Une aventure et son histoire (Bassompierre, Goethe, Chateaubriand, Hofmannsthal

Bassompierre, Goethe, Chateaubriand, Hofmannsthal : une aventure et son histoire

« Le maréchal François de Bassompierre (1579-1646), accusé de complot par Richelieu, rédigea ses Mémoires à la Bastille. Ils parurent seulement après sa mort, en 1655. » Note de l’édition Circé des Nouvelles de Goethe.

Lecompartimentestàpeuprèssilencieux;je n'entendsquelebruit, surlequai, de quelques papiers roulés par le vent.

L'étreinte qui me tenait aux épaules, qui me nouait la gorge, se relâche. Main­ tenant seulement : dans le train.

C’estunechosequichaquesemaines'abatsurmoi, àlamêmeheure.Ily auninstant, marchant dans le couloir du métro, elle habitait mes pas, elle était ma respiration.

(Vitale, une crise étincelante. De la rage.

Elle naît de la parole. Elle en rejaillit, en une déception impétueuse. Elle m ’emporte hors de ce que j ’ai dit, elle m ’en ôte tout souvenir.

Sortant des bâtiments de l’université dans la rue de banlieue, ilfaut queje puisse m ’y abandonner.

Ne pas être accompagné, ne pas avoir à écouter, et, surtout, ne plus parler. Vite, au milieu des gens, des bruits de camions, vivre ce qui doit l’être.

Sur le trottoir, l’éclatante, la très claire violence, plus réelle que moi.)

Le train frémit. Des pas résonnent depuis le bout du quai. Ils s ’approchent, pressés.Laportes’ouvrebruyamment.Affluxd’airglacé.Quelqu’unentre. Tout proche, maintenant.

Secousses, accélération.
La moindre sensation s ’impose, dilatée.
Le petit spot rayonne, au-dessus de ma tête.

Des phrases que j ’ai dites cet après-midi, je ne garde pas trace.
Mais de celles des
Mémoires d’outre-tombe, qui m ’ont fait trop parler? Avant de prendre mon train, je suis très vite passé chez Jacques. Au moment

de sortir de chez lui, j ’aipris sur un rayon, au hasard, un volume de Hofmannsthal. Le temps de deux stations de métro, je n ’ai pas ouvert mon sac, j ’ai gardé le

livre à la main.

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Maintenant, le voici, vivement éclairé, devant moi :

Andréas et autres récits, nouvelles traduites de l’allemand par Eugène Badoux et Magda Michel, préface de Henri Thomas (Gallimard, 1970).

Invisible, la Beauce. On ne saisit dans les vitres que les reflets des gens qui s’endorment. Une femme feuillette bruyamment un journal.

Pourquoi ai-je eu envie de m ’arrêter, ouvrant le recueil de Hofmannsthal, à

L’aventure du maréchal de Bassompierre ?
« A une certaine époque de ma vie, je me trouvai amené par mon service à pas­

ser assez régulièrement...»

Ces mots, où les ai-je déjà rencontrés ? Ils me regardent, ironiquement.

«... assez régulièrement, plusieurs fois par semaine et toujours à peu près à la même heure, sur le Petit Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n’était pas encore bâti)... »

Je n'aime pas jouer à croire, mais cette phrase me sourit et je n'arrive pas à l’identifier.

Paramnésie ?

Mais non. Les choses sont plus simples. Il m'aura fallu plusieurs minutes encore pour m’en apercevoir, un quart d ’heure peut-être — passées les gares de banlieue, leurs rampes de lumières étirées dans la pluie.

L ’histoire que je commence à lire, je l’ai déjà rencontrée — un peu différente, il est vrai — quelques heures plus tôt. Le matin même, dans le train, mais en sens inverse (jour blanc sur la Beauce, nappes de brume, vols de vanneaux), je feuille­ tais les Mémoires d’outre-tombe. Or, Chateaubriand cite le maréchal de Bassom­ pierre :

« “ Il y avoit cinq ou six mois” , dit le Maréchal “ que toutes les fois que je pas- sois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n’étoit point bâti)” ... » Cette autre version est là, dans mon sac.

Hofmannsthal a publié L ’aventure du maréchal de Bassompierre — Erlebnis des Marschalls von Bassompierre — dans les deux numéros du journal viennois Die Zeit, le 24 novembre et le 12 décembre 1900.

Ce n’est que par le titre et par lafin de son texte qu’il renvoie à Bassompierre. Mais il lefait alors avec un excès d’humilité, comme s’il n’avait donné à lire que des pages recopiées. «M . de Bassompierre, Journal de ma vie, Cologne, 1663 » : telle est non pas exactement la dernière ligne, mais l ’avant-dernière. C ’est presque une signature, substituée au nom de Hofmannsthal.

Chateaubriand, lui, cite de grands extraits du même récit de Bassompierre. C ’est au livre IV des Mémoires d’outre-tombe, dans le chapitre 8, daté de Berlin, mars 1821, et intitulé «Ma vie solitaire à Paris».

La toute dernière ligne du texte de Hofmannsthal renvoie à un autre texte encore : Goethe, Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten.

Hofmannsthal, dans le numéro de Die Zeit où parut la deuxième partie de sa nouvelle, la fit suivre de la remarque que voici :

« Supposant que les œuvres complètes de Goethe se trouvent entre les mains

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de tout lecteur cultivé, j ’ai estimé superflu de mentionner expressément que la matière anecdotique de cette nouvelle provient des Mémoires de M. de Bassom- pierre, et a été reprisepar Goethe dans les Propos d’émigrés allemands, où il tra­ duit littéralement l’original en indiquant la source. »

La nouvelle de Goethe vient de paraître, sous le titre «Entretiens d ’émigrés alle­ mands », en tête d ’un recueil de Nouvelles de Goethe publié aux éditions Circé, dans une traduction de Jacques Porchat revue par Dominique Dubuy.

Ces «Entretiens», comme leprécise une «note de l’éditeur», parurent en 1795 en six livraisons dans la revue Die Horen (1795-1797) de Schiller. Et, nous est-il encore appris, « Goetheprocéda quasiment enfeuilletoniste, rédigeant épisode après épisode au fil de la publication ».

Chateaubriand

Le chapitre 8 du livre quatrième des Mémoires d ’outre-tombe est daté de « Ber­ lin, mars 1821 ». Il raconte l’arrivée du jeune Chateaubriand à Paris : c’est en 1788, il a vingt ans, et doit être présenté au roi.

Dans la capitale, le jeune Breton — tel du moins qu’il nous est montré trente- trois ans plus tard par l’écrivain qu’il devint — s’abandonne à la solitude. A qui se lier ? Quels amours espérer ? Faudrait-il recourir aux « filles de joie » ? « Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants (...), j ’étais saisi de dégoût et d’horreur. »

Dans le Paris de 1788, le Chateaubriand de 1821 décèle déjà des manifestations de ce désenchantement moderne qu’on aurait pu croire post-révolutionnaire. « Les plaisirs d’aventure, remarque-t-il, ne m’auraient convenu qu’aux temps passés. »

Au chapitre 15 du livre 35 des Mémoires d’outre-tombe, le désenchantement affadit non plus les amours furtives de la rue, mais la maladie et la mort collectives. Chateaubriand évoque le choléra de 1832 — dont, prétend-il, il faillit périr : « Si ce fléau fût tombé au milieu de nous dans un siècle religieux, qu’il se fût élargi dans la poésie des mœurs et des croyances populaires, il eût laissé un tableau

frappant. »
Au prosaïsme du choléra contemporain, il oppose alors l’image terrifiante mais

grandiose qu’il se forge de la peste médiévale : « Figurez-vous un drap mortuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de Notre-Dame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l’imprudent de s’éloigner... »

Amour ou mort : dans l’un et l’autre cas, Chateaubriand a besoin de dresser, pour caractériser sa propre époque, un « tableau » du passé. La modernité est pâle, vide. Comment la dire sinon à la faveur de son contraste avec ce qui fut ?

Voilà pourquoi, évoquant le Paris de 1788, il a recours à Bassompierre. L’his­ toire racontée par le compagnon d’Henri IV devient l’image même de l’aventure. Elle glisse, entre les pages de Chateaubriand, le souvenir d’un monde héroïque ; elle y fait briller de merveilleux reflets.

« Dans les XIVe, XVe, XVIe et XVIIe siècles, écrit Chateaubriand, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares,

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mêlaient le roman partout : les caractères étaient forts, l’imagination puissante, l’existence mystérieuse et cachée. »

Qu’a-t-il réellement vécu en 1788 ? Rien, sinon le vide. Pourquoi ? Précisément parce qu’il était ce jeune homme qui, en 1606, aurait vécu l’aventure du maréchal : «... il est probable que j’eusse mis à fin, en 1606, une aventure du genre de

celle qu’a si bien racontée Bassompierre. »
Le maréchal raconte fort bien, en effet, et Chateaubriand se plaît à le recopier :

«Il y avoit cinq ou six mois que toutes lesfois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n’étoit point bâti), une belle femme, lingère à l’enseigne des Deux Anges, me faisoit de gran­ des révérences et m ’accompagnoit de la vue tant qu’elle pouvoit; et comme j ’eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin.

Il advint que lorsque j ’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu’elle m ’aperçut venir, elle se mit sur l’entrée de sa boutique et me dit commeje passois : “Monsieur, je suis votre servante.” Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivoit de la vue aussi longtemps qu'elle pouvoit. »

Jusqu’ici, Chateaubriand a suivi très exactement Bassompierre. Il aime tant citer. Il le fait musicalement. Et d’ailleurs les textes qu’il importe ont aussitôt l’air d’être siens. Il les prend dans des reflets et des rythmes. (Le vieux Chateaubriand aimera de surcroît à se citer lui-même : « Je me cite, je ne suis plus que le temps. »)

Mais, soudain, voici qu’il résume brutalement.

Il substitue une seule phrase — « Bassompierre obtient un rendez-vous » — à trois paragraphes, que l’on peut retrouver chez Goethe (ou plutôt dans le texte des Mémoires de Bassompierre restitué par le traducteur de Goethe) :

« J ’avois mené un de mes laquais en poste, pour le renvoyer le soir même, avec des lettres pour Entragues, et pour une autre dame de Fon­ tainebleau. Je lefis lors descendre et donner son cheval au postillon, pour le mener, et l’envoyai dire à cette jeune femme, que voyant la curiosité qu'elle avoit de me voir, et me saluer, si elle désiroit une plus particulière vue, j ’offrois de la voir là où elle voudroit.

Elle dit à ce laquais que c’étoit la meilleure nouvelle que l’on eût sçu lui apporter, et qu'elle iroit où je voudrois, pourvu que cefût à condi­ tion de coucher entre deux draps avec moi.

J ’acceptai le parti, et dis à ce laquais s ’il connoissoit quelque lieu où la mener. Il me dit qu’il connoissoit une maquerelle nommée Noiret, chez qui il la mèneroit, mais que, si je voulois, comme la peste se montroit çà et là, ilporteroit des draps, matelas et couvertes de mon logis; il m ’y apprêteroit un bon lit.

Je le trouvai bon, et le soir y allai et y trouvai... »

Si Chateaubriand a fait disparaître tout ce passage, ce n’est peut-être pas seule­ ment pour abréger, ou par décence. La «maquerelle», le frôlement de la prosti­

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tution dans la ville du XVIIe siècle ne détruiraient-ils pas l’économie de sa compa­ raison entre le passé et le présent ?

C’est donc plus loin qu’il reprend la citation :

« Je trouvai, dit-il, une très belle femme, âgée de vingt ans, qui étoit coiffée de nuit, n'ayant qu'une trèsfine chemise sur elle et unepetitejupe de revêche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. »

Mais de nouveau — et cette fois sans le dire — il supprime un passage, que l’on retrouve encore chez Goethe :

«Ellemeplutbienfort, etmevoulantjoueravecelleje neluisusfaire résoudre, si je ne me mettois dans le lit avec elle : ce que je fis... »

Mais ici, Goethe lui-même omet — ce qu’il ne se permet que deux fois — une phrase de Bassompierre :

« ... et elle s ’y étant jetée en un instant, je m ’y mis incontinent après, pouvant dire n'avoirjamais vufemmeplusjolie, ni qui m’eût donnéplus

de plaisir pour une nuit : laquelle finie je lui demandai... »

A ces derniers mots, Chateaubriand (comme d’ailleurs Goethe) retrouve Bas­ sompierre :

« Je lui demandai si je ne pourrois pas la voir encore une autrefois. »

Mais c’est de nouveau pour l’interrompre. Sans le marquer, il fait disparaître un très long passage du maréchal :

«...je luidemandaisije lanepourroispas voirencoreuneautrefois; que je ne partirois que dimanche, dont cette nuit-là avoit été du jeudi au vendredi.

Elle me répondit qu’elle le souhaitoitplus ardemment que moi; mais qu’il lui était impossible sije ne demeurois tout dimanche, et que la nuit du dimanche au lundi elle me verroit. Et comme je lui en faisois diffi­ culté, elle me dit, je crois que maintenant que vous êtes las de cette nuit

passée, vous avez dessein de partir dimanche, mais quand vous vous serez reposé, et que vous songerez à moi, vous serez bien aise de demeurer un

jour d ’avantage pour me voir une nuit.
Enfinjefus aiséàpersuader, etluidisqueje luidonneroiscettejour­

née pour la voir la nuit au même lieu. Alors elle me repartit, Monsieur, je sçai bien queje suis en un bordel infâme, oùje suis venue de bon cœur pour vous voir, de qui je suis si amoureuse que pour jouir de vous, je crois que je vous l’eusse permis au milieu de la rue, plutôt que de m ’en passer. Or unefois n’estpas coutume, etforcée d’unepassion on peut venirunefoisdanslebordel, maisceseraitêtregarcepubliqued’y retour-

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ner la deuxièmefois. Je n’aijamais connu que mon mari et vous, ou que je meure misérable, et n ’ai point dessein d ’en connoître jamais d ’autre. Mais que ne ferait-on point pour une personne que l’on aime, et pour

un Bassompierre. C ’est pourquoi je suis venue au bordel, mais ç ’a été avec un homme qui a rendu ce bordel honorable par sa présence. Si vous voulez me voir une autre fois... »

« “Si vous voulez me voir une autrefois — c’est à nouveau Chateaubriand qui cite Bassompierre — me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l’Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin ; je vous y atten­ drai depuis dix heuresjusques à minuit; et plus tard encore; je laisserai la porte ouverte. A l ’entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car laporte de la chambre de ma tantey répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. ” Je vins à dix heures; et trouvai laporte qu 'elle m ’avoit marquée, et de la lumière bien grande et au premier encore; mais laporte étaitfermée. Jefrappaipour avertir de ma venue; maisj ’ouïs une voix d ’homme qui me demanda quij ’étois. Je m ’en retournai à la rue aux Ours, et étant retournépour la deuxièmefois, ayant trouvé laporte ouverte,

j ’entraijusques au second étage, oùje trouvai que cette lumière étoit lapaille du lit que l’on y bruloît, et deux corps nus étendus sur la table de la cham­ bre. Alors, je me retirai bien étonné, et en sortant je rencontrai des cor­ beaux (enterreurs de morts) qui me demandèrent ce queje cherchois; et moi, pour lesfaire écarter, mis l’épée à la main et passai outre, m ’en revenant à mon logis un peu ému de ce spectacle inopiné. »

Chateaubriand ne citera pas davantage (Goethe, lui, a supprimé la mention des rues de Paris). Ou plutôt : il ne s’avance pas plus loin dans le texte de Bassom­ pierre. En revanche, il va répéter des mots du maréchal qu’il a déjà cités et qu’il incorpore maintenant à ses propres phrases :

«Je suis allé, à mon tour, à la découverte, écrit-il, avec l’adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre.

J’ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu’à la rue aux Ours, à main droite ; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l’Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m ’a donné bonne espérance. J ’ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l’historien sont fidèles. »

L ’« historien » Bassompierre est assez précis pour guider son successeur le long des rues. Mais vers quelle aventure? « Là, malheureusement, les deux siècles et demi que j ’avais cru d’abord restés dans la rue, ont disparu. » Les lieux sans doute n’ont guère changé, mais ils soufflent le vide. Aux personnages évanouis, rien ne semble avoir pu se substituer.

« Je suis allé...» : quand, au juste?

En 1788? A moins de vingt ans, Chateaubriand pouvait-il avoir lu les Mémoi­ res de Bassompierre ?

En 1821 ? Il est à Berlin où, si l’on en croit ses affirmations, il se souvient de Paris, et écrit ce que nous lisons.

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« Je suis allé..., j ’ai traversé... » : cet instant flotte, nulle date ne le fixe ; il pour­ rait bien n’avoir eu lieu que dans les phrases de Chateaubriand.

« ... j ’ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles...»

Peut-être ne faut-il pas abonder dans le sens de certaines déclarations de Cha­ teaubriand. Avec le vide dont il se plaint, n’aurait-il pas contracté une alliance secrète ?

Si les détails des rues de Paris (qu’il reconstitue, puisqu’il est à Berlin) se déta­ chent avec une « réalité » mordante, s’ils exigent soudain d’être imaginés au pré­ sent, c’est sur le fond noir où sombrèrent des aventures vécues autrefois et par d’autres :

« La façade de la maison est moderne ; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l’attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucine et de pois de senteur ; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres. »

Bientôt Chateaubriand joue à n’être plus que la proie de sa lecture de Bassom- pierre :

« M’adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer : “Mon­ sieur, n’auriez-vous pas acheté les cheveux d’une jeune lingère, qui demeurait à l’enseigne des Deux-Anges, près du Petit-Pont ?” Il est resté sous le coup, ne pou­ vant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrin­ the de toupets. »

Et Chateaubriand use alors de cette écriture négative qui, en général, le rend si libre de dire. Les présences disparues lui permettent de parler comme à l’aventure. « J ’ai ensuite erré de porte en porte : point de lingère de vingt ans, me faisant de grandes révérences ; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n'ayant qu'une trèsfine chemise, unepetitejupe de revesche verte,

et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Une vieille grognon, prête à rejoin­ dre ses dents dans la tombe, m’a pensé battre avec sa béquille : c’était peut-être la tante du rendez-vous. »

Rues ou phrases, Chateaubriand se glisse dans les gestes de Bassompierre. Il se contente de redire, comme s’il la froissait, cette « très fine chemise », ou, savou­ rant la délicate rugosité du mot, la «revesche verte» d’une «petite jupe».

Il lui reste encore à s’interroger sur ce qui fait l’un des plus grands attraits du récit de Bassompierre : l’énigme qui l’ouvre et celle qui le clôt.

« Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre ! »

C’est en «historien» — mais pas au sens où l’est Bassompierre — que Cha­ teaubriand revient sur l’instant initial, sur le brusque et muet coup de foudre qui frappa la lingère :

« Il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. A cette époque, les Français se séparaient encore en deux classes distinctes, l’une dominante, l’autre demi-serve. La lingère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d’une esclave : il lui faisait l’illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s’enivrer de cette illusion. »

La seconde énigme est celle de la fin, celle de la mort.

« Mais qui révélera les causes inconnues de la catastrophe ? Était-ce la gentille grisette des Deux-Anges, dont le corps gisait sur la table avec un autre corps?

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Quel était l’autre corps ? Celui du mari ou de l’homme dont Bassompierre enten­ dit la voix? La peste (car il y avait la peste à Paris) ou la jalousie étaient-elles accourues dans la rue Bourg-l’Abbé avant l’amour ? »

Dans les extraits du récit de Bassompierre que Chateaubriand a recopiés, la peste n’apparaissait pas : il faut qu’il la nomme enfin. Mais il ne fait que restituer une précision capitale donnée par Bassompierre lui-même (ou, dans son texte, par le laquais) et que Goethe, lui, n’a point effacée :

«... si je voulois, comme la peste se montroit çà et là, il [le laquais] porteroit des draps, matelas et couvertes de mon logis ; il m’y apprêteroit un bon lit. »

Il est tard. Le long et sinueux chapitre 8 du livre 4 va s’achever. Soudain c’est son temps propre qui s’impose ; une mesure obscure mais infaillible sonne sour­ dement ; un crépuscule interne descend. L ’écrivain se hâte. Il lui faut congédier la belle aventure.

Est-ce pour s’en défaire plus aisément qu’il la pousse vers un autre « genre » ? Il la rend au monde de la « grisette», au « populaire» mélo.

«L’imagination se peut exercer à l’aise sur un tel sujet. Mêlez aux inventions du poète le chœur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l’épée de Bas­ sompierre, un superbe mélodrame sortira de l’aventure. »

Au mélodrame — que Chateaubriand convoque négligemment sur le ton de la recette — appartient une imagination trop « à l’aise» pour n’être pas prévisible. Si Chateaubriand en parle pourtant, n’est-ce pas pour mieux faire sentir sa pro­ pre imagination d’écrivain? Celle-ci est d’autant plus puissante dans les Mémoi­ res d ’outre-tombe qu’elle y agit implicitement ; loin de s’abandonner à elle-même, elle est l’imagination du réel.

Le nom de Bassompierre réapparaît dans les Mémoires d’outre-tombe.

Au livre 38, chapitre 8, Chateaubriand, racontant sa visite au roi déchu, Charles X, souligne que, de « la société de Prague» (où le souverain s’est exilé), il n’aura rien vu :

« Je ne sais donc des mœurs de ce pays que celles du seizième siècle, racontées par Bassompierre : il aima Anna Esther, âgée de dix-huit ans, veuve depuis six mois. Il passa cinq jours et six nuits déguisé et caché dans une chambre auprès de sa maîtresse. Il joua à la paume dans Hradschin avec Wallenstein. N’étant ni Wallenstein ni Bassompierre, je ne prétendais ni à l’empire ni à l’amour : les Esther modernes veulent des Assuérus qui puissent, tout déguisés qu’ils sont, se débar­ rasser la nuit de leur domino : on ne dépose pas le masque des années. »

C’est enfin pour pleurer la mort d’un autre roi que les Mémoires de Bassom­ pierre sont cités au chapitre 14 du livre 38.

Le maréchal vient d’évoquer la mélancolie de Henri IV, ses pressentiments de sa mort prochaine. « Mon Dieu, sire», lui dit-il le jour même de son assassinat, «ne cesserez-vous jamais de nous troubler, en nous disant que vous mourrez bientôt ? »

« Bassompierre, rapporte Chateaubriand, se retira et ne vit plus le Roi que dans son cabinet. »

Et l’auteur des Mémoires d’outre-tombe laisse parler Bassompierre pour dire l’agonie du roi :

« Il étoit étendu (...) sur son lit ; et M. de Vie, assis sur le même lit que lui, avoit mis sa croix de l’Ordre sur sa bouche, et lui faisoit souvenir de Dieu. M. le Grand

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en arrivant se mit à genoux à la ruelle et lui tenoit une main qu’il baisoit, et je m’étois jeté à ses pieds que je tenois embrassés en pleurant amèrement. »

L ’« aventure» racontée par un maréchal — « Erlebnis», dira Hofmannsthal (d’un mot dont Rilke, bientôt, fera à son tour le titre d ’une courte prose) — a suscité toute une foison de voix, de lieux, de dates. De la France à l’Allemagne ou à l’Autriche (et presque jusqu’à la Bohême), cette histoire court. C’est, avec Bassompierre, leXVIIesièclecommençant, etl’instantdelamortd’unroi,puis le temps de l’embastillement; ou bien c’est, avec Goethe, la Révolution française et ses effets en Europe; voici, en 1821, Chateaubriand à Berlin; en 1833, il est à Prague et s’entretient avec un roi de France exilé, absurde; en 1900 enfin, Hofmannsthal aura, peu avant d’écrire la Lettre de Lord Chandos, réécrit Bassompierre.

Goethe

« Dans ces jours malheureux qui eurent pour l’Allemagne, pour l’Europe, et même pour le monde entier, les plus tristes conséquences, quand l’armée des Fran­ çais pénétra dans notre patrie par un passage mal gardé, une famille noble quitta les domaines qu’elle avait dans ces contrées, et s’enfuit au-delà du Rhin, pour échapper aux persécutions qui menaçaient toutes les personnes de qualité, aux­ quelles on faisait un crime de garder avec joie et respect les souvenirs de leurs ancê­ tres, et de posséder divers avantages qu’un sage père de famille était heureux de procurer à ses enfants et à ses descendants. »

En commençant de la sorte ses Entretiens d ’émigrés allemands, Goethe ne juge pas nécessaire d’en dire plus sur les événements auxquels il fait allusion, ni d’en préciser les dates. Tous ses contemporains ne les connaissent que trop.

Mais l’écrivain allemand ne se souciait-il pas des lecteurs futurs — de ceux qui viendraient deux siècles plus tard? Supposait-il qu’il y aurait toujours un com­ mentateur pour donner des précisions indispensables ? Ou bien souhaitait-il que ces entretiens d’émigrés en vinssent à flotter dans un demi-jour où ses indications historiques initiales se dissoudraient insensiblement?

C’est le 21 octobre 1792 que Mayence est prise par Custine. Le 23 octobre, Franc­ fort tombe..

Quelques pages plus loin, Goethe sera un peu plus explicite : au moment où les Français refluent... C’est le 2 décembre 1792 : « La fortune s’était de nouveau déclarée en faveur des armes allemandes ; on avait repoussé les Français au-delà du Rhin, délivré Francfort et bloqué Mayence. »

Les Entretiens d ’émigrés allemands paraissent en 1795.

«Les fondements de notre culture, écrit Hofmannsthal dans De l’existencepoé­ tique (un écrit de 1907, inachevé), reposent sur ces courtes décennies entre 1790 et 1820, dans lesquelles, sans esprit mercantile, sans esprit de spéculation, sans esprit politique, “l’Allemand de tout son zèle s’éduque pour devenir partie pre­ nante d’une époque supérieure de la culture’’...»

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Ayant élu ce contexte historique tout récent, comment Goethe en vient-il à citer des Mémoires du XVIIe siècle — et d’un maréchal français ?

Le petit groupe d’«émigrés allemands» — la baronne de C..., veuve d’âge moyen, sa fille Louise, son fils Frédéric, le cousin Charles et quelques autres per­ sonnes — ont tout juste recouvré « une partie des biens» qu’ils avaient crus per­ dus. Voici la « famille » dans « un domaine qu’elle possédait sur la rive droite du Rhin, dans la plus belle situation».

Sans doute est-ce un « plaisir » de « revoir le beau fleuve couler devant leurs fenêtres», et une «joie» de «reprendre possession de chaque partie de la mai­ son ». Pourtant les affrontements politiques et les péripéties de la guerre ne se lais­ sent pas oublier. « Malheureusement, les vives jouissances que leur procurait cette ravissante contrée furent souvent troublées par le tonnerre de l’artillerie. Selon la direction du vent, on l’entendait de loin plus ou moins distinctement. Il n’était pas moins impossible, avec le flot des nouvelles journalières, d’éviter les conver­ sations politiques, qui troublaient d’ordinaire la tranquillité momentanée de la société, car les diverses opinions et manières de voir étaient, de part et d’autre, exprimées avec une grande vivacité. » Ainsi les divers interlocuteurs cèdent-ils « à l’irrésistible séduction de blesser les autres, et, par là, de se préparer à eux-mêmes de pénibles moments».

Face à la Révolution française et à ses proclamations universalistes, les Alle­ mands (comme, dans les mêmes années, les Anglais) sont divisés. Ainsi nos émi­ grés parlent-ils, avec des sentiments divers, des « clubistes » de Mayence. Le cousin Charles, jeune, généreux, impétueux, parvient de moins en moins à voiler ses sympathies révolutionnaires. Il « n ’hésita pas, écrit Goethe, à déclarer qu’il sou­ haitait le succès des armes françaises, et qu’il appelait tout Allemand à faire ces­ ser le vieil esclavage ». Emporté par la colère, il va jusqu’à souhaiter, pour la guillotine, en Allemagne, «une abondante moisson».

Des incidents éclatent dans la petite communauté, avec assez de violence pour que la baronne en vienne à édicter une « loi ». « Convenons, dit-elle, de nous inter­ dire absolument, quand nous serons réunis, tout entretien sur les intérêts du jour. »

S’il faut renoncer à commenter les « nouvelles», si l’on doit refouler hors du petit cercle les opinions et les passions politiques, de quoi pourra-t-on bien par­ ler ? La baronne rappelle alors à chacun ce qui naguère le passionnait. Pour l’un, ce sont les mœurs des pays étrangers, pour l’autre, l’histoire ancienne et moderne. Voilà autant de sujets de conversation. Et « les vers » ? Ou « les libres méditations philosophiques», l’histoire naturelle avec ses inlassables rêveries sur «la grande chaîne des êtres » ? Cependant, c’est à un « vieil ecclésiastique » distrait, et plutôt absent jusqu’ici, qu’il revient d’éveiller chez tous le goût des récits.

Grâce à la baronne, grâce aussi à un vieillard qui semblait jusqu’alors absent et égoïste, le petit groupe peut se livrer au calme bonheur de raconter.

Comment ne pas songer au Décaméron ? Boccace, dans l’introduction de ce livre, évoque la formation de « brigades » décidées à vivre « à l’écart de tous les autres » et « ne laissant personne leur parler ». Pourquoi aspire-t-on alors à se retirer ? C’est que la peste fait rage à Florence.

Pour Goethe, la violence politique et guerrière qui se propage au début des années 1790 serait-elle comme la peste?

A vrai dire, le rapprochement ne serait pas nouveau. Et il outrepasse la compa­

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raison. Toute grande épidémie a des conséquences sociales ; elle devient bientôt un phénomène politique et religieux : Chateaubriand le souligne dans les Mémoires d’outre-tombe. Simplement, la peinture grandiose qu’il fait de la mort collective dans le passé ne trouverait guère de confirmation chez Boccace. « Hélas, écrit ce dernier, dans l’excès d’affliction et de misère où s’abîmait notre ville, le prestige et l’autorité des lois divines et humaines s’effritaient et croulaient entièrement. » La peste détruit les liens les plus fondamentaux. On sent rôder des croyances elles-mêmes flottantes, le soupçon que la maladie pourrait être une conséquence plus qu’une cause, le désir cruel de découvrir une conspiration, ou une faute tenue secrète...

Cette décomposition, peut-on s’en préserver par des récits ?

Le « vieil ami de la maison » promet du « merveilleux », des récits « d’aventures romanesques, d’apparitions».

Et, de fait, le premier et le second récit sont l’un et l’autre des histoires de fan­ tômes, mais si l’un peut troubler, l’autre susciterait plutôt le doute et l’ironie. En même temps, la violence continue de se manifester au-dehors : un incendie

flamboie, là-bas, dans la nuit. Et voici que par l’une de ces étranges sympathies qui nouent entre elles les choses, le feu lointain insinue brusquement ses effets dans la maison : avec un grand bruit un meuble se fend, et l’on dirait qu’il rend l’âme.

Alors seulement vient l’histoire du maréchal :

« Bien que la nuit fût déjà très avancée, nul ne sentait l’envie de dormir, et Charles offrit de raconter à son tour une histoire qui n’était pas moins intéressante, quoi­ que plus facile peut-être à expliquer et à comprendre que les précédentes. »

Est-ce à dire que le récit de Bassompierre ne relève pas du merveilleux ? Le maré­ chal ne nous conte-t-il pas une « aventure romanesque» ? Et puis, est-il sûr que son récit ne soit pas une histoire d’« apparition» ?

Goethe alors traduit tout au long (à l’exception d’une phrase) le passage des Mémoires dont Chateaubriand citait de grands extraits.

Une fois le récit achevé, les personnages de Goethe ne s’interrogent que sur l’énigme finale :

«Cette énigme, dit Frédéric, n’est pas non plus très facile à deviner, car l’on se demande si la gentille femme est morte de la peste dans la maison, ou si elle l’a seulement évitée par cette circonstance.

— Si elle avait vécu, répliqua Charles, elle aurait sans doute attendu son amant dans la rue, et nul péril ne l’aurait détournée de le chercher encore. Je crains tou­ jours qu’elle ne fût couchée sur la table. »

Chateaubriand a pris soin de couper tout ce qui, chez Bassompierre, fleure la crudité sexuelle. Goethe est moins prude, alors même que Charles raconte cette histoire en présence de sa jeune cousine : il ne supprime, nous l’avons dit, qu’une phrase.

Avant qu’on ne commence à enchaîner les récits, une dispute a opposé la jeune fille au «vieil ecclésiastique». Les histoires que ce dernier propose de raconter éviteront-elles — objecte Louise, non sans provocation — de glisser vers le genre « licencieux» ? Le vieillard la rassure ironiquement : « ... vous n ’apprendrez rien de nouveau : j ’observe en effet, depuis quelque temps, que vous ne passez jamais certains comptes rendus dans les journaux scientifiques. »

Après le récit de l’aventure de Bassompierre, Louise manifeste sans doute quel­ que émoi. Mais elle n’incrimine rien de sexuel : « Taisez-vous ! dit Louise, l’his­

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toire est trop affreuse. Quelle nuit passerons-nous, si nous allons nous coucher avec de pareilles images ! »

Ainsi l’aventure de Bassompierre est-elle, par deuxfois, soustraite aux Mémoi­ res du maréchal pour être logée dans une autre oeuvre. Et, dans les deux cas, les mots mêmes avec lesquels il la contait sont soigneusement transportés — non sans quelques altérations, pourtant : Chateaubriandfait des coupures, Goethe traduit.

Ilfaut donc qu 'elle exerce une attraction singulière. Le secret de cet attrait réside enpartiedanslapremièreénigme. Celle-cin’estriend’autrequ’unexcèsdesim­ plicité. Comment une certitude érotique aussi pure peut-elle s ’imposer — dans la rue, ouaupassaged’unpont?

Sans doute la séduction du maréchal est-elle attestée par bien d ’autres aventu­ res. Son rayonnement sexuel, tel qu’il se manifeste comme à son insu, luifait un halo dans quoi il se meut avec aisance et dont il entrevoit, tout au plus, le reflet sur les autres, un flamboiement leur passant sur le visage...

Mais ici, la simplicité mystérieuse brille d ’abord dans le désir de lafemme. Pour­ quoi son initiative, si claire, trouble-t-elle à cepoint le lecteur ?Peut-être ranime- t-elle en chacun l ’espoir d ’être inopinément distingué au hasard d ’une rencontre dans la rue, d ’être enveloppé silencieusement d ’un regard et porté dans l’air lumineux.

Et que penser du désir d ’un texte pour un autre texte, ou pour un fragment d ’un ouvrage depuis longtemps écrit ?

Il n’y apas, dans l’usage quefont Goethe et Chateaubriand de Bassompierre, d ’admiration proprement littéraire. Ils ne se rapportent pas au récit qu "ils citent selon ce que Marthe Robert appelle une « chaîne continue d ’admirations qui, dans l’ordre de l’esprit, remplace celle des générations» (Livre de lectures). Sans doute ont-ils porté un jugement sur le texte de Bassompierre. Mais il ne s ’agit pasdelareconnaissanced’unécrivainparunautre. C’estsimplementduflair, et une immédiateté toute pratique. Ils ont senti que cette histoire, une fois déga­ gée de ses entours premiers et incluse dans leur texte, lui communiquerait, en même temps qu’une profondeur temporelle, son charme érotique : double « trem­ blement».

Hofmannsthal

Hofmannsthal ne loge pas le récit de Bassompierre dans un ensemble plus vaste. Son propre texte s’ouvre et se clôt sur des phrases à peu près semblables à celles du maréchal.

Ni dans les Entretiens de Goethe, ni dans les Mémoires d ’outre-tombe, l’aven­ ture de Bassompierre ne surgissait abruptement. L ’inclusion de la page était, dans un cas, justifiée par le mouvement de la fiction et, dans l’autre, répondait à l’avan­ cée sinueuse de l’autobiographie.

La reprise de Bassompierre par Hofmannsthal est au contraire sans préalable. Elle se réalise sous nos yeux, et semble n ’appeler aucune explication. Relève-t-elle

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d’un savoir-faire qui n’a pas à savoir ce qu’il fait ? La note adjointe dans Die Zeit, en désignant du dehors l’opération, mettait en évidence sa brusquerie muette.

Hofmannsthal est d’emblée et totalement dans le texte de Bassompierre. C’est de Goethe, comme il le souligne en note, qu’il a reçu ce récit. Il fait confiance au choix de son prédécesseur. Alors, du récit doublement donné, il peut faire un dedans en quoi loger ses propres phrases. Ou plutôt — pour reprendre une image de Wittgenstein parlant de nos opérations sur notre propre langage —, il n’inter­ vient qu’alors que l’embarcation du récit est déjà lancée et que, voguant, elle le porte.

Dès lors il peut, de l’intérieur, dilater le texte et l’éclairer comme il ne l’avait pas encore été. Il glisse des mots nouveaux entre les mots de Bassompierre. Ainsi le laquais, jusqu’alors anonyme et incolore, reçoit-il un nom et une ébauche d’iden­ tité : « C’était un homme très attentionné et très consciencieux, ce Guillaume de Courtrai. » Dans le texte de Bassompierre, la proposition de l’expédient serviteur — « il m’y apprêteroit un bon lit » — ne recevait qu’une réponse laconique : « Je le trouvai bon. » Hofmannsthal attribue à Bassompierre — ou plutôt à «je» — des recommandations plus précises ; et ce sont, pour le lecteur, autant de détails à sentir : «Avant de descendre de cheval je lui recommandai encore d’apporter là-bas une cuvette convenable, un flacon d’eau de senteur, et aussi quelques pom­ mes et quelques sucreries ; qu’il veillât également à ce que la chambre fût bien chauffée, car il faisait si froid que mes pieds, dans les étriers, étaient complète­ ment gelés, et de gros nuages lourds de neige s’amassaient dans le ciel. »

Bientôt, c’est l’obscurité louche du bordel. Mais là, justement, la «très belle femme, âgée de vingt ans » se déploie, elle devient peu à peu rayonnante.

Sa beauté n’est pas simplement éclairée par le feu : «de grosses bûches bien sèches flambaient en crépitant». Elle échange avec les flammes son ardeur, elle se change elle-même en flamme : « Elle tourna vivement la tête, et me présenta un visage auquel l’excessive tension de ses traits aurait donné une expression pres­ que sauvage, sans la lumineuse adoration qui s’épanouit dans ses yeux largement ouverts et jaillit de sa bouche muette comme une flamme invisible. »

Fille du feu? Ce qui s’embrase avec elle, dans le texte de Hofmannsthal, c’est la première énigme que comportait le récit de Bassompierre.

Dans les Mémoires du maréchal, la lingère n’avait pas seulement révélé son désir par des saluts et des regards insistants dans la rue ; elle en manifestait l’urgence jusque dans la chambre. On la voyait refuser tout préliminaire au bord du lit, tout «jeu» sensuel préalable : «Me voulant jouer avec elle, écrit Bassompierre, je ne lui sçus faire résoudre, si je ne me mettois dans le lit avec elle, ce que je fis... » Le maréchal n’a, en effet, depuis le début de l’aventure, qu’à obéir. Et c’est à cette force impérieuse de la jeune femme que Hofmannsthal donne une pleine expansion.

Dans son léger commentaire, Chateaubriand réservait à Bassompierre le privi­ lège de l’éclat : « la gloire » ; en même temps, le désir de la jeune femme recevait une explication historique et sociale ; du coup, la lingère ne poursuivait plus qu’une « illusion».

Chez Hofmannsthal, le feu et le désir féminin, quasi confondus, sont la seule source de lumière. L ’énigme devient claire et suffisante merveille : elle brûle, c’est tout : le lecteur ne désire plus la moindre explication.

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L ’éclairement à partir du seul dedans rappelle évidemment le style et la compo­ sition de certaines peintures du XVIIe siècle — un Georges de la Tour, par exem­ ple. Et dans une pareille lumière, venue de l’intérieur de la pièce et légèrement d’en bas, la femme développe toute sa stature : « Ce n’est qu’à ce moment-là que je vis vraiment comme elle était grande et belle, et j ’attendis avec une folle impa­ tience qu’en quelques mouvements amples et calmes de ses belles jambes que léchait la lueur rougeoyante du foyer elle franchît la distance qui la séparait de moi. » Magie sans fantastique. Si la jeune femme se métamorphose, c’est en elle-même.

Pendant un instant, elle n’est plus que joie, et l’on croirait que le texte brûle :

«... elle se dirigea d’abord vers la cheminée, se pencha jusqu’à terre, prit entre ses bras nus et lumineux la dernière et lourde bûche qui gisait là, et la jeta d’un geste prompt dans le brasier. Alors elle se retourna, son visage resplendit de flam­ mes et de joie, elle happa au passage une pomme sur la table, et déjà elle était auprès de moi, ses membres frémissants encore de l’ardente haleine du feu, puis instantanément fondante et embrasée de flammes plus puissantes jaillissant de son sein... »

La joie, certes...

Mais pourquoi faut-il qu’avant même que cette joie ait atteint sa plénitude, la jeune femme ait « poussé un des volets» et « regardé dehors par l’ouverture» ? Sans doute est-ce pour s’écrier : « Le jour est encore loin, encore très loin ! » Il est trop clair, cependant, que cette vérification et cette assurance répondaient déjà à une menace. Le jour ne peut que venir, et la joie brûlante ne résistera pas à son afflux : « ... d’un seul coup le feu s’affaissa, et un souffle d’air froid et léger comme une main écarta les volets et dévoila la pâleur hideuse de l’aube. »

La clarté du dehors brusquement s’engouffre, et déjà distingue les êtres, les sépare : « Nous nous assîmes, et comprîmes que le jour s’était levé. »

Est-ce, à vrai dire, le jour? «... ce qu’on voyait là ne ressemblait nullement au jour; ne ressemblait en rien à l’éveil du monde. Ce qui s’étendait là n’avait pas l’air d’une rue. On ne distinguait rien de connu : ce n’était qu’un chaos sans couleur et sans vie que seules hantaient peut-être des larves intemporelles. »

La menace qui s’annonce (ou revient) est-elle celle de la peste ? A cet instant, elle n’est plus nommable. Elle n’est qu’un dehors informe.

L ’aventure lumineuse, l’instant historique, le jour pâle, la mort, la peste même : tout, alors, semble baigner, depuis toujours et à jamais, dans une affreuse fluence sans contours.

De l’aventure qu’il a empruntée à Bassompierre, Hofmannsthal n’aurait-il fait le plus flamboyant « dedans » que pour ouvrir soudain une fenêtre sur de l’insensé — dont, lecteurs violemment séduits, nous découvririons en nous la curiosité, sinon le désir?

La suite de la nouvelle de Hofmannsthal est comme hantée par le passage de cette intensité et par l’évanouissement de ces flammes.

Un autre personnage, masculin cette fois, n’est pas moins amplifié que ne le fut la jeune femme. Et pourtant l’effet est tout autre. Il suffit à Hofmannsthal que Bassompierre nous donne brièvement à entendre la « voix d’homme qui me demanda qui j ’étois » ; il en fait, quant à lui, « un homme d’une taille remarqua­ ble et très bien bâti, qui me dépassait sûrement d’une tête, et me présenta en se tournant une très belle figure grave, ornée d’une barbe noire où brillaient quel­

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ques rares fils d’argent, et qui s’achevait par un front d’une majesté presque extraor­ dinaire, et les tempes les plus vastes que j ’aie jamais vues à un homme ». La des­ cription s’emporte elle-même, mais avec froideur ; les traits masculins prennent une majesté et une ampleur hyperboliques : celles d’un masque. Osera-t-on juger que le texte lui-même grince, qu’on en sent la construction?

Et puis l’on retrouve le penchant «nobiliaire» de Hofmannsthal : «... je ne pus m’empêcher, devant sa déambulation solitaire, d’évoquer avec précision l’image d’un illustre prisonnier que j’avais eu à surveiller pour le service du roi pendant sa détention dans une chambre de la tour du château de Blois. »

Hofmannsthal, remarque Curtius, « avait su jeune s’assimiler ce qui était de son sang et qui lui était destiné ; il s’était fait le contemporain des siècles aristo­ cratiques et royaux. Encore lycéen, pendant l’hiver 1891, il écrit : “J’ai lu MM. de la Rochefoucauld, de La Bruyère, de Saint-Simon, de Montaigne, de Montes­ quieu, de Buffon, ainsi que MM. Chamfort, Courier, Chateaubriand, Voltaire, La Mettrie, Louvet, Jean-Jacques, Diderot, Prévost, Gresset, Mably et (hélas !) Volney...” ».

Que vise cette étrange et chaotique énumération ? On ne peut guère y lire une généalogie d’écrivain... Quoi qu’il en soit, Hofmannsthal, souligne encore Cur­ tius, «considérait les classiques des époques royales de France (et d’Angleterre) comme les représentants d’un sentiment seigneurial et non comme des figures déta­ chées de l’univers intellectuel de la culture. Un aristocratisme du sang et de l’ins­ tinct l’attirait vers les siècles de Philipp Chandos, du maréchal de Bassompierre » (Ernst Robert Curtius, « A la mémoire de Hofmannsthal », 1929 — dans Sud, hors série 1990, Hugo von Hofmannsthal 1874-1929, textes, études et témoignages réunis par Jean-Yves Masson).

Une dernière flamme jaillit dans le récit de Hofmannsthal, mais vue du dehors, de la rue : « Une lueur s’éleva alors derrière une fenêtre ouverte à l’étage, puis retomba comme la clarté d’une flamme. » Le dedans, cette fois, n’est plus donné que par l’imagination ou le souvenir : « Je crus tout voir comme si j ’y étais : elle avait jeté une grosse bûche dans la cheminée, comme l’autre fois, comme l’autre fois elle se tenait maintenant au milieu de la pièce, ses membres étincelants de l’ardeur du feu...»

Voici la seconde énigme : la fin insaisissable de l’aventure, la mort, meurtre ou peste. Tout, en fait, s’est déjà joué plus tôt : dès qu’une jeune femme s’est penchée sur ce qui était autre chose qu’une rue noyée de nuit.

Fallait-il mettre en présence ces textes? Ils étaient peut-être faits pour s ’éviter les uns les autres.

Est-ce sur les traces de Goethe ou dans l’ignorance de ses Entretiens que Cha­ teaubriand recourt à Bassompierre? On n’échappe pas à l’impression d’une concurrence entre ces deux contemporains gigantesques. Il est bien étrange qu’un même récit les ait presque simultanément attirés.

Hofmannsthal, qui ne souffle mot de Chateaubriand, ne dissimule pas ce qu’il doit à Goethe et, bien sûr, à Bassompierre. Mais des rapports trop affichés éblouis­ sent plus qu’ils ne se donnent.

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Juxtaposées sous une lampe

(non plus pour une heure de train, mais près d ’unefenêtre qui éclaire, au-dehors, la pluie, une route, un fossé...

et, dans la pièce voisine, qui dort et ne s’éveillera que dans la confusion ?) les pages de Goethe, de Chateaubriand, de Hofmannsthal.
Ces écrits si savants, si subtils, qui ne s’offrent qu’à leur manière, pourraient-

ils, dans la préaube, déchirer leurs enveloppes invisibles, se déferaient-ils de leurs lieuxsinguliers, refondraient-ils leur différenciation même ?Il n’y apas de regard auquel ils pourraient alors apparaître.

Michèle et Michel Chaillou (qui, dans leur Petit guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle, mentionnent le « beau Bassompierre » et sa « maison de bouteilles» sur la colline de Chaillot) m ’indiquent, dans Tallemant des Réaux, l’historiette intitulée «Le Mareschal de Bassompierre».

Les Entretiens d’émigrés de Goethe font place après la remarque de Louise à une seconde histoire issue des Mémoires de Bassompierre :

« Il me revient, dit Charles, une histoire plus agréable, et que Bassompierre raconte d ’un de ses ancêtres. »

C’est une autre aventure amoureuse :

« Une belle dame, qui aimait extraordinairement ce noble seigneur, allait le voir tous les lundis dans sa maison d ’été, où il passait la nuit avec elle, faisant croire à sa femme qu ’il avait consacré ce temps à une partie de chasse... »

Cette histoire, venue de plusieurs traditions et entretenue par la famille Bas­ sompierre, comporte elle aussi une sorte d’énigme, mais plutôt dans le goût du merveilleux. C ’est ce que souligne l ’un des personnages de Goethe : « Voilà, dit Louise, qui ressemblefort au conte de la belle Mélusine et à d’autres histoires de fées du même genre. »

EntreFranceetAllemagne, c’estl’enfancelorrainedeBassompierre(ou :Bets- tein) qu’ilfaudrait retrouver. En ce temps-là, François de Bassompierre, sa sœur Diane et ses deuxfrères Jean et Georges-African aimaient à écouter « le beau conte de lafée d ’Ogerweiler, qui dut quitter son amant, le vaillant comte Jean de Wisse, parce qu'elle s'était laissé surprendre avec lui. Mais elle lui avaitfait don des trois présents : une cuiller, une bague et un gobelet, mystérieux objets dont l’un était resté en possession des Bassompierre... » (P .M. Bondois, Le Maréchal de Bassom­ pierre, Albin Michel, 1925).

Tallemant des Réaux raconte bien cette histoire-là comme un conte defées. Mais il n ’est plus temps de s ’y arrêter. On n ’empruntera aux Historiettes que le récit — désinvolte et cru, imprégné d ’odeurs fortes, mélancolique et indécent — de la fin de Bassompierre. Embastillépar Richelieu pour de très longues années, le glo­ rieux maréchal n'est plus qu ’un vieillard lorsqu ’il est libéré, et la passion de nour­ riture Ta considérablement alourdi.

« Comme il avoit une grande santé, et qu’il disoit qu’il ne sçavoit encore où estoit son estomach, il ne se conservoit point; il mangeoit grande quantité de mes- chans melons et de pavies, qui ne mûrissent jamais bien à Paris. Après, il s ’en alla à Tanlay, où ce fu t une crevaille merveilleuse : au retour, il fu t malade dix jours à Pons, chez Mme Bouthilliers, qui ne vouloit point qu’il en partist qu’il

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Claude Mouchard