ébauché d’autres fragments proches .. où se sont-ils émiettés, répétitifs ... eux-mêmes dérivant – et perdus dans le vague

 

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j’aurai eu faim, j’ai faim in extremis, dans la nuit, de quelque chose d’énorme, de ces vies... , me dis-je presque chaque soir, au moment de me coucher (d’hésiter, assis au bord du lit).

 

cette faim a-t-elle toujours été là, comme avant moi, à ma place ? se libère-t-elle comme jamais – en moi ou à travers moi – sous l’effet de l’approche de la mort ?

deviendrais-je moi-même l’affamé pur – vide-plein-vide comme la mort ?

 

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« C’est une rage aiguë qui vous saisit quand vous contemplez l’abîme au-delà du précipice – rage d’avoir à mourir, en plein milieu de la vie, rage contre ceux qui vont vous survivre, rage contre vous-même pour avoir faibli si tôt.

Si tôt – à soixante-douze ans ? »

 

C’est ainsi que commence le récit autobiographique d’Ernst Pawel, dont le titre seul m’a retenu : Jours heureux dans les années noires

 

Pawel a écrit des biographies : de Heine, de Herzl, de Kafka  (Le cauchemar de la raison).

Né à Berlin en 1920, il est mort à New York en 1994.

Vers le début du livre, il évoque son enfance à Berlin – « le genre d’enfance qui passait pour normale dans la bourgeoisie juive allemande du Berlin légendaire des années vingt » – puis le moment où sa famille (ses parents « fiers de leurs idées progressistes ») a « échoué à Belgrade (Belgrade !) au printemps 1934 ».

 

Il écrit alors :

« La plupart des généralités concernant les juifs allemands sont régulièrement fallacieuses, ce qui au demeurant n’a jamais découragé quiconque d’en proférer. Relativement petite minorité – environ quatre cent mille personnes, soit à peu près 0/6% de la population – c’éatit un groupe hétérogène où l’on trouvait de tout, de la pauvreté la plus désespérée à la richesse la plus obscène, du gauchiste au proto-fasciste, de l’athée à l’ultra-orthodoxe, et du patriote allemand au nationaliste sioniste, la majorité se situant quelque part dans la gamme modérée entre ces extrêmes. »

 

Le livre va s’interrompre avec la vie de Pawel. La dernière phrase est encore animée  du désir de poursuivre :

« Branché sur un réservoir d’oxygène, objet de soins constants, je vais maintenant essayer de raconter brièvement la suite de l’histoire, tant que j’aurai la tête, le souffle, et les tripes pour le faire. »

 

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ne plus cesser d’être l’aliment de phrases qu’en avançant dans les abords de la mort on n’aura pas fini de former :

n’est-ce pas elles qui resteront enfin la bouche à jamais ouverte ?

 

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Mandelstam, quasiment  in extremis...

il entend à la radio, début 1938, la Cinquième Symphonie de Chostakovitch (1937) :

 

« Ici résonne sa 5ème Symphonie. Une morne source d’effroi... Je n’adhère pas. Ce n’est pas de la pensée. Ni des mathématiques. Ni de la bonté. Soit, c’est de l’art : je n’adhère pas ! »

 

ces propos (qui me sont en partie obscurs) relèvent-ils de ce que peut être à un moment son désir de « soviétiser » ?

ne voudrait-il pas croire (sans savoir qu’un rapport terrible s’est construit contre lui au NKVD) qu’il peut encore être réintégré dans l’univers dominé par Staline (contre lequel, comme le dit du rapport du NKVD, il avait écrit en 1933 « un poème violemment contre-révolutionnaire et infamant ») ?

 

c’est contre toute probabilité qu’il tente de se persuader qu’il lui sera encore permis de revivre :

« Hier j’ai pris un tambourin parmi les accessoires de la maison de repos et tout en le brandissant et en le frappant, j’ai dansé dans ma chambre : tel a été l’effet de cette situation nouvelle. [...] « Rétablissement social de la santé » : cela signifie que l’on attend de moi quelque chose de bien, que l’on croit en moi. J’en suis troublé et réjoui. »

(cité dans Ralph Dutli,  Mandelstam, mon temps, mon fauve)

 

 

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ce type dans l’autre file aux caisses de Carrefour : la quarantaine, très gros... mentalement handicapé ? il y a devant lui un fauteuil roulant, j’y aperçois une femme à peu près du même âge, au visage déformé, sans regard

le type, donc, s’évertue à fourrer un gros oreiller blanc dans un sac en plastique dont en même temps il tente d’enfiler une poignée sur une barre métallique du fauteuil  qui semble prévue à cet effet puisqu’il a pu en libérer une des extrémités...

gestes lents, embarrassés, mais calmement obstinés

 

vers où existe-t-il ? (me suis-je dit) 

et puis non... (ai-je dû penser) : il n’y a probablement pas –  pour lui ? pour moi ? – de « vers où »

 

inimaginable, le rapport à soi de n’importe qui d’autre ? pas plus, quoiqu’autrement, que le sien propre

 

il est là au présent, dans l’ « entre », s’entretenant en vie, lui, elle aussi :

agit-il au plus court dans l’élément commun, quasi sans orientation?

ou bien a-t-il devant lui, comme cette masse blanche de l’oreiller sans taie, de l’avenir quasi présent dont il a envie et dans lequel il se sent constamment entrer ?

il a un demi-sourire ; j’aime le constater là ; il pèse dans la nappe oscillante de réel ; ce poids-là appartient à qui donne envie de sentir-penser-former-formuler, encore, encore un  peu...

 

...............

 

canot aux planches mal jointes 

 

coincé dans l’extrémité relevée un réchaud à alcool brûlait mauve

 

un martin-pêcheur se posa  sur le rebord fendillé

il frémissait comme une allusion à un espoir fou

 

des rameaux givrés se cassaient au passage

nous étions sur le point, dérivant, de n’être plus qu’une trace ...

 

un héron se leva la voûte de ses ailes glissa  juste au-dessus de nous tendre chair rose en lamelles d’un énorme champignon aérien

 

.................

 

dans l’île de Jeju (au sud de la Corée)... la veille de mon départ : il y eut cette fête finale des Delphic Games...

un « groupe » (je ne sais même pas quels mots employer) de jeunes Coréens se produisit (il y avait eu aussi des Africains, etc.)

 

groupe faut-il dire ... rock ? pop ?

en tout cas, soudain, un son s’éleva, s’isolant un moment dans le silence

 

une sorte de clarinette

(j’ai retrouvé des sonorités voisines plus tard à Séoul, dans un concert plus académique)

 

« on est ici » !

on est en vie

on est dans la vie –  l’élément océanique ?

 

quelque chose d’aigre, nasillard... :  ce que la voix humaine la plus ordinaire désirerait devenir  – pour obtenir voire, sur place, réaliser  quoi ... ?

 

cela – brièvement non haïssant-haïssable –

s’élevait... ou montait-retombait comme une source lumineuse dans la nuit

 

un passage de Rêves de Kurosowa – des funérailles ?

ou du Janacek ? (et pourquoi pas ces vents partout chez Mozart)

 

et je constatai soudain, comme un phénomène qui m’ était étranger (ou comme une hémorragie imprévue, sans blessure apparente), que des sanglots s’étaient mis à me secouer ...  

déconcerté, certes ... mais aussi, personne ne me voyant, je riais

 

soudain, dans la nuit au milieu de tous, une main se posa sur mon épaule 

« Monsieur Mouchard ? » : une voix à l’accent coréen ...

une jeune femme, inquiète, se penchant vers moi assis,

yeux noirs dilatés éclairés de côté par la lumière de la scène :

« on vous a cherché partout »

 

(sans le dire à personne j’étais monté dans une voiture collective qui allait de l’hôtel au lieu du festival)

dans la nuit – petit, crâne rasé, etc. – il n’avait pas été facile de me distinguer d’un vieux Coréen, etc.)

 

et des larmes roulaient sur mes joues de vieux occidental

 

…… 

 

« […] Notre existence ébranlée me brûle. Plus forte est ma décision de fixer les choses indicibles de la vie, plus je serre les lèvres, tout à ma volonté froide de saisir cette monstrueuse et palpitante vitalité, de la supprimer et de l’étrangler, de l’emprisonner dans des lignes et des plans nets comme du verre. »

Max Beckmann (« Schöpferische Konfession. » « Confession créatrice » 1918)

 

Enfants, adolescents, adultes butant contre le langage comme s’ils s’écrasaient la figure sur un mur...,

et qui voient (ou croient voir) d’autres y évoluer avec aisance...

Rage sourde, alors (ou rétraction dans de la bêtise désormais entretenue comme un choix, affirmée comme relevant de « soi »... ) ...

 

Comme j’aurais voulu savoir écrire (avec ça), si réel..., si dangereusement humain...

 

.............

 

Wozzek !

pourquoi de l’opéra – Berg – est-il venu là ? qu’arrive-t-il alors à la parole (Woyzek de Büchner) reprise soutenue  – ou sauvagement écorchée – par la musique ?

 

(et Britten :  Peter Grimes : ne pas pouvoir s’expliquer  – et surtout Billy Bud, le bégaiement au moment crucial... qui vaudra au « beau marin », sa condamnation à mort, sa pendaison :

cou gonflé, bouche bée)

 

..............

 

à la télé, Katia Kabanova (mise en scène de Robert Carsen) : la vie étouffée de Katia – mais avec l’attention dont la musique l’enveloppe (en lui donnant des conséquences infinies)...

 

le texte ? de Janacek lui-même à partir d’une pièce (L’orage) d’Ostrovski ...

 

or, juste avant la mort de Katia, les phrases qu’elles prononcent ont une force qui l’unit à la musique, une justesse ravageuse – alors même qu’elle ne sait plus que constater, encore et encore, une seule et même chose :  chaque phrase qu’elle dit n’est pas celle qu’elle voulait dire... 

 

................

 

dire réellement la moindre sensation « politique » impliquerait aussitôt que des enveloppes transparentes se refondent cruellement là cellophane ou plis d’emballage plastique ensanglanté brûlant jaune mauve

 

.........................

 

des phrases becs-griffes s’agrippent au flanc du temps, le déchiquetent – et qu’il perde de la substance dont elles puissent se gorger

 

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les titres des gravures de Goya : au long de la gravure, au bord de... ce en quoi se réalisent des choses de nature à dévorer tout bord ...

 

« je l’ai vu » : c’est un de ces titres.

 

..............

 

ne sentirait-on qu’en se croyant senti... ?

qu’en s’hallucinant senti-sentir... ?

 

ce que je crois ressentir, c’est le désir ou la terreur – archaïque, vitale-hallucinatoire – de se sentir senti par... 

et là pourrait se nourrir du terrible, du tyrannique...

 

................

 

pourquoi Sony Labou Tansi  m’est-il désormais précieux – ses phrases ou vers comme des accès à quelle délivrance ?

 

Si mourir devient

Mourir seulement

Vivre ne sera

Plus que vivre...

La mort s’est mêlée

De crier

Voici l’entêtement

Naïf d’un sang surcousu

Comment accuser

La loi pour meurtre

Cette mort qui déprotège

Les vivants 

 

(c’est la première moitié d’un poème qui, intitulé « Comment dire cette chose », a été publié dans Jeune Afrique en 1987 – et m’a été communiqué par Nicolas Martin-Granel)

 

……….

 

délivrés du doute, soudain, ces moments où on désire que d’autres soient… soient encore, soient plus encore ?

montées de joie où c’est l’être des autres qui est une joie…

l’accroissement de leur être est alors un don que l’on reçoit

 

sensible et partagée ! au téléphone, la joie  celle d’ « Ousmane » me parlant de ses neveux quelque chose se propage comme dans des herbes oui facile l’image et pourtant

 

pouvoir donner à d’autres, à quelques autres, ceci : qu’ils se sentent (émergeant de plages d’espace-temps où ils n’en auront eu qu’à s’occuper d’eux-mêmes, mais à quel prix... parmi tant de forces de haine) par instants désirés en vie

 

...............

 

toutes ces phrases-« notes » : si équivoques dans leur position ou leur tenue !

 

et pourtant, j’aurais tant voulu

crever l’enveloppe translucide, se déformant en plis sans jamais se rompre, de la « reconnaissance » :

c’est alors seulement que sentir-penser-écrire serait devenu « réel »

 

rêve de pur présent qui fut, dit-on, celui de Rousseau (et que Nerval crut avoir à revivre)

 

..............

 

ces phrases loin d’adhérer à elles-mêmes il faudrait que pareilles à de derniers souffles elles diffusent partout de la furieuse déconsistance

 

...........

 

la guerre ? l’armée ?  –  être réduit au silence y compris– ou surtout – intérieur…

l’impuissance à dire, à « se dire » quoi que ce soit , à penser ...

 

mais y a-t-il des « sujets » qui seraient pour moi tout particulièrement inobjectivables ? insituables ? se refaisant toujours reconnaissables mais informulables, immergeant-dissolvant comme de l’eau salée, invasifs jusqu’à la nausée ?

 

il y a bien des années, invité à Dunkerque à un colloque sur « la littérature et la guerre » (ces terribles « et »), je me suis trouvé – d’abord par hasard –  parler en fin de colloque ; heure après heure, je me suis senti en train de me tasser contre cette fin, de me presser contre elle, désireux de glisser toujours plus vers quelque chose comme le bout d’un long banc qu’une foule loquace aurait occupé, et de manière, donc, à en tomber quasi muet, au moment où il serait trop tard pour parler –  avant de partir en courant, libre, « prendre mon train »…

 

« la guerre »...  j’étais arrivé la veille, j’avais évité de me joindre à un dîner avec des « collègues »,

sous un ciel bleu acide juste avant le crépuscule 

j’avais traîné, vide, avide, le long des bassins du port

la guerre ? il m’avait fallu me refroidir avec ces surfaces d’eau

 

..................

 

mercredi 17  (17 quoi ? mois ? année ?) : « Ousmane » appelle  vers  17 h. ; il est encore à Paris, il a donc passé deux nuits rue M. le Prince, il a dû aller à Pôle emploi, on lui a donné des adresses, où il est allé déposer des CV, ; il a encore un rendez-vous avec un copain à la gare d’Austerliz, et puis il prendra son train ; vers 21 h30, appel téléphonique : c’est « Ousmane »: « Claude, dit-il sur un ton, avec un accent que je ne saurais définir (celui de la demande, mais en un sens particulier), tu peux m’ouvrir la porte du garage ? » ; j’y cours... j’hésite quelques secondes ; j’ouvre la porte intermédiaire (entre garage et entrée commune) : « Ousmane » est là, en train de fouiller dans son sac à dos, il n’a pas retrouvé ses clés ; heureusement, j’ai une clé de son appartement... mais tout le reste, y compris la clé de sa boîte aux lettres, est égaré... ;  il me raconte que le train s’est arrêté vingt-cinq minutes  à Cercottes ; il faisait très chaud, aucun contrôleur n’a expliqué... etc. ; il raconte encore que sur le quai, un employé distribuait des formulaires pour se faire rembourser : « J’en ai rien à faire »  lui a dit « Ousmane »  – et l’homme a été « choqué »... « Ousmane » lui a dit : « Je vais  [c’est-à-dire : si  je vais ...  – je n’ai pas compris tout de suite] à Châteauneuf ou à Chécy, comment je fais ? Y’a  plus de car : c’est la SNCF qui me paie le taxi ? » ...  j’avais déposé  à son intention, dans le garage, une part de la crème que j’avais faite deux heures plus tôt, et des dattes (j’en achète souvent à Carrefour en pensant à lui) ; il les prend : « Heureusement j’ai ça ! »

 

.............

 

ce à quoi je m’acharne pour « Ousmane » (centaines de pages virtuelles) – noter ses propos ou ses mmanières d’être ici, d’être « avec », etc.–  il est trop clair que je ne saurais le faire pour les proches dont je suis responsable de l’existence (ou de leur émergence – jadis, mais aussi comme continument, et non sans doute et douleur, ou culpabilité  – dans la vie)

 

constitutive mais différenciée, la pudeur à l’égard de l’écriture, ou – fût-elle humble, documentaire – de tout ce qui en deviendrait matériau.

 

..............

 

quel faire-œuvre pourrait vivre de ces micro-renversements quotidiens du soi/non-soi

et à la vie de « l’entre » – les « entre-soi », les « entre-temps »

 

toujours en cours, sa force serait d’être précisément latérale, dansante-interrogative – simple surcroît

(créatures de traits...  Klee-Kafka ? c’est aussitôt trop dire, évidemment)

 

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qu’est-ce qu’un « dans » dont on ne saurait franchir le bord ? un dedans sans réel dehors ?

 

il faut reconnaître, par éclairs, non sans humiliation ou rage, une immanence en laquelle il est inévitable, voire indispensable, d’être inclus

 

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l’impensable éblouissante banalité ? se sentir « dans » l’être rien qu’humain

… c’est-à-dire sans altérité autre que l’énorme mugissant « de fait » qui balaie ou transit ce qu’on redécouvre perpétuellement être là, « arriver »... (choses – du plus minime à l’immense –, vies/morts multiples, dimensions spatio-temporelles)

 

sentir ce qui arrive sans nulle présence d’une altérité figurée transcendante (les morts, les dieux, Dieu, le souverain)

– et, à l’issue du vingtième siècle européen-asiatique-africain, sans l’attente d’une transfiguration de l’humanité

 

« aucune attente d’une réalisation finale. » – me dis-je dans la rue, au milieu des gens – non sans m’empresser d’ajouter benoîtement (pour reboucher le manque comme font les penseurs qui veulent des solutions) : « et rien, pourtant, d’un scepticisme qui relativiserait toute position ou attitude »…

 

.............

 

veille (septembre 2014) d’un départ en Corée...

K arrive vers 9 h30, en tenue de travail (short, tongs, tee-shirt maculé de peinture)....

il fait beau et chaud ; K va travailler aux petites fenêtres de la véranda de Jean ; auparavant, il bouche avec du silicone (une bombe qu’à sa demande j’ai achetée à Carrefour) un long interstice par où entrait l’eau de pluie

 

et puis à un moment, on se retrouve dans la cuisine

il a envie de parler de ce qu’il a vu à la télé (Aljazeera)

 

il parle de la Libye (où il a séjourné quelques mois, dans de dures conditions) ; sous Khadafi, dit-il, les gens étaient contents ; grâce à l’argent du pétrole ? oui, mais K « a fait bien », il n’a pas bouffé tout l’argent... les Libyens, dès leur majorité, recevaient des aides de l’Etat, etc.

 

il parle du « bordel » en Afrique ; des massacres...

les interventions aériennes américaines ne peuvent qu’être inefficaces : les gens sont dans les montagnes, ils savent se cacher...

et K essaie de décrire les cavernes où ils trouvent refuge : voilà qui est inaccessible aux avions de chasse...

et alors ces gens se vengent en tuant « tout ce qui bouge par terre »

 

.........

 

je me demande, en regardant (depuis la cuisine) Ousmane fumer dans le jardin, qu’il semble ne pas vraiment regarder… ce qui le soutient, ce qui l’aura soutenu, dans sa solitude…

pas seulement ce qui vient d’en arrière, comme une poussée, ou quelque chose qui le porte, quelque chose (je crois le sentir  à travers ce qu’il dit) de sa mère, ou de son grand-père, ce soulèvement qui avance, qui vous fait avancer dans le temps, de qui vous aura voulu dans la vie, vous aura (tout petit) désiré en vie

mais aussi ce qu’on sent devant soi, en allant…, appuis prévus ou surgissant imprévisibles…

 

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Porchia, Voix abandonnées :

« Si je ne croyais pas que le soleil me regarde un peu, je ne le regarderais pas»

 

Je n’aime guère cette pensée.

 

(En un endroit, chez Babel, le soleil se désole de ne pouvoir, par ses rayons, voir ce qu’il éclaire...)

 

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Wordsworth, début du  Prelude :

 

Oh there is blessing in this gentle breeze,

          A visitant that while it fans my cheek

          Doth seem half-conscious of the joy it brings

          From the green fields, and from yon azure sky.

          Whate'er its mission, the soft breeze can come

          To none more grateful than to me; escaped

          From the vast city, where I long had pined

          A discontented sojourner: now free,

          Free as a bird to settle where I will.

          What dwelling shall receive me? in what vale                10

          Shall be my harbour? underneath what grove

          Shall I take up my home? and what clear stream

          Shall with its murmur lull me into rest?

          The earth is all before me. With a heart

          Joyous, nor scared at its own liberty,

          I look about; and should the chosen guide

          Be nothing better than a wandering cloud,

          I cannot miss my way. I breathe again!

 

 

début d’après-midi, sur le parking en pente de Carrefour au bout de l’avenue Dauphine, je croise une jeune femme noire et, à quelques pas derrière elle, voici une toute petit fille, aux petites tresses ornées de perles colorées, et qui tient un ballon au bout d’une tige rigide – et la fillette dit, ou crie, mais doucement : « Arrête de bouger, le vent ! »... alors sa mère se retourne et, non moins doucement... : « Il t’entend pas, le vent ! »

 

et  puis Hopkins !

 Journal  (10/18 p.138)

« Ce que vous fixez attentivement paraît vous fixer attentivement, de là viennent la vraie et la  fausse intensité de la nature. »

 

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rien, dans les feuillages ou les herbes brièvement lumineuses, ou dans « l’écorce des pierres », n’attend : rien ne nous aura désirés là

 

râclant à nu contre ce qu’il y a, il ne faut qu’arracher à sa massive résistance l’emportement du former... : un geste-tracé dans le creux fécond duquel se détailleront des formulations à jamais crépitantes

 

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citer – détacher... arracher !  par amour-haine... Ces vers par exemple :

 

L’univers est chargé de la grandeur de Dieu.

Elle doit jaillir tels les feux d’une feuille d’or qu’on froisse.

Elle s’amoncelle à force comme l’huile comprimée

Gicle. Pourquoi donc les hommes font-ils fi de son fouet ?

Les générations ont piétiné, piétiné, piétiné,

Tout est flétri par le négoce ; par le labeur brouillé, souillé,

Porte la crasse de l’homme, suinte l’odeur de l’homme ; [...] 

 

Hopkins,  Grandeur de Dieu, trad. Mambrino

 

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sentir  réellement ce qu’il y a ?

pour avoir aveuglément sauté au garrot de ce qui désormais fuit, disproportionné, irregardable, monstrueux, on va se retrouver sans fin balloté ensanglanté dans des taillis de fer

 

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2 janvier 2014 à la poste centrale, je verse un chèque sur mon compte au moyen d’un appareil qui me demande d’exécuter une courte série d’opérations ; avant même que j’aie achevé, quelqu’un, à ma gauche, m’adresse la parole : « Monsieur ! » ; le ton est pressant et je jette un coup d’œil de côté ; c’est un jeune homme de peut-être vingt-cinq ans, qui s’agite devant la machine voisine ; je lui demande d’attendre une minute, il continue pourtant d’essayer de me parler ; j’achève et m’approche de lui ; il consulte son compte postal ; il me montre le relevé qui vient d’être imprimé, une petite bande de papier : il est à découvert de deux euros et quelques centimes ; il se plaint, presque enfantinement, de ne pas pouvoir voir quels retraits ont été effectués ; je lui conseille de regarder sur internet ; mais il n’a pas accès à internet ; je lui suggère de s’adresser au guichet : « Est-ce qu’on va me répondre ? C’est le bordel ! »... j’hésite à simplement m’éloigner ; je le regarde avec curiosité : visage plutôt agréable, cheveux courts, bien rasé ; je n’ai pas prêté attention à ses vêtements ; en tout cas, il n’a pas l’air, matériellement, d’être dans la détresse ; simplement angoissé ? l’un des coins de sa bouche se tord légèrement quand il parle ; a-t-il ajouté d’autres propos ? après mon retour ici, devant l’ordinateur, j’ai déjà oublié... ; ah oui ! il a dit qu’il n’avait  pas de ressources ; il cherche du travail, mais ne trouve rien ... Y’a rien...  Et y’a tellement de gens... à Pôle emploi il a passé un entretien – avec succès (comment a-t-il dit exactement ?)... deux employeurs devaient l’appeler, mais n’en ont rien fait ; je lui demande quel genre d’emploi il cherche ; il ne répond pas... j’avais précisé aussitôt que de toute manière je n’avais rien à lui proposer ; je fouille dans ma poche, tire un billet de dix euros : « merci, dit-il, en tout cas... » et puis il a ajouté un ou deux mots que je n’ai pas saisis

 

« en tout cas » me bat comme un pouls dans l’oreille.

 

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qu’y a-t-il à donner dont il est insupportable d’essuyer le refus ?

 

Annette Wieviorka (Auschwitz, 60 ans après… p118-119) : « L’écrivain israélien Aharon Appelfeld évoque l’hostilité de certains survivants de Bucovine à ses écrits qui font « surgir des profondeurs de mon corps des sensations et des pensées absorbées en aveugle » »

 

donner, donc, et si difficilement... et se heurter au refus ?

 

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la terreur exercée par qui peut tout sur d’autres ?

elle se substitue, avec perversité, avec la science de la férocité, au soutien dont tout humain aura dû dépendre 

(elle peut en venir à l’établissement d’une dépendance sans limite…)

 

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l’ambiguïté démocratique ?

en elle peuvent peuvent soudain se joindre – bilames crépitant d’énergie acide – des adhésions promptes à se faire les plus bornées (« égoïstes »-destructrices) et du suspens politique spécifique malgré tout, puissant (pas simplement négatif), voire soudain intensément désirable

 

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voix-Mozart : s’élevant hors d’elle-même comme une source-flamme

sur un fond noir de dissolution féroce

 

et  même  si des quasi-présences se font simultanément entendre

de côté ou en arrière-plan – murmurant

comme d’inquiets incrédules feuillages humains –,

 

 (approbatrices, certes, voire tendres comme des parfums,

et désirant, à l’évidence,

qu’elle soit,

cette voix chantant toute exposée)

 

elles n’en sont pas moins réduites, latérales, à constater

qu’elle doit, cette voix,

vivre sans nulle aide 

n’ayant d’autre recours que son propre élan

 

et si elle doit durer

(l’ombre autour le sent)

ce sera, merveilleusement, cruellement, comme

du pur possible...

 

 

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lambeaux tremblant pendus à des branches durcies de gel

amas boueux-neigeux contre des troncs obliques

 

consentir à la haine admirable dans les montagnes  – qu’elle y étincelle !

 

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couché au milieu de la nuit sur un sol glacial en ciment je pleurais silencieusement

un feu de cartons s’éleva soudain dans la neige à deux pas et... – il le fallait –

 

et quelque chose de terrible triompha

 

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Kurtag... le merveilleux disque Bach-Kurtag « Play with infinity »...

quel espoir y rend transparent le plus obscur ?

nuit et flamme... de l’oxymorique... de la tendresse ironique... du mordant et du suspendu...

 

contre tout espoir,  une manière encore neuve de reprendre l’héritage du passé...

 

oser, accompagné (comme dans La Flûte ? ) par ce passé,

fendre la nuit à venir, disjoindre l’opacité sans transcendance – mais d’autant plus insaisissable..., radicalement invenveloppable – ... de l’à jamais trop humaine réalité

 

(comparer-opposer à Bartok ouvrant de la nuit latérale)

 

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juin 44, un matin

 

est-ce qu’au fond du grand cratère dans l’effondrement des briques et plâtras

il y avait eu ... il y avait encore quelqu’un, ou quelque chose de quelqu’un ?

 

était-ce une chevelure qui flottait dans une flaque inaccessible au milieu des décombres ?

 

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propos de WANG BING – dans le livre intitulé Alors, la Chine

par exemple à propos de Pasolini :

 

« Est-ce l’aspect formel de son cinéma qui vous intéresse ?

Non. Sa réflexion sur la croyance.

Quel rapport voyez-vous entre croyance et réalisme ?

[plus haut, Wang Bing a parlé du « réalisme » de Pasolini – ce qui peut-être gêne son interviewer...

la réponse de Wang Bing est puissante.]

« La question de la croyance est aussi réelle que celle de la nourriture. On ne peut pas vivre en Chine sans être touché par cette question, puisque la croyance est l’enjeu central du fonctionnement de l’Etat et de la société communistes. C’est une question qui me donne beaucoup à réfléchir. »

 

me revient l’insistance de Lefort sur l’adhésion que pouvait encore, in extremis, susciter le communisme en URSS, sur la croyance... : cette dimension « symbolique », disait-il, dont restait investi le parti  (si monstrueux que fussent les démentis imposés par ses pratiques réelles) – dimension, donc, qui s’évanouit en entraînant l’effondrement du système dès lors que Gorbatchev avait touché, précisément, au rôle de ce parti

 

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frôlant la paroi inconcrétisable, si familière, on sent soudain qu’à un degré vitreux de plus il sera impossible de « réaliser »

 

nul ne peut sentir-penser continument le fait aveuglant qu’il n’y a pas d’autre espace-temps, pas d’autre « élément », où faire flotter ce qui arrive

(et dès lors tout semble s’étouffer, fumant, alors même que senti) ...

 

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les riches... ? en eux semble ne pouvoir que se dilater sans fin, univoque et jusqu’au délire, la banalité humaine la plus insurmontable

 

« Conformément à la sagesse traditionnelle, j’aime à croire que la vie du prince ne peut jamais être narrée sans raconter aussi la vie du mendiant, et que la cause du mendiant ne peut jamais être indépendante de celle du prince. Une de mes grandes ambitions est de rédiger une interprétation de la pauvreté en me concentrant entièrement sur les styles de vie des super riches. Comme l’avait observé Frantz Fanon, la souffrance des victimes reflète forcément la pathologie de leurs oppresseurs et pour parachever la pleine traductibilité de ces deux univers d’expérience existentielle, il faut savoir identifier les règles de la traduction. » Ashis Nandy

 

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ce qui s’impose dans la réalité déchiquetante, le « remonter »  en des suspens  sensibles ?

savoir ressouveler l’advenu en possibles qui grondent, en imminences théâtralement zébrées d’éclairs ... (Macbeth !)

 

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44-45

 

choses : dents de bois

au bord du tortueux faubourg B.

elles battaient  de faim

 

il y palpitait des petits gongs de jaune d’oeuf dur

 

l’inoubliable s’était logé dans le portail cuit de vinaigre

ainsi que dans son seuil-margelle en calcaire raviné

 

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... quel est ce refus vital, fauve, qui, il y  a des décennies ou à l’instant, au moindre mot, peut reprendre sa fuite ?

qu’est-ce qui va filer,

opaque à soi-même, attaqué avidement au garrot,

à travers une pluie électrique de peur et, soudain, de joie ?

 

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la grande messe d’Uwe Scholz – sur la Messe en ut mineur de Mozart, mais avec aussi du Kurtag, du Pärt, etc. ( et des vers de Celan)

la danse, ici, réalise la musique à hauteur de chair... et pour, précisément, l’Et incarnatus – où Scholz s’inspire, à l’évidence, de multiples Annonciations – trois corps verticaux palpitent verticaux et rougissant comme chacun une flamme : anges de la vie même, incarnations du désir de plus de vie ?

 

et puis le souffle de la disparition radicale... l’instant de silhouettes-signes en détresse sur fond de feu : le rouge est alors celui de l’explosion atomique : trop prévisiblement ?... (je viens d’écrire par lapsus des doigts : « explosition ») (comment ne pas penser au Poèmes de la bombe atomique  de Tôge Sankichi ?)

 

à un autre moment, du pourpre violet se répand en une nappe sur le sol: couleur, me dis-je, d’un des anges musiciens (mélancolique-satanique ?) de Grünewald

 

et s’intercalent des moments Jatekok (Kurtag) : aphoristiques, humoristiques : silhouettes-incidents à la Kafka ou Klee ?

 

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Yu Jian (Un vol) :

 

Tu n’as rien à répondre            tout a déjà été  dit par les autres           tout a été accaparé par les autres

Pareils à ces ouvriers repêchant des cadavres             dans les airs

Les mecs en trop              se tournent les pouces           être un poète          c’est simplement faire des histoires pour rien

Provoquer la colère des parents et des autorités            toujours intempestif          toujours plein d’incohérences

A chaque occasion d’être décalé             je suis décalé

Une erreur en entraîne une autre             une autocritique qui ne passera jamais 

 

………

 

du poético-politique ?

un poème de Yu Jian, dans Recueil de notes (trad. Chantal Andro et Jin Siyan) :

 

matière noire

produite par l’Etat

tapie dans le corps

le  transformant en un orateur enthousiaste

animé       pompeux         démonstratif

dont les mots ne traduisent pas bien les idées

la même matière            pourtant fait qu’un autre

reste toujours au dernier rang de l’assemblée

ténébreux           secret           silencieux

à l’occasion

sa parole fait mouche

 

« matière noire » : Yu Jian, pour dire ce que « produit » l’Etat, emprunte-t-il aux notions de la cosmologie, à ce que  cette dernière nous fait imaginer d’une énorme réalité éparse dans l’univers (mot absurde), mais qui ne nous serait accessible que par se effets ?

 

donc : « matière noire/produite par l’Etat »...

en Chine tout particulièrement ? ou bien… partout où il y a « Etat » ?

(cet « Etat » que, selon Clastres, certaines sociétés ont intentionnellement empêché d’émerger)…

 

mais cette matière noire… « produite » (intentionnellement ou comme aveuglément) – par l’Etat, elle est soudain évidente, on la reconnaît – sans qu’on sache ce qu’elle est…

 

est-elle, à en croire le poème, chose totalement équivoque ?

peut-elle devenir ce qui, se logeant dans des corps, fait parler l’un ou l’autre – et très différemment, voire incompatiblement ?

l’un deviendrait orateur verbeux, enflé d’idéologie…

l’autre – un poète par exemple ? – saurait s’allier au silence,  pour ne parler que pour atteindre soudain une cible qu’auparavant on ne discernait pas

 

...................

 

un jour de décembre, il y a deux ou trois ans ; veille, pour moi, d’un départ en Corée

« Ousmane » passe inopinément : il a dû se rappeler que je serai absent quelque deux semaines

et il a envie de parler, et nous parlons, plutôt joyeusement, debout dans la cuisine

 

je lui dis (une fois de plus, ou toujours un peu autrement, depuis  quatre ans qu’il est à la maison) qu’il parle assez bien le français, mais qu’il prononce encore mal (les phonèmes se trouvent altérés, et il les distingue mal les uns des autres)...

 

comment (dans l’inquiétude de ce que j’aurai publiquement à dire-lire deux jours plus tard) en suis-je venu à désirer lui expliquer ce qu’est pour moi la poésie ? le mot français, bien sûr, il ne le connaît pas (pas encore à cette date) et j’essaie de le lui faire comprendre : c’est un peu comme la chanson, la musique ou la danse – mais (comme il dit souvent lui-même) « pas exactement »

 

il dit soudain : « c’est quelque chose dangereux »... je sursaute, presque effrayé : penserait-il que ce que je fais de ses paroles est dangereux ? pour lui par exemple  (n’a-t-il pas insisté pour que je n’écrive pas son « vrai nom »? )...

il insiste : « quelque chose pas normal »

cette formule, il l’a employée plusieurs fois dans nos conversations (il parlait tout simplement de notre hospitalité, si inattendue pour lui au début, et, depuis lors, tout simplement : constante)

 

je crois donc qu’il veut dire : « pas ordinaire, pas commun »

 

et puis – je vais essayer (comme si souvent dans la préaube) de me rappeler exactement –

il ajoute (reformulant à sa manière, m’a-t-il semblé, des propos que j’avais tenus il y a quelque temps pour lui expliquer qu’il m’arrivait de citer dans mes phrases écrites certaines de ses paroles de la cuisine) :

 

« for example tu prends mes mots, tu mets les tiens, tu fais quelque chose, tu fais ce que tu peux… »

 

Dans le RER, en chemin vers l’aéroport,

je n’ai pu que me redire :

 « tu fais ce que tu peux »

 

 


[1] traduit de l’allemand par Alain Jadot (dans Après l’est et l’ouest, Textuel 2001)

 

[2] Recueil de notes – trad. Chantal Andro et Jin Siyan)

 

[3] trad. Kérel

[4] trad. Martine Broda

Claude Mouchard