Kurtag et Beckett
*/Fin de partie
Samuel Beckett : Fin de partie – scène et monologues
György Kurtag
OPERA EN UN ACTE
Direction musicale : Markus Stenz / Mise en scène : Pierre Audi / Décors : Christof Hetzer / Lumières : Urs Schönebaum / Dramaturgie : Klaus Bertisch / Orchestre de l’Opéra national de Paris.
Hamm : Frode Olsen / Clov : Leigh Melrose / Nell : Hillary Summers / Nagg : Leonardo Cortellazzi.
Donné au Palais Garnier du 28 avril au 19 mai 2022.
Fin de partie
l’opéra unique de Gyorgy Kurtag
« Moi, je ne crois pas à la collaboration des arts, je veux un théâtre réduit à ses propres moyens, parole et jeu, sans peinture et sans musique, sans agréments ». Cette tranchante déclaration, Beckett la formulait le 3 janvier 1951 dans une lettre à Georges Duthuit.
Et le 11 mars 1954 il écrivait à Edouard Coester: « Pour être tout à fait franc, je ne crois pas que le texte de Godot puisse supporter les prolongements que lui conférerait forcément une mise en musique. » Dans la même lettre, il ajoute : « Il en serait tout autrement d’une musique inspirée par la pièce [...]. Mais en disant cela je pense à une musique purement instrumentale, sans voix. »
Bien avant que Kurtag n’entame – pour y travailler une dizaine d’années durant – la composition de son seul opéra, Fin de partie, la cantatrice Adrienne Czengery avait remarqué: « Je crois qu’au plus profond de lui-même, Kurtag sait parfaitement qu’il ne cesse de composer des drames. Même dans ses pièces pour piano, il écrit des opéras camouflés. En fait, c’est son genre. » (dans G. Kurtag, Entretiens, textes, écrits sur son œuvre -- Ed. Contrechamps 1995)
Cependant, qu’est-ce qui aura pu pousser le compositeur hongrois Gyorgy Kurtag à travailler sur ou avec l’œuvre d’un auteur qui, très précisément, avait refusé la mise en musique de ses textes ? On ne peut que reconnaître, aujourd’hui, dans toute sa férocité fraternelle, l’évidence de l’opéra que Kurtag a écrit sur une grande partie – non, il est vrai, sur l’intégralité -- de la pièce de Beckett.
Il aura fallu à Kurtag une bonne dizaine d’années pour fixer sa partition.
En 2015, dans une interview (et de sa parole si ferme à travers ses hésitations tressautantes), le compositeur hongrois (né en 1926 à Lugoj) avait déclaré : « J’ai vu en 57 Fin de Partie c’est le premier Beckett que j’ai connu et ça m’a marqué pour toute la vie. » Et il ajoutait : « Je peux seulement dire que depuis plus de 4 ans je travaille et je ne vois toujours pas la fin peut-être je vais mourir plus tôt mais jusqu’à mon dernier moment je vais chercher d’être l’interprète de Beckett. »
Paroles et musique : cette dualité – constitutive, évidemment, de l’opéra de Kurtag -- joue avec des dualités féroces d’abord mises en œuvre par l’oeuvre de Beckett : celle, redoublée, des personnages (Nell et Nag, Hamm et Clov), celle, inévitable, de la scène – bloc crument éclairé – et de la salle moutonnant de têtes anonymes noyées dans l’obscurité. Or voici que l’opéra fait entrer en jeu une troisième présence : celle de l’orchestre, et, dès lors, une nouvelle interaction : entre scène et fosse, entre acteurs-chanteurs et orchestre.
Tout ce qui, à tout moment, s’interpose, tout ce qui, encore et encore lie/scinde la pièce de Beckett, l’expose (comme on joue une « partie ») avec une crudité cynique. Voici donc, face à nous, des réalisations brutes (de nues mises en scène) de ce qui peut réaliser matériellement, visiblement, les séparations entre personnages : parois et couvercles des poubelles où sont enfouis les deux vieillards, linge sanglant sur le visage de Hamm.
Dans l’opéra de Kurtag, la musique qui monte de la fosse (les cuivres, en particulier, et leurs soulèvements noirs-flamboyants) incarne, avec ses mesures mordantes, ses rythmes brefs, ses timbres soudain éclatants ou furieux, le très immédiat et aussitôt très complexe désir de faire jouer, se prenant les uns aux autres, tous les « entre ».
Comme elle se fait alors nécessaire, la sobriété sarcastique du jeu des acteurs-chanteurs ! Quant au décor, il n’impose que son laconisme visuel : frustement figurée, une maison, ou plutôt son dehors.
Pas d’entr’acte. Les sections du spectacle ne sont séparées que par l’âcre descente d’un rideau-voile noir qui figure-matérialise succintement, en même temps que les séparations entre scène et fosse ou entre scène et salle, les intervalles ou interruptions constitutifs de l’œuvre Beckett-Kurtag.
Entre langues ? Il a pu arriver à Kurtag, travaillant sur tel poème de Beckett, d’hésiter et de se demander en quelle langue – anglais ou français – avait été écrite la version originale. Mais comment un compositeur -- autrement, mais non moins inévitablement qu’un écrivain --, se sent-il, jusque dans son souffle, appartenir à telle ou telle langue ?
Sans doute n’est-ce pas seulement entre deux langues que le compositeur a pu s’éprouver en suspens. Dans sa singulière position géographico-historique (et avant les années qu’avec Marta, son épouse, il passa en France) n’aura-t-il pas vécu, au cœur de tournoyantes et déchirantes complexités politiques, la multiplicité linguistique de l’Europe centrale ? Quelle consubstantialité implicite entre sa musique et les divisions, voire les violences, travaillant les peuples (non sans analogie avec les situations des Irlandais Joyce -- « l’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » -- et Beckett) ?
De l’« entre » infixable : c’est ce dont l’opéra de Kurtag nous fait entendre, voire respirer, des moments tragiques et ironiques, des versions elliptiques, fuyantes et mordantes à la fois.
Tout au long de sa vie, Kurtag aura vécu et travaillé -- et, sans nul doute, vit et travaille aujourd’hui -- avec des proximités fécondes... Ainsi a-t-il maintes fois (et généreusement) souligné combien la relation avec Ligeti avait été pour lui décisive.
Et bien entendu, c’est d’abord de son lien avec Marta Kurtag que son travail, dans tous ses aspects -- création, concerts, enseignement -- , aura été indissociable. Les concerts qu’ils donnaient à deux comportaient une véritable composante scénographique, voire des jeux sobrement et humoristiquement chorégraphiques autour de leur invariable piano droit. Inoubliables (pour tous ceux qui en auront été les auditeurs-spectateurs), ces moments qui alliaient le sourire à la rigueur -- comme le faisaient également les masterclasses données par Gyorgy – et où Marta était si vigilante !...
Elle restera inoubliable, l’œuvre double Beckett/Kurtag ! Cet opéra ascétique -- dans toute la rigueur ironique, aujourd’hui, de son exécution et de sa mise en scène -- se fait à chaque moment puissance d’entamer tout « avec ».
C’est d’une nuit insatiable, féroce et généreuse, que la musique de Kurtag irrigue tous les « entre », tous nos désirs de prétendue « reconnaissance », tous ces déchirements haineux dont, comme jamais, se jouent si dangereusement les humains.